Chapitre VI. Continuité de l’idéal galant dans la tragédie au cours du siècle
p. 195-260
Texte intégral
1On connaît la vigueur avec laquelle Saint-Evremond dénonce l’affadissement généralisé des tragédies à partir de 1660 :
... ce qui doit être tendre n’est que doux ; ce qui doit former la pitié fait à peine la tendresse ; l’émotion tient lieu du saisissement ; l’étonnement de l’horreur. Il manque à nos sentiments quelque chose d’assez profond, et les passions à demi touchées n’excitent en nos âmes que des mouvements imparfaits, qui ne savent ni les laisser dans leur assiette, ni les enlever hors d’elles-mêmes1.
2Selon Saint-Evremond, l’affadissement règne à tous les niveaux. Le poète dramatique est le premier responsable de cette édulcoration de la violence, en plaçant de la « douceur » là où il faudrait de la « tendresse », en faisant naître « l’émotion » et « l’étonnement » là où il faudrait « saisissement » et « horreur ». Dès lors, le spectateur de tragédie, loin de ressentir la terreur et la pitié, n’éprouvera que des « passions » amoindries, qui chatouillent l’âme sans jamais la ravir vraiment. Et pour contrer cet affadissement le comédien doit en quelque sorte surjouer le texte, sous peine de ne déclencher de médiocres passions chez le spectateur. L’acteur doit bien « prêter de la fureur à une agitation médiocre et à une douleur trop commune », travers regrettable qui menace souvent le comédien du ridicule.
3Pourtant, on sait généralement moins qu’atténuer la violence, pratiquer des adoucissements, accorder une grande place à l’amour relève d’une esthétique qui eut ses défenseurs tout au long du xviie siècle, et non pas seulement après 1660. C’est bien dès 1634-1640 qu’apparaît dans la tragédie un pathétique tendre largement hérité, on le sait maintenant, du modèle pastoral (le succès et l’influence des Amours de Pyrame et Thisbé de Théophile marque tout le siècle) et qui triomphe dans la tragédie à succès que fut l'Alcionée de Du Ryer en 1637. Dans Alcionée, la seconde partie de l’acte V roule tout entière sur la mort du héros, mort en récit d’abord (c’est le récit du suicide d’Alcionée par Théoxène) et mort sur scène ensuite (Alcionée expire devant Lydie), et joue sur la circulation des larmes. C’est tout d’abord le récit de Théoxène, les yeux baignés de pleurs, qui raconte comment le roi lui-même a « mêlé ses pleurs au sang d’Alcionée » et invite Lydie à partager sa douleur2. Lydie, qui voit son amant expirer sous ses yeux à la scène suivante, est gagnée par les larmes et se répand en pleurs. Les larmes coulent sur les visages (scéniquement, elles sont probablement symbolisées par l’utilisation du mouchoir) mais constituent aussi l’objet du discours des personnages, en ce qu’elles sont une preuve de sincérité. Les modalités pathétiques (interrogations et exclamations) et les marqueurs hyperboliques (interjections) sont particulièrement abondants, ainsi que l’a montré S. Chaouche3. La multiplication des interrogations permet d’augmenter l’émotion par une déclamation « spectaculaire », par laquelle Du Ryer recherche, selon cette critique, une « théâtralité du pathétique tendre4 ».
4L’idéal galant, certes éclatant à partir de la fin des années 1650, traverse en réalité tout le siècle, illustré principalement par Benserade, Gilbert, Quinault, Pradon et Campistron.
Le théâtre tragique de Benserade
5Benserade est par excellence l’auteur célèbre pour sa mondanité et son esprit. Sa carrière dans les lettres commença tôt et ne trouva pas dans le théâtre son unique champ d’application. Après avoir composé pour le théâtre et écrit parallèlement diverses poésies mondaines (on connaît la querelle des sonnets qui l’opposa en 1648-1649 à Voiture), il se mit à écrire les vers des ballets royaux dans les années 1660, consécration qui lui valut d’être élu à l’Académie Française en 1674, au fauteuil de Chapelain. On l’a souvent reconnu sous les traits de Théobalde dans Les Caractères de La Bruyère, ce poète vieilli encore vif qui était jadis la coqueluche des dames5. Le bel esprit que fut Benserade ne consacra que six ans à sa carrière dramatique, entre 1635 et 1641, période au cours de laquelle il composa trois tragédies, Cléopâtre (1635), La Mort d’Achille et la dispute de ses armes (1636) et Méléagre (1641).
6De façon mondaine, le public que cultive Benserade ne doit pas trop sentir l’École. Dans l’avis « Aux lecteurs » en tête de Méléagre, Benserade se refuse en effet à avoir un public de doctes :
Enfin, dans cet ouvrage comme dans les autres, je tâche de satisfaire à tout ce qu’il y a d’habiles et d’ignorants, je veux bien m’élever, mais je ne veux pas qu’on me perde de vue, et si je veux être estimé de quelques-uns, je veux être entendu de tout le monde :
En vain de ce que je compose,
Les doctes paraissent contents,
À ma gloire il manque une chose,
Vulgaire, si tu ne m’entends6.
7De fait, le public visé semble même être spécifiquement la gent féminine, si l’on en croit Dallibray7.
8Mais la mondanité et la galanterie de Benserade sont loin de se cantonner au public qu’il recherche. À l’heure où triomphe l’éthique de la générosité, Benserade célèbre dans ses tragédies des valeurs féminines (c’est-à-dire des valeurs que la croyance commune prête majoritairement aux femmes), au premier rang desquelles la croyance en l’amour. Les trois histoires traitées sur la scène tragique sont ainsi des histoires d’amour, sans que le sujet pourtant roule directement sur la passion amoureuse. Si le suicide d’Antoine croyant Cléopâtre morte se présente d’entrée comme une histoire d’amour, il n’en est pas de même des deux autres sujets. Ainsi le sujet de la mort d’Achille tué par Pâris dans le temple où il devait épouser Polixène peut être centré sur la passion de la vengeance, traitement pour lequel avait opté Hardy au début du xviie siècle. Chez Hardy en effet, la famille de Priam voue une haine féroce à Achille avant même qu’il ne rompe leur alliance en tuant le jeune Troile. Il s’agit dès lors pour les Troyens d’abattre le héros grec en profitant de son amour. Polixène en effet déteste Achille8 (ce qui n’est pas le cas chez Benserade où elle dit s’efforcer d’apprendre à l’aimer), et Pâris compte le tuer pour venger les Troyens dès le moment où il demande la main de sa sœur. La demande en mariage est perçue par les Troyens comme une opportunité de vengeance, et c’est sur l’accomplissement de cette vengeance que roule essentiellement la pièce.
9Dans la tragédie de Benserade en revanche, le sujet est bien l’amour d’Achille. Cette question structure la pièce. Le premier acte s’ouvre sur la visite que font Priam, Hécube et Polixène à Achille pour le prier de rendre le corps d’Hector et sur le coup de foudre que ressent Achille en voyant Polixène9. L’acte II montre Achille demandant à Priam la main de sa fille et promettant en contrepartie de ne plus prendre les armes contre les Troyens, puis Achille rendant visite seul à Polixène. À l’acte III, Achille refuse de combattre et ne veut pas sortir de sa tente. Entre l’acte III et l’acte IV a lieu la mort de Troile, tué par Achille qu’il provoquait au combat par des injures. L’acte IV enfin (puisque le cinquième acte contient une seconde action, tout autre, qui est la dispute des armes d’Achille entre Ulysse et Ajax) montre la colère de la famille de Priam et sa décision de tuer Achille par la ruse : Pâris et son frère Déiphobe accompagné d’une troupe de Troyens le mettront à mort quand il viendra seul au temple trouver Hécube et recevoir la foi de Polixène.
10De même que l’histoire de la mort d’Achille, l’histoire de Méléagre peut être susceptible de deux traitements. Rappelons-la brièvement. Méléagre, fils du Roi des Étoliens de Calydon, est le héros de l’aventure de la « chasse de Calydon », au cours de laquelle il parvient à tuer le sanglier qui ravageait le pays. Il offre sa hure à Atalante qu’il aime, ce qui provoque une dispute avec ses oncles maternels qui prétendaient que la hure leur revenait, oncles qu’il tue sur un coup de colère. La mère de Méléagre, Althée, rendue folle de douleur par la mort de ses frères, jette au feu le tison dont dépendait l’existence de son fils, si bien qu’il succombe sur-le-champ.
11Deux voies sont donc possibles : soit le poète met l’accent sur la passion de la colère, par laquelle Méléagre tue ses oncles et Althée met son fils à mort, soit il met l’accent sur la passion amoureuse, qui montre un Méléagre tellement amoureux que l’affront fait à Atalante lui est insupportable. Homère fait de Méléagre le type même du guerrier égaré par la colère. C’est parce qu’il était hors de lui, ayant été maudit par sa mère après le meurtre d’un de ses oncles, que Méléagre refusa d’aider son peuple attaqué par les Courètes. C’est la seconde option en revanche que choisit Benserade, ainsi qu’il le dit à ses lecteurs dans l’avis figurant en tête de sa pièce :
Les belles Comédies sont belles différemment, les unes ont des intrigues qui surprennent et dont la nouveauté les fait éclater, les autres se soutiennent sur des passions naïves et tendres, et les autres enfin sont considérables par des mouvements extraordinaires ou par la pompe et la magnificence des vers. Or comme leurs beautés sont différentes, aussi doivent-elles avoir un lustre et un jour tout différent. Celles dont les traits sont hardis, mais grossiers, ne plaisent que d’une distance un peu éloignée, et ne descendent du théâtre qu’à leur honte. Les autres qui ont des grâces plus délicates ne se font bien valoir qu’aux ruelles et dans les cabinets […].
12Si le lieu de sa réception est décisif pour apprécier une pièce, Méléagre ne doit-elle se voir que représentée au théâtre ou supporte-t-elle la lecture dans le comité distingué des ruelles ? En d’autres termes, à quelle catégorie de pièces Méléagre appartient-elle, parmi les trois que distingue Benserade ? Nullement à celles qui ont des intrigues qui surprennent : le sujet de Méléagre est un sujet mythologique très célèbre, traité sans que Benserade ne rajoute à sa trame des coups de théâtre et des rebondissements inventés (« Si le sujet en est stérile, au moins n’est-il point embarrassé » dit l’auteur10). Sa tragédie ne doit pas non plus son charme à la qualité des vers : « pour les vers, je ne les sais point faire », déclare de façon mondaine Benserade11. Par élimination, Méléagre ne peut donc ressortir qu’à la catégorie des pièces belles par leurs « passions naïves et tendres », c’est-à-dire des pièces qui doivent leurs charmes à ce qu’elles traitent de la passion amoureuse.
13Les histoires d’amour malheureuses de Benserade montrent des amants et des amantes qui sont encore de jeunes amoureux et que l’amour n’a nullement avilis, peinture galante qui est loin de dominer dans la production tragique de l’époque. Soit l’amour est en effet présenté comme une faiblesse qui nuit au héros et entrave sa gloire, à l’image de l’Hercule mourant de Rotrou (1634), où Hercule perd son héroïsme en aimant Iole et ne le retrouve que par le sublime de sa mort. Soit l’amour est le vertueux et sage amour conjugal, bien différent du fougueux amour qui unit les amants dans la conception galante, comme dans Marc-Antoine ou la Cléopâtre (1635) de Mairet, qui traite, la même année, du même sujet que la Cléopâtre de Benserade. Dans Marc-Antoine de Mairet, l’héroïsme reste avant tout guerrier et le héros actantiel, Marc-Antoine, se considère comme un soldat bien plus que comme un amoureux. Lors de la scène d’ouverture, il harangue vaillamment ses soldats et remporte encore une victoire sur Octave (entre la scène 3 et la scène 4 de l’acte I) avant la défaite finale. Encore valeureux, il ne se considère nullement comme un héros déchu et ne voit pas en Cléopâtre sa souveraine. Loin d’être tout miel en sa présence comme le fait l’Antoine de Benserade12
14, Marc-Antoine devient fou furieux après la défaite, quand il croit que Cléopâtre l’a trahi13. Il se laisse même aller à la grossièreté, regrettant de n’être pas resté auprès de la vertueuse Octavie14 et insultant Cléopâtre, qu’il traite de fourbe et qu’il encourage à aller retrouver cet autre fourbe qu’est Octave15.
