Chapitre VIII. La recherche d’un pathétique hors de l’amour
p. 291-307
Texte intégral
1Dans les années 1680 a lieu un sensible déplacement des modalités du pathétique, devant un épisode amoureux dont les pouvoirs semblent s’épuiser. L’épisode amoureux, dont Racine et à sa suite Campistron avaient pourtant montré qu’il était possible de lui conférer un rôle purement pathétique en le situant aux marges de l’action principale, est perçu comme insuffisant pour arracher les larmes des spectateurs, si bien que sont recherchés de nouveaux truchements pour susciter la pitié. L’amitié trahie et, plus encore, les familles déchirées, avec un grossissement fait sur les relations entre un parent et son enfant, semblent au dramaturge des situations plus neuves et plus lacrymogènes que les malheurs des couples d’amants.
Épisode amoureux et pathétique
2L’épisode amoureux peut, dans certains types de construction dramatique, ne faire en rien progresser l’action, sinon en ce qu’il sert au dénouement1, et revêtir ainsi une fonction exclusivement pathétique. Au lieu de concevoir l’épisode amoureux de façon dynamique comme une action secondaire qui entre en concurrence avec l’action principale, il suffit de construire un épisode amoureux qui n’interfère jamais avec l’action sinon au dénouement, pour se situer littéralement dans les marges de celle-ci. Racine et Campistron précisément se distinguent des dramaturges contemporains en ce que leurs épisodes peuvent ne rencontrer nullement l’action principale avant l’issue finale de la pièce. L’épisode amoureux permet plutôt de montrer une deuxième tragédie, parallèle à la grande tragédie qui occupe l’action principale. Dans ces conditions, l’épisode amoureux, en ce qu’il enclave une petite tragédie en marge de la tragédie principale, recouvre une fonction purement pathétique.
3Examinons cette spécificité de l’épisode amoureux racinien dans Bérénice. Dans cette pièce, comme l’explique M. Escola2, Antiochus ne parvient jamais à « jouer dans la pièce de Titus et Bérénice », car il ne parvient jamais à rendre Titus jaloux. Titus ignore en effet durant toute la pièce qu’Antiochus est son rival et quand il finit par l’apprendre, il n’a qu’une exclamation de surprise : « Mon rival ! ». Au plan de la structure de la pièce, cette absence de jalousie de Titus correspond à un épisode qui ne complique pas l’action principale en entrant en concurrence avec la tragédie des protagonistes. L’amour qu’Antiochus porte à Bérénice ne vient jamais interférer avec l’amour des personnages principaux, Titus et Bérénice : il ne provoque ni éloignement ni réconciliation dans le couple que forment ces personnages. En définitive, l’invention d’Antiochus ne se justifie que sur le plan pathétique. Ainsi, l’abbé de Villars, lorsqu’il regarde la représentation de Bérénice avec des yeux cornéliens, ne peut s’empêcher de trouver le Roi de Comagène réellement pitoyable, tandis que Titus lui apparaît comme un amant timoré indigne de pitié :
Je m’allai mettre en tête que le Roi de Comagène était plus honnête homme que Titus, et j’en eus plus de pitié que de cet Empereur. La discrétion et la générosité de son amour me faisait préférer ce Prince à l’amant timide qui n’osait exécuter ce qu’il avait promis à une reine, et juré durant cinq années entières, et qui n’en était empêché que par la crainte du Sénat, en un temps où les Empereurs étaient hors de page3.
4Comme Racine, Campistron, dans sa tragédie Phocion, construit un épisode amoureux qui ne croise jamais l’action principale avant le dénouement. L’action principale est constituée de deux périls successifs concernant le général athénien Phocion. Quand s’ouvre la pièce, Phocion a été livré à la Macédoine et c’est le général macédonien Cassandre qui doit décider de son sort. Phocion doit répondre devant celui-ci d’avoir laissé chasser d’Athènes par le peuple le Macédonien Nicanor qui, à la demande de Cassandre, était venu rencontrer les Athéniens. De ce péril, Phocion sort à la fin de l’acte II, en étant gracié par un Cassandre impressionné par son courage et sa sérennité dans l’adversité. Débute alors à l’acte III un second péril : Phocion est menacé d’être condamné à mort par Agnonide et les Athéniens qui lui reprochent d’avoir eu une confiance abusive en Nicanor, et de l’avoir excessivement ménagé. Au terme du second péril, Phocion reçoit le verdict populaire qui le condamne à mort comme traître et le prive d’une sépulture dans sa patrie. Il meurt en avalant, comme Socrate, la ciguë.
5Outre une action formée de deux périls successifs, l’intrigue a pour particularité de comporter un épisode amoureux qui ne croise jamais l’action principale, et reste littéralement en marge. Le fils du tyran Agnonide, Alcinoüs, est amoureux de la fille de Phocion à laquelle il a fait la solennelle promesse de sauver la vie de son père. Le personnage épisodique Alcinoüs pourrait donc entraver l’action principale et s’opposer à la mort de Phocion. Il pourrait retarder sa mort inéluctable et, en intervenant dans l’action principale, « traverser » le déroulement de celle-ci, créant ainsi chez le spectateur un espoir de voir Phocion en réchapper. Il n’en est pourtant rien et Alcinoüs ne vient à aucun moment contrecarrer le cours de l’action principale. Il s’agite bien pour sauver Phocion, mais tel la mouche du coche, n’est d’aucune efficacité. Lors du premier péril en effet, sa présence aux côtés de Phocion, lorsque celui-ci est traîné devant Cassandre, n’est en rien responsable de ce que Phocion se voit accorder la vie sauve. Car Alcinoüs n’a pas fait de coup d’éclat militaire pour arracher Phocion aux mains des Macédoniens, n’a pas non plus convaincu par sa rhétorique leur chef d’épargner le général athénien. Comme il en convient avec franchise auprès de sa bien-aimée, Phocion doit à lui seul son salut, et lui Alcinoüs s’est comporté en simple spectateur :
Mais grâce à sa vertu, grâce aux Dieux tutélaires,
Mes soins pour le sauver n’étaient pas nécessaires. […]
Je vous l’ai déjà dit ; sa vertu l’a sauvé.
