Budapeste de Chico Buarque : poétique et misère de la littérature
p. 49-65
Texte intégral
Art et marché
1Dans ma lecture de Budapeste3, centrée sur le récit autobiographique du personnage José Costa, je vise à faire ressortir les modes par lesquels Chico Buarque s’approprie dans sa fiction les éléments de la réalité extérieure, tout en examinant à l’intérieur un certain appareil de figures (compris comme formes et images4), d’actions du protagoniste et de problèmes référents au peu de fiabilité du narrateur. Le livre, orienté sur la problématique du double, est prégnant des relations dynamiques entre art et société, et résume bien l’œuvre littéraire « comme la statue de Janus aux deux visages : il regarde toujours au-dehors et en dedans, il se tourne vers son milieu conditionnant et il est à la fois une réalité autonome5 ».
2En bref, l’histoire racontée dans Budapeste (aux marques temporelles de notre actualité) se déroule autour de la vie professionnelle et amoureuse de José Costa/Zsoze Kósta (représenté sur un double registre), avec ses avatars, plongé en un incessant renouvellement de péripéties, dans des espaces balisés par les villes de Rio de Janeiro (Brésil) et Budapest (Hongrie). Le récit couvre la vie adulte du personnage sur une période d’environ vingt ans. Docteur ès Lettres, qui travaille comme nègre, José Costa est un des patrons de la Cunha & Costa Agência Cultural, en société avec Álvaro da Cunha. Rencontré aux temps de la fac, cet associé avait su détecter dès l’époque le penchant littéraire de Costa, à la vue de la diversité des travaux que celui écrivait pour ses petits camarades. Habile en affaires, Álvaro da Costa est donc devenu l’agent et le manipulateur de son associé ainsi que des bénéfices de l’entreprise, invariablement occupé à élaborer quelque ruse, et à dissimuler à son profit : « De toute façon, en faisant courir à la cantonade l’existence de notre fabrique de textes, il avait maintenant le soin d’omettre mon nom. Si d’aventure on lui demandait si ce n’était pas lui-même, Álvaro da Cunha, l’homme de lettres polygraphe, il baissait la tête et maugréait : laisse tomber tout ça6. »
3Brésilien, habitant un quartier noble de Rio de Janeiro, José Costa a épousé une ancienne camarade de fac, Vanda, devenue maintenant présentatrice de télé journal de l’horaire de grande écoute. Ils ont eu un fils, Joaquinzinho. Quelque temps après, Costa a eu une relation avec Kriska Fülemule, la belle professeur de hongrois qu’il a rencontré par hasard à Budapest. Séparée de son mari, elle vit dans la ville nouvelle (Pest) avec son fils Pisti. Finalement José Costa décidera de partir avec elle, – elle attend un enfant de lui – et change ainsi d’amour, mais aussi de pays, de ville, de langue, en une aventure rocambolesque, sur le ton de « tout est bien qui finit bien ». En accord avec ces prémisses, suivant les péripéties et les retournements des comédies burlesques, la fin est un coup de théâtre, débouchant sur le fracassant succès du livre Budapeste, lancé dans la ville homonyme, et qui circule dans la capitale hongroise sous la signature de Zsoze Kósta (transcription du nom du personnage en langue magyare).
4Cette narration en première personne, autobiographique, exploite par des chemins labyrinthiques le motif du double, le démultipliant à divers niveaux, et en de successives variations, qui touchent les ressources expressives et constructives, dont le foyer narratif. Dans le mélange des modes du dire, de plus, l’œuvre fond ensemble le burlesque et le lyrique, l’ironie et le pastiche, le drame et le romanesque. En ce qui concerne celui qui raconte, bien qu’il n’y ait pas de doute que José Costa est bien l’auteur, force est de constater que toute affirmation conclusive comporte sa part de risques, tellement sont nombreux les subterfuges qui le cachent. C’est comme si le lecteur, à en suivre les pistes, posait le pied sur un terrain mouvant, qui l’amène à penser à un piège, à du rêve, à de l’hallucination, de l’ordre de l’insolite surréel, mais toujours cohérent avec la problématique de l’anonymat que le récit engendre. De ce point de vue, la parole du narrateur offre un large éventail qui va du leurre (en suggérant que l’œuvre est de la main d’un autre) à la folie (le narrateur incapable de se reconnaître), et passe de la problématique de la fiction, aux signaux de la réalité extérieure qui y sont enserrées. Par exemple, dans le dernier chapitre, par la voix du narrateur, on trouve une séquence de phrases négatives : « La couverture chatoyante, je ne comprenais pas la couleur de cette couverture, le titre Budapest, je ne comprenais pas le nom Zsoze Kósta imprimé là, je n’avais pas écrit ce livre7. » Mais dans la foulée, il affirme : « Mais après que j’ai eu appris à prendre mes distances du moi du livre, je n’hésitais pas à raconter pas à pas l’existence tortueuse de ce moi8 » puis, à la page finale : « […] maintenant je lisais le livre au même instant que le livre arrivait9 ». Par ce point de vue déroutant « la continuité de la réalité semble interrompue10 ». Dans ce dernier passage on peut identifier des traces de désagrégation, le narrateur en effet paraissant supprimer les frontières, pour fondre ensemble réalité et fiction. On est également autorisé à considérer cette perspective narrative comme un discours intentionnellement fuyant, trompeur. Dans cette perspective, prennent place encore des formes de représentation d’un monde scindé, avec des traits de folie, bien que d’apparence rationnelle, puisque virtuellement dupliquée. En l’occurrence le terme qui conviendrait le mieux pour l’exprimer serait aliénation. Et dans la variété constellaire de ces doubles de l’univers fictionnel régi par de fausses apparences José Costa-Zsoze Kósta est la clef de voûte, concentrant en lui une partie substantielle des problèmes que pose l’œuvre.
