Années soixante-dix, la poésie en risque : la veille du trapéziste1
p. 161-178
Texte intégral
1La difficulté de découper en décennies l’histoire, c’est qu’elle se dédouble en de multiples strates, tel un feuilleté. Selon Gramsci, « un moment sociohistorique donné n’est jamais homogène : il est au contraire riche en contradictions. Il acquiert une “personnalité”, devient un “moment” du développement, par le fait qu’une activité fondamentale de la vie l’emporte sur les autres, constituant une “pointe” de l’histoire2 ».
2C’est donc seulement en se saisissant de cette « pointe » de l’écheveau qu’on peut prétendre embrasser le contexte brésilien dans toute son ampleur, avec pour objectif, concernant la poésie des années soixante-dix, de remonter jusqu’à ses centres nerveux déjà en place au moins dès la fin des années cinquante, sans perdre de vue le possible décalage entre la rédaction de certaines œuvres et leur publication, parfois retardée jusqu’au début des années quatre-vingt.
3Au tournant des années soixante et soixante-dix, le binôme « miracle économique » fermeture politique3, que condense la formule faussement paradoxale de « modernisation conservatrice », a eu entre autres pour retombée l’exil des groupes les plus intellectualisés en matière de projets politiques et de débats nationaux. D’un côté s’intensifiait la lutte clandestine, de l’autre s’amplifiait la défiance de certains à l’encontre des discours et de l’action, qu’ils soient révolutionnaires, réformistes, nationalistes de droite ou de gauche. Le désarroi s’intensifiait quand il s’agissait d’expliquer la réalité, d’une complexité sans commune mesure avec les analyses qui prétendaient l’examiner. La dictature, le national-populisme ou la guérilla avaient perdu pour beaucoup leurs attraits idéologiques : « the worst are full of passion, the best lack all conviction » (Yeats).
4Voilà pourquoi, comme le remarque Octavio Paz, la génération montante n’était politiquement pas engagée, avec ce que cela suppose de foi en l’avenir, qu’on l’entende dans un sens marxiste (le sacrifice de sa vie pour la révolu), capitaliste (l’économie et la discipline bourgeoises) ou encore religieux (la croyance en des valeurs éternelles fondant son existence) : ses membres se repliaient sur l’expérience présente. Le poète mexicain les appelle non plus « révolutionnaires » mais « rebelles » : « la rébellion de la jeunesse est de nature corporelle et érotique, précisément parce qu’elle exalte le présent, l’ici et maintenant », ainsi que le collectif et le sens festif de la vie, substituant au paradigme du futur celui du présent4.
5À Rio de Janeiro, en particulier, sont apparus divers groupes en fonction des affinités de chacun, écrivant et publiant une poésie qui exaltait à sa manière la vitalité de l’éphémère, du momentané inconséquent. Une partie de cette poésie a été qualifiée de « marginale » et se caractérise, dans certains cas, par un rejet déclaré de l’art littéraire traditionnel.
6Il s’agissait d’une production souvent en marge du marché éditorial, réalisée de manière artisanale et distribuée par l’auteur lui-même ou ses amis. Ainsi se dessinait un cercle alternatif. Le fait de se tenir hors des instances conventionnelles de production et de diffusion induisait, dans la forme comme dans le contenu, une façon d’être différente, comme le soulignent plusieurs articles sur la question5 de Cacaso, qui s’interroge : cette « marginalité » leur était-elle imposée, une exclusion, ou était-ce un choix, répondant au désir de se mettre en dehors du jeu ? Les deux. Pour une part, les maisons d’édition ne se seraient probablement pas intéressées à ce genre d’écrits si peu rentables ; par ailleurs, le choix d’un tel langage, poétique, était déjà la conséquence de la non-intégration d’une partie de la jeunesse, qui ne trouvait pas sa place dans les institutions traditionnelles.
7Les artistes apparus dans cette période ont dû faire face à de brusques transformations sociales et culturelles, qui ont suscité la formation d’un langage se démarquant de la phase de modernisation réformiste de la fin des années cinquante et du début des années soixante, ainsi que de la gauche qui s’était opposée à la dictature après 1964. S’il existe des affinités avec le versant iconoclaste du modernisme de 1922 et certains idéaux surréalistes dilués prêchant le rapprochement radical de l’art et de la vie, on note tout de suite une différence de degrés dans l’ordre des ruptures, rejets ou incorporations partielles.
8Le refus des paradigmes de l’avant-garde concrète reposait sur un moment social perçu comme différent. Les concrétistes, à la fin des années cinquante, se prévalaient des avancées de la technique industrielle et croyaient aux bienfaits de la modernisation cosmopolite, tels de nouveaux ouvriers de la poésie. C’étaient les années « JK », celle du président Juscelino Kubitchek, avec leur idéologie du « développement » porteur de démocratie, un moment où les arts s’ouvraient à l’international sous la poussée de l’abstraction géométrique initiée par le groupe Ruptura de Waldemar Cordeiro et la célèbre exposition des sculptures tridimensionnelles de Max Bill à la Biennale de 1954. A déjà été soulignée plus d’une fois l’analogie de principes entre le premier corps d’idées du concrétisme et l’esprit du futurisme au début du siècle : la foi dans le progrès technique, le dépassement du subjectivisme individualiste au nom de la production collective, sérielle, le mépris de la tradition des « belles-lettres », le désir novateur d’intégrer à la poésie les conquêtes du langage graphique des journaux et des communications de masse. Il est vrai que le produit intérieur brut n’avait jamais grimpé si vite et, avec lui, les espérances populaires.
9Dans la période qui a suivi, ce modèle donnait déjà des signes d’ambiguïtés. La nouvelle synthèse, entre autres le néo-concrétisme pour les arts, le discours national-populaire engagé dans la littérature et au théâtre, le tropicalisme en musique, traduit quelques-unes de ces lignes croisées. Les tensions entre l’international et le brésilien, la dictature et la résistance, cherchaient dans l’ironie et l’ellipse des façons de court-circuitier un discours qui soient en phase avec cette réalité en mutation, naguère motif d’adhésion aux réformes de base et socle d’autres formes d’expression6.
