Chapitre IX. L’abandon de l’épisode amoureux
p. 309-341
Texte intégral
1Force est de constater que dès les années 1670-1680, l’épisode amoureux ne plaît plus guère. Il semble dès lors qu’il faille le supprimer, pour placer l’amour dans l’action principale ou pour le bannir tout à fait. Historiquement, cette suppression ne survient que tardivement, au début du xviiie siècle, pour des raisons que l’on attribue souvent à la pression des comédiens qui veulent des rôles d’amoureux. Corneille reconnaît ainsi que l’Infante n’est là que pour donner un rôle à la Beauchâteau, ce que Scudéry, dans ses Observations sur Le Cid, avait déjà dit très explicitement1. Certains critiques n’ont pas hésité à tirer de cet exemple fameux toute une théorie sur l’importance des rôles féminins à pourvoir. M. Descotes suggère ainsi que les rôles de femmes dans Corneille, qui paraissent souvent superflus, comme ceux de Sabine et de Livie, n’auraient peut-être pas d’autre raison d’être que de « donner de l’emploi » à une comédienne2. Et M. Descotes étaie sa thèse en avançant que Corneille s’est toujours montré soucieux du sort de ses actrices, notamment de celle nommée Marotte (tantôt identifiée à Marotte Beaupré, tantôt à Marotte Vallée) pour laquelle il souhaitait que l’abbé de Pure intervînt auprès de Boyer et de Quinault, afin qu’ils offrissent un rôle à la débutante3.
2Ce diktat, plus ou moins insidieux, des comédiens se nourrit de toute une tradition critique dont il semble difficile de distinguer la part de vérité et la part de légende. Bien avant M. Descotes, au tout début du xixe siècle, Geoffroy, dans ses Cours de littérature dramatique, met lui aussi en avant la tyrannie des comédiens pour expliquer que l’abbé Genest ait inséré dans sa pièce Joseph le personnage féminin d’Azaneth. La présence de ce personnage « froid et inutile » ne s’explique, écrit-il, que par la « complaisance pour quelque actrice qui voulait absolument un rôle dans la pièce nouvelle4 ». Au xviiie siècle, Voltaire a lui aussi longuement pesté contre les actrices qui veulent absolument jouer des rôles d’amoureuses, ce qui oblige à insérer des épisodes amoureux dans les pièces qui s’y prêtent le moins. Il raconte ainsi les difficultés rencontrées en 1718 pour faire jouer un Œdipe qui aurait été sans amour et développe sa pensée dans le Discours sur la tragédie en tête de son Brutus5.
3La pression des comédiens sur le dramaturge, de même que la féminisation croissante de la profession et le désir des comédiennes de jouer de grandes amoureuses, également évoqués par Voltaire, pour être réelle, n’en est pas moins selon nous une cause mineure pour expliquer la survie tardive de l’épisode amoureux. Celle-ci tient, nous semble-t-il, à un problème avant tout poétique, la difficulté à trouver des solutions satisfaisantes pour le remplacer. Si l’on veut supprimer l’épisode, deux possibilités existent en effet au plan de l’intrigue : soit l’action principale, qui roule sur l’amour, comporte un épisode de nature politique, soit l’action ne comporte plus d’épisode du tout. La première voie n’a guère séduit les dramaturges et la deuxième pose de sérieuses difficultés au plan même de la structure de la pièce. Comment se débarraser de l’épisode ? Car comme l’Amédée de Ionesco, l’épisode amoureux est encombrant et sa suppression malaisée : comment, sans épisode, faire en sorte que la pièce ne soit pas décharnée et couvre quelque deux heures de représentation ? Une première solution consiste pour le dramaturge à insérer de la musique dans sa tragédie. Cette solution néanmoins est loin de faire l’unanimité et nombreux sont les poètes qui entendent proposer une tragédie entièrement déclamée et unie. Deux issues seulement sont alors possibles : l’amplification et la contamination des sujets.
Le Remplacement de l’épisode amoureux par un épisode politique
4Si l’on reproche à l’épisode amoureux d’être épisode mais sans contester au plan théorique le fondement même de l’épisode, une solution consiste à opter pour une action principale ayant une matrice amoureuse, en conservant un épisode qui devient alors de nature politique. Au lieu d’une action politique dans laquelle s’enchâsse un épisode amoureux, le dramaturge enchâsserait un épisode politique dans une action roulant sur l’amour, comme c’est par exemple le cas dans la tragédie Pyrame et Thisbé (1674) de Pradon. Quand l’action principale a pour enjeu le mariage de Pyrame et Thisbé, l’épisode roule sur la rivalité entre la reine, amoureuse de Pyrame, et son fils, amoureux de Thisbé, pour accéder au trône.
5Concrètement, substituer à un épisode amoureux un épisode politique semble aisément réalisable pour le dramaturge, comme l’a montré M. Escola à travers l’exemple de l’Iphigénie de Racine6. Alors que la pièce racinienne comporte un épisode amoureux (le personnage inventé d’Eriphile aime passionnément Achille), M. Escola montre comment un épisode politique doublant l’épisode amoureux constituait un possible non négligeable pour le poète. Un des possibles de la pièce racinienne était en effet de faire de Calchas un manipulateur cynique qui aurait souhaité asseoir son propre pouvoir en divisant les chefs grecs, en dressant Achille contre Agamemnon. Eriphile, toujours éprise d’Achille, aurait pu s’entendre avec Calchas pour fomenter cette division : de la sorte Calchas régnait en maître sur les chefs divisés, et Eriphile empêchait le mariage entre Achille et Iphigénie pour tenter de conquérir Achille. L’épisode politique aurait ainsi roulé sur l’alliance de Calchas et d’Eriphile pour couper Achille d’Agamemnon, projet politique (« contre Achille armer Agamemnon ») qui anime régulièrement Eriphile mais qu’elle repousse sans cesse7.
6Pourquoi la pratique de l’épisode politique est-elle alors si rare ? Pourquoi l’épisode amoureux, quoique décrié, continue-t-il à être largement préféré à l’épisode politique ? Deux raisons majeures peuvent selon nous être avancées pour justifier le goût et la permanence relativement tardive de l’épisode amoureux. La première concerne les goûts du public, très friand semble-t-il d’histoires d’amour enchâssées, comme en témoigne la persistance de la lecture des romans baroques. Le goût plus ou moins honteux de Mme de Sévigné pour ces romans est célèbre. Lorsqu’elle entreprend, en 1671, de relire la Cléopâtre (1646-1657) de La Calprenède, la marquise insiste sur la responsabilité de son fils dans cette occupation jugée condamnable. « Mon fils », écrit-elle le 28 juin 1671, « fait lire Cléopâtre à La Mousse, et malgré moi, je l’écoute, et j’y trouve encore quelque amusement8 ». Elle questionnne sa fille sur l’origine de ce penchant coupable9 et, pour s’en excuser, allègue qu’elle lit l’ouvrage à ses « heures perdues », au moment de s’endormir10. Elle avance aussi qu’elle partage ce travers avec des amis aussi respectables que La Rochefoucauld et d’Hacqueville11, ou encore allègue la moralité du récit romanesque : « Il y a d’horribles endroits dans Cléopâtre, mais il y en a de beaux et la droite vertu est bien dans son trône12 ». Blâmant le style du romancier, « maudit en mille endroits », « détestable », ramassis de « grandes périodes de romans » et de « méchants mots13 », Mme de Sévigné ne peut s’empêcher de confesser qu’elle s’y laisse prendre « comme à de la glu ».
7La persistance de la lecture de ces romans baroques ne passe pas uniquement par une lecture privée, mais aussi par une approche collective, dans la mesure où bien des divertissements mondains trouvent leur origine dans un roman. Tallemant des Réaux raconte, dans un passage célèbre, les divertissements inspirés de L’Astrée qui ont cours dans l’entourage du cardinal de Retz14 et Charles Sorel décrit une pratique identique dans De la Connaissance des bons livres :
[Les romans] font une partie de l’entretien de plusieurs bonnes Compagnies où l’on dispute souvent lequel est le meilleur des Romans du Siècle, lequel est le plus agréable de leurs Volumes et quel de leurs personnages est le plus généreux ou le plus honnête Homme et le plus digne d’être aimé et si l’Auteur n’en a point fait quelqu’un autant ou plus vaillant et plus estimable que son principal Héros, ce que l’on tient pour une horrible faute15.
8Mais le goût persistant pour ces romans baroques et leur bonne connaissance tient peut-être surtout au fait que le roman bénéficie, paradoxalement, de la même grille de lecture que les essais de morale. L. Thirouin a pu étudier, pour mettre en lumière la pratique mondaine des moralistes classiques16, comment la marquise de Sévigné lit simultanément et de façon complémentaire les romans baroques et les Essais de morale de P Nicole, emploie le même vocabulaire pour décrire l’impression qu’elle retire des uns et des autres. Mme de Sévigné goûte les ouvrages du moraliste pour la qualité de l’introspection qu’ils mettent en œuvre de la même manière qu’elle se montre sensible, en lisant un roman, à la peinture de l’âme et des sentiments des personnages. Ce qui lui plaît dans les Essais de morale de P. Nicole, dont elle se dit incapable de faire une application intime, c’est la sévérité de l’auteur, la noirceur du monde qu’il décrit, qui flattent en elle la même fibre que les beaux sentiments et les exploits des romans. Quand elle lit P. Nicole, écrit la marquise, c’est bien pour « se divertir de ses angoisses », ce qu’elle attend aussi d’un texte spécifiquement littéraire. Comme l’écrit L. Plazenet, même si l’approche de Mme de Sévigné se révèle aux yeux de Nicole profane et sacrilège, il n’empêche que « le caractère fondamentalement descriptif du traité de morale contemporain et l’ambition éthique du roman jettent un pont entre l’un et l’autre17 ». Ainsi Mlle de Scudéry abandonne progressivement la fiction pour ne conserver de ses romans que les conversations et les entretiens qu’ils comprenaient, comme si Sappho, plus moraliste que romancière, les considérait comme la substantifique moelle de son œuvre. Mme de Sévigné observe ainsi le 15 septembre 1680 :
Mlle de Scudéry vient de m’envoyer deux petits tomes de Conversations. Il est impossible que cela ne soit bon, quand cela n’est point noyé dans son grand roman.
9Une seconde raison proprement dramatique pour expliquer la persistance de l’épisode amoureux nous est suggérée par Corneille lui-même. La rivalité amoureuse semble être selon lui la meilleure couture thématique pour mêler action principale et action secondaire. Dans ses Discours, Corneille oppose en effet les « premiers acteurs » à ceux qu’il appelle « les seconds amants18 », comme si les personnages épisodiques avaient vocation à être amoureux, comme si l’épisode devait rouler sur l’amour plutôt que sur la politique. Cela peut s’expliquer par le fait que l’action principale ne doit pas pour Corneille rouler simplement sur une affaire d’amour : si le péril est la simple perte d’une maîtresse, on ne saurait selon lui qualifier l’action de tragique. Second rang donc pour l’amour, mais second rang nécessaire tant l’amour, s’il n’est pas la plus noble des passions, est bien celle qui touche le plus : l’amour « a toujours beaucoup d’agrément », écrit Corneille dans son premier Discours19. Aussi est-ce un exemple ayant pour matière l’amour que donne Corneille pour illustrer le fait que les sentences ne doivent point être trop générales20 ; aussi est-ce l’exemple de la passion amoureuse que prend Corneille pour douter de l’efficacité de la purgation des passions : rien ne dit qu’en voyant le malheur de Rodrigue et Chimène, les spectateurs soient purgés de l’envie d’être passionnément amoureux21.
