Conclusion
p. 347-356
Texte intégral
1Comment la tragédie française se définit-elle au xviie siècle ? A-t-elle une essence, qui serait son héroïsme et son caractère épique ? C’est ce que semblent penser tous les critiques qui voient dans la galanterie, comprise dans ses deux versants indissociables de politesse et de relations amoureuses, une inflexion de la tragédie à partir de 1660. Loin d’être une dérive fâcheuse et relativement tardive de la tragédie, la galanterie en est bien une composante essentielle, et ce dès 1634-1640. Dès sa rénovation, la tragédie se définit par rapport aux normes mondaines que sont les normes galantes.
2Soutenir dès lors que la « tragédie galante » (encore appelée « romanesque et galante ») est un sous-genre de la tragédie revient à croire en un mythe critique qui s’est largement constitué entre 1660 et 1680 à partir des opposants à la galanterie dans la tragédie. Ces attaques, qui émanent aussi bien de d’Aubignac, Boileau, Saint-Evremond, Conti, Nicole, Rapin, Villiers, Le Jay, Bossuet, l’abbé Genest ou Fénelon, se font au nom de griefs différents, qui constitueront le réquisitoire officiel pendant près d’un siècle. Le premier grief concerne la peinture des caractères. Au plan des « mœurs », le héros peint selon le modèle galant est accusé de ressembler à un héros de roman vidé de toute substance historique. Par là, il manque de grandeur tragique, étant un Lancelot qui accomplit tous les caprices de Guenièvre. Si les cornéliens séparent le problème du langage de celui du comportement galant, célébrant le premier mais condamnant le second, la plupart des critiques n’observent pas cette distinction et condamnent, à l’image de Boileau, un langage et un comportement également efféminés. La « mollesse » des héros, opposée à la mâle vigueur du vieil idéal tragique, est pointée du doigt comme un défaut majeur par les partisans du modèle héroïque. D’autre part, le mauvais traitement que ce héros inflige à l’histoire, puisque peints galamment, les héros tragiques n’ont plus en commun avec les héros historiques qui leur servent de modèles que le nom, ne manque pas de révolter. L’histoire, qui permet de persuader selon Aristote, se trouve malmenée quand préside le modèle galant, ce que condamnent également Guéret dans Le Parnasse réformé (1668) et Boileau dans Le Dialogue des héros de roman (vers 1667).
3Le second grief concerne la conduite de la fable. Dans ce domaine, le modèle galant est mauvais, disent ses détracteurs, parce que l’épisode amoureux qu’il introduit sent l’artifice et encombre inutilement l’action principale. Rapin accuse l’épisode amoureux d’être froid, insipide et indigne de la tragédie, tout comme Villiers et le P. Le Jay. Ce reproche se poursuit encore au début du xviiie siècle sous la plume de l’auteur anonyme des Caractères de la tragédie et de Voltaire, ce dernier accusant l’épisode amoureux d’être proprement « sans intérêt ». De Rapin jusqu’à Voltaire, c’est l’amour mortifère qui se voit érigé au rang de seul amour digne de figurer dans la tragédie.
4Quant au reproche de boursouflure de l’action dès lors qu’elle comporte une action secondaire, reproche inauguré par Fénelon et repris par l’auteur des Caractères de la tragédie, il se voit ensuite répété à l’envi dans la première moitié du xviiie siècle, comme l’attestent les jugements de Du Molard et des frères Parfaict. Progressivement, l’action à un seul fil se dresse en modèle poétique absolu, et le personnage, pour être intéressant, ne saurait ainsi être un simple personnage épisodique. Cette esthétique n’est d’ailleurs pas propre au seul genre de la tragédie mais gagne aussi le genre romanesque, comme le montre la querelle sur La Princesse de Clèves qui pose la question de la possibilité d’insérer des histoires secondaires dans une nouvelle historique, question à laquelle Fontenelle et Valincour, en 1678, répondent par la négative.