15Le Marc-Antoine de Mairet étant présenté comme un général encore vaillant malgré ses déboires, deux raisons, proprement politiques, sont données à sa chute imminente. La première, avancée par Marc-Antoine lui-même, est la corruption des soldats par Octave. Le thème d’Octave achetant les soldats de Marc-Antoine, très marqué, se trouve développé au premier acte de façon générale16 avant d’être illustré au deuxième acte par un cas particulier : le Gaulois qui avait si bien combattu aux côtés de Marc-Antoine que Cléopâtre lui avait offert des armes d’or, est passé à l’ennemi, acheté par Octave17. La seconde raison donnée pour expliquer la chute à venir de Marc-Antoine est la politique dispendieuse menée par la reine Cléopâtre, qui dissipe les richesses de l’Égypte dans des fêtes somptuaires18. À aucun moment, la passion amoureuse n’est présentée comme la puissance terrible à l’origine de la chute du général et de la reine. À bien y regarder d’ailleurs, cet amour, quoique profond, sent l’amour conjugal et vertueux qui dure depuis près de trois lustres, nullement la passion brûlante qui unit des amants. La Cléopâtre de Mairet se fait en effet le chantre de l’amour conjugal. Dans le tête-à-tête qui la met face à Octave, loin d’essayer de le séduire comme le rapporte l’histoire, elle clame les charmes de l’union légale et souhaite à Octave d’être aimé de Livie comme elle aime Marc-Antoine :
Je souhaite, ô César, de toute mon envie,
Que toujours votre chère et fidèle Livie
Soit (comme je l’attends de son honnêteté)
Ce que vous m’accusez d’avoir toujours été19.
16Et au moment de se donner la mort, elle s’adresse à la mémoire de Marc-Antoine avec les termes qui caractérisent l’amour conjugal, « fidélité » et « constance20 ». Même si Cléopâtre, poussée par ses servantes, tisse encore une couronne de myrte et de laurier à son mari21, nous ne sommes pas si loin avec Mairet, pour reprendre l’expression de Voltaire, de « l’amour pot-au-feu ».
17Dans la Cléopâtre de Benserade en revanche, l’héroïne principale est avant tout une femme amoureuse, bien plus qu’une mère, une reine ou un stratège, comme elle le sera chez Corneille. Le titre de la pièce ne trompe pas : le héros actantiel de cette histoire est bien Cléopâtre, non pas Marc-Antoine dont le nom ne figure pas même en sous-titre. Et si Cléopâtre est le personnage principal, c’est en vertu de ses qualités d’amante. Non seulement tous les traits historiques qui pouvaient desservir Cléopâtre sont éliminés par Benserade (elle est en particulier rendue innocente de la défaite que fut la bataille d’Actium), mais il reconstruit véritablement son personnage en amante parfaite. Si Cléopâtre s’oppose à ce qu’Antoine participe à l’ultime bataille qui doit empêcher les troupes d’Octave de prendre la ville, c’est que la vie de son amant lui importe plus que le sort d’Alexandrie22. Et une fois la bataille sur le point d’être perdue, elle refuse à plusieurs reprises de tenter de séduire Octave afin d’obtenir sa clémence envers les Égyptiens. Si, après deux refus23, elle se résout finalement à ce qu’elle considère comme indigne d’elle, c’est pour répondre aux souhaits d’un mourant, Antoine, qui, sur le point d’expirer, l’a suppliée de fléchir Octave pour ménager l’avenir de leurs enfants24. Elle-même, se sentant plus amante que mère ou souveraine, se serait, dit-elle, dispensée de cette tentative de séduction pour se donner la mort tout de suite, quitte à voir ses enfants réduits en esclavage :
CHARMION :
Et sauvez ce qui reste et de vous et de lui
Vos chers enfants.
CLÉOPATRE :
Non, non, sois plus femme que mère,
Ils te doivent la vie, et tu la dois au père,
Change donc cette vie en un juste trépas,
Elle te rend ingrate, et ne leur aide pas25.
18Cléopâtre est ainsi avant tout celle qui a tout sacrifié à l’amour d’Antoine et qui ne peut supporter de le perdre. Elle pleure abondamment en voyant Antoine le corps transpercé d’une épée26, et les jeunes filles de compagnie de Cléopâtre cherchent par tous les moyens à consoler leur reine qui se noie dans les larmes et donne des marques de désespoir antique27.
19Dans La Mort d’Achille de Benserade (1636), Achille frappé par l’amour n’apparaît selon nous nullement comme un héros dégradé, mais bien comme un héros qui, aussi troublé soit-il, reste fidèle à ce qu’il a été. L’amour rend en effet Achille triste tant que Priam ne lui a pas accordé Polixène28, et moins inexorable, comme il le dit lui-même :
Qu’un père ait soupiré, qu’une mère ait gémi,
Je n’ai point pour cela cessé d’être ennemi.
Je pensais résister, mais il a bien fallu
Rendre Hector29.
20En aucun cas pourtant, Achille ne devient moins vaillant. Ainsi, quoi qu’il en coûte à son amour, il n’envisage pas de rester au repos dans sa tente tandis que Troile injurie son nom :
ACHILLE, il sort armé l’épée à la main :
Ha c’est trop, Alcimède, à ma gloire être lent,
Il faut que je réponde à ce jeune insolent,
Que je me satisfasse et que je le contente,
Puisqu’il nous vient braver jusques dans notre Tente. […]
ALCIMÈDE :
N’allez point au combat, si vous l’aimez encore [Polixène],
Obéissez aux Lois que l’Amour vous enjoint,
Ou ne la voyez plus, ou ne combattez point.
ACHILLE :
Ce n’est pas le conseil qu’Achille voudrait suivre. […]
En frappant les Troyens je lui veux rendre hommage,
Et je sais le secret de vaincre sans dommage,
Je n’attaquerai point qui me vient affronter,
Mais en me défendant je le veux surmonter30.
21Si Achille n’entend pas tuer Troile au combat, il ne peut envisager non plus de rester inactif pour ne pas risquer de nuire à son amour : ce dernier ne lui fait en aucun cas renoncer à l’honneur. Même amoureux de Polixène, Achille garde ainsi les traits de caractère qui lui sont propres, en particulier le courage. À son confident qui lui conseille de ne pas aller au temple d’Apollon, il répond qu’il n’a pas peur de mourir, mais qu’il se plie à la décision du destin : « Si tu m’as vu saigner, tu me peux voir mourir,/ La mort est un danger que je dois encourir31 ». De façon révélatrice, Achille meurt d’ailleurs en guerrier, non pas en adressant ses ultimes paroles à Polixène, mais en demandant à Ulysse et Ajax de le venger, sans avoir d’égard pour la patrie de sa bien-aimée32.
22Quant au Méléagre de Benserade (1641), son amour pour sa maîtresse le fait plus vivre en visionnaire qu’il ne le dégrade. Méléagre est peint tout au long de la pièce comme l’amoureux parfait, tout à son amour au point de ne pas bien appréhender la réalité qui l’entoure. Il ne craint pas ainsi de faire allusion à sa passion devant le chœur des chasseurs qu’il est en train de haranguer pour la chasse au sanglier, dans un contexte quelque peu incongru33. Alors que les autres chasseurs poursuivent la bête, il suit quant à lui Atalante qu’il épie littéralement, l’écoutant réciter ses stances couchée sur la plaine, avant de faire mine d’arriver au moment où elle l’aperçoit34. Il déclare alors longuement sa flamme et c’est Atalante qui l’interrompt, lui faisant remarquer que le moment n’est pas très opportun et que les autres chasseurs les attendent. La mort du sanglier et le couronnement de Méléagre comme celui qui a triomphé de la bête féroce permettent au prince de jouer galamment sur le thème du vainqueur victorieux grâce à son amour, avant qu’il n’offre franchement la hure à Atalante. Sa passion et ses discours sont tellement enflammés qu’outre les oncles maternels, Thésée et Jason, sans le blâmer, s’en étonnent35. Après le meurtre de ses oncles, Méléagre résume rapidement l’affaire et se remet à parler d’amour à sa belle, comme si la dispute et le meurtre n’avaient été qu’un contretemps malheureux :
Je sais de quel lien nous serrait la nature,
Mais ma vengeance est juste en pareille aventure. […]
Mais changeons de sujet, et que votre ennui cesse,
Sera-ce pour toujours, adorable Princesse,
Que mon demi-bonheur ne voudra m’obliger
Qu’à vous faire justice, ou bien à vous venger36 ?
23Il commence ainsi à parler de mariage à sa belle et là encore, c’est Atalante qui lui fait remarquer que le moment n’est pas très bien choisi37. Enfin, que fait Méléagre alors que sa mère, folle de douleur à l’annonce qu’il a tué ses oncles, le menace d’une vengeance terrible ? Sans se soucier de rien, pensant que le temps adoucira sa sévère génitrice, il va se marier au temple avec Atalante38.
24Pareille construction du héros ne doit d’ailleurs pas prêter à sourire, et c’est celle qu’appelait deux ans auparavant La Mesnardière, louant dans sa Poétique l’excellent sujet de Méléagre qui confronte la rusticité des oncles au raffinement mondain de Méléagre39. Si le sujet de Méléagre est un si beau sujet selon La Mesnardière, c’est qu’il oppose l’honnêteté à la brutalié campagnarde : il importe donc de présenter Méléagre le plus honnête et le plus galant possible pour accentuer le contraste avec les deux oncles bourrus.
25Le modèle galant trouve très tôt dans le siècle son dramaturge avec Benserade qui dès 1635 peint dans ses tragédies un amour source d’un héroïsme privé, loin du modèle militaire et viril au sein duquel l’amour, s’il n’est pas sage et conjugal, devient source de déchéance pour le héros. Les sujets de tragédie traités par Benserade sont tirés du côté de la passion amoureuse, passion qui n’a rien de honteux ou de petit dans l’optique du dramaturge. Par ailleurs, le public recherché par Benserade est explicitement le public des honnêtes gens contre celui des doctes : les premiers jalons d’une esthétique galante appliquée à la tragédie sont posés. Dans la décennie suivante (ou plutôt durant les deux décennies suivantes, entre 1640 et 1660 environ), c’est à G. Gilbert qu’il appartient de développer la galanterie dans le théâtre sérieux, ouvrant de nouvelles pistes que la deuxième moitié du xviie siècle explorera largement.
Le théâtre tragique de Gilbert
26Né vers 1620 à Paris dans un milieu probablement protestant, Gabriel Gilbert était secrétaire de la duchesse de Rohan, avant de remplir cette même fonction auprès de la reine Christine de Suède. Sa carrière théâtrale débute en 1640 avec Marguerite de France, tragédie qui connaît un grand succès et fait remarquer son auteur par Chapelain. Son théâtre tragique (tragédies et tragicomédies sérieuses) se poursuit ensuite avec Téléphonte (1641), Rodogune (1644) puis Hippolyte (1645), Sémiramis (1646), Les Amours de Diane et Endymion (1656), Chresphonte (1657), Arie et Petus (1659) et Les Amours d’Angélique et de Médor (1664)40. Il meurt vers 1680 à Paris.
27L’amour occupe une place essentielle dans le théâtre tragique de Gilbert et lui-même écrit, de façon polémique, qu’un très grand nombre de sujets peuvent être transformés en histoires d’amour. La dédicace de sa tragédie Les Amours de Diane et d’Endimion est des plus explicites :
Quoiqu’il paraisse sous l’habit d’un Pasteur [Endymion], la Grèce le compte entre ses plus grands Rois, il a régné quelque temps heureusement dans l’Élide, mais l’Amour qu’il eut pour les Lettres lui fit quitter ses États et le fit passer d’Europe en Asie où les Sciences florissaient alors. Pour mieux observer le cours des Astres qui était sa principale étude, il s’arrêta sur le mont Lathmos qu’il a rendu célèbre par son séjour. C’est ce qui a donné lieu aux Poètes, qui couvrent la vérité de fictions agréables, de faire une fable de cette Histoire : en feignant qu’Endymion était amoureux de Diane, ils ont fait d’un Roi un Berger et d’un Sage un Amant41.