10Inverser le lien de subordination habituel des actions politique et amoureuse dans la tragédie, choisir une matrice roulant sur l’amour et la doubler d’un épisode politique, est une pratique qui semble avoir été très rare. Son manque de succès semble moins s’expliquer, au plan dramaturgique, par une difficulté poétique particulière qui serait posée au poète que par la nécessité qu’il y a selon Corneille à opter pour une matrice tragique qui comporte un enjeu strictement politique (péril de mort ou de bannissement pour le héros ou menace envers l’État). Au plan du public, le goût pour les histoires d’amour enchâssées, qui se manifeste dans la permanence de la lecture des romans baroques, peut également expliquer que l’épisode amoureux se mantienne bien au-delà des critiques qui lui sont faites en masse dès 1660. Au vu de l’échec de l’épisode politique, une seconde solution consiste à supprimer purement et simplement l’épisode, contesté par ailleurs dans son principe même pour son côté artificiel et sa luxuriance. Des tragédies sans épisode peuvent-elles s’envisager ? Pour étoffer un sujet rendu trop maigre par l’absence d’épisode, le dramaturge peut en premier lieu insérer de la musique dans son texte.
L’insertion musicale
11Insérer de la musique dans la tragédie ne signifie pas placer de la musique entre les actes. Au plan théorique en effet, les entractes ne relèvent pas du poème dramatique (ils sont extra-poétiques), et au plan pratique, l’entracte, temps de rupture de l’illusion théâtrale, est déjà souvent occupé par des intermèdes musicaux. Quand les intermèdes entre les actes peuvent être de natures diverses (scènes de farce par exemple), la musique est célébrée parce qu’elle permet de rompre en douceur l’illusion théâtrale, donnant loisir au spectateur de faire réflexion sur ce qu’il a vu. D’Aubignac explique ainsi :
C’est pourquoi les Poètes ont conservé ces Intervalles, afin que la Musique, qui n’est point partie de l’Action Théâtrale, facilite cette agréable illusion qu’il faut faire aux Spectateurs ; car l’imagination se trompe bien plus aisément, lorsque les Sens ne s’y opposent point ; aussi quand nous sommes quelque temps sans voir aucun Acteur sur la Scène, et que la représentation sensible est interrompue par un divertissement qui porte notre esprit ailleurs, nous prenons volontiers ces moments pour des heures entières, outre que le désir de voir la suite de l’Action nous donne de l’impatience, et cette impatience persuade alors à notre imagination qu’il y a déjà longtemps que nous attendons22.
12Insérer de la musique dans le poème tragique signifie donc bien placer de la musique à l’intérieur des scènes. Par ailleurs, pareille insertion pour combler l’absence d’épisode semble une voie d’autant plus intéressante qu’au plan de la structure, les tragédies comportant en leur sein une grande part de musique, qu’il s’agisse de la forme héritée de l’Antiquité des chœurs ou de la forme pleinement moderne des ballets, présentent un épisode absent ou atrophié : la musique semble alors bel et bien complémentaire de l’épisode.
Musique à l’antique : les chœurs
13Le poète tragique peut installer des chœurs sur la scène tragique : ceux-ci, au sein du poème, commenteraient et déploreraient les malheurs du héros, selon la pratique des Anciens. En plein xviie siècle, cette pratique semble en fait envisageable pour le seul dramaturge qui choisit un sujet religieux, ce dans les théâtres de collège bien sûr, mais aussi dans les théâtres professionnels. B. Louvat observe ainsi que certaines tragédies religieuses jouées sur des théâtres professionnels comportent encore des chœurs en 1658, en 1661 ou en 167723. Mais dans le cas où le sujet est profane, le dramaturge, sur les scènes professionnelles mais aussi rapidement dans les théâtres des jésuites, n’use plus du chœur dont la forme apparaît très démodée dès 1630, Hardy ne l’employant déjà que dans une minorité de ses pièces24. Pourquoi le chœur a-t-il disparu et une renaissance semble-t-elle possible ? Selon B. Louvat, c’est l’esthétique de la vraisemblance, qui se met en place avec Chapelain et trouve sa forme la plus aboutie avec d’Aubignac, qui conduit à la marginalisation de la musique, celle-ci devenant incompatible avec le projet qui prône l’exacte adéquation du lieu fictionnel, du temps, et du langage de la fiction, avec le lieu, le temps et le langage réels. Quant à un éventuel rétablissement des chœurs, d’Aubignac le juge peu probable, en ce qu’il ne serait motivé que par le désir de donner plus de pompe aux représentations.
14Au plan stucturel pourtant, il semble y avoir équivalence entre le chœur et l’épisode. Corneille évoque explicitement cette équivalence :
Le retranchement que nous avons fait des Chœurs nous oblige à remplir nos Poèmes de plus d’Épisodes qu’ils [les Grecs] ne faisaient, c’est quelque chose de plus, mais qui ne doit pas aller au-delà de leurs Maximes, bien qu’il aille au-delà de leur pratique25.
15Et de manière révélatrice, les théoriciens des années 1630-1640 expliquent souvent le recours à l’épisode amoureux comme une manière de pallier l’absence des chœurs. Dans le renouveau de la tragédie des années 1630, la pièce La Mort de César, dépourvue d’épisode amoureux, aurait ainsi hésité un moment à introduire en son sein des chœurs, selon R. Garapon. Selon ce critique, la présence du chœur dans la tragédie sans épisode qu’est La Mort de César aurait été bel et bien été envisagée par Scudéry. Remarquant à juste titre que la pièce comprend quatre ou cinq cents vers de moins que les pièces de la période classique, R. Garapon suppose que ces vers étaient ceux qui revenaient au chœur, que Scudéry aurait envisagé d’écrire, mais n’aurait en définitive pas osé composer, tant les chœurs devenaient l’emblème d’une esthétique archaïque26. Cette hypothèse semble d’autant plus intéressante que le Cesare de Pescetti, dont Scudéry s’est indéniablement inspiré selon D. Moncond’huy27, comportait précisément des chœurs.
16Si l’épisode amoureux est perçu comme un substitut du chœur en 1630, on peut penser qu’inversement, au moment où l’épisode amoureux a disparu, le chœur a été rétabli. Sans démentir cette hypothèse, la pratique ne la confirme pas non plus tout à fait. Une tentative de rétablissement du chœur semble bien avoir eu lieu au moment où l’épisode amoureux mourait. L’épisode amoureux est supprimé en effet pour la première fois en 1702, grâce à l'Électre de Longepierre, tout en continuant à exister dans le théâtre tragique encore une dizaine d’années, comme le montre l'Électre (1708) de Crébillon. Or la première tentative de réinsertion du chœur dans une tragédie profane jouée sur un théâtre professionnel semble être celle de Voltaire, en 1718, lorsqu’il fait jouer son Œdipe à la Comédie-Française. Écrivant douze ans plus tard à son ancien maître, le père jésuite Porée, Voltaire dit, avec une sincérité suspecte, avoir voulu à l’origine, sur les conseils de l’helléniste Dacier, non seulement rétablir l’usage du chœur, mais même introduire des chœurs dans presque toutes les scènes de la tragédie. Il y aurait renoncé, dit-il, sous la pression des comédiens. Plus vraisemblablement, ainsi qu’il l’explique lui-même dans sa Lettre VI sur Œdipe, Voltaire a sans doute choisi d’emblée de n’introduire le chœur que dans les scènes publiques :
La présence continuelle du chœur dans la tragédie me paraît encore plus impraticable [que dans les intervalles des actes]. L’intrigue d’une pièce intéressante exige d’ordinaire que les principaux acteurs aient des secrets à se confier. Eh ! le moyen de dire son secret à tout un peuple ? C’est une chose plaisante de voir Phèdre, dans Euripide, avouer à une troupe de femmes un amour incestueux, qu’elle doit craindre de s’avouer à elle-même.
17Seules les scènes où il y va de l’intérêt de tout un peuple peuvent se satisfaire d’un chœur, car le chœur « ajoute plus de pompe au spectacle » et serait ainsi particulièrement inadapté dans les scènes de confidences et de tête-à-tête, explique Voltaire en reprenant exactement l’argument de la pompe et de la vraisemblance qui était celui de d’Aubignac au xviie siècle. Aussi ceux qui prônent un emploi plus large du chœur sont-ils d’incurables nostalgiques :
… il y a encore aujourd’hui des savants qui ont le courage d’assurer que nous n’avons aucune idée de la véritable tragédie, depuis que nous en avons banni les chœurs. C’est comme si, dans une même pièce, on voulait que nous missions Paris, Londres et Madrid sur le théâtre, parce que nos pères en usaient ainsi lorsque la Comédie fut établie en France. […]
18Mais le chœur remplace-t-il vraiment chez Voltaire l’épisode amoureux, qu’il critique par ailleurs ? Non : son Œdipe, pour avoir des chœurs, comporte malgré tout un épisode amoureux, épisode il est vrai sans enjeu (puisque Jocaste est maintenant résolument tournée vers son époux Œdipe et que Philoctète, l’ancien amant de Jocaste28, a reconverti sa fougue amoureuse en fougue guerrière), et épisode très réduit au plan structurel29. Si l’on se fie à l’exemple d’Œdipe, il apparaît donc que le chœur ne semble pas selon Voltaire pouvoir systématiquement remplacer un épisode amoureux, du fait du nombre restreint de ses conditions d’usage. Non seulement il faut un sujet qui roule sur le destin d’un peuple, mais encore le chœur dans ce type de sujet ne peut être présent que dans les scènes qui exigent une troupe de témoins. Dans la perspective de Voltaire, le chœur seul ne semble donc pas suffire à remplacer l’épisode amoureux.
19Mais une autre forme de musique, non héritée des Anciens quant à elle, paraît toutefois pouvoir être insérée dans la tragédie déclamée pour compenser l’absence d’épisode amoureux : il s’agit du ballet.
Musique moderne : airs vocaux et ballet dans la tragédie
20La complémentarité entre musique de théâtre et épisode se donne également à lire dans des tragédies non unies, dans les tragédies à machines que sont Les Amours de Jupiter et Sémélé (1666) de Boyer, Psyché de Molière, Corneille, Quinault et Lully (1671) et Circé (1675) de Th. Corneille, les pièces de Boyer et Molière-Corneille comportant en leur sein un ballet.
21Le ballet, né du bal à l’italienne à la fin du xve siècle, se fixe en France vers 1580 : on considère généralement le Ballet comique de la Reine (1581) de Balthazar Beaujoyeux comme la réalisation du projet de synthèse artistique envisagé par la Pléiade. B. Beaujoyeux fait en effet rédiger les poèmes, écrire les musiques, dresser les décors et régler une suite de danses sur une fable qui a pour sujet les dieux délivrant Ulysse de Circé. Pour perpétrer le souvenir de ce spectacle mémorable, on publie le livret et on fixe dans des gravures ou des tapisseries les scènes les plus importantes. C’est également dans la décennie 1580 que paraît le premier traité français sur la question, L’Orchésographie (1588) de Toinot d’Arbeau. C’est néanmoins sous Louis XIV, à partir de 1643, que, selon Ph. Hourcade, le ballet devient quasi omniprésent30, par le nombre de ballets représentés, par l’importance des témoignages dont l’on dispose à leur sujet, par la multiplication des poétiques. La réflexion sur la poétique du ballet se fonde en effet sur six textes, produits entre 1641 et 168231, les plus célèbres étant les deux textes du P. Ménestrier, Remarques pour la conduite des ballets (1658) et Des Ballets anciens et modernes selon les règles du théâtre (1682). Le ballet, par ses multiples composantes, parce qu’il est souvent pensé au xviie siècle comme une comédie muette (c’est là une définition qui vient notamment sous la plume de Molière32) apparaît naturellement apparenté aux genres dramatiques. Parmi de nombreux exemples, le 19 février 1660 est donnée une séance gratuite, en l’honneur de la paix, à l’Hôtel de Bourgogne où la tragédie Stilicon de Th. Corneille est accompagnée d’une ballet sans titre33. L’usage de l’emboîtement du ballet dans la tragédie fut extrêmement répandu, note Ph. Hourcade34, et ce aussi bien dans les théâtres professionnels que chez les bons pères jésuites, où il occupe une place prépondérante, couplé à une pièce dramatique avec laquelle il entretient une parenté thématique35. Mais le ballet peut aussi figurer, certes de manière plus rare, dans la tragédie, c’est-à-dire à l’intérieur des scènes proprement dites.