5Le troisième grief est moral. Les adversaires du modèle galant avancent que le héros flanqué d’une maîtresse porte atteinte à l’honnêteté du spectacle tragique. Si la moralité de ce dernier peut être sauvée, opinion contre laquelle se dressent les augustiniens, c’est par la seule représentation d’un amour vertueux, celui-ci résidant pour Corneille, Le Jay, Porée et Perrault dans l’exemple de l’amour héroïque à imiter, pour Villiers et Marsy dans le contre-exemple de l’amour dFumaroli nommeévastateur à fuir.
6L’élaboration relativement tardive du réquisitoire contre la galanterie au théâtre engendre le mythe critique d’une tragédie romanesque et galante qui naîtrait en 1660. Il n’en est pourtant rien et c’est bien dès la réapparition de la tragédie, en 1634, que celle-ci est confrontée à la tentation du modèle galant, modèle politique et poétique. Au plan politique, la galanterie est perçue par ses partisans comme un signe distinctif de la nation française, une marque de l’ethos du peuple français galant qui se voit pourvu, selon la même mythologie, d’une langue qui ajoute à la clarté les qualités de la douceur et de la grâce. Saint-Evremond loue ainsi « le caprice noble et galant » des Français qui rend les étrangers jaloux1, et Fontenelle caractérise régulièrement la nation française par son élégante galanterie. Même Rapin, qui par ailleurs n’aime pas la galanterie dans le théâtre tragique, lorsqu’il aborde la question du génie des nations, caractérise la nation française par sa galanterie, pour l’opposer à la nation anglaise qui se situe du côté de la brutalité2. En 1719, Du Bos, examinant le caractères des nations en fonction des climats, trouve que la raillerie est une trait distinctif des Français et rapporte que les Gaulois étaient déjà dépeints avec ce trait de caractère dans Tite-Live3.
7Galanterie de la nation française, galanterie aussi de la langue française dont Le Laboureur célèbre la délicatesse en 1667 dans son ouvrage Des Avantages de la langue française sur la langue latine. Le Laboureur rend hommage à ce que M. Fumaroli nomme « l’eros langagier4 », dont les langues mortes sont dépourvues5. Comme l’explique M. Fumaroli, l’amour de la langue vivante est soutenu « par les images de l’enfance, de la douceur du sein maternel et plus généralement de l’eros pastoral, lié à l’âge d’or, au paysage des origines6 ». La sensualité de la langue française serait à l’image d’une nation reconnaissable à sa galanterie.
8Au plan poétique, des signes sont perceptibles dès 1634, qui montrent combien le modèle galant tente la tragédie, en d’autres termes combien l’héroïsme aristocratique et généreux ne saurait présider seul à la peinture du personnage. Loin que la peinture du héros obéisse à deux modèles qui se succèdent dans le temps, comme le voulait P. Bénichou, le modèle héroïque jusqu’à la Fronde puis le modèle augustinien ensuite, la tragédie hésite d’entrée de jeu entre deux possibilités, une peinture selon le canon du vieil idéal tragique, où le héros est viril, militaire, et a le verbe haut, et une peinture selon le canon du nouvel idéal galant, où le héros est urbain et apprécie la compagnie des femmes.
9Cette tentation galante se mesure à plusieurs indicateurs. C’est tout d’abord un langage spécifique, véritable rhétorique des agréments, qui, très tôt dans le siècle, gagne le parler des personnages tragiques. Ce langage qui multiplie compliments et mots d’esprit graves, lettres et questions d’amour, unit les deux versants de la galanterie, civilité mais aussi art de parler d’amour aux femmes ; et s’il se généralise considérablement dans les années 1660, il point bel et bien dès 1634. Les années 1660-1670 sont en effet bien moins celles de l’apparition du langage galant que celles de sa théorisation, le P. Bouhours en particulier analysant le style gracieux en 1671 dans La Manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit.
10C’est aussi l’exigence de galanterie dans le comportement qui, là encore très tôt dans le siècle, se fait impérieuse, visible aussi bien au plan pratique qu’au plan théorique. Au plan pratique, les textes de circonstance sont sur ce point très révélateurs. Pour condamner un personnage, on l’accuse d’être un fier-à-bras, un rustre, un provincial, on l’accuse d’ignorer les lois de la pudeur. Les textes polémiques de la querelle du Cid contiennent, dès 1637, tous ces griefs et montrent la profondeur de l’exigence de galanterie dès les premières années de la tragédie rénovée au xviie siècle.
