Nélida Piñon : modes de fiction
p. 93-104
Texte intégral
1À l’heure où la guerre en Irak monopolise l’attention du monde plaçant Bagdad au premier plan de l’actualité, le dernier roman de Nélida Piñon prend cette ville comme décor. Néanmoins, il ne s’agit pas du tout de la ville dévastée, champ de l’histoire et d’interrogations idéologiques, la ville du présent, mais de la Bagdad mythique, source d’histoires et creuset d’une civilisation, ancrée dans le temps du bon calife Haroum Al Rachid : le livre s’appelle Voix du désert1.
2Cette coïncidence, entre l’espace du roman et l’espace réel d’un théâtre d’opérations violemment projeté à la face du monde d’aujourd’hui, pourrait apparaître fortuite à ceux qui ne sont pas familiarisés avec l’art de l’écrivain. Or il n’en est rien. Déjà, en 1984, elle avait su nous en imposer la démonstration, en annonçant la sortie de son roman La république des rêves2, par d’immenses affiches placardées sur des bus qui sillonnaient Rio, alors survolté par l’enthousiasme des premières élections présidentielles que le pays s’apprêtait à vivre après vingt ans de régime autoritaire. Ainsi s’affirmait chez Nélida Piñon l’art de la contradiction, un art dans lequel elle persévérera, et qui consiste à détourner l’attention collective, lorsque celle-ci est portée au maximum de son intensité sur un sujet brûlant auquel il paraît impossible d’échapper.
I
3Nélida Piñon est à plus d’un titre une des voix les plus intéressantes du champ narratif brésilien des trente dernières années, en même temps qu’une personnalité de la scène culturelle du pays. Membre actif du système littéraire, elle y a tracé sa voie d’écrivain unique, maintenant une distance tout en se construisant comme un personnage de la scène publique qui ne refuse pas d’être impliqué dans le débat et la controverse. Nous relèverons au moins trois aspects marquants de sa personnalité : l’acteur de la construction du système littéraire, l’écrivain et le personnage de la scène publique.
4Nélida Piñon n’a pas toujours emporté l’adhésion sans réserve de la scène littéraire brésilienne. Si ses textes se sont imposés à l’examen de la critique depuis leur parution, certains des procédés utilisés pour s’imposer comme auteur de fiction ont parfois provoqué, de façon plus ou moins voilée, non seulement la surprise mais aussi la réserve de la critique littéraire. Il est vrai que, depuis ses débuts, elle n’a pas hésité à mettre à nu l’engrenage dans lequel s’organise l’œuvre littéraire, en malmenant le mythe de l’exclusivité de la force du texte dans le processus de la consécration littéraire. Dès son premier livre, elle a défini l’axe dans lequel s’inscrivait son travail. Par la suite, sa façon de mener sa carrière lui a garanti une visibilité idéale, en l’installant au centre de la scène littéraire brésilienne et en en faisant un personnage nécessaire dans le débat sur la formation des canons, des relations entre littérature et culture, ou, pour utiliser l’opposition classique, entre littérature et société.
5Née dans un milieu plutôt aisé, Nélida Piñon n’aime pas parler des affaires de sa famille. Des entretiens que nous avons eus au long des années, et surtout dans celui qu’elle m’a accordé en août 2003, il ressort qu’elle garde ses distances et n’accepte de parler des siens que sur le plan social : une famille d’émigrés Gallegos, qui a fait fortune dans le secteur des frigorifiques et qui lui a offert l’opportunité de recevoir une éducation soignée, favorisant en elle son goût pour la littérature.
6De ses premières années à Vila Isabel, dans la zone nord de Rio de Janeiro, elle parle peu. Elle s’étend plus volontiers sur les souvenirs d’un premier voyage en Galice avec ses parents, à la rencontre de la branche européenne de sa famille, au cours duquel elle s’est perfectionnée dans la langue espagnole. La rencontre qu’elle fit avec un de ses grands-pères a été déterminante, selon elle, pour consigner sa mémoire familiale dans la mémoire nationale brésilienne, celle-ci, comme l’on sait, n’étant pas encore tout à fait constituée. À ce sujet, le choix de Nélida Piñon de se décrire avec des traits empruntés à un de ses personnages, Breta, la chroniqueuse familiale de La république des rêves est révélateur. À travers cette double identité, de l’auteur créateur et du personnage miroir (dans le contexte du refus de la spontanéité chez Nélida Piñon et de sa volonté de contrôle d’elle-même et de son image à travers son écriture), s’inscrit peut-être la marge laissée à l’interprétation du lecteur, de la critique.