22La première tragédie à comporter, conformément au goût moderne et galant, un ballet en son sein est la pièce de Boyer Les Amours de Jupiter et Sémélé (1666), ainsi que l’a montré B. Louvat36. À partir d’Andromède (1650), la musique apparaissait bien dans les tragédies à machines, mais elle pouvait ne pas occuper une place capitale et servir surtout à couvrir le bruit déplaisant des machines. C’est Les Amours de Jupiter et de Sémélé de Boyer (1666) qui accorde pour la première fois une tout autre place à la musique : aux côtés des chœurs et des airs on trouve des entrées de ballet. Commandée à Boyer par le Théâtre du Marais soucieux de concurrencer la comédie-ballet, cette pièce comporte d’authetiques ballets aux côtés des pièces vocales.
23Or, si l’on examine la structure des Amours de Jupiter et Sémélé de Boyer, il apparaît qu’à cette importance de la musique correspond un épisode amoureux atrophié, comme si épisode et musique de théâtre étaient complémentaires. En effet, la pièce comporte indéniablement un épisode amoureux, par le biais du personnage épisodique inventé qu’est Alcméon. Alcméon est introduit comme l’ancien amant de Sémélé, qui l’a délaissé au profit de Jupiter, tandis que le jeune homme abandonné lui reste fidèle. Mais l’épisode amoureux, s’il existe bel et bien, est réduit à sa portion congrue. En quoi en effet entrave-t-il l’action principale ? En quoi Alcméon empêche-t-il les amours de Jupiter et de Sémélé ? Jusqu’à l’acte IV, l’amant ne demande rien pour lui et ne cautionne pas que le père de Sémélé veuille les marier contre la volonté de celle-ci. De même, quand Junon lui révèle qu’il a pour rival Jupiter et lui propose de perdre Sémélé, Alcméon refuse, arguant qu’il l’aime toujours et ne veut rien entreprendre contre son bonheur. Et à l’acte IV, quoique Alcméon change d’avis, ce revirement ne lui sert guère. Bien que le père de Sémélé, le roi, et lui-même souhaitent exécuter ce mariage, les dieux s’y opposent : l’Hyménée s’envole et le temple recule. Et quand le roi décide de s’en remettre à Pallas, il ne consulte que Jupiter déguisé en Minerve, amant partisan, en croyant consulter la sage déesse. Bref, Alcméon n’agit guère et quand il se décide à agir en vue de son intérêt, cette action est réduite à néant en peu de temps. C’est dire que la fonction d’Alcméon semble être surtout de permettre les atermoiements de l’héroïne (à deux reprises dans la pièce37, celle-ci ressent un reste d’amour pour son ancien amant), et les comparaisons galantes entre les charmes d’un amant humain et ceux d’un amant divin38.
24Le peu d’importance du personnage épisodique d’Alcméon, qui est entièrement absent de l’acte III et qui n’apparaît à l’acte V que pour mourir, est contrebalancé, au plan de la structure, par l’importance de la musique, et tout particulièrement des ballets. Une première entrée de ballet, celle des fureurs poétiques, clôt le Prologue et marque la suprématie de la muse tragique. Deux entrées de ballet sont insérées dans la tragédie elle-même et parfaitement intégrées à l’intrigue. Un Ballet des Plaisirs, de la Jeunesse et des Amours survient à la scène 3 du troisième Acte et un ballet des fantômes débute à la fin du quatrième acte. À l’acte III ensuite, Sémélé est transportée dans un jardin enchanté, et Jupiter charge Vénus de la divertir. Enfin, à la fin de l’acte IV, les Fantômes ont pour fonction d’avertir Sémélé de son erreur.
25Cette complémentarité entre insertion musicale et épisode amoureux, qui permet de penser la musique comme substitut à ce dernier, se confirme dans Circé de Th. Corneille. Circé, « tragédie ornée de machines, de changements de Théâtre, et de Musique », est donnée par Th. Corneille en 1675 au théâtre Guénégaud. C’est dire que la pièce ne tient pas compte du monopole détenu par Lully de la musique au théâtre, monopole acquis en 1672 après le rachat à Perrin de son privilège par le Florentin. Enfreignant l’interdiction39, Th. Corneille s’assure le concours de Charpentier pour la composition de la musique de sa pièce, qui comporte de nombreuses insertions musicales. Outre une ouverture à la française, la pièce contient cinq chansons pour voix seule, quatre dialogues et deux chœurs. Les entractes sont remplis par des danses et l’intermède du quatrième au cinquième acte présente des pantomimes pour lesquelles Charpentier écrivit une musique.
26Or dans cette pièce où abondent les insertions musicales, l’épisode amoureux semble occuper une place assez modeste. Aux personnages présents dans le xive livre des Métamorphoses d’Ovide, Th. Corneille ajoute le personnage inventé de Mélicerte, « prince de Thèbes », aimé de Scylla. Jusqu’à la première scène de l’acte IV, Mélicerte aime Circé qui a cessé de l’aimer, si bien que le schéma des amours de la pièce est parfaitement circulaire : Circé aime Glaucus qui aime Scylla qui aime Mélicerte qui aime Circé. À partir de l’acte IV, quand Circé a fait mettre à Mélicerte un anneau qui lui fait tout oublier de ses amours avec la magicienne et le rend à sa bien-aimée Scylla qu’il devait épouser, le couple Scylla-Mélicerte s’aime d’un amour réciproque. Le bonheur du personnage épisodique dure toutefois peu : quand débute le cinquième acte, Scylla, après une intervention de Circé entre l’acte IV et l’acte V, paie de retour l’amour de Glaucus, avant d’être transformée en monstre à la cinquième scène du dernier acte.
27Comme dans Les Amours de Jupiter et de Sémélé néanmoins, le personnage épisodique occupe, par sa présence sur scène et le nombre de vers qu’il prononce, une place modeste. Mélicerte, délaissé par deux femmes au cours de la pièce et finalement transformé en arbre par Circé, est absent de tout le premier acte, n’apparaît que lors d’une scène dans le second acte, dans le troisième et dans le quatrième, et dans deux scènes, dont l’une extrêmement courte, dans le dernier acte. Là encore, la musique insérée dans le poème tragique semble complémentaire de l’épisode amoureux.
28Ce principe de complémentarité est également observable dans une autre tragédie à machines qui laisse une telle place à la musique qu’elle s’intitule, dans l’édition imprimée de 1671, « tragédie-ballet40 », la Psyché de Molière, Corneille, Quinault et Lully41. B. Louvat a montré comment, avec le genre de la comédieballet, Molière a poussé jusqu’à ses limites extrêmes la synthèse de la musique et du théâtre. La pièce de Psyché, explique B. Louvat42, s’apparente au registre de la comédie-ballet dont elle constitue un pendant dans le registre noble, et tisse ainsi en permanence une liaison étroite entre le verbe et la musique, accompagnée de la danse. Dans la Psyché jouée à la Ville, celle qui fut publiée (de la Psyché représentée à la Cour, nous n’avons que le livret), le premier acte s’achève par un intermède présentant Psyché, dans un désert affreux, exposée pour répondre à l’oracle, tandis qu’ » une troupe de personnes affligées y viennent déplorer sa disgrâce ». Il est précisé qu’une partie de la troupe (une femme et deux hommes) chantent des plaintes en italien et que « ces plaintes sont entrecoupées et finies par une entrée de ballet de huit personnes affligées43 ». Dans le second intermède, la scène est changée en un magnifique palais, celui que l’Amour destine à Psyché, et « six Cyclopes avec quatre Fées y font une entrée de ballet, où ils achèvent en cadence quatre gros vases d’argent que les Fées leur ont apportés », cette entrée étant entrecoupée par un récit de Vulcain prononcé à deux reprises. Dans le troisième intermède, introduit par l’Amour demandant aux petits Amours et aux jeunes Zéphyrs de montrer à Psyché toute la joie qu’ils éprouvent à la voir, « il se fait une entrée de ballet de quatre Amours et quatre Zéphyrs, interrompue deux fois par un dialogue chanté par un Amour et un Zéphyr ». Le quatrième intermède se passe aux enfers, dans le palais de Pluton : « huit Furies en sortent, et forment une entrée de ballet, où elles se réjouissent de la rage qu’elles ont animées dans l’âme de la plus douce des divinités ». À la fin du dernier acte, lorsque Psyché est invitée par Jupiter à « prendre place au rang des dieux », les divinités « toutes ensemble par des concerts, des chants et des danses, célèbrent la fête des noces de l’Amour44 ». Quatre entéres de ballets se succèdent. Une première entrée est « composée de deux Ménades et de deux Égipans qui suivent Bacchus », une deuxième entrée « composée de quatre Polichinelles et de deux Matassins qui suivent Mome », une troisième entrée de ballet composée des « suivants de Mars, qui font, en dansant avec des enseignes, une manière d’exercice », enfin une dernière entrée qui présente « les troupes différentes de la suite d’Apollon, de Bacchus, de Mome, et de Mars […] [qui] s’unissent ensemble, et forment la dernière entrée qui renferme toutes les autres », tandis qu’ » un chœur de toutes les voix et de tous les instruments, qui sont au nombre de quarante, se joint à la danse générale et termine la fête des noces de l’Amour et de Psyché45 ». Les chants et les ballets, loin d’être de purs divertissements, développent la fable et concourent à la construction et à la compréhension de l’intrigue au même titre que les vers déclamés.
29Or, dans cette pièce où la musique, qui se voit donner une place de choix, est intimement imbriquée au vers, l’épisode amoureux n’est guère développé. Par rapport au texte d’Apulée et même à celui de La Fontaine, la Psyché dramatique de 1671 supprime les époux des sœurs46, présentées comme de vieilles filles impatientes de se marier47, et introduit deux personnages supplémentaires, Cléomène et Agénor, deux princes amoureux de Psyché sans que cet amour soit réciproque. Mais la place octroyée à ces deux personnages épisodiques inséparables et qui forment pour ainsi dire un doublon est minime. Ils apparaissent à l’acte I pour s’offrir en mariage à Psyché et refusent un peu cavalièrement ses deux sœurs, également à marier. Une fois Psyché exposée sur la montagne comme le demande l’oracle, ils attendent le monstre pour le combattre, s’élancent dans les airs pour affronter le serpent lorsque Psyché est enlevée par deux zéphyrs, et meurent, fracassés sur le sol. Il n’est plus question d’eux ensuite et ils ne réapparaissent brièvement qu’au cinquième acte, lorsque Psyché, descendue aux Enfers pour aller mettre dans une boîte un peu de la beauté de Proserpine, les croise : ils racontent alors leur propre mort et celle des sœurs de Psyché. L’épisode amoureux est, on le voit, fort ténu, inversement proportionnel encore à l’importance de la musique.