Sa fierté, sa sagesse et l’éclat de sa vie
Ont désarmé le bras qu’avait armé l’envie.
Vous devez à lui seul un si parfait Héros,
Et lui seul s’est donné la vie et le repos4.
6Dans le second péril, Alcinoüs s’agite tout autant, mais ses efforts ne sont de nouveau que beaucoup de bruit pour rien. Il vient bien informer Phocion que les Athéniens demandent sa tête, et lui proposer de l’escorter dans sa fuite, mais l’austère Phocion ne veut en aucun cas fuir comme un criminel5. Alcinoüs va ensuite supplier son père d’obtenir que Phocion ait la vie sauve, n’hésitant pas à lui faire du chantage affectif et à le menacer de se suicider si Phocion est exécuté, mais là encore sa rhétorique reste sans effet, le tyran refusant à son fils la grâce de Phocion6. Enfin, en désespoir de cause, Alcinoüs rassemble, entre l’acte IV et l’acte V, une poignée d’amis fidèles pour sauver, contre son gré, Phocion condamné à périr par le poison. Mais une fois de plus, l’aide des capitaines athéniens partisans de Phocion ne sert à rien. Quand les mutinés conduits par Alcinoüs arrivent, Phocion a déjà avalé la ciguë7. En somme, le personnage épisodique d’Alcinoüs passe son temps à courir après l’action principale, et se suicide en définitive de ne pas avoir pu y entrer.
7Les possibilités hautement pathétiques d’une épisode amoureux construit en marge de l’action principale et qui ne la rejoint qu’au dénouement sont donc bel et bien réelles : Bérénice de Racine et Phocion de Campistron l’attestent. Mais, peut-être parce que ce type d’épisode ressemblait trop aux épisodes détachés unanimement condamnés par Corneille et d’Aubignac8, cette possibilité dramaturgique n’a guère été exploitée. Les dramaturges semblent avoir considéré que le pathétique des amants, dans l’épisode amoureux, devait être étayé d’un pathétique nouveau, créé lui aussi de toutes pièces par rapport aux sources historiques, qui se situe entre des personnages ayant des liens d’amitié ou plus encore, des liens de sang entre eux. Le pathétique des amants n’est alors pas supprimé, mais il se voit adjoindre une seconde source de pathétique considérée comme plus efficace.
Le pathétique de l’amitié trahie
8Une tragédie qui cultive de façon révélatrice bien moins le pathétique des amants que celui de l’amitié trahie et qui eut un immense succès en son temps, considérée comme un modèle à imiter, telle est bien la pièce Manlius Capitolinus de La Fosse. La matrice tragique est issue de Tite-Live, comme le dit l’auteur dans sa préface, et plus particulièrement des livres V et VI de l’Histoire de Rome. Marcus Manlius fut le premier Romain réveillé par les oies, dans la fameuse nuit où les Gaulois faillirent prendre le Capitole, et le premier à repousser les ennemis ; d’où une gloire légitime qui lui valut l’attribution officielle du surnom de Capitolinus. Mais par la suite, lors de la crise politique qui suivit le retrait des Gaulois, Manlius se fit remarquer par son combat contre l’aristocratie et son soutien en particulier aux pauvres écrasés par les dettes. Il prit la tête d’insurrections populaires à plusieurs reprises. Arrêté, puis relâché, il finit par être condamné à mort : il fut précipité de la roche Tarpéienne, tout près de l’endroit où il avait sauvé Rome. L’action principale est tout entière fournie par le texte livien : la tragédie raconte la fin malheureuse de Manlius Capitolinus, qui, après avoir échoué dans sa tentative de conjuration visant à attribuer au peuple le pouvoir, est condamné à mort par la justice romaine.
9En revanche, Tite-Live ne mentionne en aucun cas comme raison de l’échec de la conjuration la trahison d’un ami intime de Manlius Capitolinus, ami lui-même déchiré entre son serment de conjuré et l’amour qu’il porte à sa femme, fille de sénateur. L’ami intime devenu traître est emprunté à l’histoire de la conjuration des Espagnols racontée par Saint-Réal comme le dit La Fosse dans sa préface. En effet, La Conjuration des Espagnols contre la République de Venise en l’année MDCXVIII de Saint-Réal, parue en 1674, raconte le vaste complot mené contre la République de Venise par l’ambassadeur d’Espagne avec l’aide du vice-roi de Naples, le fameux duc d’Ossone, complot qui visait à la destruction de la République de Venise. L’épisode dont s’inspire La Fosse se situe à la fin du livre : l’échec de la conjuration est dû à la trahison de l’un des conjurés, Jaffier, qui, saisi d’horreur quand il apprend jusqu’à quel degré de cruauté les chefs de la conjuration veulent aller, révèle celle-ci aux autorités en leur faisant promettre l’impunité pour les conjurés. Mais cette promesse n’est pas tenue, la répression est très dure : saisi de remords, Jaffier fait tout pour y trouver lui-même la mort. Or Jaffier avait été introduit dans la conjuration par un ami très cher et qui avait toute confiance en lui, le capitaine Jacques Pierre, contre l’avis d’un autre conjuré, Renault, qui avait deviné la faiblesse de Jaffier.