11Et, au plan théorique, le comportement d’homme du monde est bel et bien celui que recommande La Mesnardière pour le héros tragique. Celui-ci refuse que le héros frappé par le malheur tonne, peste, blasphème, et conseille plutôt que le malheureux gémisse de ses tourments. Condamnant la vieille fureur tragique, La Mesnardière préconise d’orienter la tragédie renaissante sur la voie élégiaque. L’amour étant traditionnellement source de pleurs, de soupirs et de gémissements, le personnage peut se laisser aller, sous le coup de cette passion, à la langueur et aux douces lamentations au sein même de la tragédie. C’est dire que considérer la dérive élégiaque comme une accusation proprement polémique, brandie avec mauvaise foi par l’abbé Villars critiquant la Bérénice de Racine, est franchement une erreur de perspective. C’est minimiser considérablement la tentation élégiaque qui parcourt toute la tragédie française du xviie siècle que de faire du jugement de Villars un simple hapax. Bien au contraire, la tentation élégiaque doit selon nous être considérée comme consubstantielle à la tragédie renaissante qui fait siennes les valeurs d’urbanité et de galanterie.
12Cette exigence de galanterie se manifeste enfin par la nécessité de trouver des substituts à la raillerie devenue malséante. Outre la voie élégiaque proposée par La Mesnardière, la seconde possibilité pour le personnage qui ne peut pas tonner consiste à railler. Très tôt dans le siècle, la raillerie perfide entre personnages féminins, qui leur permet d’éviter de s’insulter comme des harengères, est très employée des dramaturges, tout comme la raillerie cruelle pratiquée par des méchants et assimilable à une colère froide. En 1636, l’abject Tarquin dans la tragédie Lucrèce de Du Ryer pratique la raillerie cinglante, tout comme, vingt ans plus tard, l’Odatirse de Quinault (La Mort de Cyrus, créée en 1658) et en 1667 l’Attila de Corneille, tyran moderne, froid et rationnel. La raillerie, loin d’être un simple ornement de petit marquis français, comme le dira à l’envi Voltaire, se présente donc pleinement comme une réponse à une aporie poétique et c’est à ce titre qu’elle se rencontre très tôt dans le théâtre tragique
13À la lumière du modèle galant, sous l’effet du goût des larmes, les héroïnes trop fières lorsqu’elles sont amoureuses semblent déplaire. Dès le renouveau de la tragédie leur sont préférées des héroïnes peintes selon le mode mondain, qui célèbre deux humeurs contradictoires, les enjouées ou les mélancoliques. Du fait sans doute qu’elles s’adaptent plus facilement à l’univers tragique, ce sont les mondaines mélancoliques, présentes sous leur aspect traditionnel ou, à partir d’Andromaque, dans leur nouvelle condition d’ » héroïdes », qui concurrencent les héroïnes cornéliennes jugées trop rigides en ce qu’elles ne s’abaissaient, sous le coup de l’amour, ni à verser une larme ni à émettre un reproche. Si les héroïnes élégiaques se multiplient surtout après Andromaque, soit qu’elles soient entièrement inventées par l’auteur et construites comme des « héroïdes » (Ismène dans Argélie d’Abeille en 1673, Astérie dans Tamerlan de Pradon en 1675), soit, de manière piquante, que des héroïnes historiques violentes et cupides soient repeintes à la mode élégiaque (comme l’Agrippine de Boursault, dans Germanicus en 1673), les héroïnes mélancoliques en revanche sont présentes sur la scène tragique bien avant la Fronde, comme l’attestent la Sophonisbe de Mairet en 1634 ou la Bérénice de Boyer dans Tyridate en 1647