10Les limites de cette nouvelle poétique, unifiée comme nous l’avons dit sous le label controversé de « marginale », ont été examinées entre autres par Iumna Maria Simon et Vinicius Dantas7 : ils ont souligné ce renoncement à changer la totalité des choses découlant de l’effondrement des certitudes fondamentales, sur fond de crise téléologique, ce qui a conduit ces poètes à s’identifier aux minorités et aux « marginaux ». Hormis les changements importants que cela entraînait au quotidien, cela pouvait aussi impliquer un sentiment de désintégration personnelle.
11Le rejet des explications globales, totales, de la réalité a conduit à une fragmentation du discours qui le rendait souvent solipsiste et accidentel (comme on le voit dans les derniers écrits de Torquato Neto ou certains poèmes d’Ana Cristina Cesar). L’ironie agressive est telle qu’elle s’en prend à la conception même de forme littéraire, produisant un matériau brut qui se veut contingent, rebelle à toute médiation réflexive, allant jusqu’à se réduire au pré-esthétique. Parce qu’elle pointe justement, dans ses meilleurs moments, le « tout est leurre » ou l’« abusive totalité », celle qui s’impose dogmatiquement, faussant la dynamique contradictoire de la réalité et avançant derrière le masque de ses interprétations générales et abstraites, cette poésie rejette tant le didactisme plat caractéristique de la poésie engagée des années soixante que l’aluminium inoxydable d’une certaine euphorie constructiviste concrétiste.
12Nous nous référons ici à l’étude sur l’art brésilien de Rodrigo Naves qui souligne le net éloge de la technique et de sa rationalité mathématique au sein de notre constructivisme plastique, dont le contrepoint se trouve dans les sculptures d’un Amilcar de Castro : ici, le fer délibérément sujet à la rouille signale la durée, la corrosion du temps, l’opacité que l’aluminium élude. Le poids du matériau, la difficulté à le couper et le plier, a retenu l’artiste du Minas Gerais dont les sculptures monumentales renvoient au difficile travail d’extraction et rehaussent le pénible et la morosité écartés par la légèreté de l’aluminium.
13Si les espoirs politiques se sont brisés, sapant aussi bien le populisme confiant de la décennie précédente que la possibilité d’un engagement en faveur d’une transformation sociale, se sont aussi fait jour parfois une nouvelle complexité et un approfondissement des questions antérieures.
14Pour leur part, les artistes les plus radicaux de la période, ceux qui, comme Hélio Oiticica et Lygia Clark, prônaient la dissolution des frontières entre l’art et la vie, ne sont pas allés, dans leur quête d’un espace d’interaction entre l’œuvre et son public, vers « une extériorisation des formes, mais bien vers un problématique repli sur eux-mêmes8 ».
15On note de même un phénomène de réfraction dans notre théâtre, où le Teatro Oficina s’est inspiré des expériences libertaires du Living Theater américain. Néanmoins, tandis que les hippies des États-Unis créaient un théâtre participatif aux intentions utopiques, chez nous, en pleine dictature, José Celso et son groupe disaient vouloir agresser le public et s’agresser eux-mêmes, pour détruire leurs préjugés bourgeois. Roberto Schwarz signale dans sa réflexion sur la période9 que, dans les mises en scène, les tabous qui régissent la distance entre individus étaient systématiquement brisés pour susciter non seulement le désir mais aussi la peur. Les accusations, les moqueries créaient des factions au sein du public qui, générale, ne se montrait pas solidaire de la victime des provocations. Pour démasquer l’autoritarisme social, était donc proposée une esthétique de choc engendrant ses propres clivages10.
16C’est pourquoi il faudrait discerner, dans la poésie dite marginale des années soixante-dix, un pôle euphorique et naïf, en un sens régressif, et un autre, plus double, pour lequel le rejet du littéraire manifeste une incrédulité à l’égard du rôle du langage comme communication effective, dans la mesure où l’étouffement de l’espace social a abouti à des contradictions dans le rapport à l’idée même d’œuvre d’art. C’est ce qu’on sent, par exemple, à la lecture de ce poème de Charles, très significatif de cet autre versant du « desbunde11 » et de l’auto-ironie perplexe d’alors :
o operário não tem nada com a minha dor
bebemos a mesma cachaça por uma questão de gosto
ri do meu cabelo
minha cara estúpida de vagabundo
dopado de manhã no meio do trânsito
torrando o dinheirinho miudinho a tomar cachaça
pelo que aconteceu
pelo que não aconteceu
por uma agulha gelada furando o peito12.
17Le fait que le poète ne s’identifie pas à l’ouvrier et, plus encore, qu’il affirme sa marginalité, son inutilité, son « aliénation » délibérée, semble une provocation envers l’idéologie, tenue ainsi pour philistine, des poètes liés à la Revista Civilização Brasileira, dont le style grandiloquent allait de pair avec un contenu sentimental soi-disant révolutionnaire13. Selon nous, la perception de l’exil social, de l’incommunicabilité nourrit nombre d’écrits de cette période (au sens large), que ce soit chez Ana Cristina Cesar, Torquato Neto, Cacaso, Francisco Alvim, Armando Freitas Filho, Sebastião Uchôa Leite.
18Autre critique adressée aux poètes marginaux : l’effacement d’un style personnel au profit d’une écriture commune, comme s’ils étaient tous en train de composer un poème à plusieurs mains, ainsi que le suggère Cacaso. De fait, on perçoit même une désindividualisation dans la récurrence des thèmes du quotidien le plus ordinaire et dans la réitération des mêmes formes de construction. Paradoxalement, ce qui aurait été le signe d’une débâcle en matière de qualité découle, chez les meilleurs poètes, d’un choix conscient. Que Francisco Alvim soit « le poète des autres », celui qui écoute les voix sociales pour les magnifier, parodiant nos particularités et nos faiblesses, fait de lui un individu quittant son intériorité singulière pour capter les inconsistances collectives, sans pour autant renoncer à un regard qui remet en perspective. La même question est posée par l’œuvre de Cacaso, de José Paulo Paes, de Sebastião Uchôa Leite et de Rubens Rodrigues Torres Filho, quatre noms qui, bien que relevant de générations et de styles assez différents, ont en commun de privilégier le ton satirique pour dépasser une subjectivité viciée parce que circonscrit le lieu social. Quand, de son côté, Ana Cristina Cesar expose sa correspondance et son journal sans toutefois aller jusqu’aux révélations de l’intimité, à travers une écriture elliptique et très médiatisée – « singulière et anonyme », précise Silviano Santiago14 –, elle creuse les limites du moi en mettant à nu son inconsistance de fausse monade.