10Quant à l’épisode amoureux du traître influencé par la femme qu’il aime, elle-même fille de sénateur, la critique l’attribue, depuis Voltaire9, à l’influence de la Venise sauvée d’Otway. Dans cette pièce, Otway imagine que Jaffier a enlevé et épousé la fille d’un sénateur, lequel ne lui a jamais pardonné et ne cesse de persécuter le malheureux couple. C’est moins par conviction politique que Jaffier entre dans la conjuration que pour se venger de son beau-père. Mais sa femme, qui découvre ses intentions, veut sauver son père et c’est elle qui a l’idée de dénoncer les conjurés en faisant promettre pour eux l’impunité, ce qui déclenche la catastrophe. Quand Pierre est condamné par les autorités qui ont manqué à leur parole, Jaffier l’accompagne dans la mort, tandis que sa femme devient folle et meurt dans une crise de délire.
11Comment comprendre le choix des emprunts faits par La Fosse à Saint-Réal et à Otway ? Car La Fosse aurait très bien pu, à partir de la matrice livienne, inventer, selon l’usage le plus fréquent, un épisode amoureux relié directement au personnage principal de Manlius Capitolinus. Celui-ci aurait été poussé à conjurer à la fois par amour pour le peuple et par haine pour le fameux Camille (raisons historiques) et par volonté de se venger de son beau-père sénateur, qu’il déteste (raison privée). Ce serait en dernier lieu sa femme, celle qu’il aime le plus qui, croyant bien faire, vend la conjuration, causant ainsi la perte de tous. En d’autres termes, on peut imaginer que Manlius Capitolinus soit au cœur de l’épisode amoureux, alors que la pièce de La Fosse de 1698, de manière très révélatrice, attribue la femme aimée à un ami de Manlius Capitolinus.
12Pareille inflexion se révèle décisive, car elle fait de Manlius un homme trahi par un ami, et non un homme trahi par la femme qu’il aime. C’est dire qu’en cette extrême fin du xviie siècle, la trahison par un ami est perçue comme plus pathétique que la trahison par la femme aimée. Les modalités génératrices de larmes chez les spectateurs sont bien en train de se modifier, et les relations entre amant et amante ne semblent plus le meilleur terreau pour le pathétique. Les circonstances de la mort de Manlius et Servilius insistent d’ailleurs sur la fureur des deux hommes (fureur de Manlius que la conjuration ait échoué, fureur de Servilius de voir que la promesse qui lui a été faite que Manlius aurait la vie sauve a été bafouée) mais surtout sur l’amitié retrouvée dans la mort :
Sur le bord aussitôt il [Servilius]l’entraîne avec lui.
On s’écrie, on y court. Mais ce soin est frivole :
Tous deux précipités au pied du Capitole,
Ils meurent embrassés, tristes objets d’horreur
Où l’on voit l’amitié consacrer la fureur10.
13Quand le pathétique des amants s’émousse, usé notamment pour avoir été utilisé à l’extrême pendant une cinquantaine d’années, les dramaturges se tournent vers d’autres ressorts pathétiques perçus comme nouveaux. Celui de l’amitié trahie, qui culmine dans la tragédie à succès que fut Manlius Capitolinus de La Fosse, semble néanmoins avoir été bien moins prisé que le pathétique des liens meurtris entre un parent et son enfant. Dans les vingt dernières années du xviie siècle, c’est essentiellement sur ce nouveau type de pathétique que mise la tragédie pour s’emparer du cœur des spectateurs.
Le Pathétique du lien familial malmené
Les souffrances maternelles
14Plus que les autres dramaturges de la fin du xviie siècle, c’est Campistron qui a réfléchi sur les moyens dramaturgiques permettant de creuser, à côté de l’épisode amoureux, le pathétique des liens de sang. Sa première tragédie, Virginie (1683), est emblématique de la place octroyée à la mère à laquelle on arrache son enfant.
15Rappelons rapidement l’histoire, rapportée par Tite-Live11. Verginia, fille du centurion L. Verginius, attire par sa beauté la convoitise d’Appius Claudius, l’un des décemvirs chargés de rédiger les lois des Douze Tables. Comme il ne parvient pas à la séduire, Appius Claudius demande à un de ses clients, Marcus Claudius, de prétendre que la jeune fille est une de ses esclaves, afin de s’en rendre maître. L’affaire est portée devant un tribunal, celui d’Appius Claudius, qui conclut que Verginia est une esclave née chez Marcus Claudius, qui lui a été volée et qui a été transportée chez Verginius. Mais, le verdict prononcé, avant que Verginia ne puisse être enlevée par Marcus Claudius, son père la poignarde, affirmant que la mort est préférable au déshonneur. Verginius, entouré de soldats, renverse ensuite les décemvirs.
16La tragédie de Campistron met en scène Icile, fiancé de Virginie, si bien que la critique répète à l’envi que Campistron a édulcoré l’intrigue originelle en ajoutant aux souces historiques un personnage épisodique12. Il n’en est rien et Icile est mentionné par Tite-Live chez lequel il joue même un rôle de tout premier plan. C’est lui qui s’insurge lors d’un premier arrêt rendu en l’absence de Verginius et qui obtient que Virginie regagne la demeure de son père, jusqu’au lendemain où l’affaire doit être définitivement jugée en la présence de Verginius. Et le lendemain, après la mort tragique de Virginie, c’est également Icile qui rassemble des hommes autour de Verginius et participe avec lui à la destitution des decemvirs. La tragédie de Campistron ne comporte ainsi aucun épisode amoureux inventé.