14M. Fumaroli, dans « La mélancolie et ses remèdes7 », soutient que le xviie siècle français a cessé, par rapport au siècle précédent, d’estimer l’humeur mélancolique. Si le soleil noir charme moins, ce serait à la fois parce que la France des guerres de religion, qui a « fait l’expérience collective de la manie, de la frénésie et de la mélancolie » en serait ressortie « avec le goût décidé de la santé8 » et parce que la France souhaiterait définir son identité et son style contre l’Espagne. Or l’Espagne, explique M. Fumaroli, se situerait du côté de la promotion artistique de la mélancolie, si bien que la France opterait a contrario pour la méfiance envers cette humeur. Les arguments avancés par le critique pour étayer cette idée sont toutefois discutables. Le déclin de Sénèque est lu comme une méfiance du xviie siècle envers la mélancolie. L’influence de Sénèque décroît-elle pourtant réellement au xviie siècle ? Une récente thèse9 montre qu’elle est moins voyante, mais non pas moins importante : les textes théoriques que sont La Poétique de La Mesnardière en 1639 et La Pratique du théâtre de d’Aubignac en 1657 ont beau critiquer certains aspects de l’esthétique sénéquienne, voire soutenir explicitement que le dramaturge n’est pas un modèle à suivre (« Je n’allègue point les Tragédies qui portent le nom de Sénèque, parce que ce sont de très mauvais modèles, et il y en a peu de raisonnables et pas une qui ne soit pleine de fautes et surtout aux Choeurs » écrit l’abbé d’Aubignac10), les dramaturges français n’en ont pas moins continué à se tourner vers le dramaturge latin. Dans la deuxième partie du xviie siècle en particulier, durant laquelle on considère généralement l’influence de Sénèque comme quasi nulle, il apparaît que le modèle sénéquien persiste sous la forme d’adaptations et non plus d’imitations (qu’il s’agisse d’imitations attachées ou d’imitations libres, selon la terminologie établie par Deimier en 1610 dans L’Académie de l’Art poétique français). La présence de Sénèque se modifie ainsi plus qu’elle ne disparaît.
15Et les héroïnes mélancoliques valorisées dans leur humeur abondent ainsi bel et bien au cours du xviie siècle, contrairement à ce qu’écrit M. Fumaroli. Après que la mélancolie féminine a conquis ses lettres de noblesse avec Madeleine de Scudéry, les mélancoliques de constitution ou à la suite d’un choc amoureux se font même particulièrement nombreuses dans le théâtre tragique, et ce dans les situations les plus variées. Mérope dans Chresphonte de Gilbert (1659), Fauste dans Maximian de Th. Corneille (1662), Cassandre dans Agamemnon de Boyer (1680) sont parmi les exemples les plus probants.
16Le modèle galant, loin de succéder chronologiquement au modèle héroïque, parcourt plutôt tout le siècle. Avant de se voir pleinement revendiqué par Pradon dans ses préfaces ou théorisé par Campistron qui ébauche un éloge du héros galant et français en vertu du vieux mythe gaulois de la gallicana urbanitas, ce modèle a été illustré par tout un courant de dramaturges, comme Benserade, Gilbert et surtout Quinault, qui proposent un théâtre tragique où triomphent délibérément les valeurs galantes.
17Dès le renouveau de la tragédie, modèle héroïque et modèle galant se concurrencent donc, sans qu’aucun ne parvienne à triompher de l’autre. Les concilier semble être la solution, si ce n’est que cette conciliation se révèle quasi impossible. Pour pourvoir le héros tragique masculin d’un langage poli et galant qui ne dénote pas avec son comportement viril et héroïque, le dramaturge peut soit opter pour l’honnêteté, lorsque le héros, admirable de courage dans son malheur, s’abstient de jurer (tel est le cas de l’Antiochus et de l’Héraclius de Corneille), soit opter pour l’honnête complaisance, lorsque le héros manie avec bonheur la dissimulation (comme l’Othon de Corneille), soit enfin choisir pour héros un personnage historique connu pour allier qualités militaires et qualités mondaines, et masquer ensuite lors de la peinture, sous un vernis galant, le défaut que le personnage historique ne manque pas d’avoir. Dans ce dernier cas de figure, l’entreprise est délicate : réussie sur le César de Corneille, elle semble manquée dans le cas de l’Alexandre de Racine. En ce sens, la récurrence de certains héros masculins, que l’on reproche traditionnellement à la tragédie, accusée de manquer d’originalité dans le choix de ses personnages, naîtrait d’un problème de « mœurs », de la difficulté à peindre harmonieusement un personnage masculin selon deux codes contradictoires.