30Pourquoi la tragédie n’a-t-elle pas banni ses épisodes au profit d’airs musicaux et de ballets si à la mode dans les décennies 50 et 60, qui se seraient intégrés à la tragédie déclamée ? Au sein de la tragédie déclamée, des airs vocaux, des ballets auraient pu facilement trouver leur place (l’artifice le plus courant consistant à faire chanter les dieux), qui auraient ainsi pallié le problème d’une tragédie dont la représentation serait trop brève amputée de son épisode. Une première raison strictement historique et factuelle est à avancer : la tragédie à machines, seul sous-genre de la tragédie dans lequel pareille possibilité pouvait se réaliser, ne survit pas à la création de l’opéra. Et avant 1672, au moment où tout demeure théoriquement possible, deux raisons majeures semblent s’être opposées à l’extension de cette solution qui demeura limitée puisque la musique n’est présente, entre 1650 et 1672, que dans six tragédies à machines48. La première raison est une triste histoire d’argent. Pour s’offrir ces morceaux vocaux et ces ballets, le théâtre doit payer un compositeur, des musiciens, et des danseurs professionnels. Pour ce qui relève de la musique, il semble en effet que ce n’étaient pas les comédiens eux-mêmes qui prenaient en charge les pièces vocales, mais des chanteurs professionnels dissimulés dans les coulisses ou auxquels on donnait un rôle très secondaire dans la pièce. Cela explique les mentions telles que « chanson pour Melpomène49 » et l’introduction de chants sans chanteurs visibles. Ainsi, dans Andromède, un page de Phinée chante « sans être vu » un air destiné à Andromède50 et dans La Toison d’or, une voix chante « derrière le théâtre » à la scène 5 de l’acte III. La seconde raison tient au statut des musiciens durant cette période. Selon une hypothèse intéressante avancée par B. Louvat, les compositeurs professionnels n’étaient pas nécessairement disposés à écrire des musique de théâtre, sauf pour la Cour. Louis de Mollier, qui écrit encore la musique de Jupiter de Sémélé, des Amours du Soleil et des Amours de Bacchus et d’Ariane, ne constitue-t-il pas à cet égard une exception à la règle51 ?
31L’insertion de musique dans la tragédie atteint son point culminant en 1671 avec la création de Psyché, qui se présente comme l’union des arts recherchée depuis 1650. Psyché transporte la formule de l’alternance entre la poésie déclamée, la musique et la danse dans le registre de la tragédie. Mais si la musique acquiert une place prépondérante, elle ne prend pas le pas sur les autres arts. Réussite magnifique, Psyché peut néanmoins apparaître comme un hapax dans la production tragique de l’époque. Aussi le dramaturge recourt-il le plus souvent à des truchements qui sont ceux du seul verbe.
Amplification et contamination
32Étoffer un poème dramatique devenu trop court quand l’épisode est supprimé passe nécessairement, si le dramaturge entend proposer une tragédie unie entièrement déclamée, par les truchements de l’amplification ou de la contamination, ces deux solutions pouvant être combinées entre elles au sein d’une même tragédie.
Le recours à l'amplification
33Pallier l’absence d’épisode peut se faire en recourant à l’amplification sans que celle-ci passe toutefois, comme l’explique Ch. Delmas52, par l’approfondissement des « lieux » de la rhétorique, comme le faisaient les dramaturges de la Renaissance : « désormais, l’ornementation purement verbale, gratuite au regard de la progression dramatique, est dénoncée comme une intrusion incongrue du poète53 ». Ce ressort de « l’amplification motivée », pourrait-on dire, est largement employé dans les tragédies de 1634 jusqu’à 1640 environ. En l’absence d’épisode amoureux, la place dévolue aux récits et plus encore à la lamentation des personnages est imposante, occupant souvent deux actes de la tragédie.
34L’inconvénient de l’amplification excessive est toutefois de rendre la pièce assez statique, surtout si le cinquième acte est tout entier consacré à pleurer une catastrophe survenue au quatrième. En 1660, Corneille trouve ainsi ennuyeuse la dispute qui survient après la mort d’Achille, dans la pièce de Benserade : « La dispute du même Ajax et d’Ulysse pour les armes d’Achille après sa mort lassa fort les oreilles, bien qu’elle partît d’une bonne main54 ». C’est qu’une fois Achille mort, l’action est complète et « il faut n’ajouter rien au-delà, parce que quand l’effet est arrivé, l’Auditeur ne souhaite plus rien et s’ennuie de tout le reste55 ». Le seul contre-exemple moderne que donne Corneille est la Mariane de Tristan, dans laquelle les « déplaisirs d’Hérode », qui occupent tout le cinquième acte, ont « plu extraordinairement56 » :
Le contraire s’est vu dans la Mariane, dont la mort, bien qu’arrivée dans l’intervalle qui sépare le quatrième Acte du cinquième, n’a pas empêché que les déplaisirs d’Hérode, qui occupent tout ce dernier, n’aient plu extraordinairement. Mais je ne conseillerais à personne de s’assurer sur cet exemple. Il ne se fait pas des miracles tous les jours, et quoique feu M. Tristan, eût bien mérité ce beau succès par le grand effort d’esprit qu’il avait fait à peindre les désespoirs de ce Monarque, peut-être que l’excellence de l’Acteur, qui en soutenait le Personnage [Montdory], y contribuait beaucoup57.
35De fait, la Mariane (1636) de Tristan comporte même deux actes de pure amplification, qui ne servent nullement la progression de l’action. Si le dernier acte est tout entier consacré aux fureurs et aux plaintes d’Hérode, l’acte I roule quant à lui entièrement sur le songe d’Hérode, ce qui suppose une grande dextérité de l’auteur si l’on prend garde, comme le fait J. Morel58, que le songe en question n’est nullement prophétique puisque Aristobule, le jeune frère de Mariane, est déjà mort noyé par son beau-père quand Hérode fait ce songe. Ce songe qui est un souvenir hallucinatoire tourmentant le meurtier et non une prophétie permet une forte amplification, non seulement par la discussion sur les divers types de songes et la litanie rassérénante qu’il suscite, mais aussi par la discussion topique qu’il fait naître sur la foi à accorder aux médisances des domestiques (est-il vrai ou non que Mariane nomme Hérode « le tyran de l’État », « le meurtrier de ses pères », et appelle le peuple à se soulever ?).
36Il semble pourtant que cette condamnation d’actes de pure déploration soit assez tardive, et Corneille reconnaît lui-même avoir fait survenir la catastrophe au quatrième acte à ses débuts, sans que personne y trouve à redire59. La règle d’usage exigeant que la catastrophe survienne le plus tard possible afin que « les esprits demeurent suspendus60 » n’était pas du tout fixée dans les années 16361, si bien que la solution dramaturgique d’une longue amplification des sentiments des personnages était bel et bien envisageable pour le poète. Parmi de nombreux exemples, nous étudierons rapidement trois tragédies compensant l’absence d’épisode par un fort recours à l’amplification, La Mort de César de Scudéry, Crisante de Rotrou et La Mort de Mithridate de La Calprenède, créées toutes trois en 1635.
37C’est un long acte de déploration qui permet de remplir la tragédie sans épisode amoureux qu’est La Mort de César de Scudéry. D’un point de vue dramatique, c’est la fin de l’acte IV, s’achevant sur l’assassinat de César, qui constitue le dénouement de la pièce, et l’acte V est tout entier un acte de lamentation et de désespoir, de découragement et d’exhortation à la lutte. Cette longue déploration est un choix évident du dramaturge et ne peut être interprétée comme la maladresse d’un jeune auteur. Il était en effet aisé de rendre ce dernier acte dynamique : il suffisait de présenter le discours des conjurés au peuple romain. Si Brute et Cassie avaient exhorté le peuple à célébrer la mort du tyran, avant qu’Antoine, Lépide et Calphurnie ne présentassent le point de vue contraire (l’horrible assassinat d’un grand homme qui aimait les Romains), l’acte V aurait comporté un enjeu véritable, celui de l’adhésion du peuple romain à l’un ou l’autre clan. Cette possibilité avait d’ailleurs été exploitée par les historiens antiques et par Pescetti dans sa pièce de théâtre Il Cesare, que connaissait Scudéry62. Ce dernier en revanche ne crée aucun suspens sur la question du régime politique qui doit succéder à César. À aucun moment il ne laisse entendre que le peuple a été tenté de se ranger du côté des conjurés, mais préfère, de façon volontairement plus statique, montrer ceux-ci désavoués par les Romains. L’acte V, qui semble avoir été très apprécié des contemporains, s’intéresse alors exclusivement à la déploration de César, à sa vengeance et à la célébration à venir de ce grand homme63.
38Crisante de Rotrou compense également l’absence d’épisode par un recours à l’amplification. La part des lamentations des personnages, des visions hallucinatoires, y est très importante au regard des scènes d’action proprement dites. Dès le premier acte, les lamentations de Crisante, reine de Corinthe prisonnière des Romains, abondent : elle se plaint de ses revers de fortune et soupçonne également Cassie de vouloir la violer. Le second acte s’ouvre sur les lamentations d’Antioche, roi de Corinthe et époux de Crisante, qui vient de voir son royaume détruit par les Romains et qui s’inquiète pour son épouse. Au troisième acte débutent les longs remords de Cassie, qui, une fois le viol commis, est en proie à la tentation permanente du suicide. Les hallucinations de Cassie, qui se sent tué par Crisante ou qui croit voir les éléments se mélanger et la foudre tomber sur lui, occupent la moitié du quatrième acte. L’acte V est tout entier un acte de déploration : durant les trois premières scènes, Antioche se lamente, parfois dans d’authentiques stances, et prend enfin la décision de mourir, essayant même tour à tour deux épées pour se les passer à travers le corps. La dernière scène enfin, où Crisante jette aux pieds de son trop sceptique mari la tête de Crassie, s’achève par le suicide de Crisante et d’Antioche, aussitôt largement pleurés par leurs fidèles confidents :
CRATES [« gentilhomme d’Antioche »], pleurant :
Mon cœur reste immobile et ma voix interdite,
Que du dernier devoir quelqu’un de vous m’acquitte,
Je ne puis un moment respirer en ces lieux,
Ni sur ce triste objet porter encor les yeux.
39Particulièrement déploratrice est également La Mort de Mithridate de La Calprenède, où l’absence d’épisode amoureux64 est compensée par un très long lamento. Peu d’action en effet dans cette pièce, la meilleure preuve étant, comme l’a signalé J. Scherer65, l’ordre des scènes de rencontre entre Pharnace et les différents membres de la famille. Dans une dramaturgie de l’action, l’ordre des rencontres aurait eu un intérêt croissant, et les membres les plus susceptibles de fléchir Pharnace l’auraient rencontré en dernier. Dans cette perspective, Hypsicratée, qui n’est pas la mère de Pharnace, se serait présentée la première, puis seraient venues ses sœurs (liens de sang collatéraux), son père et enfin sa femme, celle qu’il aime le plus et peut-être même la seule personne qu’il aime vraiment. Or l’ordre suivi par La Calprenède est exactement inverse : quand Bérénice n’est pas parvenue à convaincre Pharnace, Mithridate ne peut qu’échouer, et encore davantage ses sœurs et sa belle-mère Hypsicratée. C’est dire que la perspective de La Calprenède ne consiste pas à s’intéresser à la lutte, mais plutôt à la déploration.