7Sans avoir rencontré les soucis matériels qui sont les premiers obstacles de la vocation d’écrivain, elle a toujours pu se consacrer intégralement à son art qui compte à présent neuf romans, trois recueils d’histoires courtes, deux séries de chroniques, un recueil de discours et de conférences. Cette œuvre, qui est déjà traduite dans vingt pays environ, est administrée par elle-même avec un professionalisme exemplaire. Nélida Piñon se montre ainsi exactement l’opposé de l’écrivain hermétique, enfermé dans sa tour d’ivoire, image qu’on a parfois voulu lui attribuer. En effet, lors de la parution d’un de ses premiers titres, la romancière Maria Alice Barroso, alors Présidente de la Bibliothèque Nationale de Rio de Janeiro, l’a saluée tout en soulignant son intelligence, qui lui aurait permis d’exercer n’importe quelle profession : auteur de fiction, scientifique ou femme d’affaires avisée.
8Nélida Piñon a choisi non seulement d’être écrivain mais aussi de pénétrer dans le circuit de diffusion de la production littéraire, tout en s’intégrant à ses pratiques de sociabilité. C’est ainsi qu’elle est devenue membre de l’Académie Brésilienne de Lettres, où elle a été Secrétaire Générale, Président intérimaire et finalement Président.
9Aussi a-t-elle été un des premiers écrivains de sa génération à comprendre l’importance de la diffusion de son œuvre à l’échelle internationale et à avoir un agent littéraire à l’extérieur, la puissante Carmen Balcels, son amie. Dès les années soixante, elle percevait le besoin fondamental d’alliances pour se faire connaître en Europe et aux États-Unis. Nélida Piñon établissait des liens solides avec « la bande hispanique » non seulement de la péninsule ibérique mais aussi de l’Amérique Latine et des États-Unis, tout en entretenant des relations d’amitié avec des personnalités telles que Gabriel García Marquez ou Mario Vargas Llosa.
10Reconnaissant l’importance des réseaux de circulation des biens culturels, elle a encore cultivé le circuit international des prix littéraires, des décorations et des hommages universitaires.
11Le nombre et l’importance des prix et des décorations qu’elle a déjà reçus est surprenant. Parmi les plus prestigieux, on peut mettre en avant le Prix International Menéndez Pelayo, qu’elle a été le premier intellectuel de langue portugaise et la première femme à recevoir ; le Prix Rosalía de Castro du Pen Club de Galice, pour l’ensemble de son œuvre en langue portugaise ; et le Prix Juan Rulfo de Littérature Latino-américaine et de la Caraïbe, attribué par le Salon du Livre de Guadalajara, Mexique pour l’ensemble de son œuvre – prix qui a été pour la première fois attribué à un auteur de langue portugaise et à une femme. Lors de la réception du Prix Menéndez Pelayo, Nélida a été saluée par Vargas Llosa et lors de la réception du Prix Juan Rulfo, par Carlos Fuentes. Avec le Prix Rosalía de Castro, elle se retrouvait en la flatteuse compagnie d’Ernesto Sabato qui au même moment recevait le Prix saluant l’ensemble de son œuvre en langue espagnole.
12Au sommet de la reconnaissance de ses pairs, Nélida Piñon devient membre de plusieurs jurys de prix littéraires, parmi lesquels on peut distinguer : Casa de las Americas (Cuba) ; Juan Rulfo (Mexique) et José Saramago (Lisbonne).
13Parmi les nombreuses décorations qui lui ont été attribuées, on peut mettre en exergue la Médaille Gabriela Mistral, concédée par le Président de la République du Chili ; la Médaille Dom Afonso Henriques, du Président du Portugal ; la décoration Reina Isabel, La Catolica, accordée par le roi d’Espagne et le titre de Chevalier des Arts et des Lettres, conféré par le gouvernement français, ainsi que la Médaille de l’Ordre de Rio Branco et la Médaille de la Croix du Sud, octroyées par le Président de la République du Brésil. Dans son élégant appartement du quartier de la Lagoa, à Rio de Janeiro, ces symboles de la reconnaissance du monde sont fièrement exposés.