18Si la conciliation des idéaux tragique et galant est délicate dans le cas du personnage masculin, elle s’avère hautement problématique dans celui du personnage féminin. Certes les héroïnes éplorées sont conformes aux deux idéaux, à la fois à l’idéal traditionnel de la femme douce, pudique, qui s’afflige sur son malheur, et à l’idéal mondain des femmes mélancoliques, et cette double conformité peut aussi expliquer leur succès dans la production tragique. Mais l’idéal mondain célèbre aussi les femmes enjouées, taquines et spirituelles. Dans ce cas, comment la conciliation entre modèles tragique et mondain est-elle possible ? Quelques héroïnes historiques ou mythologiques qui sont des guerrières éperdument amoureuses de leur amant, telles Atalante, Diane et Bradamante, peuvent réunir ces exigences contradictoires. Mais dans le cas où l’héroïne sort tout entière de l’imagination du poète, il lui faut soit peindre une héroïne visionnaire qui se voit comme elle n’est pas, soit peindre une héroïne tantôt réservée, tantôt exaltée. Comme cette dernière solution, incarnée selon des critiques de l’époque par Chimène, s’est vue radicalement condamner lors de la querelle du Cid, il ne reste en fait au dramaturge que la possibilité de peindre une héroïne visionnaire, que celle-ci soit une mondaine qui se rêve héroïque (comme l’Infante du Cid et l’Angélique de Gilbert), ou, inversement, une virago qui se rêve délicate (comme la Sémiramis de Desfontaines, la Zénobie de l’abbé d’Aubignac).
19Devant la difficulté à combiner les deux modèles contradictoires que sont le modèle galant et le modèle tragique, la peinture des amants est de fait quasi toujours défectueuse. Une première solution pour compenser les défauts de cette peinture semble être de rechercher une source de pathétique en dehors de l’amour. Puisque le pathétique des amants, sans doute parce que ceux-ci sont mal peints, est moins lacrymogène, il faut trouver de nouvelles modalités au pathétique. L’épisode amoureux, dont le pouvoir est jugé défaillant, se voit ainsi rehaussé par d’autres sources qui semblent plus neuves et plus efficaces, en particulier le pathétique de la mère ou du père séparé de son enfant. Pradon, dans la préface de son Régulus, remarque ainsi que le procédé de l’épisode amoureux s’essouffle et innove dans sa tragédie en montrant sur scène un enfant qui s’exprime véritablement en enfant. Campistron quant à lui tire, à côté de l’épisode amoureux, la fable du côté des relations de tendresse qui existent entre parent et enfant.
20Une seconde possibilité consiste à renoncer à l’épisode amoureux et même à l’épisode de façon générale. Trois solutions existent pour étoffer une pièce qui, dépourvue d’épisode, serait trop courte. Quand la méfiance persistante à l’encontre de la musique de théâtre empêche souvent l’insertion de chœurs ou de ballets dans la tragédie, quand le recours massif à l’amplification condamne la pièce à trop de lenteur et de fixité et ne séduit plus guère après 1640, la contamination des sujets, malgré ses risques poétiques, apparaît comme la voie qui bénéficie de la plus grande faveur des dramaturges.
21La galanterie dans le théâtre sérieux n’est pas un phénomène chronologique mais bien un problème esthétique, même si l’on peut repérer quelques dates charnières dans le siècle, 1640 (Horace), 1658 (La Mort de Cyrus de Quinault), 1667 (Andromaque), 1677 (la Phèdre de Racine), 1702 (Électre de Longepierre).