40Et de fait cette pièce, qui semble avoir été appréciée des contemporains66, est une longue plainte où l’action n’a guère de part. Pour s’opposer à son inexorable perte, Mithridate ne fait que deux tentatives. La première est un assaut contre les légions romaines qui assiègent la ville de Sinope, et elle est sans espoir : Mithridate, qui ne peut espérer modifier la situation militaire, souhaite seulement mourir glorieusement. La seconde action consiste à aller supplier Pharnace, qui ne fléchit véritablement à aucun moment. Son allégeance à Rome demeure constante, et par là-même l’issue de Mithridate et de sa famille ne fait pas de doute. En dehors de ces deux actions, la pièce n’est qu’une suite de supplications et de lamentations. Le quatrième acte en particulier est tout entier une longue supplication (il s’ouvre sur la famille de Mithridate le suppliant d’aller trouver Pharnace, se poursuit sur la longue et pathétique scène où Mithridate s’abaisse à prier son fils, et s’achève sur la supplication des sœurs de Pharnace, à genoux et en larmes devant leur frère, demandant le salut de leur père), tandis que l’acte V est un chant funèbre. Mithridate s’empoisonne, ainsi que sa femme et ses filles, à la première scène, mais le poison est suffisamment lent pour permettre aux protagonistes de mesurer sa progression au sein de leur corps mourant.
41Compter sur la seule amplification pour pouvoir se passer de la construction d’un épisode est un choix qui conduit inexorablement le dramaturge à composer une tragédie peu dynamique, au tempo très lent, la déploration prenant le pas sur l’action proprement dite. Pareille esthétique commence à paraître démodée dès 1640 : la contamination des sujets apparaît dès lors comme une voie préférable au poète dramatique.
La contamination des sujets
42Quand un sujet est à lui seul trop bref pour constituer la matière de cinq actes, la contamination consiste à mettre bout à bout deux sujets proches. Le premier risque, on le voit, est d’avoir une action double, constituée de deux périls qui ne font que s’enchaîner, en un mot de ne pas parvenir à une action unifiée. Le second risque, plus insidieux, tient à ce que les personnages peuvent voir leur caractère déformé, soit parce qu’il varie d’un péril à l’autre (la constance du caractère est alors défectueuse), soit parce que le personnage, pour échapper à ce travers, est d’entrée de jeu méconnaissable par rapport à son modèle historique, auquel cas c’est l’exigence de ressemblance qui se voit malmenée. Ces deux risques sont-ils inévitables ? Quelles tragédies relèvent la gageure avec succès ?
43La contamination de deux sujets peut tout d’abord entraîner une action non unifiée, où deux périls ne font que se suivre dans le temps. L’unité d’action est ainsi rompue dans Thémistocle (1646) de Du Ryer et, à la fin du siècle, dans Pénélope de Genest (1684). Thémistocle comprend une action dépourvue d’épisode et constituée de deux périls purement successifs et chronologiques. Le premier péril est le procès fait au héros éponyme, qu’on accuse d’être un espion à la solde de la Grèce. Thémistocle, bien qu’il ait sauvé les Grecs d’une défaite probable face aux armées de Xercès, a dû fuir la Grèce qui l’accusait d’être un tyran en puissance. Il a trouvé refuge à la cour de Xercès, mais certains Perses puissants pensent que ce n’est là qu’une ruse de Grec pour espionner de l’intérieur la cour perse. Thémistocle doit donc se défendre de cette accusation, et le péril n’est rien moins que sa vie. Si le roi est convaincu qu’il travaille pour l’ennemi, la sanction est celle du bannissement ou de la mort. De ce premier péril, le héros sort au début de l’acte III, une fois que son discours a convaincu le roi : celui-ci conclut en effet le discours de Thémistocle par « on ne peut l’attaquer sans m’attaquer aussi ». Débute alors un second péril, proprement amoureux : Thémistocle obtiendra-t-il la main de Palmis, qu’il aime ? Le roi met cette main au prix d’une guerre menée par Thémistocle contre sa patrie : pour épouser Palmis, Thémistocle doit accepter de conduire les armées de Xercès contre les Grecs.
44Lors du premier péril encouru par le héros, les opposants sont Mandane, sœur du roi, qui en veut à Thémistocle d’avoir tué son amant Cambise lors de la bataille de Salamine, et Artabaze, favori du roi qui veut avoir le même avis que Mandane afin que celle-ci accepte de lui donner la main de sa fille. Le seul adjuvant est Roxane, personnage dont le statut exact n’est pas précisé, mais qui semble être la confidente de Mandane67. Dans le deuxième péril en revanche, Mandane devient rapidement un adjuvant, aussitôt qu’elle a appris que son amant Cambise lui était infidèle et aimait également la sœur d’Artabaze. Thémistocle doit donc sortir de la terrible alternative formulée par le roi (il faut combattre la Grèce pour épouser Palmis) et combattre le jaloux Artabaze. La résolution de ce dilemme se fera, contre la vérité historique68, grâce à une pirouette, le terrible choix n’étant qu’une ruse du roi pour voir si Thémistocle s’abaisserait à trahir sa patrie.
45Comment ces deux pièces sont-elles cousues en une ? Grâce au personnage de Roxane, seul adjuvant commun aux deux intrigues, et qui assure la continuité entre les deux actions par le soutien indéfectible qu’elle apporte à Thémistocle. Roxane en effet, amoureuse de Thémistocle, prend d’emblée son parti quand il est accusé d’être un espion, mais l’aide aussi, plus paradoxalement, à obtenir celle qu’il aime, quand ce mariage ne peut que lui déplaire. Pour lier les deux actions, Du Ryer a construit un personnage à la grandeur d’âme extrême, prêt aux sacrifices les plus douloureux et prêt à mettre celui qu’il aime dans les bras de sa rivale69. Ce personnage, selon les conventions du xviie siècle, ne peut être qu’une grande dame, une princesse de sang, et la noblesse de Roxane expliquerait d’ailleurs le fait qu’elle assiste au procès de Thémistocle en compagnie des grands du royaume, du roi, de sa sœur et de son favori70. Mais Roxane ne peut toutefois être seulement une grande princesses qui se sacrifie. Elle doit simultanément dans la pièce assurer le rôle de confidente, non pas d’une personne, mais d’un ensemble de personnes : elle doit recevoir les confidences de Mandane et Artabaze, et être également la confidente de Thémistocle (pour lui recommander de se méfier des deux personnages précédents qui veulent le perdre71) et de Palmis (pour connaître l’amour qu’elle porte à Thémistocle72). Et quel personnage peut recevoir les confidences des grands sans qu’ils prennent la peine de cacher leur cœur, sinon un domestique ? Ainsi, Roxane devrait être à la fois une grande dame et une servante, ce qui est évidemment incompatible. D’où, peut-on penser, l’absence de caractérisation de Roxane par l’auteur dans la liste des personnages : si un blanc figure à côté du nom de Roxane, c’est tout simplement parce que le personnage est inqualifiable. Les frères Parfaict avaient bien perçu l’étrangeté et l’irréconciliable dualité de ce personnage, qui écrivent ave ironie :
Le rôle de Roxane est beau ; si n’étant que simple confidente elle est chargée de presque toute l’intrigue, ce n’est pas sa faute, c’est plutôt celle de l’auteur73.
46Au finale, Thémistocle ne peut guère apparaître aux dramaturges soucieux de supprimer l’épisode comme un modèle de pièce réussissant à étoffer un sujet historique trop bref, tant les deux actions successives se laissent nettement voir à cause de la liaison maladroite assurée par un personnage inventé, au statut problématique et de deuxième ordre dans l’intrigue.
47La tragédie Pénélope (1684) de l’abbé Genest, à la fin du xviie siècle, fournit un autre exemple d’action imparfaitement unifiée, constituée de deux périls purement successifs. Le premier péril, qui occupe les actes I et II, peut se formuler ainsi : la reine épousera-t-elle Eurimaque ? Le mariage est prévu pour le jour même quand se lève le rideau, mais Eurimaque se laisse une nouvelle fois attendrir par les larmes de la reine et ne refuse pas de lui accorder un nouveau sursis. Elle consentira, promet-elle, à épouser le roi de Samos, aussitôt que Télémaque sera revenu. Mais cette mesure dilatoire n’a pourtant pas l’effet escompté : contre toute attente, Télémaque, que l’on croyait mort à la recherche de son père, rentre au palais d’Ithaque quelques heures plus tard, à l’acte II. La reine, qui ne peut plus trouver aucune autre mesure pour temporiser avec les prétendants, et qui ne peut guère nourrir d’espoir de voir son fils, entouré d’une poignée de fidèles, retourner la situation, ne voit pas comment éviter ce mariage sinon en se donnant la mort. Pénélope échappera, décide-t-elle, au mariage avec Eurimaque en se tuant sur les autels de Minerve. C’est là la fin du premier péril.
48À l’acte III débute le second péril, qui a pour enjeu la reprise par Ulysse de sa place de roi d’Ithaque, en soumettant les prétendants. Cet acte s’ouvre sur l’apparition d’Ulysse, qui se fait passer pour un vieil étranger (condition plus noble, dans le cadre de la tragédie, que celle du mendiant homérique). À partir de cet acte III s’enchaînent, à un rythme rapide, d’un côté les scènes présentant les prétendants (Eurimaque amoureux de Pénélope, Iphise, la fille de celui-ci, amoureuse de Télémaque, Antinous le brutal ambitieux) faisant pression pour obtenir de Pénélope qu’elle épouse Eurimaque, et de l’autre les partisans du camp d’Ulysse (Ulysse, Eumée, Télémaque) se préparant à reprendre le pouvoir à Ithaque. Ce second péril s’achève avec la pièce : les trois dernières scènes racontent l’affrontement armé entre les deux partis, comment Ulysse semble vaincu avant que la fin du combat ne révèle que celui-ci, victorieux, a transpercé Antinoüs, tandis qu’Eurimaque est mort noyé après le naufrage de l’esquif sur lequel il prenait la fuite.
49Que l’action soit constituée de deux périls distincts n’a pas échappé aux critiques, à voir la défense de la pièce que fait l’auteur, misant sur l’unité d’intérêt créée autour du personnage d’Ulysse :
Depuis que Pénélope a ouvert la Scène, y a-t-il un vers qui n’ait rapport à Ulysse ? Il est vrai qu’il ne vient qu’au troisième Acte, mais c’est par toutes les dispositions précédentes, que son retour si désiré et si longtemps attendu, excite dans l’Assemblée ce transport et ces frémissements qui ne manquent point d’éclater dès qu’il paraît, et avant même qu’il ait parlé74.
50À la fin du siècle, si la succession de deux périls distincts sans unification de l’action est toujours perçue comme une grave faute poétique, pointe néanmoins la notion d’unité d’intérêt (sans que l’expression figure telle quelle) qui, bien qu’elle n’apparaisse encore guère convaincante, connaîtra ses heures de gloire au xviiie siècle, théorisée par La Motte qui est aussi l’initiateur de la formule75.
51Le deuxième risque encouru par une tragédie qui, en l’absence d’épisode, pratiquerait la contamination des sujets concerne non plus l’action, mais les caractères. Le personnage peut être mal peint, soit parce qu’il ne présente pas de constance dans son caractère (comme l’Antigone de Rotrou en 1637), soit parce parce qu’il ne ressemble pas au modèle historique dont il est inspiré (comme le Créon de Boyer en 1686).