28Un roi féru d’astronomie qui renonce à ses États pour mener une vie privée peut aisément devenir un berger amoureux, qui contemple moins les étoiles qu’il ne songe à sa bien-aimée. C’est dire que tout sujet qui raconte une histoire originale autour d’un personnage contemplatif peut, au plan technique, se prêter à un traitement galant. Et tirer un sujet insolite dans le sens d’une histoire d’amour est également possible au plan de la légitimité poétique, puisque les poètes sont ceux qui « couvrent la vérité de fictions agréables ». C’est le propre de la poésie que de cacher la vérité historique, sans qu’il puisse être tenu grief de cette dissimulation aux poètes. La poésie est essentiellement invention. Tirer un sujet du côté d’une histoire d’amour serait donc selon Gilbert aisément réalisable et parfaitement légitime.
29Mais la galanterie de Gilbert ne se réduit pas à cette déclaration qu’avait, somme toute, déjà illustrée Benserade par ses productions tragiques. Elle tient largement à sa manière de peindre ses personnages : les personnages féminins sont portraiturés à la mode mondaine, sans aucune hauteur comparable à celle des héroïnes cornéliennes, et ses héros ont le cœur sensible et rempli d’urbanité.
Portrait de Téléphonte et Hippolyte en héros au cœur sensible
30L’amour étant perçu comme un élément dramatique indispensable pour Gilbert, il est le premier à affubler d’amantes de jeunes héros guerriers et sauvages, tels Téléphonte ou Hippolyte. Dans Téléphonte, le jeune héros vengeur, qui doit revenir arracher sa mère du lit du tyran et massacrer celui-ci pour reprendre son trône, est flanqué d’une jeune amante, qui se trouve être prisonnière aussi à la cour du tyran. Téléphonte doit donc reprendre son trône, libérer sa mère mais aussi arracher la jeune femme prisonnière des mains de son rival, qui n’est autre que le fils du tyran. Avec Gilbert, un héros viril et vengeur, de la race de ceux qui ne craignent pas de répandre le sang pour récupérer leur trône, se trouve, pour la première fois depuis le renouveau de la tragédie, pourvu d’une jeune amante, fille du roi d’Étolie qui éleva le jeune prince en exil. Philoclée est ainsi au plan fonctionnel l’équivalent de Pylade, mais l’amitié indéfectible est remplacée par la passion amoureuse.
31Le procédé est le même dans Hippolyte ou le garçon insensible. Dans une configuration inaugurée par Gilbert, Hippolyte, contrairement à ce qu’indique le titre, n’est plus insensible. Hippolyte, tout versé dans la chasse qu’il est42, a cessé de vouer un culte à Diane pour aimer une jeune mortelle, en l’occurrence Phèdre elle-même. Comme par ailleurs Phèdre n’est plus l’épouse mais la fiancée de Thésée, si bien qu’en se tournant vers Hippolyte, elle manque à sa promesse de mariage mais n’est nullement incestueuse, la donnée mythologique n’a plus rien de scandaleux et l’intrigue se présente de la façon suivante : la jeune Phèdre aime le jeune Hippolyte qui l’aime en retour, et Thésée est le vieux roi qui empêche le jeune couple d’amants de s’aimer paisiblement. Dans cette nouvelle combinaison où le fils est le rival heureux de son père, Thésée fait quasi figure d’intrus et il est ainsi extrêmement révélateur qu’il soit présenté sous un jour peu favorable.
32Thésée en effet est loin d’être peint sous son meilleur profil. Son voyage qui l’éloigne d’Athènes n’est pas une glorieuse descente aux Enfers en compagnie de son ami Pirithoüs, mais une guerre contre Mégare entreprise autant pour mater un peuple qui soutient les Pallantides que pour reconquérir une vieille maîtresse qui a su le charmer de nouveau :
Des forts Mégariens je ravageais la terre. […]
Leur orgueil sur mon sceptre a fait un attentat,
Des enfants de Pallas ils soutenaient l’audace. […]
D’un de mes espions j’appris en même temps
Que Céphise s’était dans la ville enfermée.
Connaissant sa beauté, déjà l’ayant aimée,
Alors l’occasion mon ardeur rallumant,
Pour la seconde fois me rendit son amant43.
33Non content d’être infidèle, Thésée clame même hautement son inconstance, la fidélité faisant partie des vertus féminines qu’il ne lui appartient pas d’avoir, explique-t-il44. Il n’hésite d’ailleurs pas à se présenter lui-même comme incapable de résister au charme d’une belle femme :
Elle [Phèdre] sait le pouvoir qu’un bel œil a sur moi,
Et que je ne puis voir plus d’une belle femme,
Et ne brûler jamais que d’une seule flamme45.
34Plus cruellement, Phèdre quant à elle le présente moins comme un joli cœur que comme un homme priapique46, violent et coléreux. À Achrise qui lui demande lors de la scène inaugurale ce qu’elle craint et pourquoi elle ne veut pas dire la cause de sa tristesse, elle confie ainsi : « [Je crains] la colère du Roi./Tu connais son humeur violente et cruelle47 ». Par ailleurs au plan politique, Thésée se comporterait moins en roi qu’en tyran et le peuple d’Athènes même préférerait être gouverné par Hippolyte :
Il [Hippolyte] rend de ses vertus Athènes amoureuse ;
Le peuple ainsi que moi veut vivre sous sa loi,
Le Père est un tyran, mais le fils serait Roi48.
35Chez Gilbert, l’amour de Phèdre pour Hippolyte n’a donc plus grand chose de violent et scandaleux. Non seulement Thésée devient le fâcheux de l’intrigue, étant le vieil inconstant qui empêche le bonheur des jeunes amants, mais encore l’amour que Phèdre éprouve pour Hippolyte n’a rien d’une passion destructrice et en cela condamnable. C’est un amour qui se situe juste au-dessus de l’amitié et que Phèdre présente comme une affection particulière, qui n’a rien d’impudique :
Pour parler de mon feu,
Qui dit amour c’est trop, amitié c’est trop peu.
Nul nom n’exprime bien la douleur qui me presse,
Je veux plus qu’une mère, et moins qu’une maîtresse.
ACHRISE :
Oprodige en Amour ! étrange nouveauté.
PHÈDRE :
En aimant cet Amant, j’aime l’honnêteté49.
36Pareille définition est d’ailleurs celle que reprendra la confidente de Phèdre, Pasithée, pour expliquer à Thésée que Phèdre n’est pas si criminelle qu’il lui paraît50.
37Par un curieux renversement des valeurs, c’est Thésée qui devient l’incestueux, lui qui oublie qu’il a déjà partagé la couche d’Ariane, la sœur de Phèdre :
Demain sans plus tarder, ce cruel ravisseur
Me veut faire épouser le mari de ma sœur. […]
Mais plutôt d’un poignard je m’ouvrirai le flanc […]
Pour m’empêcher d’entrer dans le lit d’un beau-frère,
Que des fils de ma sœur je ne sois point la mère51.
38En définitive, si Phèdre et Hippolyte s’aiment et si Thésée aime de son côté Céphise, qu’est-ce qui empêche les personnages d’être heureux ? Comment arrive-t-on à l’issue fatale ? Deux raisons précipitent les personnages dans le malheur. La première n’est autre que l’excès d’honnêteté de Phèdre qui culpabilise en voyant Thésée de retour et se met à pleurer, comme si elle avait commis un grand crime. La seconde, plus importante, tient à la jalousie d’une confidente de Phèdre, Achrise, qui veut se venger d’Hippolyte qui l’a éconduite. Pour précipiter à la mort celui qui ne l’aime pas, elle calomnie, accusant Hippolyte d’avoir voulu violer la reine. La suite est connue : Thésée refuse de croire Phèdre clamant l’innocence d’Hippolyte et persiste à vouer son fils à la mort. Phèdre se suicide d’avoir indirectement causé la mort d’un innocent et la confidente, véritable coupable, se tue en dernier lieu. L’histoire de Phèdre et Hippolyte est devenue l’histoire d’un jeune couple d’amants précipité dans la mort par la jalousie d’une rivale et l’entêtement jaloux d’un père52.
Des personnages féminins construits selon le nouvel idéal galant
39Outre l’adjonction d’une amante à des héros comme Téléphonte et Hippolyte, la galanterie de Gilbert passe par des personnages féminins souvent construits selon le nouveau modèle de l’enjouement galant et nullement selon le vieux modèle tragique de la timidité et de la réserve féminines. Dans Chresphonte, c’est selon l’habitus mondain que se peint le personnage de Mérope. Mérope est en effet enjouée, très spirituelle et fort peu émotive. Détachée, elle ne s’embarrasse pas de convenances. Ainsi, elle ne reçoit pas l’ambassadeur de Chresphonte qu’elle n’a pas envie d’entendre53, ne se prive pas de dire à son amant qu’il a bien vieilli en huit ans (« Huit ans ont bien changé l’air de votre visage54 »), fait un très mauvais accueil à l’ambassadeur du roi d’Argos55 avant de lui reprocher de s’en être plaint à son père :
Un cœur respectueux souffre tout sans murmure. […]
Un Amant doit toujours épargner sa Maîtresse56.
40Peu émotive, Mérope ne se laisse pas attendrir par les pleurs de sa confidente (« Tu ne m’étonnes point par tes discours timides/Mes yeux pour voir des pleurs ne seront point humides57 »), mais elle la blâme même de ne pas oser regarder le combat entre ses deux amants58. Spirituelle, elle pratique par deux fois l’équivoque après avoir promis à son père de bien recevoir désormais les ambassadeurs. La première équivoque consiste à répondre à l’ambassadeur du roi Tysamène qu’elle épousera « celui qu’un Père [lui] a donné », juste après avoir vu son père qui lui a promis de ne la marier qu’à Scamandre. La seconde équivoque lui permet d’éviter de répondre à ses deux prétendants qui la somment de choisir entre eux. « [Elle n’aimera] jamais que Scamandre » et puisqu’il a disparu, épousera « celui qui lui touche de plus près ». La réponse satisfait chacun, l’ambassadeur de Chresphonte puisqu’il n’est autre que Scamandre, et l’ambassadeur de Tysamène puisque sa généalogie fait de lui un parent plus proche du fils du roi des Phrygiens que son rival59.
41Si Mérope est une héroïne mondaine, d’authentiques personnages de railleuses se donnent même à voir dans Les Amours d’Angélique et de Médor60. S’opposent dans cette pièce deux clans parmi les personnages féminins : la pudique et vertueuse Angélique d’une part, et les guerrières railleuses, faisant souvent fi de la bienséance d’autre part. Angélique est toute douceur. Mélancolique, elle aime rester seule à rêver (« Que j’entretiens longtemps ma douce rêverie !/ Et qu’on a de plaisir, alors qu’on rêve ainsi61 »), se considère comme une femme pudique et vertueuse62, si bien que si elle aime Médor, ce n’est encore qu’avec « pudeur » et « honnêteté » :
Je n’ai rien fait pour lui qu’il n’ait bien mérité,
Et la pudeur s’accorde avec l’honnêteté63.
42Les guerrières railleuses quant à elles badinent et se moquent plus qu’il ne convient à de respectables jeunes filles. Arimant et ses civilités sont tournés en dérision, tandis que la chaste vertu d’Angélique est considérée comme un mythe élaboré par la principale intéressée. À la civilité courtoise d’Arimant qui a parlé en faveur des femmes au conseil du roi, quand il s’agissait de savoir si elles pouvaient assister au tournoi, elles rendent bien grâce (« De tous les chevaliers il est le plus courtois » dit Isabelle64), mais cet éloge sonne de façon badine et détachée, du fait notamment de l’anaphore du prénom :
Arimant prend plaisir à rendre un bon office,
Arimant au Conseil nous a donné sa voix.