14À ces circuits de consécration ne manque pas la dimension universitaire. Ainsi, Nélida a déjà reçu le titre de Docteur Honoris Causa de deux universités européennes et d’une université américaine. Écrivain résident dans plusieurs universités américaine, à partir de 1990, elle est aussi titulaire de la Chaire Henry King Stanford de l’université de Miami, chaire qui avait été précédemment occupée par le Prix Nobel de Littérature Isaac Bashevis Singer.
15En regardant de près le réseau de ces différents circuits de consécration intel et artistique avec leurs procédés spécifiques, on retrouve facilement les traces de l’héritage d’une structure, celle de la communauté intellectuelle hispano-américaine des années trente, construite par les écrivains liés de près ou de loin à l’Internationale Communiste.
II
16Dès son premier livre en 1961, le déroutant Guia-Mapa de Gabriel Arcanjo3, l’écrivain impose sa facture qui repose toujours sur la participation du lecteur à la composition du sens. On y voit déjà à l’œuvre une technique du masque qui dépouille les personnages de tout pathos et même, pour les plus réalistes d’entre eux, en appelle plus à la réflexion qu’à l’émotion. Fuyant toujours le naturalisme, le langage assume une attitude de « composition » qui frôle parfois les limites du bon goût. Puisant dans la langue orale, sa phrase a très fréquemment recours à l’anacoluthe. Elle privilégie visiblement dans l’art oratoire le goût de l’expression sonore, voire pompeuse, parfois choisie pour ses aspects phoniques plutôt que pour son adéquation sémantique.
17La critique partage sa fiction en deux phases successives, dont le roman A força do destino4, de 1978, représenterait la transition. À la première phase correspondraient les livres publiés entre 1961 (Guia-Mapa de Gabriel Arcanjo) et 1974 (Tebasdo meu Coração5) ; à la seconde phase, les ouvrages publiés à partir de 1980 (année de publication de O calor das coisas6).
18Plutôt que d’entériner dans cette œuvre des distinctions temporelles, ne serait-il pas préférable d’appréhender une interpolation entre deux modes de narration : un premier mode ancré dans le temps historique et un second qu’on pourrait qualifier de a-historique, dont les sujets se développeraient dans des temps et des espaces purement littéraires, avec des résonances mythiques. Le premier serait alors composé des romans A república dos sonhos (1984), suivi de A doce canção de Caetana7 (1987) ainsi que de la plus grande partie des histoires courtes de O calor das coisas (1980) ; le second inclurait les histoires courtes et les romans expérimentaux de 1961 à 1978 (Guia-Mapa de Gabriel Arcanjo, Tempo das Frutas8, Sala de Armas9, A Casa da Paixão10, Fundador11, Tebas de meu Coração, A força do destino) et le tout récent Vozes do deserto.
19Quant à la thématique de cette œuvre, peut-on définitivement la cataloguer dans le registre spécifique du féminisme ? Elle pose, certes, de façon récurrente des questions liées à l’identité féminine en butte à la passion et à la création artistique. Néanmoins, à travers le thème de base de la quête de la liberté et de l’identité, partition classique de tant d’auteurs, Nélida Piñon insuffle son originalité par une dimension radicale, plaçant son œuvre parmi celles qui interrogent le lecteur, en lui faisant mettre en question ses valeurs et le « bon sens » (Barthes). C’est de l’art de la dissentio nécessaire à la structuration des identités qu’il s’agit. Chez Nélida Piñon, la création, y compris la création de soi, n’est possible qu’en pleine liberté, tout compromis avec l’autre étant totalement exclu. Pour cela, la liberté et la construc de l’identité impliqueront presque toujours le refus de la communion. Et pour aller au bout de soi, c’est bien l’impossible du couple dont elle prend acte, le couple amoureux n’étant alors possible que dans la soumission absolue de l’un de ses éléments à l’autre.
20Quoique son roman A república dos sonhos demeure son œuvre la plus applaudie12, on pourrait dire que les veines les plus fécondes de Nélida Piñon – la parodie et l’ironie – ne s’accomplissent totalement que sur le mode que nous avons appelé a-historique et dans le domaine de la fiction courte. Les trois volumes de fictions courtes, Tempo das Frutas, Sala de Armas e O Calor das coisas, renforcent des sens qui se trouvent disséminés dans l’ensemble de l’œuvre. La pluralité des sujets qui y sont traités peut être vue comme réduite à une seule histoire d’infraction, soit d’un ordre moral, soit d’une éthique, soit de l’ordre civil ou des coutumes. Le héros de Nélida Piñon est très souvent celui qui choisit l’autre côté, qui s’écarte de la voie royale et assume la solitude. Nous étaierons ces affirmations en analysant une de ses narrations courtes ainsi que son dernier roman.