5En cohérence avec l’histoire, qui note les déplacements du personnage dans ses voyages dans le monde, le fragmentaire est également une partie consistante de la structure de l’œuvre, orientant parfois même la désignation des chapitres. Il faut ici le signaler : dans Budapeste, les titres des sept parties du livre qui sont des bouts de phrases extraits des paragraphes d’ouverture. Détachés du corps du texte de manière inusitée, ils corroborent le système d’inversions qui émaillent le récit. Il faut observer que, aussi bien le premier – Ça devrait être interdit – que le cinquième – Grand seigneur –, les titres reprennent les premiers mots de la phrase initiale. Les autres, arrachés au texte en marche, non seulement confèrent de la visibilité au fragmentaire, mais de plus renforcent le procédé de répétition et de variation (lexical, syntaxique, etc.). Examinons-les : dans Le cas des enfants, le titre est extrait d’une phrase en cours : « Nouveau coup de théâtre dans le cas des enfants [souligné par nous] aux yeux crevés. » Le titre Il y avait des tempêtes de neige est extrait de « L’avion mit longtemps à décoller, il y avait des tempêtes de neige en Europe, [...] ». Le titre de la dernière partie, Écrit ce livre, machadiennement composée par des formes négatives, a été pêché d’un fragment de la fin de la phrase : « La couverture chatoyante, [...] je n’avais pas écrit ce livre11 ».
6Le procédé, régi par les répétitions et les variations, se répand dans le champ syntaxique, phonologique, lexical (dans les mots et les phrases), et, par son truchement l’artiste non seulement assure une teneur poétique, mais renforce l’image d’un monde qui se répète et qui, par ses variantes, se réaffirme en tant que farce. Le plan de construction s’organise aussi sur la base de ce trait dominant, qui tantôt se fait présent dans l’appareil d’énumérations, tantôt se mélange au flot d’interférences en langue étrangère, passant du dialogue à la fabulation, en un phrasé qui serpente, en un va-et-vient de rythmes syncopés. L’histoire ainsi construite de mode complexe, bourrée d’ambiguïté, repose sur une écriture également sinueuse, traduisant les zigzags des mémoires (de la langue à la vie des personnages), avec ses cassures, agençant des histoires dans l’histoire. La langue parle d’elle-même et du monde autour du personnage par un ensemble d’expressions toutes faites : (« dar na telha » [ce qui lui passe par la tête], « fazer de morto » [faire le mort], « assim-assim » [couci-couça]), par des archaïsmes et des termes désuets (« quedar » [en rester coi] « quiçá » [peut-être], « encafifar » [se mettre dans la tête], « amargosa » [amère]), des formes familières (cadê ? [où c’est que ?], « cara » [le mec]), des modes langagières (« amanhã a gente pinta » [demain on se pointe]), des mots migrateurs « delicatessen » « panetone » adaptés ou non à la langue locale, envahissent le territoire du parler brésilien.
7D’autres éléments de l’organisation interne méritent également qu’on s’y intéresse. En premier lieu le mélange discursif, comportant une Babel de voix, différenciées par les accents, les reproductions de mots étrangers, les distorsions de la parole, les transcriptions sonores : « o Otchi Tchiornie que cantava em russo » ; [le Otchi Tchiornie qui chantait en russe], « o maître não se deu por achado ; fez um ô gutural […] » [le maître d’hôtel fit semblant de rien, il fit un o guttural] ; « Mas que calor ooô ooô… no elevador já se ouvia a marchinha de carnaval » ; [Qu’est-ce qu’il fait chaud ooo ooo… dans l’ascenseur on entendait déjà la fameuse chanson de carnaval], « […] mandei flores e um bilhete : Querida Kriska, em Budapeste eternamente estou, Kósta » [j’envoyai des fleurs et un billet : Chère Kriska, à Budapest éternellement je suis, Kosta »]. Au beau milieu de ce brouhaha, on peut distinguer aussi des références parodiques, Poe, l’Hymne national : « eu estava posto em sossego [abandonnée au repos ; référence à un vers de Camões, Os Lusíadas, Chant III, strophe 120 Estavas. linda Inês posta em sossego : Tu étais belle Inês, abandonnée au repos], « devia ser uma palavra arcaica, derivada da voz de alguma ave noturna » [Ce devait être un mot archaïque, dérivé de la voix de quelque oiseau nocturne . Allusion à Edgar Allan Poe, The Raven] ; « ao som de um mar » [Au son de la mer, référence à un vers de l’hymne national brésilien : Ao som do mar e à luz do céu profundo ; Au son de la mer et à la lumière d’un ciel profond].
8Cependant, l’occurrence la plus singulière a trait à la prononciation du mot fecske (hirondelle) – dans le contexte Fecske est une marque de cigarettes –, elle a lieu au cours d’une discussion entre le narrateur (qui est étranger) et un paysan hongrois. C’est ainsi que le récit reproduit le dialogue : « Je le corrigeai – vous permettez, monsieur, la prononciation correcte est fecske. Mais il s’entêta facskë. Je montrai du doigt la publicité là juste devant ses yeux, je lui montrai le dessin de l’hirondelle, je soulignai la marque, lettre à lettre : c’est fecske, vous savez pas lire ? Et lui, marmonnant : facskë, C’est fescke. Fasckë12. » Tout mène à penser que dans ce passage Chico Buarque évoque l’auteur de « Hirondelle Hirondelle », Manuel Bandeira. Non pas par la coïncidence apparente que le titre de l’œuvre suggère, mais bien plutôt parce que l’épisode fait allusion à une autre histoire de correction de prononciation, accompagnée d’une moquerie, faite par un professeur du futur poète (alors enfant), au sujet de la variante de prononciation du nom d’une rivière de Recife : Capibaribe (par la voix de Bandeira), Capiberibe (dans la voix du professeur). En exploitant la sonorité dans le poème « Évocation de Recife », l’intention ne fut pas seulement de se « venger », mais d’y imprimer une « intention musicale », affirme le poète : « Capiberibe la première fois avec e, et la seconde avec a, me donnait l’impression d’un accident, comme si le mot eût été une phrase mélodique, dite la seconde fois avec un bémol sur la troisième note13. » La référence parodique n’est pas un simple hasard, elle coïncide dans la variation vocalique, et réfléchit sur l’action. En ce sens, le procédé qu’utilise Chico Buarque est à rapprocher de celui de Bandeira, parce qu’il exploite la musicalité d’une langue, parce qu’il renvoie aux inflexions de l’oralité, parce qu’il y fonde le poétique. Un autre passage, qui reprend le même thème, semble confirmer l’hypothèse : « Je ne savais pas écrire de la poésie, pourtant j’écrivais un poème sur les hirondelles. Je sais que c’est de la poésie parce qu’intraduisible, si ce n’est en dialecte székely, où dans le mot hirondelle, facskë, sonne aussi ce battement d’ailes, fecske14. » Et le dialecte székely est le hongrois de la Transylvanie, parlé par le paysan de la discussion.