22De 1634 à 1640 coexistent diverses sortes de tragédies. Les tragédies furieuses et sénéquiennes (comme le Thyeste de Monléon et dans une large mesure l’Hercule mourant de Rotrou) en côtoient d’autres infléchies par la mode galante, comme celles de Benserade. En 1640, Horace marque néanmoins le triomphe de la tragédie violente pour une période qui s’étend jusqu’à 1658 environ, date de La Mort de Cyrus de Quinault, même si un courant mondain et galant, minoritaire, existe. La majorité des tragédies suivent le modèle cornélien ébauché dans Horace : action principale historique proprement tragique et épisode dans lequel se voit cantonnée l’intrigue amoureuse. Scévole de Du Ryer, dont le sujet extrêmement violent a été l’objet de peu d’adaptations dramatiques, est ainsi emblématique de ces tragédies à l’action proprement tragique (en l’occurrence une tentative de régicide) où l’amour est cantonné dans un épisode inventé. À la violence des situations tragiques s’ajoute encore durant cette période celle des discours et des attitudes, comme le montre la comparaison entre la tragédie écrite par Boyer en 1647 sous le titre de Tyridate et sa réécriture en 1672 sous celui du Fils supposé. Un courant minoritaire, illustré principalement par Gilbert, accorde toutefois déjà la préséance à l’amour sur les valeurs traditionnelles, et en particulier sur l’héroïsme guerrier.
23La période 1658 (La Mort de Cyrus de Quinault)-1667 (Andromaque) est marquée quant à elle par le triomphe de la tragédie mondaine et galante : s’ouvre une période où l’esthétique de la douceur et de la galanterie triomphe pleinement dans le théâtre tragique, après avoir été minoritaire durant une vingtaine d’années. Les traits du discours galants se multiplient dans le langage tragique et a lieu une atténuation de la violence des situations, soit parce que l’action est celle d’une comédie héroïque et non celle d’une tragédie, soit parce que la tragédie modifie le dénouement historique jugé trop cruel (comme dans le Clotilde de Boyer), soit encore parce que la situation tragique ne s’étend pas à l’ensemble de la pièce (comme dans La Mort de l’empereur Commode de Th. Corneille). Cette période de triomphe des pures valeurs mondaines et des divers adoucissements se clôt avec Andromaque qui donne à voir un mélange de douceur et de fureur. Ce mélange des deux esthétiques semble durer dix ans, jusqu’à la Phèdre de Racine, en 1677. La période 1667-1677 semble donc marquée par le mélange de la galanterie et d’une authentique violence. Dans le domaine de la tragédie déclamée, le modèle d’Andromaque connaît de nombreuses imitations, la plus célèbre étant l’Ariane de Thomas Corneille. Par ailleurs, la tragédie lyrique, qui naît en 1672, peut être interprétée, avec C. Kinzler, comme une esthétique de l’ » horreur poétisée ». À côté de ce courant majoritaire de dramaturges mêlant douceur et violence, certains poètes, comme Pradon et Abeille, continuent de cultiver en revanche les pures douceurs mondaines, qu’ils portent parfois à leur paroxysme. La Phèdre de Racine amorce toutefois un déclin de la galanterie amoureuse, qui aboutit en 1702, avec l'Électre de Longepierre, au bannissement de l’épisode amoureux. Durant la période 1677-1702, même si le goût galant est encore vivace (dans la tragédie Thésée de La Fosse, la captive de Pyrrhus, Andromaque, devient pour la première fois amoureuse de son bourreau), des signes d’essoufflement se laissent nettement percevoir. Boyer, dans la préface d’Antigone, trouve ainsi que les tendresses d’amour sont devenues excessives et trop tyranniques dans la tragédie. Par ailleurs, le sujet très violent d’Electre, que Corneille condamnait comme le mauvais sujet par excellence, revient en force sur la scène tragique, alors qu’il n’avait pas été traité au xviie siècle. Une cascade d’Electre se succèdent à partir de 1678, date de l'Électre de Pradon, celle-ci étant suivie en 1702 par l'Électre de Longepierre et en 1708 par celle de Crébillon, sans compter, en 1750, la pièce de Voltaire intitulée oreste et traitant ce même sujet.