21« Colheita » (« La Moisson »), texte publié dans Sala de Armas13, que la critique a lu jusqu’à présent comme une histoire d’amour exemplaire, présente au départ un couple dans un moment de plénitude amoureuse. À la différence des autres habitants du village l’homme et la femme sont attentifs surtout à la construction de leurs identités respectives (« Ils ne s’inquiétaient qu’avec le fond de la terre, qui est notre intérieur », dit le texte). Un jour, comme dans les temporalités mythiques, l’homme se décide à courir le monde en quête d’aventures. Malgré sa douleur, la femme ne pense pas à s’opposer à ce qu’il accomplisse sa destinée. Elle s’enferme dans leur maison, en l’attendant, résistant aux propo d’autres hommes, tout en se dédiant aux tâches ménagères habituelles et répétitives, soi-disant féminines, jusqu’au moment où, excédée de l’absence de l’homme, elle saccage son portrait. Comme par hasard, cela coïncide avec son retour. L’homme qui revient en parfait amoureux prétend lui offrir le récit de son périple. Mais celle qui lui donne son corps ne s’en laisse pas conter. Elle couvre sa voix avec la sienne. Et c’est elle qui se met à lui raconter son quotidien et cela avec un tel art que le temps qu’elle a vécu enfermée chez eux semble soudain beaucoup plus riche que celui qu’il a partagé au cours de ses nombreuses expériences dans le vaste monde qu’il a traversé. L’homme se laisse prendre dans le fil de ses paroles et se met à sous-estimer sa propre expérience à l’extérieur, pendant qu’elle grandit à ses yeux. Sous le pouvoir du discours de sa femme, il se met à exécuter les tâches domestiques les plus communes comme s’il accomplissait un rituel d’initiation à ce monde décrit par la femme de manière incantatoire. Et il se laisse tellement séduire que le récit finit au moment où il n’entend même plus ce que lui raconte la femme, absorbé qu’il est dans l’univers qu’elle décrit.
22Nous le savons tous, le moment de sa parution est parfois fondamental pour la fixation d’un sens parmi les multiples sens possibles d’un texte. Ce récit publié en 1973 a été lu alors dans le contexte de l’histoire de la revalorisation de la femme cessant d’être objet pour devenir sujet (un des sujets) de l’histoire. À la distance où nous nous trouvons actuellement de ce contexte historique et culturel, le même texte nous invite forcément à une autre lecture, avec même plus de rigueur, au plus près de ses mots.
23Nous nous apercevons aujourd’hui que ce récit est animé d’une fureur qui n’avait pas été soulignée par la critique. Si au premier regard, on pouvait décrire la naissance d’une féminité dans le personnage masculin, avec son pendant d’une masculinisation du personnage féminin, – gage d’un plus grand équilibre à l’intérieur du couple – cette interprétation n’est plus tenable. Les caractéristiques de la féminité comme celles de la masculinité sont trop figées dans le texte selon les paramètres les plus éculés : à la masculinité, le monde, l’extérieur, et à la féminité, l’intérieur. Le mouvement dont il s’agit dans le récit n’est donc pas vers la libération de la femme mais plutôt vers l’emprisonnement de l’homme. En arrivant de « la lutte contre les rois, des disputes avec Dieu 14 », ce dernier tombe dans le piège du discours de la femme, qui le cloître dans les limites d’une domesticité très stricte, d’où, il faut le remarquer, elle non plus ne se libère pas.
24Ni l’un ni l’autre des deux personnages ne s’enrichit. Ils ne se sont pas davantage inscrits dans une complémentarité quelconque. Dans le développement du récit il n’y a qu’une inversion des signaux : ce qui était valorisé perd sa valeur et vice-versa. Et, surtout, il n’y a pas de trace d’une joie partagée. En effet, ce texte ne parle jamais d’alliance, seulement de confrontation et de dispute. Comme si l’établissement des différences empêchait radicalement la formation de la communauté amoureuse.