52L’Antigone (1637) de Rotrou rompt bel et bien l’égalité de mœurs de l’héroïne éponyme. En traitant d’abord du combat fratricide entre Étéocle et Polynice, puis du désir d’Antigone d’enterrer son frère malgré les ordres de Créon, Rotrou contamine le sujet des Phéniciennes tel qu’il avait été traité par Euripide et par Sénèque avec celui de l’Antigone de Sophocle. Pareille contamination n’est d’ailleurs pas l’initiative de Rotrou lui-même mais celle de Garnier qui le premier l’avait pratiquée dans son Antigone. Une contamination de deux sujets antiques entraîne-t-elle inexorablement une duplicité d’action au plan de la dramaturgie ? C’est l’opinion de Racine, formulée dans la préface de La Thébaïde :
Ce sujet avait été autrefois traité par Rotrou sous le nom d’Antigone. Mais il faisait mourir les deux frères dès le commencement de son troisième acte.
Le reste était en quelque sorte le commencement d’une autre tragédie, où l’on entrait dans des intérêts tout nouveaux. Et il avait réuni en une seule pièce deux actions différentes, dont l’une sert de matière aux Phéniciennes d’Euripide, et l’autre à l'Antigone de Sophocle. Je compris que cette duplicité d’actions avait pu nuire à sa pièce, qui d’ailleurs était remplie de quantité de beaux endroits.
53La sévère critique de Racine doit en fait être nuancée. Il faut notamment rappeler que le poète écrit cette préface en 1675, à un moment où l’unité d’action se confond pour lui avec un idéal de simplicité très éloigné de la conception de l’action dramatique qui prévaut dans les années 1630. Il convient donc de s’interroger à nouveau sur le prétendu manquement à l’unité d’action de l’Antigone de Rotrou.
54Certes la duplicité des sources antiques entraîne une dualité de périls, mais l’unité d’action repose-t-elle sur l’unicité du péril (le fait qu’il y ait un seul et unique péril) ? Non, répond Corneille dans son Discours des trois unités, et l’unité d’action peut être réalisée même s’il y a deux périls successifs, pourvu que l’un entraîne inéluctablement l’autre :
Ce n’est pas que je prétende qu’on ne puisse admettre plusieurs périls dans [la tragédie], […] pourvu que de l’un on tombe nécessairement dans l’autre ; car alors la sortie du premier péril ne rend point l’action complète, puisqu’elle en attire un second76.
55L’unité d’action est en effet réalisée dès lors que l’action est unifiée, dès lors que les deux périls s’enchaînent selon un rapport de causalité et non selon un rapport de stricte succession. Tout dépend donc de la nature du lien (lien logique ou lien seulement chronologique) qui rattache les deux périls. B. Louvat a analysé en détail les éléments qui ont permis à Rotrou de préparer la seconde action et de la lier à la première, montrant ainsi que Rotrou tissait bien un lien de causalité entre les deux périls. Le dramaturge a tout d’abord pris soin d’introduire dès le premier acte les personnages principaux du drame d’Antigone77 qui figurent dans la seconde partie de la pièce. Il a également multiplié les effets d’annonce susceptibles de préparer la seconde action et de motiver le dénouement. Les premiers signes d’annonce sont mis en place à la scène 4 du premier acte, où Hémon puis Antigone évoquent la possibilité d’un événement funeste qui les séparerait. Antigone imagine aussi la mort de Polynice et sa conséquence : « joindre sa mort à mon cruel ennui,/Serait bien, cher Hémon, me tuer plus que lui78 ». La dernière scène du premier acte comporte un nouvel effet d’annonce : pressentant sa mort, Polynice prie Adraste d’avoir soin que « la terre […] couvre [sa] cendre », et de lui ouvrir « le passage à l’empire des morts,/Dérobant aux corbeaux le butin de [son] corps79 ».
56Deux oracles, situés au début du premier acte et dans la scène qui précède immédiatement le dénouement, permettent également d’unifier l’action. Le premier oracle, confus, ne vise pas explicitement Ménécée :
Thèbes, lors jouira d’un paisible repos,
Quand des dents de Python, la semence dernière
Satisfera pour tous, et perdra la lumière80.
57Mais comme Ménécée, qui est le dernier-né, a pris ces paroles pour lui, son sacrifice peut bien apparaître, dans la suite de la pièce, comme la première manifestation des vœux que les Dieux ont formés pour la victoire de Thèbes, ainsi que l’indiquent les propos de Créon à la première scène du quatrième acte. Lorsque Tyrésie entre en scène au milieu du cinquième acte pour rapporter à Créon les paroles du second oracle, le premier n’est pas rappelé, et l’annonce de la mort du fils aîné de Créon n’est pas rattachée à celle de son cadet. C’est Hémon qui, à l’extrême fin de la pièce, propose une nouvelle lecture de l’oracle liminaire en le liant aux menaces de Tyrésie et promet ainsi à son père une fin proche. Comme l’écrit B. Louvat, « les énoncés oraculaires ont ainsi pour fonction de lier les actions entre elles, en donnant en outre à l’enchaînement mortel les couleurs d’une fatalité81 ».
58Lien donc de causalité entre les deux périls qui permet à l’action d’être unifiée. L’unification est-elle pour autant parfaite ? La faille que présente, au plan poétique, la pièce de Rotrou se situe dans la construction du caractère d’Antigone, qui n’est pas constant dans la piété. Alors que dans la deuxième partie de la pièce Antigone donne à voir sa piété familiale et religieuse, la première partie de la pièce en revanche la présente comme une jeune fille quasi amoureuse de Polynice. La relation qui unit Antigone à son frère est en effet régulièrement nommée « amitié », terme qui désigne toutes les relations d’affection et en particulier la relation amoureuse (c’est d’ailleurs le terme qui est employé au vers 1301 pour qualifier le lien entre Antigone et Hémon). Et cette amitié ne recoupe pas exactement les liens du sang entre un frère et une sœur : « L’amitié nous joignait bien plus que la nature », dit Antigone à la fin du troisième acte82. Bien plus qu’Hémon, c’est Polynice qui apparaît comme l’élu du cœur d’Antigone. À partir de l’acte IV en revanche, Antigone se donne à voir comme celle qui croit en un droit naturel supérieur à la justice humaine, droit naturel enté sur les valeurs de la religion et de la famille. De manière révélatrice, sa tirade est ainsi un réquisitoire bien plus qu’un plaidoyer. Dès son entrée en scène, Antigone prend soin de se peindre comme la victime d’un pouvoir tyrannique : « Ici la faute est juste et la loi criminelle ».
59C’est parce que la relation qui unit Antigone à Polynice évolue au cours de la pièce, étant au début essentiellement affective, voire amoureuse, puis acquérant une dimension religieuse et se trouvant en quelque sorte désincarnée, que le caractère d’Antigone est défectueux par manque de constance.
60Une déficience dans la peinture du caractère frappe également un personnage de l'Antigone de Boyer (1686), tragédie qui procède à une contamination inversée, le sujet initial étant subdivisé par le dramaturge en deux périls. Le sujet de la pièce est le même que celui de Sophocle. Dans la pièce de ce dernier toutefois, le destin d’Antigone est fixé dès lors qu’elle est prise sur le fait en train de recouvrir son frère. Astucieux, Boyer imagine que les hommages funèbres consistent à faire brûler le corps du défunt sur un bûcher et à recueillir ses cendres dans une urne funéraire. Dès lors, rendre hommage au défunt devient une entreprise plus compliquée : il faut non seulement réduire son corps en cendres, mais encore conserver religieusement l’urne funéraire. On voit que ce nouveau culte imaginé par Boyer permet aisément au dramaturge de décomposer le sujet en deux périls distincts. Les actes II et III roulent sur la question des honneurs qu’Antigone, Ismène et Hémon rendent à Polinice, et sur la condamnation de ces trois personnages par Créon. Toutefois, si le Créon de Boyer envoyait d’emblée Antigone à la mort, comme dans la légende, l’histoire s’arrêterait là et le spectateur pourrait partir à la fin de l’acte III. Pour remplir les deux actes restants, il faut donc que Créon pardonne une première fois et que se dresse un nouveau péril adjacent au premier, péril qui cette fois envoie vraiment à la mort Antigone, afin que la pièce rejoigne la légende.
61Quel peut être ce péril ? Boyer imagine que Créon a pardonné sous condition : le roi oublie que ses ordres ont été enfreints, à condition que lui soit remise l’urne contenant les cendres de Polinice. Le second péril, on le voit, ressemble comme deux gouttes d’eau au premier. La seule différence tient à la manière d’honorer un mort. Dans le premier péril, lui rendre les honneurs funèbres signifiait livrer son corps aux flammes ; dans le second péril, il s’agit de protéger les cendres en évitant qu’elles ne soient dispersées dans les airs. Créon veut désormais profaner les restes de Polinice et les deux sœurs et Hémon s’y opposent : à peu de chose près, c’est la même pièce qui se rejoue, si ce n’est que Hémon a renoncé à prier son père (il prône désormais la fuite en compagnie de l’urne et d’Antigone). Et comme dans la première action, Créon peste et menace : si on ne lui rend pas immédiatement l’urne, tous les défunts grecs alliés de Polinice, tombés sur le champ de bataille de Thèbes, seront privés de sépulture83. La seconde action se termine quand, les gardes ayant retrouvé l’urne, Antigone part, accompagnée d’une petite troupe de fidèles pour tenter de la récupérer avant que les cendres ne soient dispersées. C’est là qu’elle est arrêtée et conduite auprès de Créon qui, comme chez Sophocle, la condamne à être emmurée dans une petite grotte sombre. Hémon se tue aussi de voir Antigone morte, tandis que Créon meurt transpercé par l’épée de Thésée appelé au secours par Ismène et entré dans la ville à la fin de l’acte V.
62Quelles conséquences dramaturgiques engendre ce dédoublement de l’action ? Il est à l’origine d’une sensible modification du caractère de Créon. Sophocle le montre implacable : à partir du moment où Antigone a été surprise enterrant le cadavre, Créon la condamne immédiatement à mort et refuse catégoriquement sa grâce à Hémon venu la lui demander. Dans Boyer en revanche, Créon doit pardonner sous condition, afin que la seconde action s’enclenche. Il doit donc être flexible. Comment attendrir l’intraitable Créon, qui n’est qu’entêtement et colère dans Sophocle84 ? En le rendant follement amoureux d’une personne qui participe à l’infraction de la loi mais qu’il ne veut pas voir mourir. On sait que chez Sophocle, la timide Ismène s’était déclarée moralement solidaire de sa sœur : il ne reste à Boyer qu’à peindre une Ismène tout autant solidaire d’Hémon (qui a brûlé le corps de Polinice) et d’Antigone, et dont Créon serait follement épris.
63Pareille configuration rend possible le pardon sous condition de la fin de l’acte III et le commencement d’une seconde action à l’acte IV, mais permet encore de donner une fin originale à Créon, dont le sort semblait embarrasser les poètes. Chez Sophocle en effet, Créon survit à la fois à la mort de son épouse Eurydice, qui s’était suicidée de désespoir, et au suicide de son fils Hémon. Estimant cette fin peut satisfaisante (et peut-être aussi peu morale, puisque c’est le méchant et l’impie qui reste en vie), Racine, dans sa Thébaïde, l’avait fait se suicider, ce qui rehaussait forcément l’éclat du personnage. Voulant faire périr le méchant mais sans le parer de l’éclat d’un suicide, Boyer le fait mourir sous l’effet de sa passion pour Ismène. C’est parce qu’Ismène lui a annoncé l’arrivée dans la ville de Thésée, qui l’aime et qu’elle aime en retour, que Créon, fou de jalousie, part s’opposer à son rival et trouve la mort. Cette version de Créon tué par Thésée est d’ailleurs rapportée par un petit nombre d’auteurs : Thésée serait venu à Thèbes pour obliger Créon à rendre aux Argiens les cadavres des leurs qui avaient péri dans la guerre des Sept et il l’aurait tué au cours de cette expédition.