19Le changement d’attitude existentielle et poétique des auteurs qui ont commencé à écrire dans les années soixante et qui, relativement jeunes encore, ont été sensibles au nouveau climat des années soixante-dix, est perceptible : la rupture de Cacaso et de Francisco Alvim, par exemple, avec le style épigonal dérivé du haut modernisme de leurs premiers livres (respectivement A palavra cerzida, de 1967, et Sol de cegos, de 1968) est symptomatique. Dans leur deuxième recueil (respectivement Grupo escolar et Passatempo, tous deux de 1974), un nouveau ton, familier, dégradé, s’impose, distinct du prosaïsme moderniste par son caractère corrosif, contaminé par le peu d’espérance dont la période était porteuse.
20L’époque traduit une certaine « incapacité d’être » (pour citer à nouveau Gramsci), plus manifeste encore quand on considère le nombre d’artistes d’alors emportés en pleine jeunesse. Il faut souligner une valeur de cette littérature qui, « à défaut d’être artistique, peut être culturelle et, en ce cas, le livre singulier, sauf exception, vaudra moins que les groupes de travail mis en série et rapportés à la tendance culturelle15 ». En ce sens, la production des poètes marginaux a influencé de façon décisive la forme d’une partie des publications de l’époque ; elle a actualisé le langage en faisant émerger des questions plus proches d’un sentiment du monde particulier, différent de celui qui dominait les manifestes concrets des années cinquante-soixante et, par la suite, les « sauts » participatifs et les regroupements de la gauche résistante des années soixante.
21Mais notre corpus n’a rien de confortable, qui ne nous épargne pas le malaise et la difficulté de lire la création littéraire de cette période d’expérimentation : dans leur majorité, des productions délibérément (ou « dans la mesure de l’impossible ») inégales.
22Nous avons constaté, en lisant plus en détail l’œuvre de certains poètes, y compris dans leurs développements les plus récents, qu’ils ont dépassé le premier moule auquel le public de l’époque les a identifiés. Si, d’un côté, l’anthologie 26 poetas hoje, organisée par Heloísa Buarque de Hollanda, a circonscrit une génération, de l’autre, elle les a enfermés en un style commun conforme aux circonstances d’alors. S’il était nécessaire d’en passer par ce type de réception dans les années soixante-dix et quatre-vingt, nous disposons aujourd’hui d’autres conditions pour caractériser et différencier la production de chacun et cerner en quoi ils échappent aux étiquetages uniformisés.
23En guise de synthèse, nous voudrions maintenant présenter à travers quelques premières annotations certains traits de cette poésie, lue sous son jour le plus fécond possible.
Désublimation : « présent véloce »
24Dans une première série de questions, il nous faut considérer la proposition de Rosalind Krauss, critique d’art américaine, qui analyse comment la production culturelle des années soixante-dix a rejeté, ironiquement, le « modèle de sublimation » : l’idée que l’art doit transfigurer l’expérience, de l’ordinaire à l’extraordinaire, des lieux communs à l’unique, et même, de la mortalité de l’existence concrète à l’immortalité de l’objet entouré de son aura16. La sublimation esthétique sera mise en question par les avant-gardes, puis par l’art des années soixante et soixante-dix. Si, depuis le romantisme, la place de l’art dans la société de marché est ambiguë, une telle angoisse finit par provoquer des mouvements contraires d’attirance ou de répulsion face à la vie, et plus encore, face à sa figuration.
25Au fil des années soixante et soixante-dix, les signes d’un changement dans la façon d’envisager la production artistique sont clairement repérables dans les arts plastiques, de façon plus tangible qu’en poésie. Depuis les néo-concrets, au moins, nous avons fait l’épreuve de l’oscillation entre l’œuvre esthétique et l’objet d’usage quotidien17. Au Brésil, le cas le plus paradigmatique est celui d’Hélio Oiticica, avec ses sculptures mobiles (« parangolés » et pénétrables) par lesquelles il en appelle à la participation du public ou à une expérience de vie. Autre artiste à s’inscrire dans cette voie, Lygia Clark, pour qui l’œuvre avait perdu sa valeur de figuration (relativement) autonome. À ses yeux, elle avait été au cours de l’histoire une projection transférentielle de l’artiste qui sublimait ainsi ses problèmes et ceux de sa culture au moyen de symboles. Désormais il fallait s’exprimer directement. En exposant son propre corps ? Ce fut la réponse de certains artistes, mais Lygia Clark estimait, elle, régressif de s’utiliser et de se transformer soi-même en objet (en s’agressant ou par sa présence, en faisant de son corps le support de l’œuvre ou en déchirant la toile). Elle suggérait que la crise générale de l’expression pouvait être surmontée par une perte « incorporante » d’identité. D’où sa proposition d’un cheminement (métaphorique ?) dans lequel le moi se dissoudrait dans le collectif, les actes de chacun s’intégrant à l’existence de tous et l’autorité individuelle n’important plus : « Je sens la foule créer sur mon corps, ma bouche a le goût de terre 18. » Érotisme de l’incorporation panthéiste qui présuppose de se fondre dans le flux de l’expérience : « recevoir les perceptions brutes sans passer par aucun processus intermédiaire » ; « grand instinct de mort lié à un grand instinct de vie ». Détruire et renaître : « pensée muette ». Ce texte précède de peu ses « bêtes », « objets transitionnels » et autres créations interactives.
26Cette caractéristique improvisatrice d’un art proche du langage quotidien et de l’expérience du corps frôle la dissolution de l’idée même d’œuvre. Une telle expérience marque, par exemple, le langage d’Ana Cristina Cesar qui intègre au littéraire des styles relevant auparavant de la lettre, du journal et de la confidence.
27Gommer le rapport entre haute culture et culture de masse ou encore le vider de substance (ce sur quoi alertent Jameson et d’autres, depuis Adorno) rehausse le caractère éphémère de l’art qui ne se réalise souvent que dans de précaires formes interactives où le message se veut critique de son milieu.