9L’énonciation est également porteuse de néologisme lexicaux, « relâché de rire », « instant creux », « il cria des paroles gothiques15 », de termes étrangers déjà acclimatés, comme « champanhe », et de nombreux emprunts linguistiques utilisés sans aucun ajustement ou marques de contraste, « watts », « crooner », « summer jacket ». Ce dernier procédé apporte un élément d’obstruction du flux narratif, comme un signal contraire à la circulation des langues. En raison de la particularité de Budapeste, ce processus dynamique d’enrichissement du lexique vernaculaire, contribue paradoxalement à fragiliser la langue dans ses traits d’identité, prenant la valeur d’un indice de misère expressive si nous considérons le monde dans lequel gravite le personnage. Sans doute la lecture dépend-elle des particularités de l’œuvre et de son contexte. Dans une interprétation positive cette fois, le même procédé a été lu, par exemple, dans la poésie de Murilo Mendes comme un moyen poétique naturel et insolite : « ne recourant pas au panneau de signalisation prudent du souligné, des guillemets, de la citation détachée – mais fusionnant les contraires et uniformisant dans l’universalité du langage poétique les particularités de chaque langue16 ». Dans le cas de Budapeste, déterminant ou non l’actualisation technologique (sur le mode du retard), les termes comportent en eux une relation de dépendance, de survie culturelle « il ouvrit mon book », « le gamin mangeait des waffles », « il était au résidence », « c’était un upgrade dans la carrière », ils comportent presque toujours un appel au prestige, comme un désir provincial de ressembler à l’étranger, mais pas à n’importe quel étranger, avec les seuls qui détien le pouvoir économique sur nous, ce qui donne une autre dimension à l’appel et à l’autre face vers laquelle il se tend.
10Observé du point de vue historique, dans le texte se mélangent les registres d’autres temps, d’autres influences culturelles. La présence de la langue française en est l’exemple le plus visible – « abajur », « champanhe » phonétiquement adaptés, « réveillon », sans ajustement. Les mots d’emprunt récent sont correctement orthographiés, en accord avec la langue d’origine, coulant naturellement sans guillemets ni italiques. La transcription abusive met en risque la conscience de l’usage, et est déterminante de certaines visées. Dans le cas présent, le désaccord phonologique crée une situation d’empêchement et traduit les modes de relation du locuteur avec sa propre langue dans le quotidien : lobby, jeans, jogging, residence, upgrade, shopping center, t-shirt, blush, pancake, laptop, jet lag, book, dancing, room service, skinhead, tie break, talk show, gay, smoking, et autres. L’énonciation étant de nature sociale, le récit est donc déstabilisé à la base, renforçant le fragmentaire et donnant de la densité au thème de la désarticulation, également métaphore de la société dans laquelle vit le personnage. Il faut dire, toutefois, que le narrateur avance par des voies de traverses, accentuant les aspects abusifs des emprunts, teintant le contexte de doses d’humour, en un indicatif de distanciation.
11Ajoutons sur ce point que, outre l’essaim d’américanismes, Budapeste abrite sur le plan des variantes une intromission insolite, celle-ci poétiquement féconde, qui est l’intrusion de la langue hongroise, par des mots, des expressions, des phrases faites, des noms propres, des sons expressifs. Dans ce cas, nous suivons par le fil du narrateur une trajectoire en rien triviale, qui va de l’apprentissage à la maîtrise de la langue, conférant un autre visage à l’ordre du questionnement et des réarticulations dans le traitement poétique. Ainsi la syntaxe défaite peut provenir d’un apprentissage : « Ici ami Kósta ! », « Chère Kriska, à Budapest éternellement je suis, Kósta » ; « Motif quel vous arrête ? ». Les désarticulations provenant de l’apprentissage sont justifiées dans le corps du récit : « Ce devrait être interdit de se moquer de qui s’aventure en langue étrangère. Un matin [...] j’ai téléphoné de la rue et j’ai dit : “là je suis en train d’arriver presque”. [...] Elle m’a dit enfin qu’elle avait compris que j’arriverais peu à peu, d’abord le nez, après une oreille, puis un genou, et la plaisanterie n’était même pas si drôle que ça17. » Le souci de la musicalité, un privilège de l’initiation : « C’était la sonorité de la langue hongroise qui s’ouvrait à moi […]. Les voix hongroises vibraient autour de moi, sans soupçonner qu’elles exposaient à un intrus leurs secrets. Et pour en ignorer le sens, j’en percevais avec plus de netteté les inflexions de la langue […]18. » Plus tard, la reconnaissance : « Mais aujourd’hui je peux dire que je parle hongrois parfaitement, ou presque. Quand le soir je commence à murmurer tout seul, le soupçon d’un très léger accent ici ou là m’afflige grandement19. »
12À côté de ces étrangetés linguistiques, qui renforcent la sonorité et le rythme narratif, le fragmentaire, les répétitions, les jeux énumératifs constituent aussi un trait stylistique de poids. Ce procédé de construction comporte des séquences d’actions et d’objets lexicalement dissociés, qui renforcent le dérangement des parties, mais éclairent l’environnement social. Formées par des éléments hétérogènes, elles traduisent ce que L. Spitzer appelle « l’énumération désarticulée20 ». Ainsi, le résumé des infos : « ministère, front froid, gazoduc, hécatombe, tie-break…21 » ; ou ce faisceau d’actions : « […] j’ai refermé le jeu, j’ai retroussé les manches, j’ai posé les doigts sur le clavier, j’ai appareillé de Hambourg, j’ai pénétré dans la baie de Guanabara, j’ai erré par les rues de Rio de Janeiro et j’ai connu Teresa22 » ; « Pour contourner la piscine j’ai traversé des groupes d’ivrognes, de renifleurs d’éther, de politiques, d’Américains, de gays […]23 ».