64Rupture de l’unité d’action par deux périls qui se succèdent seulement de façon chronologique, rupture de la constance du caractère ou manque de ressemblance du personnage théâtral avec son modèle historique, la contamination des sujets semble en définitive difficile à réussir au plan technique, sans qu’elle soit impossible pour autant. L'Électre de Longepierre en 1702, première tragédie à supprimer l’épisode amoureux85
65, fournit un exemple de contamination particulièrement réussie.
66Cette suppression est vantée comme un coup d’éclat par les contemporains. Le chroniqueur de Bossuet, Le Dieu, rapporte ainsi en février 1702 :
… après le dîner, M. de Longepierre a récité sa tragédie d’Électre, pièce faite sur celle de Sophocle, et qui s’est ici représentée bien des fois depuis le commencement du mois de janvier, dans l’hôtel de Madame la Princesse de Conti […]. M. de Meaux en a été très content et en a fait un grand éloge à l’auteur.
Elle s’est aujourd’hui représentée pour la dernière fois à l’hôtel de Conti, et il a été conclu qu’elle serait jouée à Paris sur le théâtre public. Il n’y a aucune intrigue d’amour, tout se soutient par la terreur86.
67Cette qualité de tragédie sans épisode amoureux qui aurait été reconnue par Bossuet était déjà signalée dans La Gazette de Rotterdam, qui célébrait une pièce d’un caractère nouveau dans laquelle « les passions ne sont pas émues par la tendresse, mais par la vengeance87 ».
68En l’absence d’épisode amoureux, la tragédie de Longepierre étoffe le sujet antique d’Électre en le contaminant avec celui, très proche, de Mérope. Les deux sujets ont en commun de présenter le retour du fils vengeur. Mais dans le sujet de Mérope, la reine est une victime, et elle manque de tuer son fils en le prenant pour l’assassin de celui-ci. Quand Aepytos, le plus jeune fils de Mérope et Cresphonte, se présente comme le meurtrier d’Aepytos, Mérope, folle de douleur, pénètre de nuit dans la chambre où il dort, bien décidée à le tuer. C’est le vieillard naguère au service de Mérope et chargé d’élever Aepytos en exil qui retient son bras, et permet la reconnaissance entre la mère et le fils. Cette structure du personnage qui va pour tuer un étranger et reconnaît in extremis une personne qui lui est chère, structure d’Iphignénie en Tauride qui plaît tant à Aristote, est reprise par Longepierre qui la mêle au sujet traditionnel d’Électre. Dans la pièce de Longepierre, Électre tente en effet d’assassiner Oreste, qu’elle prend pour le meurtrier de son frère, puisque, contrairement à la pièce de Sophocle, Oreste ne se fait pas reconnaître à sa sœur au moment où il présente à Egisthe les prétendues cendres d’Oreste. Longepierre ne fait survenir la reconnaissance entre le frère et la sœur qu’à l’acte IV, l’acte V étant consacré à l’exécution de la vengeance.
69Comment Longepierre réussit-il à contaminer les deux sujets, à repousser la reconnaissance entre Oreste et Électre jusqu’à l’acte IV ? Il imagine un oracle qui enjoint à Oreste de ne pas révéler son projet de vengeance à sa sœur, sous peine de voir cette vengeance échouer. L’oracle de Delphes, consulté par Oreste avant de venir venger son père, a été formel : il doit d’abord se rendre sur le tombeau d’Agamemnon puis aller annoncer sa fausse mort à Clytemnestre, sans prévenir Électre de sa ruse. C’est ce que rappelle le vieillard Pamène à un Oreste un peu trop sensible au chagrin qu’il va causer à sa sœur :
ORESTE :
Si nous nous informions du destin de ma sœur :
Je voudrais…
PAMÈNE :
À l’oracle, obéissons, Seigneur88.
70L’imbrication des sujets d’Électre et Mérope semble fort réussie par Longepierre, non seulement en ce qu’elle évite des fautes de poétique (action double, déformation des mœurs des personnages), mais surtout par les nouvelles possibilités de pathétique qu’elle permet. Oreste, ne pouvant dévoiler son terrible secret à sa sœur, mais devant se faire passer devant Clytemnestre pour le meurtrier d’Oreste (si bien qu’il voit sa mère se réjouir de sa mort présumée89) se fait plus pathétique encore que dans la légende.
71Longepierre d’ailleurs accentue cette caractéristique du personnage en le peignant en proie à des crises de tristesse et à diverses pensées confuses avant même le matricide. L’Oreste de Longepierre est en effet prédisposé à une folie qui ne surgit pas, comme dans la légende, une fois le meurtre de Clytemnestre commis. À la fin de l’acte IV, alors qu’il projette d’assassiner le seul tyran Egisthe, Oreste confie à son gouverneur le désordre de son esprit :
Si près de ce grand jour mon esprit agité
Ne peut trouver de calme et flotte inquiété.
Cent divers mouvements dans l’ardeur qui m’enflamme,
Me troublant à la fois, tyrannisent mon âme […].
Je sens même en secret, je sens quelque combat,
D’obscurcir par la feinte un si noble attentat,
Et je tremble surtout, ce qui me désespère,
De mourir sans venger le meurtre de mon père.
Je m’y perds plus j’y pense, et mon esprit troublé
Gémissant sous le poids en est presque accablé.
Je veux n’y plus penser, cependant ma tristesse
L’emportant malgré moi, m’y replonge sans cesse90.
72De même, au début de l’acte V, son gouverneur Pamène se montre surpris qu’Oreste n’affirme pas avec force la nécessité d’accélérer la vengeance, sans attendre le lendemain, mais qu’il soit tout entier saisi de « froideur », d’une « sombre tristesse91 ». Avant le meurtre de sa mère, avant que les Erinyes ne le poursuivent, Oreste est déjà chez Longepierre le « triste Oreste ».
73L’exemple de l'Électre de Longepierre montre que la contamination des sujets, pour être délicate, n’en est pas moins possible. De fait, pour le poète désireux de se passer d’épisode, cette voie apparaît comme celle qui est la plus souvent employée par les dramaturges au tournant du xviie siècle et du xviiie siècle.
Conclusion du chapitre ix
74Supprimer l’épisode amoureux peut apparaître comme une réponse satisfaisante à la critique de la peinture des personnages amoureux et à la critique de l’épisode. Remplacer l’épisode amoureux par un épisode politique, l’amour trouvant alors sa place dans l’action principale, est une pratique qui n’a guère eu de succès. Le choix qui a prévalu a consisté à supprimer tout bonnement l’épisode, décrié dans son principe même. Confrontés au problème d’un poème tragique devenu, sans épisode, trop court, les dramaturges optent très largement pour la solution de la contamination des sujets, l’amplification massive conférant à la pièce une lenteur qui apparaît passée de mode après 1640. Toutefois, le recours aurait pu être davantage exploité : les chœurs quittent très tôt la scène tragique au xviie siècle et ne la regagnent pas véritablement même à l’extrême fin du règne de Louis XIV, tandis que les airs chantés et les ballets connaissent une gloire de courte durée (1666-1672). Le déclin de la tragédie à machines qui finit par se fondre dans l’opéra, le coût de ces spectacles musicaux ou le statut particulier des musiciens ne sont peut-être d’ailleurs que les causes immédiates d’un phénomène bien plus profond : la méfiance des dramaturges à l’égard de la musique.
75Le cas de Saint-Evremond apparaît emblématique de cette suspicion. Celui-ci, s’il ne rejette pas l’idée de chœurs ponctuellement présents sur la scène tragique, qui remplaceraient les stances92, s’il se dit prêt à ce que le poème tragique comporte lors de sa représentation des intermèdes chantés et dansés pourvu qu’ils soient en rapport avec le sujet de la pièce93, ne propose, semble-t-il, en définitive, rien d’autre que le modèle de l’Andromède de Corneille, en l’assortissant de remarques techniques sur l’excellence des chanteurs que possède la France94. À l’égard de l’insertion de la musique dans la tragédie, il ne semble pas aller au-delà des propositions faites par Corneille au milieu du siècle.
76Au-delà de Saint-Evremond, la suspicion à l’égard de la musique parcourt largement le xviie siècle, qui souvent fonde sa conception théâtrale, à partir de Chapelain, sur le modèle de l’œil : F. Siguret a pu ainsi analyser les conséquences de la métaphore picturale pour fixer le principe de la vraisemblance95. L’oreille apparaît souvent plus suspecte, et la musique tend à être réduite à la cadence, et à doubler seulement l’expression verbale96.
Notes de bas de page
1 « Dona Urraque n’y est que pour faire jouer la Beauchâteau. »
2 M. Descotes, Les Grands Rôles du théâtre de Corneille, Paris, PUF, 1962, p. 23-24.
3 Voir la lettre de Corneille à l’abbé de Pure datée du 25 avril 1662.
4 Geoffroy, Cours de littérature dramatique, t. IV, p. 365.
5 Voltaire reprend également cette idée des acteurs faisant pression sur le dramaturge pour obtenir des rôles dans la Préface de Zulime, l’épître dédicatoire de Don Pèdre et celle d’Oreste.
6 M. Escola, « L’invention racinienne », dans Racine et la Méditerranée, références citées, p. 127-166.
7 Le désir d’agir anime constamment Ériphile. Voir II, 1 ; II, 8 et IV, 1.
8 Mme de Sévigné, Correspondance, éd. R. Duchêne, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, lettre du 28juin 1671, p. 281.
9 Cette question intervient à deux reprises. Voir la lettre du 8 juillet 1671 (t. I, p. 292) et celle du 15 juillet 1671 (t. I, p. 296).
10 Lettre du 15 juillet 1671 (t. I, p. 296). Elle déclare le 22 décembre 1675 (t. II, p. 194) que Charles de Grignan, qui lui lit le Pharamond de La Calprenède, la « met en furie » et la « détourne de [s]es livres sérieux pour lui faire écouter des sornettes » qu’elle veut oublier.
11 Lettre du 12 juillet 1671 (t. I, p. 294).
12 Lettre du 9 août 1671 (t. I, p. 317).
13 Lettre du 12 juillet 1671 (t. I, p. 294).
14 Tallemant des Réaux, Historiettes, éd. A. Adam, Bibliothèque de la Pléiade, t. II, p. 305.
15 Ch. Sorel, De la Connaissance des bons livres, éd. L. Moretti Cenerini, Roma, Bulzoni, 1974, p. 31.
16 L. Thirouin, « L’image de Pierre Nicole (la fortune des Essais de morale) », Chroniques de Port-Royal, « Pierre Nicole (1625-1695) », n° 45, 1996, p. 302-332.
17 L. Plazenet, « Romanesque et roman baroque », article inédit à ce jour.
18 Corneille, « De l’utilité et des parties du poème dramatique », dans Trois Discours sur le poème dramatique, éd. cit., p. 91.
19 Ibid., p. 72.
20 Ibid., p. 67.
21 Corneille, « De la tragédie », dans Trois Discours…, éd. cit., p. 99-100.
22 D’Aubignac, La Pratique du Théâtre, p. 351-352.
23 Certaines tragédies religieuses jouées sur des théâtres professionnels comportent des chœurs très tard dans le siècle, comme Saincte Dorothée de Nicolas de Ceville (1658), Le Chariot de triomphe tiré par deux aigles, de la glorieuse, noble et illustre bergère, Sainte Reine d'Alise, vierge et martyre de Millotet (1661) et Le Martyre de la glorieuse sainte Reine dAlyse de Claude Ternet (1677) ; cité par B. Louvat, Théâtre et musique. Dramaturgie de l'insertion musicale dans le théâtre français (1550-1680), Paris, H. Champion, 2002, p. 479, note 4.