24La diachronie permet par ailleurs de saisir successivement les strates qui constituent le modèle galant dans sa globalité. Benserade le premier revendique pour ses tragédies un large public d’honnêtes gens (l’expression étant peut-être un euphémisme pour désigner la gent féminine, si l’on en croit les contemporains), tire des sujets tragiques qui auraient pu se prêter à un autre traitement du côté de la passion amoureuse, dans Cléopâtre (1635), La Mort d’Achille et la dispute de ses armes (1636) et Méléagre (1641), tout en peignant cette passion sans aucune condescendance, l’amour n’avilissant pas ses héros. Gilbert franchit une étape majeure dans la galanterie à deux titres. D’abord il radicalise le principe de l’épisode amoureux : selon Gilbert, nul héros masculin ne saurait couper à l’amour, et le farouche Téléphonte, traditionnellement occupé par sa seule vengeance, se met à avoir le coeur sensible dans Téléphonte (1641), avant d’être rejoint par Hippolyte en 1645. Ensuite Gilbert évacue la violence de la situation tragique dans Hippolyte (1645), où pour la première fois Phèdre devient la simple fiancée de Thésée, faisant ainsi disparaître l’adultère et l’inceste. Quinault, en appliquant dans son théâtre sérieux les ressorts hérités de la tragicomédie (action double, personnages superflus, fausses lettres), crée un univers extrêmement riche et original dans lequel les obstacles sont de faux obstacles, essentiellement des malentendus, et les personnages de vrais galants, qui choisissent sans hésiter l’amour contre l’honneur et le désir de gloire. Agrippa (1662) montre au plus haut point cette absence de dilemme chez tous les personnages : Albine choisit l’amour contre le devoir du sang et continuera à aimer le roi, même s’il a assassiné son frère. Mézence n’hésite pas non plus entre son honneur et son amour : il décide d’assassiner son oncle le roi pour plaire à celle qu’il aime. La principale innovation que Quinault apporte au modèle galant en construction est, outre la disparition du dilemme amour-honneur dans l’esprit du personnage, la varietas, mélange des genres et des tons caractéristique de l’esthétique galante et qui règne en maître dans son théâtre tragique. Au plan de la pratique, les diverses formes de galanterie semblent avoir été explorées à la fin des années 1660 : infléchissement du sujet vers la passion amoureuse, atténuation de la violence du dénouement, suppression d’un péril proprement tragique au profit d’un autre d’une nature moins violente, ajout d’un épisode amoureux inventé (et parfois opposé à l’histoire ou à la mythologie), peinture des héros en amoureux avant tout, discours galant des personnages tragiques. Les décennies qui suivent creusent en cela des voies déjà ouvertes. L’étape suivante dans la construction du modèle galant est maintenant sa revendication et sa légitimation théoriques, assurées par Pradon à partir des années 70 du xviie siècle ou dans les années 90, dans une moindre mesure, par C. Bernard et La Fosse.
25Mais même si le modèle galant se construit progressivement, même si certaines décennies cultivent plus que d’autres la galanterie, il est important de souligner que c’est dès la renaissance de la tragédie au xviie siècle que le poète tragique est confronté à la question de la galanterie. La tentation galante est bien un canon par rapport auquel tout poète de la période classique doit se situer et par rapport auquel il doit faire des choix. L’enjeu n’est rien moins que la création poétique.
Notes de bas de page
1 Saint-Evremond, « Goût et discernement des Français », dans Œuvres en prose, éd. cit., t. III, p. 126.
2 Rapin, Réflexions sur la poétique, p. 103.
3 Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, p. 256.
4 M. Fumaroli, Trois Institutions littéraires, « Le génie de la langue française », p. 282.
5 Louis le Laboureur, Des Avantages de la langue française sur la langue latine, 1667, p. 19 ; cité par M. Fumaroli, Trois Institutions littéraires, p. 282.
6 M. Fumaroli, ibid., p. 283.
7 Dans La Diplomatie de l’esprit. De Montaigne à la Fontaine, Paris, Gallimard, p. 403-439.
8 Ibid., p. 412.
9 F. de Caigny, « Imitation, traduction et adaptation des tragédies de Sénèque aux xvie et vxiie siècles en France », thèse soutenue à l’Université de ParisIV-Sorbonne en 2004.
10 D’Aubignac, La Pratique du Théâtre.
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