28Dans un ouvrage désormais de référence en matière de critique de la culture de l’époque, Marcuse condamnait la tendance à la désublimation de l’art qui perdait, de la sorte, sa valeur de refus du statu quo au nom d’un pluralisme indifférencié et d’une réduction du besoin de transformation de soi et de la société : la « conscience heureuse » et la « sexualité désinhibée » résolvant les impasses sociales, croyait-on illusoirement19.
29Mais à côté d’une littérature très attachée au factuel immédiat, de surface – se proclamant même avec orgueil « Preço da passagem » (Prix du ticket, Chacal) –, il existe une poésie du « désir déçu » qui cherchait à provoquer et s’attaquait en outre, de façon ambiguë, à la révolte facile des pseudo-ruptures. Quelques artistes ont ainsi trempé leur création dans un acier plus radical encore, capable d’incorporer l’antithèse du littéraire sans s’y attarder.
30Bien que le cadre général annonçât des perspectives catastrophiques, il faut souligner la résistance et l’originalité du créateur singulier. Des poètes comme Armando Freitas Filho, Ana Cristina Cesar, Francisco Alvim, Cacaso et d’autres de leur génération ont su assumer le dilemme allant de pair avec ce rapprochement de l’expérience vitale, qui met en porte-à-faux l’esthéticisme des formes joliment polies. Leur production est inégale, dans la mesure où ils ne sont pas toujours parvenus à la nécessaire synthèse entre le fait brut, l’empirique, l’abstraction, la rupture du code et ce « quelque chose de plus » qui arrache la littérature au langage prosaïque : bref, ils forment tous un grand « Poème sale ».
31C’est justement Ferreira Gullar qui, dans le manifeste néoconcret, une décennie plus tôt, annonçait déjà le non-objet, destiné à être dévoilé par le lecteur-participant dont l’intervention était indispensable : si la réalité est inachevée, l’œuvre doit à son tour se faire fluide, se modifier… Gullar en appelait à une poésie présente, inscrite dans la chair des choses, les bruits, l’expérience de la lutte corporelle, une poésie qui récuse la technique poétique extérieure, comme si le langage ne préexistait pas au poème :
32Je ne pouvais plus m’en tenir à des normes toutes faites, il me fallait découvrir en chemin la forme du poème, et telle est, en fin de compte, l’essence du livre A luta corporal, d’une intensité qui, dans sa quête, passe par la destruction pour en venir aux décombres du son et à la « sagesse du corps », à la « parole qui croît en silence20 ».
33Si nous pouvions synthétiser la tension tourbillonnante qu’offre l’art de l’époque, en ses petites esthétiques de la désublimation et sa soif de renouer avec la vie, nous ferions de l’« Art poétique » de Ferreira Gullar une sorte de manifeste :
Não quero morrer não quero
apodrecer no poema
que o cadáver de minhas tardes
não venha feder em tua manhã feliz
e o lume
que tua boca acenda acaso das palavras
ainda que nascido da morte
some-se
aos outros fogos do dia
aos barulhos da casa e da avenida
no presente veloz
Nada que se pareça
a pássaro empalhado múmia
de flor
dentro do livro
e o que da noite volte
volte em chamas
ou em chaga
vertiginosamente como o jasmim
que num lampejo só
ilumina a cidade inteira21
34La première comme la deuxième strophe sont bâties sur des images qui contrastent fortement entre elles : s’y opposent la mort rigide, nocturne, et le feu diurne, instantané, véloce. Le mouvement en spirale des vers de la dernière partie du poème représente bien l’intensité du désir de s’incarner dans la durée du temps horizontal de la vie, qui finit par s’accélérer en résonances imitant le « vertige » de l’instant présentifié. Il essaie ainsi de récuser la momification d’un art empaillé dans ses musées, comme à l’inverse de l’urne grecque de Keats.
35Le Poema sujo22 (1975), un des textes les plus puissants de la décennie, synthétise les heurts entre la construction d’une part et, de l’autre, l’immersion dans l’existence ; il recrée une nouvelle fois la poésie, en allant vers la boue, les odeurs, la naissance des choses et leur décomposition. Quoique Gullar se trouvât alors en exil et qu’il appartienne à une génération bien plus âgée que les poètes marginaux, il y a dans ce poème une confluence d’esprit très profonde avec le mouvement viscéralement en marche vers le corps des êtres, recommençant la langue comme cherchaient à le faire les jeunes de la production des années soixante-dix, en ses débuts.
36À nos yeux, la poésie d’Armando Freitas Filho – qui dit poursuivre dans la voie des interrogations soulevées par Gullar – naît de cette tension visant à dépasser l’expression toute faite tout en évitant la cérébralité a-subjectiviste, le pseudo-engagement, autant que le primitif spontané. La sensation de force, de vitesse, d’urgence de toute sa poétique advient du malaise de qui sait qu’il se heurte aux murs du monde, luttant sans cesse, souvent avec rage et impuissance, pour tirer de cette rencontre quelque étincelle23.
37Pour sa part, Ana Cristina Cesar, sans peut-être avoir lu Adorno – et ses considérations sur les dangers de l’adhésion mimétique au monde dans lequel un certain art pouvait sombrer, au détriment de la résistance que le moi doit opposer à l’irrationalisme régressif – écrivait :
Nada, esta espuma
Por afrontamento do desejo
insisto na maldade de escrever
mas não sei se a deusa sobe à superfície
ou apenas me castiga com seus uivos.
Da amurada deste barco
quero tanto os seios da sereia24.