24 La dernière pièce jouée sur un théâtre professionnel à contenir des chœurs est une pastorale. Il s’agit de la Silvanire de Mairet, adaptation d’une pièce du même titre d’Honoré d’Urfé jouée en 1627. La pièce de Mairet, jouée en 1630, publiée en 1631, termine, comme celle d’Urfé, chacun de ses actes par un chant du chœur.
25 Corneille, « De l’utilité et des parties du poème dramatique », éd. cit., p. 65.
26 Cette remarque a été formulée oralement par R. Garapon.
27 Voir l’édition de La Mort de César de D. Moncond’huy, Paris, STFM, 1992, p. 218-221.
28 Philoctète, tout personnage mythologique qu’il est, n’a rien à voir avec la légende des Labdacides, et Voltaire l’introduit sous le prétexte de ramener à la patrie d’Hercule les flèches et les cendres du héros défunt. Mais rapidement, il est tenu pour le meurtrier de Laïus et les trois premiers actes roulent ainsi sur la culpabilité présumée du compagnon d’Hercule, dont Voltaire fait également un ancien amant de Jocaste.
29 L’épisode amoureux tourne court relativement vite. Dans la scène 3 de l’acte I, Jocaste exhorte Philoctète à repartir combattre des monstres, et il n’est nullement question de parler d’amour tant qu’Œdipe est roi. Dans la scène 4 de l’acte III, Philoctète est disculpé du meurtre et Œdipe ne peut accepter l’offre de son bras. Dans la scène 1 de l’acte V, Œdipe, qui s’apprête à quitter Thèbes comme meurtrier de Laïus, demande à Philoctète de lui succéder. Ensuite, il ne sera plus jamais question de Philoctète : après l’annonce du second malheur, Œdipe incestueux veut-il toujours que Philoctète accède au trône ? Et Philoctète, qui se vantait de soutenir les rois sans jamais vouloir de couronne pour lui, acceptera-t-il ? Le spectateur n’en saura rien : Philoctète n’est pas même présent au dénouement.
30 Ph. Hourcade, Mascarades et ballets au Grand Siècle (1643-1715), Paris, Éditions Desjonquères-Centre National de la danse, 2002, p. 8.
31 Il s’agit de La Manière de composer et faire réussir les Ballets de Saint-Hubert (1641), du discours de Michel de Marolles intitulé Du Ballet (1657), des Remarques pour la conduite des Ballets du P. Ménestrier (1658), de l’idée des spectacles anciens et nouveaux de l’abbé de Pure (1668), des anonymes Règles pour faire des Ballets dont on ignore la date, et enfin, encore du P Ménestrier, Des ballets anciens et modernes selon les règles du théâtre (1682). Voir Ph. Hourcade, ibid., p. 136-157.
32 « [L]es ballets, qui sont des comédies muettes. ». Argument du Mariage forcé, dans Molière, Œuvres complètes, éd. G. Couton, Bibliothèque de la Pléiade, 1971, t. I, p. 707 ; cité par Ph. Hourcade, ibid., p. 344, note 1.
33 Ph. Hourcade, ibid., p. 61.
34 Ibid., p. 61.
35 Ibid., p. 74-76.
36 B. Louvat, Théâtre et musique. Dramaturgie de l'insertion musicale dans le théâtre français (1550-1680), p. 367 et suiv.
37 I, 3 et IV, 1.
38 IV, 1.
39 C. Cessac, Marc-Antoine Charpentier, Paris, Fayard, 1988, p. 82-83.
40 Elle est sous-titrée « tragi-comédie et ballet » dans le livret.
41 Sur la Psyché de 1671, nous nous permettons de renvoyer au volume collectif que nous avons dirigé, avec Ch. Rauseo : Les Métamorphoses de psyché, Valenciennes, Presses Universitaires de Valenciennes, 2004.
42 B. Louvat, Théâtre et musique, p. 431.
43 psyché, dans Corneille, Œuvres complètes, éd. cit., t. III, p. 1100.
44 Ibid., p. 1147.
45 Ibid., p. 1150.
46 Dans Apulée, une sœur est mariée à un minuscule vieillard chauve, et l’autre est l’infirmière d’un époux tordu de rhumatismes. Dans La Fontaine, les deux sœurs sont également flanquées de maris peu enviables, bien qu’ils n’aient pas les mêmes défauts que dans Apulée. Si l’une est bien mariée à un malade, l’autre a épousé un coureur de jupons qui accumule les maîtresses.
47 I, 1.
48 Il s’agit d’Andromède (1650) de Corneille, d'Endymion de Françoise Pascal (1657), des Amours de Diane et Endimion de G. Gilbert (1657), de La Toison d'or (1661) de Corneille, des Amours de Jupiter et Sémélé (1666) de Boyer, des Amours du Soleil (1671) de Donneau de Visé.
49 Prologue des Amours de Jupiter et Sémélé.
50 II, 1.
51 B. Louvat, Théâtre et musique, p. 377-378.
52 Chr. Delmas, La Tragédie de l'âge classique (1553-1770), Paris, Seuil, 1994, p. 175.
53 Ibid., p. 175.
54 Corneille, « De l’utilité et des parties du poème dramatique », éd. cit., p. 76.
55 Ibid., p. 76.
56 Ibid., p. 92.
57 Ibid., p. 92.
58 J. Morel, « Songes tristaniens », dans Agréables Mensonges. Essais sur le théâtre français du xviie siècle, Paris, Klincksieck, 1991, p. 205-210.
59 « Je ne puis déguiser même que j’ai peine encore à comprendre comment on a pu souffrir le cinquième [acte] de Mélite et de La Veuve. On n’y voit les Premiers Acteurs que réunis ensemble, et ils n’y ont plus d’intérêt qu’à savoir les Auteurs de la fausseté ou de la violence qui les a séparés. Cependant ils en pouvaient être déjà instruits, si je l’eusse voulu […]. » Corneille, « De l’utilité et des parties du poème dramatique », éd. cit., p. 76.
60 Ibid., p. 92.
61 Ibid., p. 76.
62 Sur l’influence de Pescetti sur Scudéry dans La Mort de César, voir l’introduction à la pièce faite par D. Moncond’huy, STFM, p. 218-221.
63 L’amplification par le pathétique n’est toutefois pas circonscrite au dernier acte de la pièce, et le songe de Calphurnie, qui survient à la deuxième scène du deuxième acte, en est l’exemple le plus éloquent. Si le songe prophétique est un des procédés courants de l’amplification, celui-ci est original en ce qu’il est montré sur scène. Voir J. Morel, « La présentation scénique du songe dans les tragédies françaises du xviie siècle », Revue d'Histoire du Théâtre, n° 2, 1951, p. 156. Enfin, l’amplification passe, outre la déploration finale et le songe de Calphurnie, par de vastes développements oratoires, comme la harangue de Brute ou les faux monologues, qui, comme l’a montré D. Moncond’huy dans son édition critique, ouvrent presque chaque acte et ne s’adressent pas vraiment à un personnage.
64 Cette pièce comporte bien un personnage féminin inventé, Bérénice, la femme de Pharnace. Mais elle ne comporte pas pour autant d’épisode, notamment parce que sa main ne constitue plus un enjeu (le mariage a déjà eu lieu) et que Pharnace n’a aucun rival amoureux.
65 Dans son édition de la pièce en Pléiade, Théâtre du xviie siècle, t. II, p. 1295.
66 Grenaille, dans son Discours publié avec son Innocent malheureux en 1639, dit qu’elle est « un chef-d’œuvre au jugement des habiles », et Richelieu l’aurait aimée, d’après la préface de La Calprenède à sa Mort des enfants d'Hérode. Même Tallemant des Réaux, quoique plus nuancé, semble confirmer ce succès (Historiettes, Bibliothèque de La Pléiade, t. II, p. 584).
67 Mandane lui confie les motifs de sa haine pour Thémistocle à la scène 2 de l’acte I.
68 La plupart des historiens s’accordent pour dire qu’après avoir accepté de combattre contre sa patrie, Thémistocle mourut avant d’avoir pu livrer campagne, soit qu’il ait contracté une maladie (Plutarque pense ainsi qu’il s’empoisonna involontairement en buvant le sang d’un taureau qu’on venait d’égorger et Cornelius Nepos qu’il tomba malade), soit qu’il se soit suicidé en se voyant dans l’incapacité de tenir la promesse qu’il venait de faire au roi de Perse (Plutarque note que certains dirent que Thémistocle avait avalé du poison, et Cornelius Nepos rapporte que le bruit courut qu’il s’était empoisonné lui-même).
69 Les frères Parfaict commentent ainsi le personnage de Roxane : « Cette Roxane est d’un caractère nouveau et bien singulier, confidente des amours de Palmis et de Thémistocle, sans espoir de toucher le cœur de ce dernier qu’elle aime, ni oser seulement lui déclarer ses sentiments, elle ne se rebute pourtant point et ne cesse de le servir, l’avertissant de tout ce qui se trame contre lui. » Histoire du théâtre français, t. VII, p. 100.
70 III, 1.
71 II, 1.
72 II, 2.
73 Parfaict, op. cit., t. VII, p. 103.
74 Préface de Pénélope.
75 Voir J. Scherer, La Dramaturgie classique en France, p. 107-108.
76 Corneille, « Discours des trois unités », dans Trois Discours sur le poème dramatique, éd. cit., p. 133.
77 Outre Antigone elle-même, ce sont aussi Créon, Ismène et Hémon qui sont introduits dès le premier acte.
78 I, 3.
79 I, 6.
80 I, 3.
81 B. Louvat, introduction à l'Antigone de Rotrou, STFM, p. 192.
82 III, 7.
83 IV, 1.
84 Créon s’emporte au plus haut point quand un garde lui annonce que quelqu’un est venu rendre les honneurs au corps de Polinice. Il se dispute violemment avec Antigone, insulte Hémon venu demander la grâce de sa fiancée. Il traite même Tyrésias de vendu.
85 Pour plus de précisions sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à notre article « L’épisode amoureux ou comment s’en débarraser : révérence des anciens et modernité dans l'Électre de Longepierre », à paraître dans xviie siècle, n° 229, quatrième trimestre 2005.
86 Le Dieu, Mémoires et Journal sur la vie et les ouvrages de Bossuet, éd. Guettée, Didier, 1856, t. II, p. 270-271 ; cité par T. Tobari dans son édition d'Électre de Longepierre, Nizet, 1981, p. 16-17.
87 Cité par P. Mélèse, Le Théâtre et le public, p. 398.
88 Longepierre, Électre, II, 2.
89 Voir la scène IV, 1. Clytemnestre non seulement accueille chaleureusement le jeune guerrier censé avoir tué Oreste, mais lui demande même, à la fin de cette longue scène, de « l’affranchir » aussi d’Électre.
90 IV, 7.
91 V, 1.
92 Saint-Evremond, « De la tragédie ancienne et moderne », dans Œuvres en prose, éd. cit., t. IV, p. 178.
93 Saint-Evremond, « Sur les opéras », dans Œuvres en prose, éd. cit., t. III, p. 154.
94 Ibid., p. 157.
95 F. Siguret, L'œil surpris, Paris, Klincksieck, 1993.
96 B. Louvat explique en ce sens que la musique est « le point aveugle de la réflexion cornélienne, parce que la musique ne touche pas l’intelligence mais les seuls sens, et qu’elle ne peut que redoubler l’expression verbale. » B. Louvat, Théâtre et musique, p. 120.
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