17Mais de ce que l’épisode amoureux est historique, peut-on déduire que la Virginie de Campistron est entièrement fidèle au récit de Tite-Live ? Rien n’est moins sûr et Campistron, par rapport à Tite-Live et à Le Clerc, auteur d’une Virginie romaine en 1645, procède à de sensibles modifications qui vont dans le sens d’une accentuation du pathétique au sein de la sphère privée. Il recentre tout d’abord l’action sur le sort de Virginie. Il n’est plus question chez lui, comme dans La Virginie romaine, d’une tentative d’assassinat orchestrée par Icile contre Appius, et l’on ne trouve pas trace du débat judiciaire portant sur des questions de procédure, débat qui occupe une large place dans Tite-Live. La révolte finale semble suscitée davantage par l’injustice dont est victime l’héroïne que par l’insatisfaction politique du peuple. Le signe le plus éloquent de ce relatif retrait des préoccupations politiques est l’absence de Virginius qui, conformément au récit de Tite-Live mais à rebours de ce que l’on peut observer chez Le Clerc, est absent de Rome pendant les événements et ne revient qu’au dénouement. Absent de la scène (son retour ne fait l’objet que d’un récit), Virginius est aussi singulièrement absent des discours des autres personnages. L’éviction du père est très révélatrice de l’infléchissement imposé à la fable originelle par Campistron : bannissant Virginius, allant jusqu’à lui confisquer son rôle historique en transformant l’infanticide final en suicide de Virginie, Campistron prend ses distances vis-à-vis de l’histoire et de la politique.
18Le vide créé par l’absence de Virginius permet alors à Campistron d’inventer de toutes pièces le personnage de Plautie, mère de l’héroïne morte depuis longtemps au moment des événements, dit Tite-Live, mais que Campistron ressuscite pour la présenter dans les premiers actes comme constamment éplorée. Son apparition sur scène est en effet précédée par une réplique de Fabien qui annonce à Appius l’arrivée de Plautie « aux pleurs abandonnée », laissant échapper de « fréquents soupirs13 ». Plautie elle-même, dès son entrée en scène, se présente sous les traits d’une suppliante :
En vain depuis deux jours errante dans ces lieux
Les pleurs que j’ai versés ont épuisé mes yeux.
En vain de tous côtés mes cris se font entendre :
De son destin encor je n’ai rien pu apprendre14.
19Mais Plautie, par ses larmes, n’entend pas seulement compatir aux malheurs de sa fille. Les pleurs sont une arme pour essayer de fléchir l’inexorable Appius (« Que ses yeux soient témoins de mes vives alarmes ;/Peut-être sera-t-il attendri par mes larmes15 ») puis pour inciter le peuple à prendre le parti de Virginie en se révoltant contre l’affreux décemvir :
Nous attendons beaucoup du secours de leurs armes :
Mais n’espère pas moins de celui de mes larmes ;
De cet affreux palais, j’ouvrirai les chemins,
Je servirai de chef aux premiers des Romains16.
20Plautie réussit à fédérer les femmes de la cité autour de ses propres malheurs. La douleur d’une mère à laquelle on arrache injustement sa fille devient un enjeu collectif et se transforme littéralement en affaire d’État. Les Romaines, gagnées par la contagion des larmes, loin de se contenter, comme chez Tite-Live, de déplorer en chœur les malheurs de Virginie, se constituent en véritable armée, ce qui ne manque pas d’étonner Plautie elle-même, interloquée par la puissance des effets de la sympathie17.
21En se saisissant de l’histoire de Virginie, alors même que Tite-Live donne moult détails sur l’amant de la jeune fille, Campistron met moins l’accent sur le pathétique des amants injustement séparés par un tyran, que sur celui de la mère séparée de son enfant et qui par ses larmes change l’ordre politique de Rome. Les liens fusionnels entre une mère et son enfant éveillent en cette fin de siècle l’intérêt des dramarturges et du public et annoncent le goût de l’abbé Du Bos qui, en 1719, dans ses Réflexions critiques sur la peinture et sur la poésie, regrette que Racine n’ait pas montré sur scène Astyanax : c’eût été, dit-il dans une phrase restée célèbre, tellement « touchant ». Autant et peut-être même plus que l’union entre la mère et son enfant, c’est aussi le pathétique de l’éclatement du lien entre le père et son enfant qui séduit fortement.
Les paternités malheureuses
22Enfant qui essaie de convaincre son père de ne pas mourir (Régulus de Pradon), père qui sacrifie ses enfants à Rome (Brutus de C. Bernard), fils qui souffre de ne pas être aimé de son père (Andronic de Campistron), telle est la forme de pathétique qui tend de plus en plus à renforcer le pathétique déclinant des amants18.
23L’épisode amoureux a perdu de son pouvoir lacrymal, si l’on en croit le doux Pradon qui écrit, dans la préface de sa pièce Régulus (1688) :
J’avoue qu’il y a peu d’amour [dans Régulus] mais je n’y en pouvais mettre davantage avec bienséance ; et j’ai fait cette réflexion dans les représentations de Régulus, que la grandeur d’âme frappe plus que la tendresse, et que le spectateur est touché plus vivement par une grande action qui l’enlève, que par un fade amour qui languit et qui fatigue et l’Auditeur et l’Acteur.