25Les caractéristiques d’ironie et de parodie de ce texte jouent à plusieurs niveaux. Tout d’abord, le texte reprend le motif du retour au foyer vécu par les époux Ulysse et Pénélope, motif qui se lit en contrechamp et à partir duquel le texte se construit en tant que parodie, en tant que commentaire ironique. Dans ce sens, Ulysse, le rusé, aurait finalement été emprisonné par une inattendue sirène terrestre, au chant de laquelle il n’avait pas pensé à se fermer les oreilles. Par ailleurs, le personnage féminin, caractérisé comme étant relié à la terre, à la stabilité, voire à l’immobilité est, à partir du climat produit dans le texte et, surtout par le titre – Colheita/La Moisson– associée à la figure mythique de Cérès/Déméter, divinité d’un temps propitiatoire et terrible, dotée du pouvoir de faire naître ou geler les semences.
26Si le titre du récit promet un « happy end »jusqu’à sa dernière séquence, le lecteur ingénu qui l’aura cru ne pourra qu’être déçu. La Pénélope pervertie 15 qui accueille son époux ne veut que brouiller le message qu’il lui rapporte du monde extérieur, en inversant ses sens. Elle effectue la moisson ramenant le divers au même, à un noyau de vérité, à un sens unique qui empêcherait toute dissémination, donnant au texte le sens de « règlement de comptes », de « jugement dernier ». La femme se verrait ainsi associée à l’image de « la faucheuse », la mort, tout au contraire de l’image de vie représentée par l’épouse amoureuse. Au lecteur non ingénu de s’en tirer : il lui incombera alors de cueillir/lire16 ce texte dans un foisonnement de possibles qui dépassent les sens apparents.
27Le palimpseste est aussi le modèle utilisé dans le dernier livre de Nélida Piñon, Vozes do deserto/Voix du désert. En effet ce texte ne peut être lu qu’en référence au classique Mille et une nuits17, son temps et son espace se définissant comme étant essentiellement littéraires, ce qui constitue aussi pour l’écrivain, une manière de renouer avec ses débuts. Ainsi, ce livre ne présente même pas le texte initial, le conte des deux frères trahis par leurs épouses qui cadre toutes les autres histoires. Il commence in medias res avec Shéhérazade18 déjà en train de prier pour que son père le vizir la donne comme épouse au calife. Comme dans le recueil traditionnel, nous trouvons dans le texte de Nélida Piñon, les deux sœurs unies par leurs ruses contre le calife meurtrier ; celui-ci, partant du banal intérêt suscité par la nouveauté des fables que sa nouvelle épouse lui sert comme un mets inhabituel, arrive à se décharger de sa propre peine et à accepter de libérer sa femme. Tout comme son modèle, Vozes do deserto présente plusieurs accès, et peut être lu à partir de n’importe lequel de ses 64 chapitres. Les scènes érotiques qui s’y dévoilent auraient pu être puisées dans une des éditions « non expurgées19 » du classique oriental. D’ailleurs, aussi bien la Shéhérazade de la tradition que celle conçue par Nélida Piñon, se distinguent des autres séductrices présentes dans d’autres histoires20 en ce qu’elles vainquent l’homme ennemi, pour qui la chair est triste et qui a lu tous les livres, en lui offrant non seulement son corps mais surtout, la jouissance par la parole.
28Ce livre serait encore une fois une déception pour le lecteur ingénu, uniquement attentif à la répétition jouissive de la tradition. Sur la toile de fond des Mille et une nuits, dont il se voudrait un complément, le roman ne présente point d’histoires fabuleuses. Il raconte ce qui aurait bien pu se passer pendant les journées de Shéhérazade et de sa sœur Dinazarda21, ces deux femmes vouées à l’attente de la nuit dans le palais du calife, attente déjà sublimée en épreuve littéraire.
29En effet, le texte de Nélida Piñon déroule deux fils, le premier, celui de la question de la création littéraire ; le second, déjà traité dans le modèle oriental, celui de la complicité entre femmes contre l’ennemi commun, l’homme puissant, à qui elles ne peuvent faire face que parées des armes de la séduction.
30Comme le texte matrice, le texte de Nélida Piñon semble dire que « Lorsque la femme veut quelque chose, il n’est personne au monde qui puisse l’empêcher de l’obtenir22. » Ce sont les accords que passent entre elles les trois femmes – Shéhérazade, Dinazarda et le personnage de l’esclave Jasmine, ajouté par la romancière – qui donnent au livre sa matière. C’est le mélange d’amitié, de jalousie et de compétition entre ces trois êtres cloîtrés qui tisse le récit. C’est à travers leurs regards que les histoires connues de la tradition sont juste rappelées à leur lecteur. C’est aussi leurs regards que montre le calife dans son ennui, las des corps des femmes et peut-être même de son pouvoir. C’est alors vers l’accomplissement des différents désirs de ces trois femmes que se fait le roman : Dinazarda veut le pouvoir temporel, elle veut être reine ; Jasmine veut être conteuse ; Shéhérazade, elle, veut la liberté inconditionnelle.