38Volontairement ou non, le poème renvoie à Ulysse et son désir d’entendre le chant des sirènes sans s’exposer à la destruction. Sa condition de héros prébourgeois tient à sa façon de surmonter le danger du mythe et la pulsion de l’instinct par la ruse. La poésie, si on la suppose « naïve », devrait adhérer au chant du monde et l’imiter. Mais, en cette époque « sentimentale », les choses s’infléchissent pour déboucher sur une impasse et le malaise de la civilisation. Le poème inspiré par les muses est désormais un châtiment pour qui leur prête oreille, car ici ce sont des hurlements qu’on entend, tant se sont, de façon malsaine, éloignés l’homme et la nature. Plonger dans cette mer inconsciente est devenu une possibilité périlleuse (assaut mauvais), mais toujours séduisante : si l’on pouvait enjamber la muraille du bateau, simplement à la rencontre des seins de la sirène sans se dissiper dans l’écume et le néant post-mallarméens…
39Maria Lúcia de Barros Camargo, dans sa minutieuse analyse du poème25, le rapproche de plusieurs autres textes d’Ana Cristina Cesar qui ont pour thème le bateau en mer et le seuil des parapets du quai. Sans pouvoir restituer ici toutes les directions de sa lecture, signalons l’antinomie exploitée par « Le Bateau ivre » de Rimbaud, qui roule secrètement vers Mallarmé et questionne l’exploit d’un Ulysse et la raideur qu’il s’impose, hésitant entre l’envie de se jeter à la mer, de s’abandonner, et l’aspiration à préserver son intégrité.
Agressif ou ironique : « il saigne et rit »
40En rapport avec la première, une seconde sphère d’inquiétudes retient notre attention. Jameson met en garde contre les dangers de la schizophrénie des poètes américains contemporains dans leur « guerre contre le tout », en particulier ceux qui semblent guidés par l’« accidentel capricieux » (équivalant pour Hegel à la décadence de l’art).
41Certains spécialistes de cette période au Brésil, comme Celso Favaretto, y voient une « joyeuse relativisation des valeurs en conflit et une dégradation continue de l’information26 ». Nous trouvons un exemple évident de cette duplicité chez Torquato Neto : d’un côté, l’invite à savourer, insouciant, le film trash et la musique pop, dans sa rubrique « Geléia Geral », de l’autre les journaux de l’asile… Son auto-destructivité agressive rend compte de sa paranoïa à l’égard de l’époque et de sa volonté clivée de néanmoins réinventer les mots27 :
Quando eu a recito ou quando eu a escrevo, uma palavra – um mundo poluído – explode comigo e logo os estilhaços desse corpo arrebentado, retalhado em lascas de corte e fogo e morte (como napalm) espalham imprevisíveis significados ao redor de mim : informação. Informação : há palavras que estão nos dicionários e outras que não estão e outras que eu posso inventar, inverter. Todas juntas e à minha disposição, aparentemente limpas, estão imundas e transformaram-se, tanto tempo, num amontoado de ciladas.
Uma palavra é mais do que uma palavra, além de uma cilada. Elas estão no mundo e portanto explodem, bombardeadas. Agora não se fala nada e tudo é transparente em cada forma ; qualquer palavra é um gesto e em sua orla os pássaros de sempre cantam nos hospícios. No princípio era o Verbo e o apocalipse, aqui, será apenas uma espécie de caos no interior tenebroso da semântica28.
42Les références cacophoniques à la destruction du sens s’accompagnent du sentiment de ne plus être protégé, dans un monde informe où l’information fait partie de la grande décharge de ruines et l’alimente même, car les mots sont dangereux et pèsent sur le réel. Dans la chair de la matière s’inscrivent les références historiques intériorisées.
43Nous pourrions ajouter à cela la tendance au chaotique et à la prolifération : une pensée hétérogène qui a besoin d’agglutiner des références contradictoires en un système de signification, énumératif et apparemment sans synthèse. Des formes peu cohérentes d’appréhender la réalité mais hautement significatives, à notre avis, car révélant, sur le plan du contenu, un moi divisé, et sur le plan formel, un relâchement prémédité. Parfois les textes se font hermétiques et disjonctifs, à l’opposé de la facilité « légère » (également à prendre en compte…) de quelques autres (comme une sorte de « pile et face », souvent dans le même poème). Quoique l’expression du « familier », de l’« annotation immédiate », de la « capture de l’instant » (selon les formules de Flora Süssekind) puisse être considérée comme le trait le plus évident de la poésie marginale, s’y ajoute souvent une image qui appelle une réflexion sur le pays, la place du sujet.
44Le goût pour la fête et la révolution est contrebalancé par la solitude, l’internement psychiatrique, le désir de mourir qui ponctue la trajectoire de Torquato Neto, oscillant entre l’énergie de l’acteur enthousiaste, toujours en quête de brèches dans le marasme, et le découragement angoissé qui lutte contre lui-même pour ne pas sombrer – comme si la joie était une solution héroïque, voire pathétique.
45Parmi les nombreux textes qui font allusion à l’étouffement de cette génération, il en est un à nos yeux expressif : il s’agit d’un poème de Cacaso, « Logia e mitologia29 », dont le titre annonce le contraste entre le Brésil réel et le Brésil imaginaire :
Meu coração
de mil novecentos e setenta e dois
á não palpita fagueiro
sabe que há morcegos de pesadas olheiras
ue há cabras malignas que há
cardumes de hienas infiltradas
no vão da unha na alma
um porco belicoso de radar
e que sangra e ri
e que sangra e ri
a vida anoitece provisória
centuriões sentinelas
do Oiapoque ao Chuí30
46Parmi de grotesques animaux à l’affût qui envahissent le sombre paysage de l’âme et la surveillent du dedans comme du dehors, sans échappatoire possible, « un porc belliqueux comme radar/et qui saigne et rit/et qui saigne et rit » : refrain qui crie les sentiments dilacérés du poète. En situant en son temps le locus infernal, Cacaso le compare à un possible paradis perdu, tel que l’a rêvé notre nationalisme de veine romantique.
47La stratégie conflictuelle d’entrer dans le monde du rêve, de l’expérience (autant d’aspects irrationnels de fait périlleux, comme semble nous le dire la courte vie de tant d’artistes clés de cette période) était peut-être la seule issue possible. Flora Süssekind signale le procédé du « moins » commun à l’époque : la lacune, l’ellipse, l’hésitation, le délire, les carnets de l’hôpital, la correspondance chiffrée31.