13Dans ce déballage du magasin littéraire, en accord avec la ligne de production de la « fabrique de textes », même l’éloge a sa place, intéressée bien sûr. L’associé-agent est en cela exemplaire : « il ouvrait un book de mes articles et proclamait : José Costa est un génie24 ». La finalité de l’éloge est de faire de la pub pour impressionner entreprises, organismes publics, fondations, syndicats, clubs, restaurants grills, salles de gym peu importe. Du Président de la Fédération des Industries au ministre du Suprême Tribunal Fédéral, il n’y a pas de triage quant aux finalités du travail commandé, du moment qu’on paye. Comme il s’agit de manipulation de formules, d’automatisation de procédés qui contraignent l’invention, il est possible de se substituer à l’autre, de copier son style, comme le veut astucieusement l’associé. Ou, selon l’interprétation du narrateur, de « sous-traiter » le procédé pour l’éloigner de l’entreprise, lui faisant ainsi comprendre qu’il n’est pas pièce essentielle. Et Álvaro da Cunha, en une de ses nombreuses manœuvres, s’emploie même à dresser des plumes mercenaires à imiter le style de José Costa afin d’éloigner celui-ci du partage des bénéfices. La situation n’est pas confortable, José Costa le confirme : « C’était comme si j’avais eu un plagiaire, un type qui me précédait, comme un espion dans mon crâne, comme une fuite de l’imagination25. » Dans cet ensemble structurant, où le sens de l’imitation est la copie à ras du mot, l’affaire dit franchement ce qu’elle est. Sur la contre-face pourtant se cache l’énigme du faire.
14Dans ce monde apparemment sans histoire collective, la contradiction peut se trouver dans le tracé autobiographique même : « […] voir mes œuvres signées par des étrangers me donnait un plaisir nerveux, un type de jalousie au contraire. Parce que pour moi, ce n’était pas celui-ci qui s’appropriait de mon écriture, c’était comme si moi j’écrivais dans son cahier26 ». Par les méandres du récit et des conflits professionnels du protagoniste, José Costa, nous trouvons exprimés des sentiments qui oscillent entre vanité mélancolique et imagination puérile : « mon nom n’apparaissait pas, évident, moi depuis toujours j’étais destiné à l’ombre, mais que des mots à moi soient attribués à des noms chaque fois plus illustres était stimulant, c’était comme si je progressais dans l’ombre27 ». Dans cette chaîne d’inversions, le client est toujours l’auteur d’un mensonge, et l’auteur est relégué dans l’ombre de lui-même. Dans ce brouillage, le je qui raconte revêt le masque de l’autre (pour qui il écrit), mué ainsi en écrivain-ombre, pour sa part, l’autre fait semblant d’être l’écrivain (il autographie des livres, et même, un pour son nègre), occupant sans pudeur la place de l’autre.
15Et, il faut le préciser, cette mise à l’encan des œuvres dépend de la « stratégie de marketing », qui dans le raisonnement pragmatique d’Álvaro da Cunha, sert à « optimiser le produit28 ». Il faut signaler (car facétieux) les titres de succès de José Costa, signés par d’autres : des articles, comme, La Dame et le vernaculaire, des romans, comme Inventaire passionnel, et Le Gynographe (titre suggestif, que José Costa considère son chef-d’œuvre dans le genre des autobiographies). Il s’agit du récit de vie de l’Allemand Kaspar Krabbe (K. K.), un type étrange qui aimait écrire sur le corps des femmes : « Soucieuse de mes écrits, elle seule savait les lire, en se regardant dans le miroir, et le soir elle effaçait ce qui avait été écrit le jour, pour que je ne cessasse jamais d’écrire mon livre en elle29. » Le livre de poèmes Tercets secrets, publié en hongrois sous le titre Titkos Hámonsoros Versszakok, est un titre récupéré par José Costa, inventé des années plus tôt pour impressionner sa femme Vanda. Il l’avait attribué à Kocsis Ferenc, poète hongrois qu’ils devaient rencontrer au cours d’une fête au consulat de Hongrie à Rio de Janeiro. Ne se méfiant pas du piège, « sans attendre Vanda affirma les connaître, ayant lu une critique à leur sujet dans un supplément littéraire du journal. Elle ajouta que le livre de Kocsis avait gagné de nombreux prix, avait été lancé dans une tapée de pays, […] et c’était un délice de l’entendre ainsi parler dans le vide, je riais en dedans, je me vengeais toujours d’aimer Vanda30 ». Longtemps après, Costa utilisera le même titre pour une œuvre, qu’il affirme être « des poèmes de ma main attribués autrefois à l’éminent Kocsis Ferenc ». Le récit de José Costa porte son aveu : « il avait insisté pour rémunérer mon travail, un bakchich pour me faire taire de deux cent mille forints31 ». Dans la désignation des parties de Tercets secrets, se trouve toujours la petite pincée d’humour : « Introït Ornitique », « Symphonie des Nymphomanes », « Rhapsodie de la Diaspora », « Crépuscules Spéculaires ». Le titre bancal du conte, « Interroger les Lapins », bien que toujours dans l’ombre du nom d’autrui, est aussi de la main de José Costa.