24Pradon lui-même, qui chérissait les épisodes amoureux les plus osés par rapport à la fidélité légendaire19, trouve que le procédé s’essouffle. Aussi n’impute-t-il pas le succès de sa tragédie à la peinture de l’amour des amants, mais plutôt à d’autres facteurs, tels la localisation judicieuse de « la Scène dans le Camp des Romains devant Carthage, et non pas dans Rome, pour conserver l’unité de temps et de lieu » et le beau caractère qu’est Régulus20. Ce n’est donc pas le pathétique amoureux qui est mis en avant et le personnage de Régulus doit sa force moins à son amour pour son amante qu’à celui pour son fils.
25Pradon est ainsi le premier non pas à introduire un enfant sur scène mais à montrer un enfant qui s’exprime véritablement en enfant. Des enfants avaient en effet déjà figuré sur les planches de la scène tragique21, contrairement à ce qu’avancent les frères Parfaict22, mais ils ne s’étaient jamais jusque-là comportés avec des mœurs véritablement enfantines. Pradon inaugure donc le procédé, ce dont il ne se montre pas peu fier. Il en souligne l’originalité dans la préface de sa pièce, tout en montrant qu’elle s’inscrit dans les préceptes horaciens :
Quelques-uns ont trouvé à redire que j’aie mis un enfant sur la Scène : mais j’ai suivi mot à mot l’Histoire, et ce qu’en dit le fameux Horace :
Fertur pudicae conjugis osculum
Parvosque natos, ut capitis minor
À se removisse, et virilem
Torvus humi posuisse vultum23.
Ces vers me doivent justifier de cette nouveauté qui a produit un si grand effet, et qui a fait dire des choses si touchantes à Régulus qu’elles font toute la beauté du cinquième Acte.
26Le sujet de Régulus, issu du livre XVIII de l’Histoire romaine de Tite-Live, est le suivant : le consul Régulus, dans la guerre contre les Carthaginois, est fait prisonnier par Xanthippe et renvoyé à Rome pour négocier l’échange des prisonniers avec le Sénat. Avant de partir, il a dû toutefois jurer aux Carthaginois qu’il reviendrait si le Sénat refusait d’échanger les prisonniers. Une fois à Rome, Régulus conseille aux sénateurs de refuser la paix et l’échange. Tenant sa parole, il retourne alors à Carthage porter la mauvaise nouvelle aux Carthaginois, et meurt dans d’affreux supplices.
27À quelles modifications Pradon procède-t-il par rapport à la source historique ? D’une part, nous l’avons dit, par souci de préserver l’unité de lieu, il fait se dérouler l’action tout entière « dans le camp des Romains, devant Carthage », si bien que Régulus, relâché sous condition par les Carthaginois, doit transmettre l’offre de paix au camp romain, et non au sénat. De cette liberté prise par rapport à l’histoire, Pradon se félicite car elle lui a permis de donner au théâtre une pièce qui jusqu’alors semblait dérouter les dramaturges du fait de l’éloignement de Rome et de Carthage24. D’autre part, Pradon sort également de son imagination les personnages de Fulvie, fille de Métellus, aimée de Régulus, du « jeune Attilius », jeune fils de Régulus amené dans le camp par son père, et du traître Mannius. Ce dernier a pour nette fonction de grandir la stature de Régulus. Si Régulus est trompé par la ruse de Xanthippe qui lui vaut d’être prisonnier des Carthaginois, c’est parce que, dans sa générosité, il a refusé de se méfier du tribun Mannius, et n’a pas voulu suivre les conseils de prudence de Métellus. Ce n’est donc pas une faille au combat qui explique que Régulus ait pu être fait prisonnier (la valeur de son bras est rappelée à maintes reprises, notamment par l’histoire du monstre de mer vaincu) mais bien un excès de grandeur.
28En revanche, les personnages inventés de Fulvie et du jeune enfant ont une fonction essentiellement pathétique : ils sont là pour supplier Régulus de ne pas retourner mourir chez les Carthaginois. Particulièrement intéressant est toutefois l’ordre d’intervention des suppliants. Dans une dramaturgie active comme l’est toute dramaturgie de cette fin de siècle, il ne faut pas douter que l’auteur ait pensé à une gradation des effets : ce sont ses soldats qui commencent par supplier Régulus de renoncer à son projets, tandis que les personnes susceptibles de le toucher le plus et de le convaincre interviennent en dernier. Or parle d’abord Lépide, le gouverneur du fils de Régulus, puis Fulvie et enfin l’enfant. Les supplications de l’enfant, placées en dernier, sont donc perçues comme plus pathétiques que celles de la maîtresse. Une inflexion notable a lieu, puisque les plaintes de l’amante étaient largement perçues, jusque dans les années 1680, comme le sommet indépassable du pathétique :
Avez-vous oublié pour moi votre tendresse,
Et qui prendra le soin d’élever ma jeunesse ?
Que ferai-je sans vous, si je ne vous vois pas,
Qui saura donc m’instruire à marcher sur vos pas,
Qui pourra me tracer le chemin de la gloire ?
Vous ne partirez point, non, je ne le puis croire,
Mon Père…[…]
Vous refusez d’entendre une timide voix,
Du moins embrassez-moi pour la dernière fois25.
29dit, dans un langage affectueux, le jeune fils de Régulus. De même, faisant ses adieux, Régulus s’adresse beaucoup plus longuement à son fils qu’à sa fiancée26.
30Avant le déchirant adieu final, l’amour extrême de Régulus pour son jeune fils se donnait déjà à voir lorsqu’il ne peut s’empêcher de donner à Priscus arrivé de Rome des nouvelles de son enfant, haut comme trois pommes (il a « deux lustres ») mais déjà vaillant :
Il murmure déjà de la lenteur de l’âge,
Et le fils d’Amilcar qui sert à l’exciter,
Lui fait prendre le fer qu’il a peine à porter27.