48L’ironie a été une inflexion importante du style poétique d’alors. Procédé réflexif destiné à démasquer et saper les certitudes dogmatiques de l’autorité, elle a pris diverses tonalités. Un moi méfiant de lui et des autres, et qui se retourne obliquement contre l’étrangère réalité, pointe dans les épigrammes de José Paulo Paes, dans les livraisons empoisonnées de Sebastião Uchôa Leite, dans les blagues plus ou moins légères de Cacaso, dans les dialogues parodiques de Francisco Alvim, dans certains haïku bien tournés de Leminski. L’inquiétude née d’une action rendue impossible débouche sur cette conscience critique qui s’efforce de faire bouger l’insatisfaisante réalité en révélant l’incompatilité entre une fausse totalité apparemment harmonique et l’aspiration au dévoilement social. Mais ce n’est que de façon allusive que l’expression polémique tire sa force et libère le rire (jaune, malgré tout…) de l’op. Certes l’humour de ces poètes prend parfois un ton sinistre, notamment quand l’asymétrie entre le sujet et les forces du pouvoir est telle que l’ironie vient compenser par l’intelligence l’humiliation constamment infligée par l’autoritarisme social. C’est pourquoi la critique de la dictature et du conservatisme, sur le plan politique ou de la morale familiale, mène à cette poésie en ton mineur qui valorise le jeu des mots et la dissimulation. En dénonçant les contradictions du pays, l’aporie et la réduction jouent le rôle de négativité dialectique. La paralysie allégorique révélatrice de l’impuissance remplace le plus souvent l’humour, didactique parce que porteur d’espoir32.
49De même qu’on peut inférer, des oppositions quant au ton et aux procédures formelles, des divergences théoriques entre, disons, des poètes d’ascendance concrétiste et d’autres d’horizon « spontanéiste », il est possible de découvrir entre eux certains traits communs, aujourd’hui perceptibles. On supposait jusque-là une opposition alors irréductible entre « constructivistes » et « marginaux ». Nous croyons pourtant que leurs visions de la poésie partageaient certains éléments de questions qui leur étaient communes. Le problème central les séparant tenait surtout au décalage historique entre eux, chacun étant né à la littérature en un moment très différent pour la culture brésilienne. Mais, chez les poètes plus emblématique, les deux versants ont fini par communiquer, comme nous pouvons le vérifier aujourd’hui, chacun à sa manière. Les coupes minimalistes, la mise en page expressive, l’objectivité urbaine, bref, bien des caractéristiques consolidées dans la poésie brésilienne par les concrétistes ont été absorbées et imitées, alors même qu’on était en quête d’une nouvelle subjectivité immergée dans la durée existentielle. En ce sens, le si célèbre « Pós-tudo » d’Augusto de Campos, qui couronne la décennie, réintroduit, contre lui-même, la subjectivité biographique, la temporalité narrative et l’auto-ironie. On le comprend désormais, le rejet de la « cérébralité » passait par son assimilation, à un moment où il n’était déjà plus possible revenir au « sublime » de 45 et ses épigones, ni à l’utopie concrétiste (selon les termes de Michel Riaudel), pas plus qu’à la logorrhée indignée des longs poèmes manifestes des années soixante qui montrèrent très vite leur ingénuité. On ne peut davantage considérer que les conditions étaient réunies pour un retour du subjectivisme moderniste car, malgré la lecture consistante de Bandeira et de Drummond par Ana Cristina Cesar, Francisco Alvim, Armando Freitas Filho et Cacaso, par exemple, on ne retrouve assurément plus chez eux les mêmes attitudes face au monde et au moi.
50Ceux qui ont « résisté » et surgi dans les décennies suivantes ont été guidés par ce souci de dialoguer avec des formes (apparemment) opposées à celles qu’à l’origine ils essaimaient comme leurs, incorporant le mémorialisme à la satire, le lyrisme à l’ironique épigramme, la réflexion à la pulsion.
51Symptomatique des désirs utopiques irréalisables d’une génération – puisqu’a apparemment triomphé le Brésil mondialisé et compétent, et que les vaincus sont restés sur le bord du chemin, en marge –, tant les militants passionnés morts dans la guérilla, les musiciens qui ont raté le coche, que les expérimentalistes inquiets, tous ont été paralysés par les collisions des années soixante-dix, tous semblables à des ombres « emplacidifiées33 » dans l’épuisement précoce d’un cycle, où les artistes brésiliens faisaient l’expérience d’un monde qui se fermait à eux.
52Les travaux récemment publiés sur ces auteurs contribuent à ce qu’ils ne se transforment pas en « momies », pour reprendre l’image que Torquato Neto s’applique à lui-même, par analogie au vampire, ces figures marginales encloses dans de sombres grottes et qui nous épouvantent sans pouvoir s’intégrer à la chaîne de la vie. Ou plutôt, entretenant la mémoire vive de leur morsure et de leur blessure, nous pouvons nous inoculer leur venin salutaire converti en vaccin, puissant en réflexion, douleur et joie, parce que, comme nous le rappelle Benjamin, tels les grains de blé conservés dans les pyramides, ils ne perdent jamais leur pouvoir germinal.34
53Nous espérons, au cours de notre recherche, appréhender les manières par lesquelles la poésie a continué d’exister pendant ces dures années, convaincue que « là où il n’est pas de jardin/les fleurs naissent d’un/secret investissement en d’improbables formes. ».
Notes de bas de page
1 Selon Augusto de Campos, « Poesia é risco », c’est-à-dire : « La poésie est un risque » ou « La poésie est un trait, une rature ». De son côté, Cacaso déclare dans « Cartilha » (Abécédaire), un poème de Grupo escolar (Groupe scolaire, 1974) : « Preciso/da palavra que me vista não/da memória do susto/mas da véspera do trapezista. » (J’ai besoin/du mot qui m’habille non/du souvenir de la peur/mais de la veille du trapéziste.) Deux conceptions qui définissent deux polarités en opposition : la poésie concrète et la poésie marginale. Celles de notre étude.
2 Antonio Gramsci, « Problemas de crítica literária » in Literatura e vida nacional, Rio de Janeiro, Civilização Brasileira, 1968, p. 5.
3 D’une part, l’acquisition de biens de consommation par les classes moyennes, la croissance de l’industrie nationale, l’arrivée des communications de masse ; de l’autre, le démantèlement des forces politiques d’opposition et de la pensée critique, la répression militaire, l’Acte Institutionnel n° 5 et les lois qui l’ont complété.