43Par ailleurs, elles ne manquent pas de le taquiner, lorsqu’il refuse de combattre pour elles au tournoi, sur sa façon de se défiler civilement. Pour ne pas être le chevalier de Marphise, Isabelle ou Bradamante, Arimant-Médor allègue d’abord qu’il ne veut pas blesser les deux jeunes filles dont il ne serait pas le chevalier65, avant de se dire ami de chacun de leurs soupirants, respectivement Renaud, Zerbin et Roger, qui n’apprécieraient pas de se voir priver de leur rôle. La raillerie ne met pas longtemps à poindre : Arimant est l’ami de tous parce qu’il n’a pas de maîtresse, et il n’a pas de maîtresse parce qu’il est toujours « froid », ne trahissant rien de ses émotions :
ARIMANT :
L’amitié par malheur à ce beau choix s’oppose.
BRADAMANTE :
Le plaisant procédé que celui d’Arimant.
MARPHISE :
Il est seul à la Cour d’un pareil sentiment,
Car tous les Courtisans qui sont pleins de finesse,
Souvent n’ont point d’amis, mais ont plusieurs maîtresses :
Mais lui dont la froideur rend les sens endormis,
N’a pas une maîtresse, et n’a que des amis66.
44C’est dire que les civilités, incarnées par Arimant, sont perçues comme risibles en elles-mêmes par ces amazones. Pour plaisanter enfin, celles-ci font croire à Arimant, qu’elles traitent en crédule et en simple, qu’elles vont rechercher un autre chevalier pour les représenter et les défendre toutes les trois à la fois67.
45Enfin, les amoureuses de Gilbert, contrairement à l’univers de la tragédie traditionnelle (et à cause sans doute des codes propres à la tragi-comédie), ne sont souvent guère farouches : elles parlent beaucoup de leur pudeur et de leur modestie, mais ne se comportent pas forcément en oies blanches. Dans Hippolyte, la confidente Achrise est une jeune dévergondée qui assaille Hippolyte. À la scène 3 de l’acte II, Achrise vante effrontément les jeunes beautés de la Grèce qui pourraient plaire à Hippolyte, avant de lui faire remarquer, contre la bienséance, qu’il ne serait pas du nombre des vivants « si la belle Antiope eût fui l’Hyménée68 ». Hippolyte, littéralement agressé par les propositions amoureuses d’Achrise, en jeune homme qui « aime la pudeur au front d’une maîtresse69 » ne manque pas de trouver qu’« elle a trop peu de honte, et trop de hardiesse70 ».
46Dans Les Amours de Diane et d’Endymion, Diane n’est guère farouche non plus. Elle a beau se dire modeste71, pudique72 et sérieuse (elle ne raille jamais, dit-elle à la Nuit73), elle est beaucoup plus coquette et coquine qu’elle ne l’avoue. Elle imagine ainsi d’envoyer un songe érotique à Endymion, par lequel il rêvera qu’il s’unit à elle. L’aspect charnel de l’affaire ne laisse aucun doute et pour s’en convaincre, il suffit d’écouter Endymion à son réveil :
Diane s’est fait voir à mes sens enchantés,
Avec toute sa gloire, et toutes ses beautés. […]
Le Dieu qui me fait voir sa belle gorge nue
Et semble m’accuser de trop de retenue,
Par un beau mouvement m’inspire le dessein
De lui prendre une fleur qu’elle avait dans le sein. […]
Je volai sur sa bouche un baiser tout de flamme,
Et goûtai des plaisirs et des ravissements
Que n’ont jamais goûtés les plus heureux Amants.
Je suis tout transporté seulement quand j’y pense.
Ce qui reste, Céphale, est digne du silence. […]
Et mon crime est égal à celui d’Ixion :
Une grande Déesse à tous deux apparue,
Nous a fait à tous deux embrasser une nue74.
47La démarche est osée et la Nuit, confidente de Diane, ne manque pas de le lui faire remarquer : « Cette ruse d’amour est tout à fait galante,/Et pour son coup d’essai Diane est bien savante75 ». Diane, bien qu’elle dise en permanence le contraire, n’est en fait guère embarrassée par une excessive timidité : quand elle se présente à son rendez-vous galant avec Endymion, elle commence par déplorer, en coquette, de ne pas ressembler à Vénus avant de concéder à Endymion, brûlant de désir, des marques tangibles de son amour. Elle se laisse en effet embrasser la main et donnerait peut-être bien plus encore, si Apollon, chaperon céleste, n’arrivait en trombe, fou furieux des privautés obtenues par le berger.
Des héros urbains
48Face à ces personnages féminins enjoués et railleurs, peints à la mode galante (qui chérit l’humeur enjouée mais également l’humeur mélancolique), les héros doivent aussi rivaliser d’urbanité. Dans Les Amours de Diane et d'Endymion, Endimion présente toutes les vertus mondaines et privées que peut souhaiter un héros. Parfait amant qui s’oppose au mauvais amant qu’est Apollon76, il veut périr en martyr de l’amour, comme le montre son manque de prudence et le peu de soin qu’il prend pour se protéger de son rival. Endimion crie à qui veut l’entendre son amour pour Diane. Son ami Céphale a beau lui recommander un peu plus de discrétion77, de pareils conseils restent lettre morte et Endimion informe même de ses amours les bergers des environs78. Confronté à Apollon, il critique les dieux, blasphème79, et conteste la supériorité d’Apollon lui-même : « Diane de nous deux a fait la différence80 ». Enfin, au moment où Apollon va le percer de ses flèches et où son ami Céphale lui recommande de se mettre à couvert sous des arbres épais, il refuse de se protéger afin de mourir en martyr dont se souviendra la postérité :
Voudrais-tu, me dit-il, que par ma fuite honteuse
J’évitasse une mort qui m’est si glorieuse ?
Il est beau de périr par un si noble sort,
Et l’immortalité vaut moins que cette mort81.
49Par ailleurs, Endimion est présenté comme un mélancolique, humeur chérie des mondains au même titre que l’humeur sanguine qui domine les enjoués82. Il aime à rêver auprès d’une fontaine83 et les émotions les plus diverses engendrent en lui un état de tristesse. Au moment de se présenter devant Diane qu’il aime et dont il est sûr d’être d’aimé, il est ainsi « triste » par « crainte » et par « respect84 ». Mais un excès de bonheur rend également Endimion « triste » :
LÀ NUIT :
Mais d’où vient ce chagrin, d’où naît votre tristesse ? […]
ENDIMION :
Ma joie est un Vautour qui me déchire l’âme85.
50Dans Les Amours d’Angélique et de Médor, le triomphe des valeurs mondaines sur les valeurs exclusivement guerrières apparaît d’abord dans l’opposition entre deux types de héros, les amants délicats, représentés par Médor-Arimant, et les amants rugueux, représentés par Roland, Renaud et Roger. Quand tous se sont distingués par la valeur de leur bras, la différence se fait entre ceux qui se comportent en honnêtes gens polis par la cour, et ceux qui pratiquent l’amour à la hussarde. Médor-Arimant, parfait amant mondain, respecte les femmes, prône le respect le plus total à leur égard et la discrétion la plus grande sur les faveurs qu’elles octroient, contrairement à Roland pour lequel « les Gens respectueux ne sont plus à la mode/Et dans ce siècle heureux l’amour devient commode86 ». Deux écoles s’affrontent donc : d’une part, celle des héros guerriers qui veulent agir sans se cacher et obtenir leur récompense rapidement, sous peine de passer pour des falots :
On se rit d’un amant qui s’arrête aux fleurettes.
C’est avoir peu d’esprit de ne rien demander
À celles dont l’humeur nous veut tout accorder87.
51D’autre part, l’école « galante », ainsi que la désigne Médor-Arimant lui-même (« Le parfait art d’aimer n’est pas fait pour Roland/Il est plus grand guerrier qu’il n’a l’esprit galant »), qui met en avant la nécessité d’être discret (« Il faut qu’il soit discret ou ne s’en mêle pas ») et patient : « L’on ne prend pas les cœurs, comme l’on prend les villes », dit-il à Roland et Roger88. Car Médor-Arimant ne veut pas croire que les femmes soient des conquêtes faciles. Pareille réputation ne leur vient souvent que de la vantardise des hommes, dit-il89. Pour le parfait amant qu’est Médor-Arimant, l’amant qui mérite le plus d’être aimé est celui qu’aime effectivement la dame. L’amour devient donc l’unique critère de distinction, ce qui ne manque pas de mécontenter les autres chevaliers qui avaient fait valoir leurs exploits guerriers.
52Gilbert inaugure non pas de tirer l’action des pièces sérieuses vers une enjeu amoureux (Benserade avait ouvert cette voie), mais plutôt d’évacuer la violence inhérente à la situation tragique. Pour la première fois, l’histoire de Phèdre et Hippolyte ne comporte plus d’adultère et d’inceste puisque Phèdre devient simplement la fiancée d’Hippolyte. Au plan des personnages, Gilbert fait siens avant l’heure les principes du précepteur de La Princesse d’Élide de Molière (« […] il est malaisé que sans être amoureux/Un jeune prince soit et grand et généreux90 »), et dote d’une amante, pour la première fois au théâtre, de sévères guerriers auxquels la mythologie n’avait prêté que le goût de la vengeance (dans le cas de Téléphonte) ou de la chasse (dans le cas d’Hippolyte). Si l’épisode amoureux existait au moment où compose Gilbert, il pousse néanmoins son principe plus loin en dotant systématiquement n’importe quel héros historique ou mythologique (et même les héros les plus improbables) d’une fiancée. Par ailleurs, la peinture qu’il propose des héros et des héroïnes joue simultanément sur les deux humeurs chéries des mondains, l’humeur mélancolique et l’humeur enjouée. Endimion est présenté comme un mélancolique, tandis que les héroïnes sont le plus souvent spirituelles et railleuses, plus coquettes et entreprenantes qu’il ne convient à des héroïnes du théâtre sérieux. Diane, chaste déesse des bois et de la nature, qui fait naître un rêve érotique dans l’esprit d’Endimion, n’est ainsi plus vraiment la vierge chasseresse de la mythologie. Après le théâtre sérieux de Gilbert, entre 1640 et 1650 essentiellement, la galanterie se voit explorée dans ses principales dimensions dramaturgiques. Au plan de l’action, la galanterie se manifeste déjà comme adoucissement du dénouement et comme présence quasi systématique d’un épisode amoureux. Au plan des personnages, alors que Benserade avait surtout envisagé une peinture galante par privation (les héros ne sont pas dégradés par la passion amoureuse qui les saisit), Gilbert va plus loin en ébauchant les deux types de peinture que permet le modèle galant, peinture mélancolique et peinture enjouée, même si ses personnages féminins sont quasi exclusivement des enjouées et des railleuses. C’est à Quinault qu’il appartient de donner toute son ampleur au modèle galant dans le théâtre tragique, en creusant les formes de galanterie fraîchement mises au jour, mais aussi en en proposant de toutes nouvelles.
Le théâtre tragique de Quinault
53Le modèle galant prise les larmes et les larmes versées sur scène, par les amantes mais aussi par les amants, sont particulièrement abondantes dans le théâtre tragique de Quinault, si on inclut dans cet ensemble aussi bien les pièces intitulées « tragédies » (La Mort de Cyrus, Astrate, Pausanias, Bellérophon) que ses « tragi-comédies » comportant une donnée historique (Amalasonte, Stratonice mais aussi Le Feint Alcibiade, Le Mariage de Cambyse et Agrippa, qui n’est pas qualifié dans l’édition originale). Dans Bellérophon, Sténobée raconte comment elle est tombée amoureuse de Bellérophon endormi, qui avait le visage couvert de larmes91, et verse sur scène des pleurs destinés à accuser le jeune héros d’éprouver pour elle un amour coupable, puisqu’elle est déjà la fiancée du roi, hôte qui accueille Bellérophon dans sa cour92. Philonoé, sœur de Sténobée et également amante de Bellérophon, pleure par crainte que le roi envoie à la mort celui qu’elle aime93. Dans Stratonice, Barsine, ancienne amante du roi, pleure devant lui pour attester qu’elle aime le monarque, expliquant qu’elle s’est tue jusque-là uniquement par pudeur et orgueil94 et Stratonice laisse couler ses larmes en voyant qu’Antiochus l’aime95. Dans Agrippa, la sœur d’Agrippa verse des larmes en voyant celui qu’elle prend pour le meurtrier de son frère et surtout pour un infidèle amant96, tandis que Lavinie, amante d’Agrippa, pleure de voir combien (le faux) Tiberinus ressemble à son amant défunt97.