16À la vue de cela, on comprend que la confiance en la soumission du lecteur est une part essentielle de la « stratégie de marketing ». Il faut donc, pour vendre de tels titres compter sur l’abrutissement de la sensibilité et de la capacité de réflexion du lecteur, qui l’empêchent de reconnaître les faux objets artistiques. Par cette face négative, la littérature fabriquée par José Costa est de nature farcesque. Ce qui veut dire que, bien que produite par un homme de talent, cette littérature ne sert à rien, alors que la littérature proprement dite parle de l’homme dans son humanité. Poursuivant sur cette voie, il est possible de se demander de ce qu’il en est de l’histoire qui se répète comme farce, dans Budapeste, en allant puiser dans un fragment de Misère de la philosophie, dans lequel Marx déclare : « le moulin à bras nous a donné la société des seigneurs féodaux ; le moulin à vapeur, la société des capitalistes industriels32 ». Sous cette perspective, et considérant l’histoire dans une frange qui va des années 1980 (post dictature militaire) au seuil du xxie siècle, le Brésil s’y inscrira comme partie d’un nouvel arrangement de la société globalisée du capital, en pleine ère de l’informatique, dont les vents virtuels font tourner les moulins, font tabula rasa des conflits. Ce sont des temps d’un collectif relégué au rôle de l’ombre (repris dans la métaphore des écrivains anonymes), ou d’un monde intangible, où se rencontrent les « je » des contacts virtuels – télévision ou ordinateur, regardant dans une unique direction, ou, pour rappeler Oswald de Andrade, courant « sur une piste inexistante ». Mais, ici, il n’y a pas même ce collectif rebelle qui a agité la modernité, pas même l’individu tourmenté du romantisme. Le personnage narrateur de Budapeste, notre contemporain, revêtira sans culpabilité le masque des autres, victime de l’illusion de l’image spéculaire de l’écran de face plane où il se projette.
17 Budapeste fait ainsi avancer son récit au milieu de nombreuses interrogations. L’auteur qui opère la « fabrique de textes » est aussi le bras automatique qui fait tourner le moulin du marché (seigneur occulte). Et, de ce point de vue, José Costa est réduit à l’esclavage par lui-même, et par son associé – le négociateur auquel il s’assujettit. Mais, chacun à sa manière, ils leurrent tous deux le lecteur, encensés de vanités et alimentés des bénéfices qui garantissent leur enrichissement et l’expansion de l’entreprise. Si l’on considère les deux faces, celle qui contient les lois du marché, et celle qui comprend la dynamique de l’art, Budapeste affirme et nie l’art de la parole. L’antidote en est l’ironie qui fait mouche, le comique sans voiles, les formes de passage, de transgression de l’ordre, qui amènent dans la fusion des contraires un récit qui est chant parallèle d’imitation satirique.
Dialectique de la gaminerie
18Facteur décisif de la distanciation, l’humour est alors un médiateur important dans Budapeste, un élément qui déstabilise et subvertit les modèles préétablis. L’humour émerge dans un système intriqué de mots à double sens, de situations travesties, et de jeux sonores. L’un d’eux est le recours à la cacophonie, cette rencontre disharmonieuse de sons, qui dans l’œuvre ne cesse de produire des mots obscènes ou de sens incongrus. Vestiges de la tradition orale médiévale de la farce, transformés par le temps, ils apparaissent dans l’œuvre comme un trait local. Dans la verve de José Costa, cette soupape d’échappement vient grossir le chœur des répétitions. En raison de la nature des jeux, et si on leur cherche des racines à l’intérieur de la tradition, il ne serait pas exagéré de les penser par le biais historique du Brésil de l’esclavage, dans la « gaminerie » [a molecagem], corrélat brésilien qui sert ici à nommer les « diableries » verbales imprimées dans l’œuvre. Péjoratif à l’origine, le terme s’est accommodé dans l’usage courant, très largement pour désigner les frasques de l’enfance et de la jeunesse. L’irrévérence de l’acte plaisantin de jouer des mauvais tours qui ont pour finalité de détourner, de transgresser l’ordre pour le déstabiliser. Dans Budapeste, les enfantillages verbaux sont différents des leurres adultes, prémédités, comme ceux qui sont pratiqués par l’agence des écrivains-ombre, et qui appartiennent au monde officiel et sérieux. Car en fin de compte, lu en sens contraire, Kocsis entretient aussi des similitudes sonores avec Chico diminutif de Francisco, Ferenc en hongrois, noms qui recèlent quelques diableries dans cette duplication du nom et diminutif de l’auteur de Budapeste, Chico Buarque.
19C’est pourquoi, à l’exception des possibles rapports sonores, à forte charge poétique, de ce « chœur des contraires » contemporain33, il y a dans l’œuvre d’autres intentionnalités expressives. Il faudrait donc en souligner certaines de ce répertoire de noms propres, en raison de l’appareil de cacophonies qui traverse l’œuvre de l’esprit plaisant de la bouffonnerie. En faisant ressurgir ces timbres de l’oralité, déconcertant la parole par l’humour, de tels noms libérés de « l’automatisme perceptif34 » ébranlent les relations contextuelles, et corroborent la facétie des vices déformants dans l’usage du langage. Ces sons discordants élargissent le territoire des duplicités, empestant le récit. Cette source de moquerie, qui provoque des altérations de sens dans Budapeste, est tout d’abord identifiée dans le nom du personnage José, écrit en hongrois, Zsoze (qui pour un lecteur brésilien sonne étrangement). Pourtant, écrit en hongrois, le digraphe zs a pour équivalent le j, sans cette distorsion donc qui implique en portugais une prononciation particulière et cocasse. Les exemples ne manquent pas : les diminutifs appellatifs, de l’enfant – Pisti (suggérant également la peste), de la femme, Kriska, des prénoms comme Vanda e Vanessa (sœurs jumelles), Kocsis (coccyx), Kaspar (caspa, en portugais, les pellicules des cheveux), K. K. (caca, l’abréviation du nom de Kaspar Krabbe), etc. parmi les noms de famille, Hidegkuti (auteur de Le Collier de Prunes), Puskás, Costa, Cunha, Krabbe (crabe). On peut y ajouter la jonction des prénoms et noms, comme Álvaro da Cunha, de la société Cunha & Costa, qui prend une orthographe bizarre sous la plume des clients américains : Cohna & Casta agency, donnant lieu à une association grivoise avec un « bar au nom anglais, et à la décoration de pub anglais35 ». The Asshole, selon les paroles du narrateur ; ceci pour s’en tenir à quelques exemples. Dans cet univers doivent être incluses les singeries gestuelles qui sont liées à la tradition du comique populaire, à l’exemple des tics du personnage Álvaro da Cunha, directement inspirés de la farce. Il s’agit dans ce cas précisément d’un déguisement qui ne déguise pas, qui est une astuce du compère : pour faire mine de rien devant des personnes étrangères, il parle en se tordant la bouche en coin, en une espèce de chuchotement, qui en montre plus de ses intentions qu’il n’en cache.