4 Entretien accordé à Revista Anima (Rio de Janeiro, n° 2, avril 1977), reproduit par Carlos Alberto Messeder Pereira dans Retrato de época : poesia marginal anos 70, Rio de Janeiro ; MEC/Funarte, 1981, p. 92. Heloísa Buarque de Hollanda revient sur ce thème dans Impressões de viagem (CPC, vanguarda e desbunde : 1960-1970), Rio de Janeiro, Rocco, 1980.
5 Voir Antonio Carlos de Brito (Cacaso), Não quero prosa, Vilma arêas (dir.), Campinas/Rio de Janeiro, Eds. Unicamp/UFRJ, 1997 ; les études fondamentales de H. B. de Hollanda, op. cit., et de C. A. Messeder Pereira, op. cit., en particulier ses considérations sur la « marchandise artisanale », source d’ironie contre la notion de progrès (p. 75).
6 Que l’on pense, comme symbole de tout cela, à la très forte résistance de la gauche aux guitares électriques et à la forme discursive allégorique que s’est appropriée le tropicalisme, pour beaucoup l’image non seulement de la contre-culture mais surtout de l’adhésion à la marchandisation mondialisée, précipitant le déclin d’un patrimoine culturel et des espoirs de transformation révolutionnaire.
7 Voir « Poesia ruim, sociedade pior » (Revista Novos Estudos do CEBRAP, junho de 1985).
8 In Rodrigo Naves, A forma difícil. Ensaios sobre arte brasileira, São Paulo, Ática, 1996, p. 243. Et le critique d’ajouter : « Dans les travaux de ces deux artistes, l’effort pour promouvoir des expériences dépassant un rapport contemplatif entre observateur et œuvre finit par déboucher sur une exploitation de l’intimité du monde ou du corps, au lieu d’ouvrir la forme à la création d’un espace public, avec tout ce qu’il comprend d’extériorisation et d’étrangeté. »
9 « Cultura e política, 1964-1969 », O pai de família e outros estudos, Rio de Janeiro, Paz e Terra, 1978.
10 Le phénomène des festivals auxquels prenaient part, de façon passionnée ou virulente, public et chanteurs rappelle ce climat d’intégration difficile, dont est témoin le théâtre de José Celso Martinez quand il cherche un contact direct avec le spectateur (par les sifflets, les provocations, le contact direct avec le public). Comme on le voit, même sa dimension utopique se manifestait sous une forme agressive, éventuellement contre lui-même et contre le public, à la différence de l’unanimité cathartique des spectacles d’Opinião ou d’Arena, dans les années précédentes. Voir à ce sujet, Celso FrederiCo, « A política cultural dos comunistas », in J. Quartim (dir.), História do marxismo no Brasil, Vol. III, Teorias, Interpretações, Campinas, Ed. Unicamp, 1998.
11 La « défonce », dans le lexique de la drogue. Le terme renvoie plus largement à une sorte de levée des tabous débouchant sur diverses sortes de dérèglements ou de comportements non conventionnels.
12 l’ouvrier n’a rien à voir avec ma douleur
nous buvons la même cachaça pour une question de goût
il rit de mes cheveux
de ma tête idiote de clodo
dopé dès le matin en pleine circulation
claquant mes trois sous à prendre de la cachaça
pour ce qui est arrivé
pour ce qui n’est pas arrivé
pour une aiguille glacée qui perce la poitrine
Poème inclus dans l’anthologie organisée par I. M. Simon et V. Dantas, in « Poesia ruim, sociedade pior », p. 61.
13 Adorno, comme toujours percutant quant aux impasses de l’idéologie, observe dans Dialectique de la raison : « Il est caractéristique d’une situation sans issue que même le plus honnête des réformateurs, en utilisant un langage éculé pour prôner l’innovation, adopte aussi l’appareil catégoriel inculqué et la mauvaise philosophie qui se cache derrière lui, renforçant ainsi le pouvoir de l’ordre existant qu’il voudrait renverser. La fausse clarté n’est qu’une autre expres du mythe. » (p. 14.)
Mais… deux remarques : le ton, qui nous semble aujourd’hui enflammé à l’excès et délibé simpliste (prétendument populaire) de tant de poètes qui ont participé aux Violões de Rua du Centre Populaire de Culture et ont ensuite rejoint les revues de gauche, peut être apprécié comme un effort pour résister au despotisme de la dictature de l’époque. Si le langage a vieilli, cela tient peut-être davantage au scepticisme de notre sensibilité actuelle qu’à la valeur de ses généreuses intentions. Et surtout : il n’est pas de règles pour écrire un bon poème. Même en recourant aux images, à la métrique et aux rythmes les plus tradi, Vinicius de Moraes écrit « Operário em construção », un chef-d’œuvre rimé en « ão »…
14 Voir « Singular e anônimo », in Nas malhas da letra, São Paulo, Companhia das Letras, 1989.
15 Op. cit., p. 21.
16 Citée par Majorie Perloff en « Postmodernism/Fin de siècle », in Poetry on & off the page, Evanston, Northwestern U. P., 1998.
17 Parmi les groupes les plus influents des arts plastiques dans les années soixante et soixante-dix, Fluxus a représenté avec grandeur l’esprit de l’époque, défendant une production collective, l’art politique, la performance, le dépassement de l’objet destiné au marché. Y prirent part, entre d’autres, John Cage, Joseph Beuys, Nam June Paik.
18 Cette citation, ainsi que d’autres de ses idées, se trouve dans le texte « Da supressão do objeto », paru dans la revue Navilouca, Rio de Janeiro, Ed. Genasa, 1974, p. 82-85.
19 H. Marcuse, Ideologia da sociedade industrial, Rio de Janeiro, Zahar Editores, 1967.
20 Ferreira Gullar, « Reinvenção da poesia », in Indagações de hoje, Rio de Janeiro, José Olympio, 1989, p. 28.
21 Je ne veux pas mourir je ne veux
pas pourrir dans le poème
que le cadavre de mes après-midi
ne vienne pas empester ta matinée heureuse
et la lueur
que ta bouche allume au hasard des mots
quoique née de la mort
s'ajoute
aux autres feux du jour
aux bruits de la maison et de l'avenue
dans le présent véloce
Rien qui ne puisse paraître
oiseau empaillé fleur
momifiée
dans le livre
et ce qui de la nuit revient
qu’il revienne en flammes
ou entaillé
vertigineusement comme le jasmin
qui en une étincelle
éclaire la ville entière.