31Comme dans les contes de Nélida Piñon précédemment cités, le personnage masculin est paradoxalement plus ductile que les personnages féminins. Ainsi, c’est le calife qui se transforme sous l’emprise du désir féminin. C’est lui qui traverse différents sentiments. Dans Vozes do Deserto, la princesse Shéhérazade, à l’image de son modèle traditionnel, attendrit le calife, et l’aide à se libérer de la mémoire de sa femme adultère pour vivre sa propre vie d’individu. Cependant, la ressemblance avec l’histoire heureuse connue dans la tradition 23 s’arrête là puisque le couple ne se constitue pas : le calife, quoique libéré de ses fantasmes, ne trouve pas l’amour mais accepte l’ennui ; Shéhérazade, qui n’a pas eu non plus d’enfant, épuisée, éprouve le besoin de se rengorger d’histoires et n’attendant pas d’être libérée par le calife, avec l’aide de sa sœur et de son esclave, s’enfuit dans le désert.
III
32Il est vrai que, femme elle-même et privilégiant comme protagonistes de ses romans des personnages féminins, Nélida Piñon n’a pas manqué d’être cataloguée par la critique comme écrivain féministe engagé. L’auteur, quant à lui, s’y est toujours refusé, ne se reconnaissant pas sous cette étiquette. Tout comme l’a fait Cecília Meireles, elle prétend à une vocation universelle, l’étiquette de féministe n’étant à ses yeux qu’un vocable de discrimination de la femme, un de plus. Un homme est-il placé dans l’obligation de donner des gages ? Se voit-il contraint comme « un écrivain masculin » ? Il y va selon elle d’une évidence. En tout auteur, indépendamment de son sexe, dans tout domaine littéraire, sont implicites les pers masculine et féminine24.
33Malgré le fait de se présenter dans la cité non seulement comme artiste mais aussi comme intellectuelle participant à la vie des institutions, Nélida Piñon se refuse à livrer sa vie privée en pâture au public. Ainsi, elle sépare de façon nette son masque d’écrivain/intellectuel tourné vers l’Agora, de son individualité qu’elle veut préserver. Sa face publique se constitue d’une civilité qui, justement, protège sa face privée, dès l’instant où en tant que polygraphe, elle occupe l’espace public, de façon à ne pas susciter de questions sur sa vie personnelle. Nélida Piñon se présente sciemment en tant que personnage de la scène littéraire, dans une attitude mûrement ironique.
34Si, comme personnalité, Nélida Piñon parcourt l’espace civil avec un naturel charmant, l’accès à la femme semble difficile, ce qu’atteste la construction de son personnage d’écrivain. Plus l’écrivain se révèle experte à façonner ses réseaux, plus secrète demeure la femme dans sa vie privée. Cet écrivain qui met en valeur dans ses œuvres la passion et la liberté de la passion, se fige à une étonnante distance du monde contemporain qui ne cesse de ressasser les thèmes de l’amour ou de la sexualité.
35Des amours charnels de Nélida Piñon, on ne saura rien. Qui est Nélida Piñon elle-même ? – se demande inutilement son lecteur. Nélida Piñon a mis toute son habileté à disparaître sous son personnage public, l’écrivain Nélida Piñon. Celui-ci, comme tous les autres personnages de son œuvre, se protège non pas derrière le silence mais sous un rideau de paroles, en choisissant lui-même les pseudo-traces qu’elle n’aura pas effacées derrière elle, toutes fausses et faites de fiction. Aux questions impertinentes de son lecteur à l’imagination défaillante, l’écrivain a l’impeccable gentillesse de répondre en souriant qu’elle ne répond pas, tout en ajoutant que sa vie privée ne deviendra publique qu’après sa mort. À son lecteur curieux – hypocrite lecteur – qui voudrait non seulement ses histoires mais aussi la matière qui les nourrit, elle fait savoir qu’il a déjà eu son dû. À son lecteur vorace qui aimerait l’apprivoiser, la définir pour la déchiffrer (la dévorer), elle sourit, sereine comme ses autres personnages, déjà hors champ et hors d’atteinte. Pourrions-nous l’appeler Shéhérazade ?