31Les liens entre père et enfant tendent à devenir plus importants, et Régulus a d’ailleurs son pendant exact dans Metellus, aussi Romain que lui et aussi attaché à sa fille que Régulus l’est à son fils28.
32Plus que sur le pathétique des amants, le Brutus (1690) de Catherine Bernard est également centré sur le pathétique du père envoyant à la mort ses enfants coupables. Le sujet de Brutus condamnant à mourir ses deux fils qui conspiraient en faveur du retour de Tarquin n’eut guère de bonne fortune avant l’extrême fin du xviie siècle. Avant que Catherine Bernard ne s’en saisisse en 1690, et après elle Voltaire en 1730 (pour ne parler que des théâtres professionnels), ce sujet n’avait été traité, depuis la renaissance de la tragédie en 1634, que par un seul auteur, dont on ignore le nom, qui fit jouer La Mort des Enfants de Brute en 164729. Le titre de la tragédie de C. Bernard déjà, par comparaison avec celui de celle de 1647, montre bien que le sujet est davantage la décision de Brutus que la mise à mort des enfants. En d’autres termes, le titre de C. Bernard laisse attendre un pathos qui est plus celui du père brisé que celui d’enfants cruellement mis à mort. De fait, tout converge dans la pièce pour concentrer sur Brutus l’essentiel du pathétique.
33Certes le pathétique des amants n’est pas absent. Valérie, jalouse de l’amour que Titus porte à sa rivale Aquilie, envoie un esclave l’espionner et découvre ainsi, sans s’y attendre, la conjuration. Sa jalousie extrême l’a rendue instigatrice de la mort de son amant, ce qu’elle ne peut se pardonner. De même, Aquilie, aimée des deux frères et aimant le seul Titus, ne peut se pardonner d’avoir fini par révéler à Titus le chantage odieux imaginé par son père conjuré : soit Titus ouvre aux troupes favorables à Tarquin la porte Quirinale dont il a la charge, soit Aquilie qu’il aime sera donnée en mariage à son frère Tiberinus qu’il déteste. Chacune des amantes de Titus souffre d’avoir envoyé à la mort sans le vouloir celui qu’elle aime, Valérie se voyant comme celle par qui la conjuration a été dévoilée, Aquilie comme celle qui a tenté le courage d’un Romain, si bien qu’elles cherchent l’une et l’autre à mourir.
34Mais ces figures pathétiques d’amantes et les deux épisodes amoureux, inventés de toute pièces, qu’elles permettent (Valérie aimant Titus, Titus et son frère Tiberinus aimant Aquilie) ne constituent pas le cœur du pathétique de cette pièce. Le dramaturge entend montrer avant tout la terrible décision et l’immense souffrance de Brutus. L’anéantissement de Brutus, qui n’hésite pas sur la décision à prendre mais répugne à l’exécuter, montre un sénateur qui craint à chaque instant davantage de redevenir un simple père et de ne pas pouvoir punir30. C’est dans ce sens qu’il ne peut accepter les compliments que Valerius rend à son courage et à son patriotisme. Tant que ses deux enfants ne sont pas effectivement morts, tout lui semble possible, même un revirement de sa part :
Seigneur, n’achevez pas. Dans l’état où je suis,
Ces éloges cruels augmentent mes ennuis :
Un soin trop violent m’agite, et me dévore,
Seigneur, et je pourais me repentir encore.
Pour remplir votre attente, et mon devoir affreux,
Ilfaut un cœur barbare, autant que généreux31.
35La sensibilité de Brutus est d’ailleurs accentuée par C. Bernard qui le fait renoncer, sous l’emprise du chagrin, à la vie publique, alors que le Brutus historique poursuivit, après la mort de ses fils, son combat, et mourut peu après en luttant contre les Étrusques soutenant Tarquin32. Dans Catherine Bernard en effet, Brutus accuse Rome d’exiger l’impossible de ses serviteurs33. Et face à son fils chéri Titus, il ne cache pas son immense douleur (« Tu peux espérer tout hors de me consoler »), annonçant sa mort pour bientôt (« Mais je sens que ma mort va suivre ton trépas34 »), doutant jusqu’à la fin de ne pas être un monstre infanticide :
Ne montre plus un fils à qui n’est plus ton père ;
À Rome, en te perdant, quand je marque ma foi,
Peut-être je deviens plus criminel que toi35.
36Andronic (1685) de Campistron infléchit également avec une grande habileté une action apparemment purement amoureuse dans le sens du pathétique d’un fils qui souffre de ne pas être aimé par son père. Le sujet de la pièce semble rouler exclusivement sur la rivalité amoureuse d’un fils et d’un père. C’est ce que laisse penser l’ » Avis de l’auteur » figurant en tête d’Andronic où Campistron déclare avoir « conçu la première idée de ce sujet sur une histoire moderne écrite par M. l’abbé de Saint-Réal » et avoir ensuite cherché dans l’histoire une anecdote ressemblant à la fable de Saint-Réal. Or, si l’on songe à l’histoire racontée par Saint-Réal dans Don Carlos, Andronic semble être la triste histoire d’un prince envoyé à la mort par son père jaloux. Ce n’est pourtant pas là une présentation exacte de la pièce, tant, sous la plume de Campistron, Andronic est un héros mélancolique depuis l’enfance parce que son père ne l’aime pas. Il ne s’agit donc pas d’une banale mélancolie érotique, puisque le mariage du roi n’a eu lieu que deux mois avant le début de l’action et que la mélancolie d’Andronic dure depuis des années. Marcène, favori du roi et autrefois précepteur du jeune prince, dit ainsi :
Pour moi, qui fus chargé du soin de l’élever,
Je me suis fait longtemps une pénible étude
De percer les raisons de son inquiétude.