In Na vertigem do dia, 1975-1980.
22 Ferreira Gullar, Poème sale, trad. Jean-Michel Baudet, Pantin, Le Temps des Cerises, 2005.
23 Au contraire de ce que l’on pourrait supposer, tant Gullar que Freitas Filho doivent beaucoup à Cabral qui, dans le Cão sem plumas et bien d’autres poèmes, plonge dans le marécage opaque des choses pour en extraire formes et images. Ils n’ont pas hérité de lui la géométrie constructive, mais l’esprit métonymique et obsessivement sériel qui s’approche des choses par couches successives jusqu’à en mettre le cœur à nu. Ils n’ont pas hérité de lui la symétrie métrique et l’objectivité. On s’accorde à comparer la fin du Poema sujo au style de Cabral pour leur commune approche graduelle et réitérée des objets, mais selon nous, dès le début du poème on assiste à une « déconstruction » de sa méthode de connaissance du monde. Armando Freitas Filho met ces tensions à jour, clairement présentes dans sa poésie.
24 Rien, cette écume
Par assaut du désir
j’insiste sur la méchanceté d’écrire
mais je ne sais si la déesse fait surface
ou de ses hurlements ne fait que me punir.
De la muraille de ce bateau
je veux si fort les seins de la sirène.
Cenas de abril, 1979, in Nuno Júdice, Jorge Maximino & Pierre Rivas, 18 + 1 poètes de langue portugaise, éd. bilingue, trad. des poèmes d’Ana Cristina Cesar par Michel Riaudel, Paris, Chandeigne-Institut Camões, 2000, p. 184-185.
25 Voir le chapitre « Configuração do espaço » de son livre Atrás dos olhos pardos : uma leitura da poesia de Ana Cristina César, Chapecó, Argos, 2003.
26 Voir Tropicália, alegoria, alegria, São Paulo, Ateliê Ed., 1996, 2e ed., p. 94-95.
27 « Marcha à revisão. 1. Colagem ». Extrait du texte publié dans Arte em Revista (n° 5, mai 1981, p. 7) et tiré de sa chronique « Geléia Geral » parue dans le quotidien Última hora (8 octobre 1971). Pour d’autres citations et analyses de l’œuvre de Torquato, cf. les études de Laura B. Fonseca de Almeida, Um poeta na medida do impossível : trajetória de Torquato Neto, Araraquara, Ed. Cultura Acadêmica e FCL/Unesp, 2000 et Paulo Andrade, Torquato Neto, Uma poética de estilhaços, São Paulo, Annablume/Fapesp, 2002.
28 « Quand je le récite ou quand je l’écris, un mot – monde pollué – me fait exploser et aussitôt
les éclats de ce corps fracassé, taillé en lamelles de coupure et de feu et de mort (comme du
napalm) dispersent d’imprévisibles significations autour de moi : information. Information : il
y a des mots qui sont dans les dictionnaires et d’autres qui n’y sont pas et d’autres que je peux
inventer, inverser. Tous réunis et à ma disposition, apparemment propres, ils sont immondes
et se sont transformés, si longtemps, en un amas de pièges.
Un mot est plus qu’un mot, outre qu’il est un piège. Ils sont au monde et donc explosent, bombardés. Maintenant on ne dit rien et tout est transparent en chaque forme ; tout mot est un geste et à sa lisière les oiseaux de toujours chantent dans les asiles. Au commencement était le Verbe et l’apocalypse, ici, ne sera qu’une espèce de chaos dans l’intérieur ténébreux de la sémantique. »
29 Ce poème de Grupo escolar (1974) nous a été présenté par Carlos F. Barrère Martins, qui l’a analysé de manière approfondie dans son projet d’Initiation à la recherche scientifique sur la poésie de Cacaso.
30 Mon cœur
de mil neuf cent soixante-douze
ne bat plus tendrement
il sait qu’il y a des chauves-souris aux cernes sombres
qu’il y a de diaboliques chèvres qu’il y a
des bancs de hyènes infiltrées
sous l’ongle dans l’âme
un porc belliqueux comme radar
et qui saigne et rit
et qui saigne et rit
la vie tombe comme une nuit, provisoire
centurions sentinelles
de l’Oyapoc au Chui.
L’expression finale, formule consacrée, désigne le Brésil dans la totalité de son territoire, circonscrit par le fleuve de sa frontière nord et celui de sa frontière sud.
31 Voir en particulier le chapitre ii, « Retratos & Egos », de Literatura e vida literária, Rio de Janeiro, Jorge Zahar Ed., 1985.
32 Sur les différences entre l’ironie moderniste et l’ironie contemporaine, notables en particulier dans les textes de Sebastião Uchoa Leite, Francisco Alvim et Rubens Rodrigues Torres Filho, voir notre étude à paraître dans les annales de l’Abralic de 2004.
33 C’est le mot qu’emploie Torquato à propos de sa propre impuissance à continuer à vivre, dans une lettre-poème : « Palhaço empacatado », clown emplacidifié. Le mot agglomère « empa », qui se dit d’un animal obstiné, refusant d’avancer, « pacato », placide, tranquille, et « empacotado », c’est-à-dire emballé empaqueté. Le texte, peut-être les dernières lignes que Torquato ait écrites, débute ainsi : « FICO/não consigo acompanhar a marcha do progresso ». (JE RESTE LÀ/je n’arrive pas à suivre la marche du progrès). Le langage de Torquato dans sa dernière phase rappelle tout particulièrement Ana Cristina Cesar, qu’il s’agisse de la difficulté à communiquer sans ellipses, qui préfère un réalisme psychologique et intimiste à une expres lisse mais superficielle, ou de leur refus de continuer à vivre quand ils ont compris qu’ils étaient absolument seuls, sans interlocuteur. Nous ne pouvons oublier que les compagnons de tropicalisme de Torquato ont renoncé pour une large part à l’expérimentalisme collectif et les plus grandes réussites sont devenues stars de l’industrie phonographique, non sans quelques concessions à la facilité et le reflux de leurs traits combatifs.
34 Carlos Drummond de Andrade, « Campo de flores », in Claro enigma, 1951.
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