Notes de bas de page
1 Nélida Piñon, Vozes do deserto, Rio de Janeiro, Record, 2004.
2 Idem, A república dos sonhos, Rio de Janeiro, Francisco Alves, 1984.
3 Id., Guia-mapa de Gabriel Archanjo, Rio de Janeiro, G. R. D., 1961.
4 Id., A força do destino, Rio de Janeiro, Francisco Alves, 1978.
5 Id., Tebas do meu coração, Rio de Janeiro, J. Olympio, 1974.
6 Id., O calor das coisas, Rio de Janeiro, Francisco Alves, 1980.
7 Id., A doce canção de Caetana, Rio de Janeiro, Record, 1977.
8 Id., Tempo das frutas, Rio de Janeiro, José Alvaro Editor, 1960.
9 Id., Sala de Armas, Rio de Janeiro, José Olympio, 1973.
10 Id., A casa da paixão, Rio de Janeiro, 1972.
11 Id., Fundador, Rio de Janeiro, 1969.
12 Nélida Piñon elle-même considère ce roman comme sa « Suma Teologica ».
13 Colheita. In Sala de Armas, Rio de Janeiro, Francisco Alves Editora, 1989, p. 107-116.
14 Vers de la chanson « Sem fantasia », de Chico Buarque de Holanda.
15 « À Pénélope doit sur ce point revenir le dernier mot. Quand Ulysse lui raconte tout ce qu’il a vécu depuis son départ, elle accepte, elle comprend que les “aventures” d’Ulysse ne sont pas des frasques mais des étapes d’un destin voulu par les dieux. La meilleure preuve qu’Ulysse l’aime est qu’il lui est revenu. Et Molly Bloom pense de même lorsque Léopold se hisse dans son lit. » Denis Kohler, Ulysse. In : P. Brunel (org.) Dictionnaire des mythes littéraires, Éditions du Rocher, 1988, p. 1417.
16 Le latin colligere est lui-même constitué du verbe latin legere, cueillir, lire, et du préfixe cum (avec), co-, avec le sens général de rassembler, réunir. Ce sens général a disparu pour ne garder que le sens français de « récolter ».
17 Les mille et une nuits, Édition de Jamel Eddine Bencheik et André Miquel, avec la collabo de Touhami Bencheikh, Paris, Gallimard, 1991, 3 vol.; Les mille et une nuits. Dames insignes et serviteurs galants, texte établi sur les manuscrits originaux par René R. Khawam, Paris, Ed. Phébus, 1986 ; Les mille et une nuits. Contes arabes, traduction d’Antoine Galland, introduction par Jean Gaulmier, Paris, GF-Flammarion, 1965.
18 Le nom du personnage s’écrit Shahrâzâde dans l’édition de Benchikh et Miquel, Chahrazade dans celle de Khawam et Scheherazade dans l’édition de Galland. Nélida Piñon écrit Scherezade.
19 Selon André Miquel (op. cit., p. 7-17), l’ensemble des Mille et une nuits est anonyme et puise dans différentes sources rassemblées sous l’Islam et transcrites en arabe. Les chercheurs semblent d’accord quant à son origine persane avec des emprunts indiens. Vincent Demers rappelle qu’un écrit arabe ancien, le Kitab al-Fihrist, rédigé en l’an 987, relate l’existence d’un volume persan racontant l’histoire de Shahrâzâd intitulé le Hezar Efsane (Les Milles Contes) dont nulle trace n’existe et que les noms de Shahrâzâd et Shâhriyâr sont des noms persans au préfixe « Shah » qui signifie Roi. (…) (V. Demers, « Essai sur les contes des Mille et une Nuits », 2000, http ://pages. infinit. net/vdemers/nuits. html). Toujours selon A. Miquel, l’ensemble aurait été traduit en arabe et ensuite islamisé à partir du viiie siècle, le tout en Irak et peut-être même à Bagdad, la capitale du monde musulman, où le noyau originel aurait été augmenté d’histoires locales comme, par exemple, celle de Sindbât ou celles autour du calife Hârum-ar-Rashîd. À ce nouvel ensemble s’ajoutent, en Égypte, à partir des xie et xiie siècles des contes merveilleux et magiques, puis jusqu’au début du xviie siècle, un foisonnement d’autres contes provenant de l’Arabie préislamique, de Byzance, des Croisades, du monde turco-mongol, de l’Antiquité mésopotamienne ou biblique. En ce qui concerne le titre du recueil, A. Miquel nous fait savoir que le chiffre de mille et un est d’origine turque et qu’il exprime le grand