Vous savez que toujours solitaire, inquiet,
Farouche, il a paru ne vivre qu’à regret36.
De cette mélancolie, Andronic donne lui-même l’explication :
Je suis né pour être malheureux ;
L’amour ne fait point seul mon destin rigoureux.
Eh quoi, pour pénétrer l’excès de ma misère,
Ne te suffit-il pas de connaître mon père ?
L’empereur soupçonneux, esclave de son rang,
Ne m’a jamais fait voir les tendresses du sang :
Les plus saints mouvements que la nature imprime,
Dans son austère cœur passeraient pour un crime ;
Et pour être né prince, il ne m’est pas permis
D’éprouver tout l’amour d’un père pour son fils37.
37Aussi, presque autant que de s’être fait ravir son amante, est-ce le sec refus réitéré de son père de lui laisser quitter la cour qui le blesse. Un tel refus ne saurait en effet montrer selon lui qu’un père insensible à ce qu’un fils lui demande comme une faveur, les larmes aux yeux : « Je vois contre mes pleurs qu’un père est endurci38 ». La souffrance de ne jamais avoir reçu de marques d’amour de son père revient comme un leitmotiv dans le discours d’Andronic39. Persuadé de ne pas être aimé (« je sais trop que pour moi vous êtes insensible », dit-il à l’empereur40), le prince implore donc sa grâce en ne doutant pas de ne rien obtenir :
Je vais donc lâchement implorer la bonté
D’un père qui me traite avec indignité,
Qui ne me fit jamais ni caresse, ni grâce,
Qui me hait dans le cœur, dont la froideur me glace41.
Aussi Andronic ironise-t-il cruellement sur les faveurs de son père, qui consistent à lui laisser choisir la façon de mourir :
ASPAR :
Vous pouvez choisir votre supplice ;
L’empereur le permet.
ANDRONIC :
Sa bonté me surprend,
Je le croyais moins tendre42.
38Le pathétique des liens qui unissent le père et son enfant connaît un vif succès dans les vingt dernières années du xviie siècle, qu’il s’agisse d’un pathétique filial, l’enfant criant son amour à son père et demandant à être aimé en retour (Régulus de Pradon, Andronic de Campistron), ou qu’il s’agisse inversement d’un pathétique reposant sur le lien paternel (Brutus de C. Bernard). C’est cette dernière forme qui connaîtra le plus vif succès dans les décennies suivantes, la condition paternelle devenant un motif emblématique du pathétique théâtral dans la première partie du xviiie siècle. Diderot, lorsqu’il dresse, en 1758, le portrait du père de famille dans la pièce de ce nom, réalisant le projet énoncé dans les Entretiens sur le Fils naturel un an plus tôt, ne fait bien que prendre acte d’une évolution du traitement dramatique de cette figure, tout en lui fournissant ses bases théoriques. L’Ines de Castro (1723) de La Motte et le Brutus (1730) de Voltaire présentent en effet déjà des pères décidant d’envoyer à la mort leur enfant. Le pathétique du père causant la perte de son enfant et mourant de la causer apparaît de plus en plus comme un ressort efficace de la tragédie.
Conclusion du chapitre viii
39À cause largement d’un problème poétique, la difficulté à peindre des héros amoureux qui satisfassent à la fois aux conditions du modèle galant et du modèle héroïque, à cause aussi de la lassitude à l’égard de l’épisode amoureux qui domine dans la tragédie depuis quelque cinquante ans, le pathétique des amants semble s’essouffler à la fin du siècle. Les préfaces des poètes dramatiques autant que les jugements des spectateurs témoignent du désinterêt croissant à l’égard des amants dont l’amour est menacé. En 1680, le doux Pradon concède dans la préface de sa tragédie Statira : « J’avoue que si j’avais mêlé un peu plus de politique dans les sentiments des grands hommes, le sujet n’en eût été que mieux, mais quelquefois la tendresse nous emporte plus loin qu’il ne faut ». En 1687, Boyer doute dans l’avis au lecteur en tête d’Antigone que les amours malheureuses des amants constituent un haut pathétique : « Peut-être n’y ai-je pas jeté assez d’amour pour le temps ; mais le temps n’en a-t-il point trop ? et à force de chercher les tendresses et la douceur dans la tragédie, ne craint-on pas de l’éloigner de ce sublime merveilleux et de ce noble pathétique qui en font le véritable caractère […] ? ». Le pathétique des amants ne paie plus vraiment : en un sens le charme de la jeunesse a fait son temps. La tragédie imagine alors de renforcer le pathétique de l’épisode amoureux par un pathétique nouveau : pathétique de l’amitié trahie, et plus encore pathétique des liens familiaux brisés. Dans cette entreprise, Campistron, dont la production tragique s’échelonne de 1683 à 1697, joue un rôle de premier plan en imaginant différentes configurations dans lesquelles l’union entre parent et enfant vole en éclats, provoquant ainsi le saisissement du spectateur.