20De plus, dans ce vertigineux récit, commandé par l’économie de paragraphes et de ponctuation, élargi par les sonorités dissonantes, et entrecoupé de nombreux rythmes, le nom de famille de Costa (et sa variante Kósta) prend de l’ampleur jusqu’à se dupliquer dans le mot costa (côtes, dos) qui est répété à satiété dans ses plus diverses variations de sens : « soltaram as costas » [ils relâchèrent le dos], « daria as costas » [il tournerait le dos], « mochila às costas » [sac au dos], « enterrá-los nas minhas costas » [les enterrer dans mon dos], « Costas quentes » [le dos large] (titre de revue), « virava de costas » [il se tournait de dos], « com as costas das mãos » [avec le dos de la main].
21Dans le domaine des déguisements et autres astuces, le choix de certains noms est singulier, comme celui de l’équipe hongroise de foot36. Selon les indications de l’historien Ístvan Jancsó, cette équipe vice-championne du monde de la Coupe de 1954 disposait d’un football stratégiquement élaboré sans renoncer à un certain plaisir de jouer allié à une forte créativité. Cette équipe perdit la finale contre l’Allemagne, qui n’avait d’autre souci que la performance technique. Bien que confirmé par Chico Buarque, le procédé qui consiste à parsemer le récit du nom des joueurs ne saurait se justifier à lui seul. Son usage n’est sans doute pas sans motifs. L’unité de l’équipe, par exemple, configurée dans les positions qu’ils occupaient sur le terrain, démantelée par le temps, l’a été aussi dans l’in en discours. Les noms éparpillés sans ordre, et cachés dans l’anonymat des nouvelles positions, constituent dans l’œuvre un corps allégorique singulier. Dans Budapeste, les anciens et valeureux joueurs ont été détrônés de leur passé héroïque et stratégiquement placés dans l’ombre en noms de rues et d’entreprises, ou ont changé de professions, dans ce démantèlement des grands exploits sportifs. Ainsi le milieu de terrain se voit rassemblé dans un contexte impropre, « Lantos, Lorant & Budai » sont devenus « de grands libraires hongrois, éditeurs des livres les plus renommés du pays37 ». Quant au gardien de but, Grosics, il se trouve tout aussi déplacé, prêtant son nom à « l’agent Gorsics, de la Police fédérale 38 ». Un autre enfin, comme le professeur Buzanszky Zoltán, se dissout en un personnage qui est, comme José Costa, un auteur anonyme et préfacier des Tercets secrets39.
22Dans cet univers burlesque, bourré d’ambiguïtés, de duplications, de déplacements, de pièges de la langue, il faut également mentionner l’intentionnalité de Chico Buarque d’omettre le sens de certains termes écrits en hongrois, pourtant significatifs pour la compréhension de l’ensemble. Tout comme Ferenc est Francisco, Fülemule est rossignol, et ce n’est pas un hasard si c’est le nom de Kriska. Aussi est-ce pour elle que José, il nous le dit, a, « des nuits d’affilée », conçu « le livre qui ici se clôt40 ». Et ce même livre, qui révèle les coulisses de la « fabrique de textes » Cunha & Costa, ne serait-il, pas un indicateur de changement de vie et de fin de l’association avec Álvaro ? Plus encore, ne serait-il pas en train de rompre la barrière de l’anonymat avec la publication du livre ? C’est sans doute possible, mais il manque d’indications plus consistantes dans le récit. Finalement, qui se cache sous le nom de Zsoze Kósta, écrivant originalement en Hongrois l’œuvre Budapest, que nous ne connaissons prétendument qu’à travers une traduction ? Serait-ce le poète Kocsis Ferenc, ou « M. ... » non identifié par son nom, mais dont nous savons qu’il est l’ex-mari de Kriska, de qui José Costa, durant un temps, porta « la capote et le bonnet » ? Le nom du narrateur, écrit en hongrois, et le titre de l’œuvre, Budapest, en miroir – sans le e final du portugais – nous illusionnent. Et dans cet enchevêtrement de blagues et de leurres, il nous est aussi permis de penser au récit de quelque cauchemar, à une hallucination, ou à une simple rêverie : le point de vue n’est pas sûr. Quel que soit le cas, en sortant de l’ombre l’auteur se libère des tyrannies – en une victoire sur l’occultation. Mais la solution finale a été déplacée, puisque la ville de Budapest, choix de José Costa, n’entretient pas de liens de parenté directs avec l’univers socioculturel du protagoniste.
23De ce point de vue, l’œuvre est grosse d’occultations, et de formes allégoriques, comme trame derrière la trame, en un jeu d’occultations et de duplications, où à chaque passage le monde abstrait de l’ordre fictionnel (de l’imaginaire) est concrétisé par les actions des personnages et par les paroles du narrateur. Si nous considérons, avec Walter Benjamin41, que les allégories sont des ruines d’un monde en lambeaux, ce récit fragmenté et chiffré de Chico Buarque recèle des ruines non négligeables du présent, que ce soit du présent particulier du Brésil, que ce soit de celui du monde globalisé.