nombre. Mais qui eut, le premier, se demande-t-il, l’idée de l’utiliser pour ce recueil ? Antoine Galland commence à partir de 1704 à traduire les Nuits en français sur un manuscrit qui ne contenait que quelques contes (BN de Paris, fonds arabe 3 645) et à partir des récits qu’il reçoit, par écrit ou oralement, du moine d’Alep Hanna. Dans sa traduction, il s’est efforcé de montrer aux Français des Contes Orientaux dans « leurs caractéristiques, de ne pas s’éloigner de leurs expressions et de leurs sentiments » (A. Galland, « Avertissement », op. cit., vol. I, p. 22). Mais le traducteur avoue s’être permis de s’écarter du texte lorsque « la bienséance n’a pas permis de s’y attacher » (idem, p. 22). Son entreprise a connu un succès immédiat et durable et a provoqué d’autres traductions dans d’autres langues occidentales. L’histoire de l’établissement du texte de ce recueil, qui est évoquée dans la préface de l’édition de Khawam, pourrait bien, comme l’on a déjà dit, faire figure de conte de Shéhérezade. A. Miquel fait remarquer que si en arabe les éditions les plus célèbres de ce recueil restent celles de Calcutta, de Breslau et de Bûlâq, il n’en existe aucune édition critique et que chacune des éditions évoquées ne fait que donner une version locale du corpus. Une nouvelle version en allemand des Mille et une nuits a été présentée à la Foire du Livre de Francfort de 2004, expurgée des aventures d’Ali Baba, Sindbad ou Aladin. Publiée par la maison d’édition C. H. Beck, de Munich, la version de la spécialiste en culture orientale Claudia Ott s’est faite d’après l’édition de Muhsin Mahdi de 1984, édition critique du manuscrit utilisé par Galland.
20 On pense notamment à l’histoire biblique de Judith et Holopherne.
21 Dans le roman de Nélida Piñon, la sœur de Scherezade s’appelle Dinazarda. Bencheikh et Miquel écrivent Dunyâzâd, Khawam, Dounyazade et Galland, Dinazarde.
22 « La Tisserande des nuits ; Histoire du roi Chahriyâr et de la belle Chahrazade ». Les mille et une nuits. Dames insignes et serviteurs galants, op. cit., p. 52.
23 « Pendant tout ce temps où elle avait raconté, Shahrâzâd avait donné au roi trois garçons. Quand elle eut terminé l’histoire de Ma’rûf le savetier, elle se leva, baisa le sol aux pieds du souverain et lui dit : Ô roi de ce temps, unique en son siècle et jamais égalé, je suis ta servante et depuis mille et une nuits je te rapporte les récits des Anciens et les enseignements de ceux qui nous ont précédés. Puis-je espérer que, dans ta grandeur, tu me permettes de formuler un souhait ? – Oui et tu seras exaucée, Shahrâzâd. […] – Sire, roi de ce temps, lui dit-elle, voici tes fils. J’émets le vœu que tu sois généreux envers eux et que tu m’accordes la vie sauve. Si tu me mettais à mort, ils perdraient leur mère, et ne trouveraient nulle autre femme pour savoir les élever. Le souverain fondit en larmes, serra les petits contre sa poitrine et s’écria : – Shahrâzâd, je jure par Dieu que j’avais décidé de te laisser en vie avant même de les voir pour avoir constaté à quel point tu étais chaste pure, bien née et pieuse. Bénie sois-tu ainsi que tes père et mère, tes aïeux et tes descendants. Je prends Dieu à témoin que je t’ai pardonné et qu’il ne te sera fait aucun mal. […] Entouré de toute sa maison il régna dans la prospérité et le bonheur, dans les délices et la joie jusqu’au jour où arriva celle qui met un terme aux plaisirs d’ici-bas et disperse les assemblées. […] ». Les Mille et une nuits, Éd. de J. E. Bencheikh et A. Miquel, op. cit., III vol., p. 681-683.
24 Voir à ce sujet : « O presumível coração da América », in : Nélida Piñon, O presumível coração da América, Rio de Janeiro, Academia Brasileira de Letras, Topbooks, 2002, p. 13-25.
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