54Cette profusion de larmes est telle que Quinault a longtemps été qualifié d’auteur « tendre ». Le xviie siècle pointe déjà du doigt cette tendresse extrême, que ce soit pour la louer (songeons à la critique du jeune Boursault et de nombreux gazetiers98, à celle de Perrault99 ou à celle que Montfleury fait d’Agrippa100) ou pour la condamner (songeons à Boileau, Chapelain et Furetière101). À partir de quand cette tendresse est-elle toujours envisagée négativement, et associée à la mièvrerie ?
55Quinault, s’il fut en son temps un dramaturge de premier plan déchaînant des prises de position enthousiastes ou des attaques violentes, connaît une période de faveur au xviiie siècle puis un long oubli au xixe. Au xviiie siècle, Voltaire fut un de ses plus ardents partisans, tant il aimait ses opéras. Il vante dans Le Siècle de Louis XIV « la simple et belle nature qui se montre souvent dans Quinault avec tant de charmes102 ». Il écrit en 1767, à Damilaville, que les opéras de Quinault « sont des chefs-d’œuvre de poésie naturelle, de passion, de galanterie, d’esprit et de grâce103 ». Il félicite l’abbé d’Olivet104 d’avoir parlé « avec circonspection » de « l’inimitable Quinault », « le plus concis peut-être de nos poètes dans les belles scènes de ses opéras et l’un de ceux qui s’expriment avec le plus de pureté comme avec le plus de grâce ». Il loue le style de Quinault dans les Commentaires sur Corneille : « Une remarque importante à faire, c’est qu’il n’y a pas une seule faute contre la langue dans les opéras de Quinault à commencer depuis son Alceste. Aucun auteur n’a plus de précision que lui et jamais cette précision ne diminue le sentiment105 ».
56Diderot, qui n’aimait pas la tragédie lyrique, louait Quinault comme poète : « Personne ne lit Quinault avec plus de plaisir que moi. C’est un poète plein de grâces, qui est toujours tendre et facile et souvent élevé. J’espère vous montrer un jour jusqu’où je porte la connaissance et l’estime des talents de cet homme unique, et quel parti on aurait pu tirer de ses tragédies, telles qu’elles sont106 ». Rousseau, qui condamnait radicalement le théâtre et l’opéra, rend hommage à la valeur dramatique du livret d’Armide : « Armide furieuse vient poignarder son ennemi : à son aspect, elle hésite, elle se laisse attendrir, le poignard lui tombe des mains ; elle oublie tous ses projets de vengeance et n’oublie pas un seul instant sa modulation. Les réticences, les interruptions, les transitions intellectuelles que le poète offrait au musicien n’ont pas été une seule fois saisies par celui-ci. » Musique pitoyable de Lully donc, écrite sur un texte dont les vers sont « admirables » selon Rousseau. D’Alembert célèbre également aux dépens du musicien Lully le librettiste Quinault : « Le plus grand éloge d’un poète, dit Voltaire, est qu’on retienne ses vers, et l’on sait des scènes entières de Quinault par cœur. Que d’inventions, que de naturel, que de sentiment, que d’élévation même quelquefois, enfin que de beautés d’ensemble et de détail dans ses poèmes lyriques ! […] Le fameux satirique du dernier siècle serait aujourd’hui bien étonné de voir ce Quinault qu’il outrageait mis par la postérité sur la même ligne que lui, et peut-être au-dessus107 ». Marmontel enfin défend Quinault contre les attaques de Grimm et célèbre surtout chez lui la perfection du style : « Je n’hésite point à dire que, pour le simple récitatif, Quinault est le modèle de l’élégance, de la grâce, de la facilité, quelquefois même de la splendeur et de la majesté que la scène demande108 ».
57Vers la fin du xviiie siècle, l’enthousiasme pour Quinault décline néanmoins. L’éloge que fait La Harpe est assez modéré, bien loin du panégyrique de Voltaire. La Harpe n’entend pas contester vraiment les jugements de Boileau ; tout au plus reconnaît-il que Boileau n’était pas fait pour goûter l’opéra :
Je suis persuadé que Boileau était de bonne foi, et que la nature lui avait refusé ce qui était nécessaire pour sentir les charmes d’Atys, d’Armide et de Roland et pour en excuser les défauts. Des ouvrages où l’on parlait sans cesse d’amour, et assez souvent en un style lâche et faible, ne pouvaient pas plaire à un homme qui ne connaissait point ce sentiment et qui ne pardonnait à Racine de l’avoir peint qu’en faveur de la beauté parfaite de sa versification109.
58Voltaire écrit ainsi en 1775 à Madame Du Deffand : « Je crois bien que nous sommes les seuls qui citions aujourd’hui du Quinault, qui était autrefois dans la bouche de tout le monde110 ». Sans doute Voltaire force-t-il un peu le trait : Quinault en 1775 n’était pas complètement oublié mais sa faveur, il est vrai, était très déclinante, beaucoup moins importante que dans la première partie du xviiie siècle. La vogue de Quinault dure pleinement jusqu’au milieu du xviiie siècle. À partir de 1760, elle s’affaiblit puis s’éteint. Au xixe siècle, Quinault semble largement oublié : on parle encore de lui, mais incidemment. Le nom de Quinault, qu’il s’agisse du librettiste ou du poète dramatique, ne reparaît, sauf de rares exceptions, que dans les cours de littérature et les manuels. Sainte-Beuve ne le mentionne qu’en passant, à propos de Parny ou de Perrault111. Nisard, jugeant l’auteur dramatique uniquement, se montre très sévère : « Quinault n’était que l’imitateur de tout le monde. Il imitait de Corneille la politique, les sentences ; il imitait de la société contemporaine, où le ton était donné par les Précieuses, le galant et le tendre, qu’on prenait pour le langage de l’amour. Les pièces de ce poète, esprit facile et aimable d’ailleurs, ne sont que d’agréables flatteries à la jeunesse et aux passions naissantes de Louis XIV. Son théâtre n’a pas plus de durée que les décorations et les fêtes du nouveau règne. Boileau en a bien jugé112 ».
59C’est dans les années 1870 que le procès Quinault-Boileau est rouvert, en des termes assez polémiques. En 1870, Royer défendait Quinault contre Boileau, mentionnait (comme l’avait déjà fait Nisard) son influence sur Racine et se montrait très fier d’avoir lu l’Astrate113. Trois ans après, dans le Correspondant, E. Serret publiait une sorte de panégyrique de Quinault114. En 1883, V. Fournel donnait, en tête de son Théâtre choisi, une étude conséquente sur le poète et en 1898 N. M. Bernardin proposait, dans l’Histoire de la langue et de la littérature française de Petit de Julleville115, une analyse stimulante de l’œuvre de Quinault. Mais c’est le xxe siècle, grâce à l’immense thèse d’E. Gros116, qui réhabilite Quinault en se proposant de l’étudier en lui-même, d’après sa production dramatique et lyrique, et non pas simplement comme une source possible de Racine. Gros rompt ainsi avec la longue tradition critique qui associait systématiquement Thomas Corneille et Quinault comme des auteurs peignant un héros tout entier soumis à l’amour, heureux de n’avoir d’yeux que pour sa maîtresse, et qui passe son temps à discourir de sa passion en la disséquant dans ses moindres parties. Avant Gros, Quinault et Thomas Corneille étaient considérés, comme nous l’avons dit en introduction, comme les chefs de file d’une école romanesque et galante qui tendait à faire de la tragédie une ruelle, et le lieu de toutes les « questions d’amour ».
60Comment expliquer cette sempiternelle association de Th. Corneille et de Quinault, jamais réexaminée avant Gros ? Cette association de ces deux dramaturges comme poètes de l’amour romanesque, tendre et entortillé, remonterait selon nous à la deuxième moitié du xviiie siècle et serait à mettre en relation avec la fameuse querelle des Bouffons (1752-1753) qui marque la contestation de l’opéra lullyste117. C’est en partie lorsque l’opéra lullyste fut contesté et que Quinault librettiste fut moins connu et moins célébré, que Quinault auteur de théâtre parlé commença à tomber en disgrâce pour rejoindre, au début du xixe siècle, Thomas Corneille au panthéon des dramaturges oubliés. Outre les témoignages des écrivains du xviiie siècle qui indiquent que la faveur générale pour Quinault dura environ jusqu’en 1760, il est à signaler que Stratonice, Agrippa et Astrate restèrent au répertoire de la Comédie Française précisément jusqu’au milieu du xviiie siècle118.
61L’association Thomas Corneille-Quinault, née sans doute donc dans la deuxième moitié du xviiie siècle, s’affirme progressivement comme une évidence tout au long du xixe siècle, les critiques reprenant largement les jugements de La Harpe119. C’est E. Gros en 1926 qui fait le départ entre Thomas Corneille et Quinault en montrant combien Th. Corneille présente des personnages tiraillés entre l’amour et la gloire, dont la passion amoureuse est en définitive réfrénée au nom de l’honneur, ce qui le situe dans la lignée de P. Corneille. Seul Quinault accorde la première place à l’amour et peint des personnages où l’amour ne combat pas le devoir : nul dilemme chez le héros qui n’entend pas lutter contre l’amour qu’il éprouve. Gros toutefois faisait encore largement de Quinault un poète empreint d’une molle tendresse, dans lequel tout se trouve édulcoré. Gros célèbre ainsi la peinture de l’amour naissant que fait Quinault dans Astrate, Pausanias et Bellérophon, un amour qui n’est jamais violent, dont la couleur est la rose blanche plutôt que rouge.
62La spécificité de la dramaturgie de Quinault a récemment été réexaminée par des chercheurs anglo-saxons. J. A. Scott120 en particulier a réévalué, en 1973, la part de violence inhérente au théâtre tragique de Quinault et tenté de modifier l’image de mièvrerie à laquelle beaucoup de critiques associent encore ce théâtre. C’est dans cette perspective que se situent E. Campion121 et W. Brooks, ce dernier défendant en outre l’idée d’une évolution du théâtre de Quinault dans le sens d’une nette amélioration122.
63Notre propos dans ces pages sera de montrer comment Quinault, en promouvant une dramaturgie en marge des exigences du classicisme, a contribué fortement à proposer un modèle dramaturgique autre que le modèle cornélien, le modèle quinaltien étant nourri du nouvel idéal galant qui permet à l’amour de ne pas être tenu en bride par des sentiments plus nobles. En ce sens, Quinault propose un univers dégagé de l’éthique de la générosité et des lois cornéliennes, un univers où le héros n’est pas déchiré par la psychomachie de la gloire et de l’amour : le dilemme n’a plus lieu d’être et le héros, sûr de son choix, n’est la victime que de malentendus et de quiproquos. Cet univers n’est pourtant pas exempt de violence mais celle-ci, au lieu de résider dans les situations, comme le voulaient Aristote et Corneille, tient plutôt à des caractères : le théâtre de Quinault est peuplé d’authentiques méchants, souvent rendus cruels par leur passion amoureuse même.
Des ressorts hérités de la tragi-comédie
64Le critique qui examine la dramaturgie du théâtre tragique de Quinault ne peut qu’être frappé de voir combien Quinault reprend à son compte des procédés qui étaient ceux de la tragi-comédie des années 1630. H. Baby a ainsi montré comment sous la disposition classique des tragi-comédies de Quinault foisonnaient des quiproquos visant à « créer un univers déréalisé123 », univers caractérisé par les fréquents sommeils et évanouissements qui sont autant de parenthèses de l’esprit. Si toutefois l’on examine le théâtre sérieux de Quinault, c’est-à-dire ses tragédies et ses tragi-comédies ayant un fond historique, plus que les motifs du sommeil et des évanouissements, c’est la construction de l’intrigue et des personnages qui ne peut manquer de frapper.