Une chiquenaude, ou presque
24On peut déduire de ce que nous avons exposé, mais pas seulement de cela, que dans la vie de José Costa est gravé un tortueux relevé du présent. L’euphorie du marché, le rapide ajustement des nouvelles tâches, et la rapide acceptation de la terminologie correspondante, composent une facette de cette entente. D’où le farcesque qui met en échec les relations entre l’auteur, le lecteur, et l’œuvre. Avec les projecteurs braqués sur le marché, ce qu’il y a de contradictoire et subversif dans l’art mène sur le chemin inverse de celui qu’exploite la société Cunha & Costa, c’est-à-dire à contre-courant de la fabrique de textes. Ainsi le mouvement de destruction embouti dans l’œuvre, est-il la manifestation d’une force externe qui déstructure et aliène, agissant comme élément de dissolution, comme élément désarticulateur. En accord avec Marx, « le travail dans lequel l’homme s’aliène, est un travail de sacrifice de soi-même, de mortification42 ».
25Il n’est donc pas étrange qu’en prenant pour thème ses tâches et son quotidien d’homme de succès, José Costa montre si peu de vestiges du quotidien de Rio de Janeiro, comme la pauvreté et la violence urbaine, bien que ce soit des points névralgiques de la nation et de la ville où il habite. Pour ce narrateur compilateur d’histoires d’autrui c’est comme si la dilacération sociale qu’il partage dans sa vie réelle n’existait que dans le monde virtuel des informations des médias, sans qu’il en soit atteint, inversant les rôles : la vie comme forme de fiction. Pour paradoxal que cela paraisse, la pauvreté, proche et concrète, est métaphorisé dans sa favelisation intellectuelle, dans les aliénations comme celle de Vanda, qui lit mécaniquement les informations sans prêter attention à leur contenu. Ou chez son enfant de cinq ans, aphasique, qui voit sa mère bien plus souvent à la télé que dans son quotidien à la maison, et qui plus tard sera transformé en paria social. Dans la double face qu’il renferme, l’humour continue à être un des éléments possibles de dépassement, ou, pour le moins, un trait de résistance.
26En adoptant cette démarche, explorant les voies de l’humour avec une force satirique, l’artiste suit une longue tradition locale des conteurs de mémoires. Ainsi Chico Buarque navigue-t-il dans le sillage fictionnel des modernistes comme Oswlad de Andrade, si l’on prend en compte que le prétendu récit de José Costa, par de nombreux procédés, se rapproche de João Miramar et de Serafim Ponte Grande. Ceci parce que dans leurs œuvres homonymes et satiriques de facture autobiographique, l’un comme l’autre a eu recours à la note légère, du leurre et du jeu sur la langue, pour raconter leurs aventures de voyage, expulser les banalités du quotidien, laisser s’épancher des secrets de l’intimité. D’autre part, rehaussant la double face du discours, ils donnent également de l’ampleur aux réflexions sur le faire poétique, par la base matérielle.
27Disons, donc, que bien que l’œuvre puisse être mise au rang de celles d’écrivains latino-américains comme Borges et Cortázar, que la critique, dès la première heure, n’a pas manqué de rappeler, ou au rang de celles d’Européens, comme Kafka et Gogol, Budapeste tisse avant tout ses liens avec l’expérience littéraire brésilienne. À ce lignage, est dû un certain type d’irrévérence qui, profondément imprégnée dans la culture comique populaire brésilienne, trouve ses racines dans la poésie satirique de Gregório de Mattos, dans l’œuvre de Manuel Antonio de Almeida (Mémoires d’un sergent de la milice), accompagnant ici les présupposés de la Dialectique du mauvais garçon de Antonio Candido. Ajoutons, à titre de mémoire linguistique et de mémoire discursive, que ce récit léger, mais d’une force poétique énigmatique, dialogue avec Memórias póstumas de Brás Cubas [Mémoires posthumes de Brás Cubas] (Machado de Assis), avec Macunaíma o herói sem nenhum caráter [Macounaïma Le héros sans aucun caractère] (Mário de Andrade), et avec Libertinagem [Libertinage] (Manuel Bandeira), pour s’en tenir à ces quelques exemples.
28Dans une interprétation substantielle de l’œuvre, écrite aux premières heures, José Miguel Wisnik affirme43 : « Budapeste, au moment exact où il se termine, se transforme en poésie. Le roman cache la version occulte à lui-même, et s’épelle tout entier, en un flash externe, comme une langue musique, qui se produirait d’un seul coup en entier. ». Reprenant la même idée, je dirais que c’est dans le processus même du faire que l’œuvre ne cesse de se constituer comme poésie, laissant émerger d’eaux profondes et en rien transparentes (de même que le Danube n’est pas bleu, mais d’un glauque jaune-gris) les innombrables variations de ce chant parallèle. Bourré de contrepoints, de syncopes et de lignes mélodiques, Budapeste pourra être compris également par le biais du concept de polyphonie, emprunté à la musique par Mário de Andrade pour traduire l’alternance de phrases mélodiques et harmoniques utilisées dans la composition de poèmes dans Paulicéia Desvairada. Budapeste serait-il donc un long poème dramatico-musical en forme de roman, en un amalgame qui agrège le lyrique, le romanesque et la farce, capable de traduire les misères de notre temps, par de nombreux subterfuges, enchevêtrés dans les faits de la langue ? Dans ce cas, sous l’histoire légère et universalisante, en harmonie avec la vie de José Costa, se cache une autre histoire de marques locales dans les disparités et les turbulences auxquelles il donne abri (Roberto Schwarz dans « As idéias fora do lugar44 »). De ce point de vue, s’assure une fois de plus le caractère bifron de l’œuvre, renforçant l’hypothèse selon laquelle le principe de négation de l’art, qui cerne l’œuvre de l’écrivain-ombre, subversivement se transforme en victoire de l’invention sur le leurre, de l’expérience poétique sur l’aliénation, par la source régénératrice du rire.