40Cette mutation des voies du pathétique dans la tragédie s’inscrit plus largement dans la promotion esthétique dont bénéficie massivement le pathétique, considéré dans l’ensemble des genres littéraires, dramatiques ou non, à la fin des années 1670. C. Badiou-Monferran a en effet montré43 que Boileau créait dans sa traduction du Traité du sublime du pseudo-Longin, en 1674, un néologisme révélateur : il emploie pour la première fois l’expression « le pathétique », le néologisme tenant à la décatégorisation de l’adjectif attesté quant à lui depuis près d’un siècle, mais qui dans le texte de Boileau donne naissance à un substantif neutre, forme retenue par la postérité, le lexème substantivé masculin, apparu pour la première fois dans Les Amours de Psyché et Cupidon de La Fontaine44, en 1669, n’étant pas parvenu à s’imposer. Ce néologisme marque la réhabilitation et la consécration du pathétique comme valeur esthétique. Le pathos que célèbre la poétique longinienne répond à l’injonction de naturel du discours (on connaît le célèbre passage de l’Art poétique : « Que dans tous vos discours la passion émue/Aille chercher le cœur, l’échauffe et le remue »45) mais aussi, paradoxalement, à l’exigence de la « médiocrité ». « Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire », avance ailleurs Boileau46, et le pathétique figure précisément cette borne en deçà et au-delà de laquelle la perfection littéraire est impossible : la pitié fait goûter à l’homme la volupté du milieu. En un mot, le pathétique de Longin revu par Boileau, en répondant aux injonctions du naturel et de la « médiété », réussit un coup de force en rapportant la flamme de l’enthousiasme à la mesure de l’aptum, combinant véhémence et douceur, deux qualités que séparait nettement la tradition quintilienne et qui, à la suite de Boileau, se voient désormais intimement associées.
Notes de bas de page
1 C’est en quoi un épisode exclusivement pathétique n’est pas un épisode détaché.
2 M. Escola, « L’invention racinienne : l’action épisodique et l’art des variantes dans Bérénice et Iphignénie », dans Racine et la Méditerranée. Neptune et Apollon, Actes du colloque international de Nice (19-20 mai 1999), publiés par H. Baby et J. Emelina, Publications de la Faculté des Lettres, Arts et Sciences humaines de Nice, 1999, p. 127-166.
3 Villars, Critique de Bérénice, dans Racine, Œuvres complètes, éd. cit., p. 515.
4 II, 3.
5 III, 4.
6 IV, 5.
7 Phocion, Scène dernière.
8 L’épisode de l’amour de l’Infante pour Rodrigue dans Le Cid est à la fois condamné par d’Aubignac et par Corneille lui-même. Voir d’Aubignac, La Pratique du théâtre, p. 150-151 et Corneille, « Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique », dans Trois discours sur le poème dramatique, éd. cit., p. 91.
9 Voltaire a présenté Manlius Capitolinus comme la première tragédie française inspirée par le théâtre anglais. Il esquissa en effet, dans le Discours sur la tragédie à Mylord Bolingbroke, qui accompagne en 1731 la première édition de son Brutus, une « Comparaison du Manlius de M. de La Fosse avec la Venise sauvée de M. Otway ».
10 V, 8.
11 Tite-Live, Histoire romaine, livre III, section II, § 44-49.
12 La critique de la faiblesse des plans de Campistron et de son travers qui consiste à édulcorer en permanence l’intrigue (notamment par l’ajout d’un épisode fade) vient essentiellement de La Harpe qui inaugure le reproche du manque de force tragique. De son vivant, Campistron était surtout accusé d’être un plagiaire.
13 I, 2.
14 I, 3.
15 II, 3.
16 I, 4.
17 V, 1.
18 On trouve aussi dans Phocion de Campistron un tyran idolâtre de son fils et qui ne garde son trône que pour lui, et dans Pompéia de Campistron une fille idolâtre de son père et qui ne craint rien tant que de perdre son amour. Nous nous permettons de renvoyer à notre article, « D’une prétendue mollesse : galanterie et modernité de Campistron », Littératures classiques, n° 52, automne 2004, p. 165-178.
19 Voir notre chapitre VI.
20 Pradon, préface de Régulus.
21 C’est par exemple le cas dans La Troade de Sallebray.
22 Parfaict, Histoire du théâtre français, t. XIII, p. 72.
23 Horace, Odes, livre III, ode V, v. 41-44. La traduction de F. Villeneuve (Paris, Les Belles Lettres, 1981 [1re éd. 1929]) est la suivante : « On dit qu’il [Régulus] écarta de lui, comme déchu du rang de citoyen, le baiser de sa chaste compagne et ses jeunes enfants et, farouche, attacha sur le sol son mâle regard ».
24 Préface de Régulus.
25 V, 4.
26 V, 5.
27 I, 2.
28 La vertu sévère et romaine de Métellus se donne à voir en ce que Métellus est le seul qui ne veuille pas garder de force Régulus au camp romain mais qui l’aide à regagner le camp africain pour trouver la mort. Or le Romain à la vertu austère qu’est Métellus est un père peu autoritaire, qui se laisse fléchir par les larmes de sa fille et accepte finalement qu’elle reste dans le camp romain, alors que l’attaque contre Carthage est imminente, au lieu de gagner un endroit où elle serait plus en sécurité (II, 4).
29 La tragédie fut imprimée en 1648.
30 V, 4.
31 V, 6.
32 Tite-Live, Histoire romaine, livre II, 6.
33 V, 6.
34 V, 7.
35 V, 7.
36 I, 2.
37 I, 7.
38 III, 3.
39 IV, 4.
40 IV, 10.
41 IV, 8.
42 V, 2.
43 Claire Badiou-Monferran, « La promotion esthétique du pathétique dans la seconde moitié du xviie siècle », La Licorne, n° 43, 1997, p. 75-94.
44 « Quand Polyphile […] ne ferait pas tant le pathétique, la chose n’en irait que mieux, vu la manière d’écrire qu’il a choisie ». La Fontaine, Les Amours de Psyché et Cupidon, dans Œuvres complètes, éd. J. Marmier, Paris, Seuil, 1996, p. 423.
45 Art poétique, chant III, v. 15-16.
46 Ibid., chant I, v. 63.
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