65En premier lieu, comme dans la tragi-comédie des années 1630, l’action est double. Ainsi, dans Amalasonte, une première action s’enclenche à la scène inaugurale et s’arrête à la scène 5 de l’acte II : Théodat court le péril d’être accusé de conspiration à cause d’une fausse lettre où l’empereur Justinien atteste que Théodat va l’aider à renverser le pouvoir goth d’Amalasonte. Mais la reine proclame qu’elle croit à l’innocence de Théodat et à partir de la scène 6 de l’acte II jusqu’à la fin de la pièce, Théodat court un autre péril sans rapport avec le premier, celui d’être cru infidèle à la reine et de perdre son amour.
66De même, dans La Mort de Cyrus, le héros éponyme court deux périls successifs, sans que ces deux périls toutefois remplissent la totalité de l’intrigue. Le premier péril ne débute en effet qu’à l’acte III : Odatirse, qui a renversé la reine Tomyris entre l’acte II et l’acte III, fait du chantage à celle-ci : soit elle accepte de l’épouser, soit Cyrus, qu’elle aime, sera mis à mort. À l’acte V débute le second péril encouru par Cyrus : comme assassin d’Odatirse, il court le danger de tomber sous le coup du serment de la reine Tomyris qui a juré de punir de mort le meurtrier de son mari. Les actes I et II fonctionnent donc comme des actes préparatoires : les personnages découvrent progressivement qu’ils sont aimés. La Reine avoue ainsi à Odatirse son amour pour Cyrus à la scène 5 de l’acte I ; Cyrus déclare son amour pour la reine à Odatirse à la scène 1 de l’acte II. Enfin, la Reine et Cyrus se déclarent leur flamme à la scène 1 de l’acte II.
67Astrate se caractérise également par la succession des deux périls distincts encourus par le héros éponyme, périls qui concernent tous deux son mariage avec Élise. Le premier péril, qui s’étend du début de la pièce jusqu’à la scène 5 de l’acte III, concerne une rivalité amoureuse : Agénor est celui que devrait épouser la reine Élise, même si elle diffère constamment le mariage. Le deuxième péril débute à la fin de l’acte III : une conjuration de légitimistes se trame contre Élise. Astrate, qui vient d’apprendre qu’il est le dernier fils du roi légitime massacré par Élise, doit donc obtenir des conjurés la grâce de celle-ci.
68L’action comporte également sinon deux périls nettement distincts, du moins une longue phase préparatoire, dans Pausanias. L’action ne correspond nullement à une crise et tout l’acte I vise à savoir qui, du Sparte Pausanias ou de l’Athénien Cimon, aura la captive Cléonice. L’acte I fonctionne comme une propédeutique à une action qui ne débute vraiment qu’à l’acte II, une fois que Cléonice est la captive personnelle de Pausanias. Celui-ci peut alors choisir entre l’épouser et perdre le commandement général des Grecs (qui passera entre les mains d’Athènes), ou renoncer à Cléonice pour épouser la princesse sparte Démarate et conserver ainsi le commandement de la Grèce.
69Enfin, l’action est également non classique dans Bellérophon en ce qu’elle recule littéralement pendant les actes III et IV. Durant ces actes, la reine Sténobée remet en question l’amour de Bellérophon pour sa sœur Philonoé, dont elle était assurée à l’acte I124. Ce sont des tablettes trouvées sur Bellérophon endormi, où il déclare sa flamme à une destinataire anonyme, qui sèment le doute dans l’esprit de Sténobée et lui font mener une enquête qui aboutit à lui faire entendre de la voix de Bellérophon, à la fin de l’acte III125, son amour pour Philonoé, qu’elle avait remarqué en fait dès le premier acte. L’exposition s’achève ainsi à la fin de l’acte III, mais, au plan de l’action, les actes II et III ont été sans utilité. La particularité de l’action de Bellérophon tient également à ce qu’il est nécessaire de supposer des événements extra-scéniques, survenus en coulisse, pour comprendre l’attitude des personnages, événements auxquels néanmoins les personnages ne font aucune allusion. Ainsi Bellérophon a dû apprendre à un moment ce qu’on lui reprochait, puisqu’il a été arrêté sans qu’on lui révèle la nature de son crime et que Philonoé lui dit savoir, à la fin, qu’il est innocent, ce qui n’appelle aucune question de la part de Bellérophon. De même, Proetus n’interroge personne sur les raisons du suicide de Sténobée. Comme il n’a pas assisté à l’aveu qu’elle a fait de son amour criminel pour Bellérophon, il faut comprendre qu’il a été mis au courant en dehors de la scène, par Timante sans doute.
70Outre la nature de l’action, qui présente souvent une succession de périls et une phase préparatoire, ce sont également les personnages superflus qui constituent un procédé hérité de la tragi-comédie des années 1630. Ce trait est particulièrement flagrant dans Le Mariage de Cambyse et dans La Mort de Cyrus. Dans Le Mariage de Cambyse, quelle est l’utilité de Prexaspe et Mégabise, favoris du roi ? Prexaspe a l’intention d’enlever Atosse, que Cambyse compte épouser au début de la pièce, car il est amoureux de cette princesse. Le projet de Prexaspe est révélé au roi par Mégabise et le roi délègue sa justice à Darius. Darius, que Prexaspe n’avait pas reconnu au début de la pièce, habillé qu’il était en berger, et à qui il avait refusé une audience, voit donc entre ses mains celui dont il pourrait vouloir se venger, mais, dans sa générosité, il pardonne et gracie Prexaspe. Mis à part le fait qu’elle montre la grandeur d’âme de Darius, quelle est donc la fonction de cette tentative d’enlèvement avortée par rapport à l’intrigue principale ? Il semble bien que cette petite action secondaire, qui ne change en rien le cours de l’intrigue, soit à proprement parler gratuite, c’est-à-dire superfétatoire au plan de la construction de la pièce.
71Il en va de même dans La Mort de Cyrus, où les personnages de Clodomante et Clidarice sont superflus au plan de l’action. Clodomante aime la reine Tomyris et a tout lieu de se plaindre d’Odatirse qui lui a caché qu’il était son rival et a prétendu vouloir servir Clodomante dans ses amours126. Trompé par Odatirse, Clodomante veut le tuer mais ne le fait pas. Il a défié Odatirse en duel à la scène 2 de l’acte IV, mais celui-ci a refusé de lui rendre raison. C’est en définitive sous les coups de Cyrus que tombera l’infâme Odatirse, sans que Clodomante y soit pour rien. Clidarice fait également beaucoup de bruit pour rien. Elle aime Odatirse, qui, par de savantes équivoques127, lui a laissé croire qu’il l’aimait aussi, avant d’épouser la reine. Furieuse, Clidarice a l’intention de se venger en tuant de sa main le parjure128. Or qu’advient-il en définitive ? Clidarice n’a pas la force de mener son projet à bien et laisse tomber par terre le poignard qui devait punir le traître129.
72Enfin, comme dans la tragi-comédie des années 1630 mais aussi comme dans les comédies urbaines de Corneille (en particulier Mélite) puisque ce schéma semble hérité de la pastorale, le théâtre tragique de Quinault est rempli d’objets truqués, et surtout de fausses lettres. Astrate est la seule pièce tragique de Quinault dans laquelle les lettres ne sont pas falsifiées130. L’absence de fausse lettre dans cette pièce est toutefois largement compensée par la fameuse bague confiée par Élise à Agenor, afin qu’il la remette à Astrate en guise de sa foi, et qu’Agenor refuse de rendre. Cette bague fonctionne comme un guet-apens : elle permet de confondre l’infâme Agenor et de mettre à bas sa prétendue générosité.
73La Mort de Cyrus, Bellérophon et surtout Amalasonte exploitent en revanche complètement le principe des fausses lettres. Les lettres peuvent être inauthentiques de trois façons différentes : soit le message transmis par la lettre est faux, soit la personne auteur de la lettre a signé d’un faux nom, soit la lettre, mal réceptionnée, arrive entre les mains d’un personnage auquel elle n’était pas destinée. La Mort de Cyrus et Bellérophon présentent tous deux des cas de mauvaise réception : les tablettes parviennent entre les mains d’un personnage auquel elles ne sont pas destinées, ce qui occasionne un quiproquo. Dans La Mort de Cyrus, c’est Odatirse qui trouve par terre les tablettes de la reine Tomyris, tablettes auxquelles la reine a confié son amour pour le roi des Perses Cyrus. Si ces tablettes ne laissent aucun doute sur l’amour de la reine131, elles ne révèlent pas en revanche qui est l’objet de ses feux, ce qui permet à Clodomante, amant de la reine que le défunt roi avait choisi comme son successeur132, et à Odatirse, général de Tomyris également amoureux d’elle, d’espérer tous deux être l’heureux élu.
74Dans Bellérophon, Sténobée lit à haute voix des tablettes qu’elles a trouvées sur Bellérophon endormi, où il clame également son amour à une destinataire anonyme133. Le procédé est exactement le même que dans La Mort de Cyrus : les tablettes ne comportent pas le nom de leur destinataire et la personne qui les trouve (ou qui s’en empare) se prend à rêver qu’elle est ce destinataire, avant de découvrir qu’il n’en est rien. Sténobée, qui savait confusément avant la découverte des tablettes que Bellérophon était épris de sa sœur Philonoé, se laisse persuader par sa confidente Mégare que ces tablettes s’adressent peut-être à elle, jusqu’à ce que Bellérophon lui déclare sans ambages, à la scène 3 de l’acte III, son amour pour Philonoé.
75C’est toutefois Amalasonte qui pousse le plus loin la complexité du jeu autour des fausses lettres. Une première lettre est mentionnée à la scène inaugurale, qui fait état de l’alliance de Théodat avec l’empereur d’Orient Justinien pour renverser le pouvoir d’Amalasonte. Cette lettre est fausse non parce qu’elle est signée d’un faux nom (Justinien est bien l’auteur de la lettre), mais parce que son message est mensonger. À cette première fausse lettre s’ajoute une lettre d’amour sans le nom du destinataire qui, comme dans La Mort de Cyrus et Bellérophon, parvient entre les mains d’une mauvaise personne. Théodat écrit134 une lettre d’amour à Amalasonte, mais a l’imprudence de confier cette lettre à Amalfrède135 pour qu’elle la transmette à la reine. Perfidement, Amalfrède fait alors croire à la reine que cette lettre d’amour lui revient, ce qui engendre la jalousie d’Amalasonte. Survient enfin une troisième fausse lettre : il s’agit de la lettre qu’Amalasonte présente comme un billet de grâce136 destiné à Théodat emprisonné. Clodésile doit transmettre le précieux document sans le lire, « sous peine de trépas137 ». Le trop curieux Clodésile meurt en ouvrant la lettre empoisonnée qui, dans l’esprit de la reine, devait punir le trop coupable Théodat.
76Une des raisons du mépris de Quinault au xixe siècle tient à ce qu’il a été taxé d’anachronisme : comment, se demandaient les critiques, un auteur qui écrivait après la Fronde pouvait-il user de techniques qui avaient cours dans la décennie 1630-1640 ? Que le théâtre tragique de Quinault comporte souvent une action double, des personnages superflus au plan de l’intrigue, qu’il abonde en fausses lettres, est apparu à beaucoup de critiques du xixe siècle comme une condamnation ipso facto : Quinault s’était trompé d’époque et prolongeait selon eux maladroitement, en pleine période classique, une esthétique défunte. Nous souhaitons montrer comment ces traits, propres il est vrai à la tragi-comédie des années 1630, permettent à Quinault non pas de créer une dramaturgie de l’illusion, chère au goût baroque, mais bien une dramaturgie du malentendu, de l’erreur et du quiproquo, dramaturgie galante pour des personnages galants.
Une dramaturgie du malentendu
77À un conflit réel qui provoquerait le déchirement du héros en proie à un dilemme, Quinault substitue une situation fondée essentiellement sur un malentendu. Trois pièces sont particulièrement révélatrices de ce procédé : il s’agit d’Agrippa, de Stratonice et de Bellérophon. Dans Agrippa, Tibérinus, tyran mort accidentellement à la guerre, est remplacé par son sosie Agrippa, le père d’Agrippa prétendant que celui-ci a été mis à mort par le tyran devenu jaloux de lui. Se constitue dès lors une conjuration contre le faux Tibérinus, menée par Lavinie, maîtresse d’Agrippa qui veut venger la mort de son amant, par Albine, sœur d’Agrippa soucieuse de venger la mort de son frère, et par Mézence, amant de Lavinie qui lui offre son bras pour la venger. Mais la conjuration contre Agrippa-Tiberinus n’a pour fin que de venger Agrippa : il suffit donc qu’Agrippa déclare être Agrippa pour que le complot disparaisse de lui-même. Agrippa repose ainsi sur un quiproquo : il suffit que l’on découvre la véritable identité d’Agrippa, devenu Tibérinus, pour que tout s’arrête. Aussi l’aveu du père d’Agrippa, seul garant de l’identité du roi, ne survient-il qu’au dernier acte.