29Dans le cas de Budapeste, enfin, l’invention est menée à son paroxysme et la misère de la littérature est ainsi remise en question dans le flux de son expression et de sa propre construction, par les conflits du faire, et par un effilochage de ses fragilités. C’est donc dans la trame même d’une histoire qui se re-conte, que la misère de la littérature sera détrônée par l’invention poétique. Dans les paroles finales du narrateur, nous en trouvons confirmation : « […] je lisai le livre en même temps que le livre avait lieu » et, à la suite, ce qui auparavant était un exercice prosaïque banal, placé dans le livre de Kaspar Krabbe, se transfigure en poétique, inscrit en un nouveau contexte : « Et la femme aimée, de qui j’avais sucé le lait, me donna à boire l’eau avec laquelle j’avais lavé son corsage45. » Le problème se pose de mode plus complexe si nous considérons comme clef de cet univers l’expression énigmatique d’une légende (parce que la traduction n’en est pas révélée au lecteur) : « ö az álom elötti talajon táncol46 ». Ces mots ne saisissent-ils pas l’esprit de l’art ? « Elle [il] danse sur le terrain qui précède le rêve, unique intangible [intraduisible]47. »
30À cela, et considérant l’univers métaphorique de l’œuvre, ajoutons que le nom de la ville de Budapest ne serait pas un choix exotique, banal, un choix dépourvu de sens. Cet ancien passage entre l’Occident et l’Orient, partagé en deux, pourrait traduire, au plan historique récent, les ruines du rêve d’un modèle politique écroulé. D’autre part, cette ville au territoire divisé en Buda (la vieille ville) et Pest (la ville neuve), séparées par le Danube (nature) et unis par le pont (construction humaine), peuvent être encore une autre traduction métaphorique de l’art poétique. Budapest sera ainsi compris comme une construction artistique qui est à la fois passage entre des mondes et un territoire menacé. Mais cette ville est aussi le lieu choisi par José Costa pour y vivre, et Pest un espace particulier, permet de voir, sur son autre face, des indices de la désarticulation et de l’effacement du passé. Rassemblant les problèmes, dans cette grande transposition de sens, affluent les motifs du double, du monde à revers, du narrateur non fiable, de la langue babélienne, des situations insolites, hallucinations, rêve, cauchemar, leurre, gamineries, passages impossibles, faux passages, monde virtuel, voix insubordonnées, et le récit lui-même comme poème en forme de roman. Tout cela converge dans Budapeste pour traduire une parcelle expressive de la vie contemporaine, et les constantes de l’art. C’est là le bon salaire du lecteur. Feu Brás Cubas le disait : « L’œuvre en elle-même est tout. » Il vaut la peine d’y aller voir.
Notes de bas de page
3 Chico Buarque, Budapeste, São Paulo, Companhia das Letras, 2003.
4 Erich Auerbach, Figura. São Paulo, Ática, 1977, Trad. Duda Machado.
5 Antonio Candido », « Entrevista » (6/6/96) concedida a Luiz Carlos Jackson, in A tradição esquecida, p. 129.
6 Budapeste, p. 17.
7 Op. cit., p. 167.
8 Ibidem, p. 173.
9 Ibid., p. 174.
10 Arnold Hauser, Origen de la literatura y del arte modernos III, Madrid, Guadarrama, 1974, p. 212.
11 Souligné MAF.
12 Op. cit., p. 132.
13 Manuel Bandeira, « Itinerário de Pasárgada », in Seleta de Prosa, Rio de Janeiro, Nova Fronteira, 1997, p. 314.
14 Budapeste, p. 133.
15 Op. cit., p. 87.
16 Antonio Candido, « Poesia e ficção na autobiografia », in A educação pela noite & outros ensaios, São Paulo, Ática, 1987, p. 60.
17 Op. cit., p. 5.
18 Ibid., p. 35.
19 Ibid., p. 6.
20 Leo Spitzer, Lingüística e Historia Literaria, Madrid, Gredos, 1968, p. 256.
21 Budapeste, p. 97.
22 Op. cit., p. 38.
23 Ibid., p. 110.
24 Ibid., p. 16-17.
25 Ibid., p. 24.
26 Ibid., p. 17-18.
27 Ibid., p. 16.
28 Ibid., p. 89.
29 Ibid., p. 40.
30 Ibid., p. 34.
31 Ibid., p. 142.
32 Karl Marx, Miséria da Filosofia, Rio de Janeiro, Ed Leitura, 1965, p. 105.
33 José Miguel Wisnik, O coro dos contrários – a música em torno da semana de 22, São Paulo, Duas cidades, 1977.
34 Victor Chklóvski, « A arte como procedimento », in Os formalistas russos, P. aLegRe, Globo, 1971, p. 45.
35 Budapeste, p. 48.
36 Je remercie M. Jancsó pour les traductions des mots de la langue magyar, non traduits dans Budapeste, ainsi que les informations qu’il m’a communiquées sur la culture hongroise, de grande valeur pour cette lecture. Je lui dois également toutes les références à l’équipe de football : son système de jeu, son importance sur la scène sportive, les noms des joueurs et l’indication de leurs positions sur le terrain.
37 Budapeste, op. cit. p. 165.
38 Ibid.., p. 146.
39 Ibid.., p. 141 et 145.
40 Ibid.., p. 174.
41 Walter Benjamin, O drama barroco alemão, São Paulo, Brasiliense, 1984.
42 Karl Marx, Manuscritos econômicos-filosóficos (1844, I, 22).
43 José Miguel Wisnik, « O autor do livro (não) sou eu » (compte rendu de lecture 2003) : http://www.ig.com.br/paginas/hotsites/chicobuarque/wisnik.htlm.
44 Roberto Schwarz, « As idéias fora do lugar », in Um mestre na perferia do capitalismo, São Paulo, Duas Cidades, Ed. 34, 2000.
45 Budapeste, p. 174. Sans préjuger d’autres lectures, rappelons que dans le contexte du livre de Krabbe, où le passage apparaît pour la première fois, José Costa prépare une opération chimique mirobolante, en un mélange de vin allemand populaire (Liebfraumilch) et de paroles de sorcellerie de la culture populaire, dans le domaine de la conquête féminine « donne de l’eau à boire [...] ». Et ici considérant la suggestion opportune de Iná Camargo Costa, je saisis l’occasion de la remercier pour sa lecture du texte.
46 Op. cit., p. 9.
47 Traduction libre de Ítsvan Jancsó.
Auteur
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