78Dans cette pièce reposant sur un quiproquo, nul dilemme ne met au supplice les personnages. Albine n’hésite pas : elle choisit l’amour contre le devoir du sang et veut continuer à aimer le roi même s’il a assassiné son frère. À la première scène de l’acte II, devant sa confidente Julie, Albine convient qu’elle aime encore le tyran, même s’il ne s’est pas excusé pour la mort de son frère et s’il s’est mis à la négliger. Moins que la mort de son frère, Albine reproche à « Tibérinus » de ne plus lui rendre les devoirs de l’amour. Elle reconnaît aisément pleurer moins la mort d’un frère que les tourments de l’amour malheureux :
J’ai beau les [mes soupirs] refuser à cet amant si lâche,
Quand j’en donne au devoir, le dépit m’en arrache ;
Et l’amour, malgré moi, mêlé à mes douleurs,
Partage, avec le sang, mes soupirs et mes pleurs138.
79De façon éloquente, Albine décidera, après sa grande entrevue avec « Tibérinus139 » d’assassiner le roi, non pour venger la mort d’un frère, mais bien pour punir un ingrat qui déclare sans vergogne aimer Lavinie140. Mais l’amour d’Albine pour le roi est bien vivace et, malgré sa tonitruante résolution de meurtre141, elle pardonne en définitive à celui qu’elle aime, et, au lieu de le poignarder, lui rend la liberté. Nul dilemme donc dans le cœur d’Albine qui ne cherche en aucun cas à éteindre son amour pour le meurtrier de son frère.
80Nul dilemme de même dans le cœur de Mézence, neveu de Tibérinus, qui n’hésite qu’une seconde à être parricide pour venger Lavinie, ingrate qui ne l’aime pas et ne lui promet rien. À la scène 4 de l’acte III, Mézence s’explique ainsi :
Si j’hésite d’abord d’immoler une vie
À qui le sang m’attache et le devoir me lie,
C’est bien le moins qu’ont dû ce sang et ce devoir
Que de ne céder pas d’abord sans s’émouvoir.
81Un instant d’émotion accordé aux bienséances, Mézence décide donc d’assassiner son oncle le roi, et ce pour une ingrate qui ne l’aimera pas davantage après son crime142. Mézence n’agit-il pas ainsi toutefois pour se rapprocher du trône, qui lui revient si son oncle meurt ? En aucun cas, explique-t-il à son confident143 : « l’ambitieuse ardeur qui jadis pour le trône animait [son] cœur » s’est éteinte depuis qu’il aime Lavinie, car « à peine à l’amour seul tout un cœur peut suffire ». Ainsi, les deux personnages qui pouvaient balancer dans l’exécution du parricide n’éprouvent aucune hésitation. Nul dilemme entre l’amour pour le tyran et la vengeance due à son frère mort dans l’esprit d’Albine, qui n’aspire qu’à être aimée du tyran. Nul dilemme de même entre le respect dû à un roi et à un oncle d’une part, et les commandements de l’amour d’autre part dans l’esprit de Mézence, qui choisit sur-le-champ de satisfaire celle qu’il aime sans en tirer aucun bénéfice.
82Dans Stratonice, la dramaturgie du malentendu vient également détrôner celle du dilemme. L’histoire antique de Stratonice, telle que la racontent Valère-Maxime, Appien et Plutarque144, est l’aventure du prince Antiochus, fils de Séleucus, roi de Syrie, tombé amoureux de sa belle-mère, Stratonice, et miné par une langueur secrète. Seul le médecin Erasistrate comprit la nature du mal. Il la révéla au roi qui, troublé par la révélation, surmonta sa douleur, sacrifia son amour à son fils et lui céda une partie de son royaume145. Cette histoire contient donc virtuellement de superbes dilemmes, que ne manquent pas d’exploiter les auteurs du xviie siècle qui choisissent ce sujet. Apparaît en premier lieu le déchirement d’Antiochus, partagé entre son amour et le devoir qu’il doit à son père et à son roi, déchirement présent chez tous les auteurs de Stratonice du xviie siècle, Gillet de la Tessonnerie, Brosse, Du Fayot, Quinault et Thomas Corneille146. Un deuxième déchirement peut être tiré des sources antiques, bien que celles-ci ne le mentionnent pas explicitement : il s’agit du tiraillement éprouvé par le père, Séleucus, balançant entre son amour pour son fils et sa passion amoureuse pour sa femme. C’est Brosse, en 1644, qui le premier au xviie siècle, fait de Séleucus à la fois un bon père et un amant épris147. Enfin, un troisième dilemme, totalement étranger aux sources antiques, a pu être imaginé par les dramaturges du xviie siècle. Il s’agit de rendre Statonice amoureuse d’Antiochus, si bien qu’elle se trouve déchirée entre son amour pour le prince et son devoir envers le roi. C’est là ce qu’imagine Brosse, qui ajoute ainsi dans le cœur de Stratonice un conflit identique à celui qui trouble le cœur d’Antiochus.
83Or les subtils dilemmes que contient le sujet de Stratonice sont balayés de la main par Quinault qui choisit de modifier radicalement les données de l’histoire. Chez Quinault en effet, Stratonice n’est pas encore la femme de Séleucus (cette donnée avait déjà été inaugurée par Brosse en 1644), elle aime Antiochus (donnée également inaugurée par Brosse)… mais surtout Séleucus n’aime pas Stratonice. L’immense coup de force de Quinault est donc d’oser, contre les sources historiques, rendre Séleucus indifférent à Stratonice, si bien qu’il n’y a plus de sacrifice paternel dans une situation où le fils était le rival de son père. Quinault ne conserve donc des données historiques que le fait qu’Antiochus aimait Stratonice, et que son père abdiqua en sa faveur.
84Mais, qu’est-ce qui empêche alors Antiochus d’épouser Stratonice, quand elle n’est pas encore la femme de son père, que son père ne l’aime pas, et que Stratonice aime Antiochus ? Un malentendu initial : le roi, pensant que celle qu’il aime, Barsine, ne veut pas de lui, s’est tourné vers Stratonice et a offert son ingrate maîtresse à son fils. Et si Barsine ne montrait que froideur au roi, c’est qu’elle voulait être reine tout en épousant celui qu’elle aime, Antiochus. Barsine, persuadée que le roi allait bientôt abdiquer en faveur de son fils, préférait repousser le roi pour obtenir le titre de reine de la main d’Antiochus. Au départ, deux couples pourraient donc se constituer et être heureux : d’une part Antiochus et Stratonice, qui s’aiment ; d’autre part Séleucus et Barsine, Séleucus aimant Barsine et Barsine aimant la couronne. C’est donc un malentendu initial qui empêche le couple d’amoureux Antiochus-Stratonice de se former, malentendu entretenu ensuite par les mensonges des personnages, qui évitent à la confusion de dissiper avant le dénouement.
85Les strates de mensonge s’empilent ainsi sans cesse : Barsine ne pense qu’à la couronne et Stratonice qu’à Antiochus. Or, quand elles se rencontrent148, Barsine vante les qualités d’Antiochus et dénigre le roi, tandis que Stratonice minimise les mérites d’Antiochus et clame sa joie de devenir reine : chacune dit donc exactement le contraire de ce qu’elle pense. De plus, lors des deux scènes où Antiochus rencontre seul Stratonice149, il hésite… et les personnages ne finissent que par se déclarer leur haine, exactement encore le contraire de leurs pensées150. Enfin, survient à l’acte III un personnage, Philon, sujet du feu roi père de Barsine, et qui veut servir celle-ci à tout prix. Pour assurer à Barsine une couronne et lui rendre la main de Séleucus désormais engagée ailleurs, Philon doit proférer ce qu’il pense être un mensonge. Il doit en effet prétendre que Stratonice aime Antiochus, et une fois la calomnie lâchée, prendre la fuite avant qu’on ne le presse de questions151. Le salut final et le mariage des deux couples pourraient donc venir d’un menteur dont le prétendu mensonge dissiperait les dissimulations de chacun. Mais Philon, rattrapé par les gardes de Séleucus, a reconnu être un imposteur et s’est jeté dans le fleuve.
86Même l’aveu d’Antiochus à son père, au cinquième acte, fait l’objet d’un quiproquo. Antiochus a en effet confié à son père, au moment où la mélancolie érotique allait avoir raison de sa vie, qu’il « était son rival », si bien que Séleucus croit qu’Antiochus adore Barsine152. Le malentendu se dissipe définitivement lorsque Antiochus, devant Stratonice, lui proclame une troisième fois sa haine avant de tomber à ses pieds et de lui avouer son amour153. Stratonice lui avoue en retour sa flamme et Séleucus, après avoir donné son royaume à son fils, bénit leur union154.
87Les choix dramaturgiques de Quinault, qui privilégient les jeux de malentendus, entraînent ipso facto la disparition du personnage d’Erasistrate. Car un témoin éclairé proche du roi, qui aurait compris dès le départ l’amour qu’Antiochus portait à Stratonice, aurait informé le souverain sur-le-champ : celui-ci en aurait été fort aise, le malentendu était dissipé, mais la pièce était aussi finie. Certes ce témoin éclairé aurait pu ne comprendre la situation et ne l’avouer au roi qu’au cinquième acte, mais la grande scène finale du double aveu (Antiochus déclarant sa flamme à Stratonice, qui avoue l’aimer en retour) n’aurait pas eu lieu. La perspective de Quinault est donc, contrairement à ce qu’écrit Gros, entièrement différente de celle de Thomas Corneille. Lorsque celui-ci écrit en 1666 son Antiochus, il remplace le médecin Erasistrate par une jeune fille, Arsinoé, fiancée de l’ami d’Antiochus :
J’en ai tiré cet avantage que l’échange du portrait, ayant fait connaître à Arsinoé tout ce que le prince s’obstinait à taire, m’a donné lieu de lui faire jouer le personnage du médecin Erasistrate que me fournissait l’Histoire, et d’en conserver ainsi les plus considérables circonstances155.
88Arsinoé est donc présentée par Thomas Corneille comme une agréable modernisation du personnage d’Erasistrate, qui aurait difficilement trouvé sa place sur une scène de théâtre tragique en 1666. Pour Quinault en revanche, il ne s’agit pas, comme le suggère Gros, de trouver une autre solution moderne pour supprimer Erasistrate. C’est bien parce que Quinault pratique, de façon générale, l’esthétique du malentendu qu’Erasistrate est condamné à disparaître.
89Bellérophon montre également au plus haut point combien la dramaturgie de Quinault exploite les jeux de malentendu en refusant au héros le traditionnel dilemme entre amour et gloire. Le sujet de Bellérophon présente des similitudes fortes avec l’histoire de Phèdre et Hippolyte156. Dans Quinault, Proetus, roi d’Argos, est fiancé à Sténobée, fille aînée d’Iobas, roi de Lycie. À la cour d’Iobas se trouvent également Philonoé, fille cadette du roi, et Bellérophon, prince d’Ephyre chassé de sa patrie et réfugié auprès de Proetus. Ce dernier aime profondément Sténobée qu’il est sur le point d’épouser mais celle-ci est éprise de Bellérophon, qui aime Philonoé. Sténobée, après avoir eu confirmation, de la bouche même de sa sœur puis de celle de Bellérophon, que son amour pour le prince d’Ephyre était sans espoir, décide de se venger en calomniant Bellérophon. Elle fait dire à Proetus par l’intermédiaire de sa nourrice que Bellérophon aurait tenté de la séduire157. Proetus, sans préciser à Bellérophon le crime qu’il lui reproche, ordonne qu’on l’emprisonne. Mais sur le chemin qui conduit au fort, Bellérophon et les gardes sont attaquées par le Monstre, mélange de Lion, de Chèvre et de Dragon. Bellérophon tue la Chimère en lui perçant l’œil puis est porté en triomphe jusqu’au palais. Là, après que Sténobée s’est punie par la mort de son infâme mensonge, Bellérophon épouse Philonoé. La contamination de Bellérophon par l’histoire, très proche il est vrai, de Phèdre et Hippolyte apparaît dans le grossissement que fait Quinault du combat de Bellérophon contre le Monstre158, grossissement qui peut être inspiré par les récits de la mort d’Hippolyte dans Euripide et dans Sénèque.
90En fait, il apparaît que Quinault détourne considérablement l’histoire principale de Bellérophon qui est celle d’un innocent, Bellérophon, envoyé par Proetus à la cour de son beau-père avec une lettre qui le condamne à mort, la femme de Proetus, Sténobée, ayant accusé Bellérophon d’avoir voulu la séduire. Or Quinault ne met nullement l’accent sur l’innocent calomnié par la femme dévorée d’un amour adultère et monstrueux. Non seulement Sténobée n’est pas encore la femme de Proetus, ce qui élimine le crime d’adultère, mais surtout Sténobée n’avoue à aucun moment à Bellérophon son amour déplacé. Lors de la grande scène 3 de l’acte III, Sténobée se contente de faire avouer à Bellérophon son amour pour Philonoé. La grande scène de l’aveu disparaît et laisse place aux soupçons qu’a conçus Bellérophon de l’amour de Sténobée. Sténobée n’a pas à avouer solennellement son terrible amour car Bellérophon s’en doute, comme le montre son refus d’épouser Philonoé quand l’offre vient de Sténobée159. Dès lors, la vengeance de Sténobée n’est pas celle d’une femme qui a perdu son honneur par un aveu dégradant, mais seulement celle d’une femme jalouse. Quinault déplace donc l’intérêt de l’histoire de l’action principale (Proetus – Sténobée – Bellérophon) à l’action secondaire qui roule sur les amours de Bellérophon et du personnage épisodique de Philonoé.
91Considérons cette action secondaire : Bellérophon aime Philonoé, qui aime Bellérophon. Pourquoi le mariage ne peut-il survenir qu’au dénouement ? Philonoé n’est nullement, comme le sera l’Aricie de Racine, une princesse interdite, et Proetus serait ravi de la marier à Bellérophon :
Et j’ ose me promettre en épousant l’aînée [des deux sœurs, Sténobée],
De voir notre amitié pour comble de douceurs
Se serrer de nouveau par l’hymen des deux sœurs160.
92La seule opposition réelle est celle de Sténobée qui, régnant de fait à la place de son père, dispose de la main de sa sœur161. Mais Sténobée, dès la fin de l’acte I, fait proposer à Bellérophon la main de Philonoé : pour dompter son amour, elle fait choisir à Bellérophon entre l’exil ou le mariage avec Philionoé. Or, à ce moment crucial survient un premier malentendu : Bellérophon, par excès de scrupules, et pensant que la reine faisait cette offre à contrecœur162, refuse d’épouser Philonoé qui est fille de roi163. Ce premier malentendu en engendre immédiatement un second : Sténobée, qui a trouvé les tablettes d’amour de Bellérophon, se prend à espérer être aimée du prince d’Ephyre, maintenant que celui-ci a refusé sa sœur. Une troisième strate de malentendu s’ajoute à la première scène de l’acte III, lorsque Proetus raconte que Bellérophon n’a pas voulu accepter une offre que Sténobée faisait à contrecœur (la main de Philonoé) et prononce un éloge enflammé de l’estime que Bellérophon porte à la reine. La scène 3 de l’acte III, dans laquelle Bellérophon avoue aimer Philonoé et être aimé d’elle, précipite la vengeance de Sténobée, son remords d’avoir calomnié et sa mort, rendant ainsi possible le mariage entre Bellérophon et Philonoé. C’est dire que la moitié de la tragédie de Bellérophon, de la scène inaugurale jusqu’à la scène 3 de l’acte III, repose quasi exclusivement sur une succession de trois malentendus. Aux malentendus succèdent, dans la seconde partie de la pièce, les contretemps. Ce n’est qu’à l’acte IV164, que Proetus, qui songeait à ce mariage depuis longtemps, propose Bellérophon à Philonoé, qui accepte avec plaisir, alors qu’elle avait refusé la même offre venant de sa sœur, offre qu’elle imputait à la jalousie165.
93Malentendus et contretemps structurent ainsi une pièce également marquée par l’absence d’élans de culpabilité de l’héroïne tentatrice. Comme nous l’avons signalé, la situation est adoucie : Sténobée n’est que la fiancée de Proetus et l’amour condamnable qu’elle porte au protégé de Proetus, Bellérophon, n’est l’objet d’aucun aveu déshonorant de sa part. Malgré cet adoucissement, Sténobée pourrait lutter contre la passion qui la porte vers Bellérophon, et s’y abandonner en définitive à contrecoeur. Nul déchirement intérieur pourtant chez cette héroïne qui, lorsqu’elle pense, à cause d’un malentendu, être aimée de Bellérophon et attend sa visite, ne doute pas qu’elle succombera à son amour. Elle ne peut que déplorer par avance la perte de sa gloire, tant elle n’espère pas lutter contre sa terrible passion :
Je vois le précipice où je suis entraînée,
Et le vois d’autant mieux qu’à force d’y pencher,
Je m’en sens sur le bord et près d’y trébucher.
Ma chute ne vient pas de défaut de lumière,
Je sens à mon secours ma raison tout entière166.
94Sténobée ne se voile pas les conséquences de l’entrevue qu’elle est sur le point d’avoir avec Bellérophon. Le danger apparaît dans toute son étendue à sa conscience, mais sa « raison », avec ses pauvres « conseils », n’aide en rien à surmonter les désirs de l’amour, si bien que Sténobée est bien « prête à [s’abandonner sans espoir de retour,/À l’aveugle transport d’un criminel amour. » Sténobée n’espère pas, ne serait-ce qu’un instant, combattre le violent amour qui la dévore : le combat serait perdu avant même d’avoir été engagé. Nul véritable conflit donc entre ethos et pathos dans ce personnage puisque son ethos est convaincu de la vanité de la lutte contre le pathos de l’amour.
95La dramaturgie de l’erreur et du malentendu pratiquée par Quinault, outre qu’elle entraîne la disparition du dilemme dans l’esprit des personnages, permet également le mélange des tons au sein du théâtre tragique, mélange des tons qui est une caractéristique, on le sait, de la poésie mondaine. R. Zuber souligne combien le mélange de la prose et des vers, et particulièrement du « sérieux » et du « badin » caractérise la galanterie167, et P. Clarac pour sa part fait remarquer combien les mélanges de tons et les dissonances voulues abondent dans le théâtre sérieux de Quinault et plaisent aux honnêtes gens168.
96La Mort de Cyrus, intitulée tragédie, et Le Mariage de Cambyse et Le Feint Alcibiade, tragi-comédies, mêlent ainsi des éléments presque comiques au registre tragique. Dans Le Mariage de Cambyse apparaît une scène qui prête à sourire, la scène 1 de l’acte II. Atosse, que voulait épouser Cambyse au début de la pièce, est tombée amoureuse du beau Darius qui vient de réapparaître à la cour. Elle confie son amour à Aristone, qui aime également Darius bien qu’elle le croie son frère. Après avoir rougi de son aveu, Atosse demande à Aristonne de n’en rien dire à Darius, tout en souhaitant vivement qu’Atosse dévoile la confidence et serve ainsi d’entremetteuse. Mais Aristonne, prenant le souhait d’Atosse au pied de la lettre, jure solennellement un parfait silence169.
97À cette scène s’ajoutent de nombreux éléments pastoraux. Ainsi Darius, venu demander pourquoi sa mère et sa sœur ont été enlevées, se présente à la cour en habit de berger, si bien que « l’huissier170 » lui refuse l’accès au cabinet du favori du roi171. Seul Cambyse reconnaît, sous son habit, Darius172, le vaillant guerrier qui a conquis pour lui l’Égypte et l’Asie avant de se retirer précipitamment de la cour voilà deux ans pour aller vivre dans les bois. Certes la fuite précipitée de Darius loin de la cour est motivée par l’intrigue : à la mort de la mère de Cambyse, survenue deux ans auparavant, sa favorite, Palmis, mère de Darius, s’était éloignée en emmenant avec elle Darius et la sœur de Cambyse, Aristonne, qu’elle faisait passer pour sa propre fille, afin d’éviter que ne se réalise une prédiction qui annonçait que Cambyse épouserait sa sœur. L’éloignement de Darius hors de la cour de Cambyse est donc bien justifié. Mais il n’était nullement besoin à ceux qui fuyaient d’aller dans les bois, et encore moins à Darius, qui avait auparavant vécu à la cour, de se présenter, lorsqu’il a une requête à formuler, en costume de pâtre. Ce goût de Quinault pour les éléments pastoraux apparaît également dans le récit où Cambyse raconte comment il est tombé amoureux d’Aristonne. Lors d’une partie de chasse, alors que les amis du roi se sont éloignés, Cambyse, seul, voit Aristonne endormie et est ému devant le spectacle de la « belle endormie173 ».
98Dans Le Feint Alcibiade se multiplient également les intrusions d’éléments ne relevant pas du registre sérieux. C’est tout d’abord Mindate, chef de la garde du roi, qui fait remarquer par raillerie à Lisandre, favori du roi, qu’il était beaucoup moins charmé par Léonide avant son départ à la guerre contre Athènes174. Pareille remarque lui rappelle, de manière assez incivile, son inconstance : il aimait auparavant Cléone, avant de vouloir épouser Léonide. C’est également une réflexion perfide sur l’inconstance (supposée) de sa femme que se permet le roi, au dernier acte de la pièce. Au début du Ve acte, la reine Timée a fait dire qu’elle se reposait, afin de recevoir, sans risque d’être dérangée, Cléone-Alcibiade175. Un bruit suspect force Alcibiade à se cacher dans le cabinet de la reine. Sur ces entrefaites arrive le roi qui trouve la reine bien agitée et qui ne se prive pas de constater à haute voix qu’elle a le visage bien défait, pour quelqu’un qui se reposait :
Vous reposiez, Madame, à ce qu’on m’avait dit :
Mais à ce que je vois sans peine je m’assure
Que ce repos n’est pas si grand qu’on le figure176.
99Mais plus qu’à ces réflexions sur l’infidélité des personnages, c’est à un long quiproquo que Le Feint Alcibiade doit son mélange des registres tragique et comique. Ce quiproquo et ses suites s’étendent quasi sur tout l’acte III. À la scène 2, Léonide parle en rêvant et Lisandre, son amant officiel, croit qu’elle songe à lui et qu’elle se lamente de son absence, qui a été longue. Chaque réplique de Léonide est alors suivie d’une réponse de son amant attendri, persuadé d’être celui qu’elle adore. Mais Léonide songe en fait à Alcibiade et le quiproquo se rompt quand Lisandre parle à la première personne de son amour177. Le choc est terrible pour Léonide lorsque le quiproquo est levé, si bien qu’elle ne peut dissimuler sa déception. Comme Lisandre lui fait remarquer son trouble, elle doit prétexter un soudain « étourdissement » qui exige qu’elle se repose seule178. Or on annonce, à la scène suivante, la venue d’Alcibiade. Léonide, qui ne peut renoncer à la visite de celui qu’elle aime, explique à Lisandre qu’elle est prête à « se faire violence » pour le recevoir, tant elle tient à respecter la « civilité ». Fort incivilement, Lisandre, qui se sait importun, ne propose pas de se retirer et Léonide brandit vainement diverses raisons pour l’éloigner :
LÉONIDE
Ce sera la dernière [visite], et la civilité
M’oblige de souffrir cette incommodité.
LISANDRE
Mais vous serez contrainte.
LÉONIDE
Oui ; mais, par bienséance
Il faut souvent, Seigneur, se faire violence ;
Pour vous, rien ne vous force à vous violenter ;
Il est votre ennemi, vous pouvez l’éviter.
LISANDRE
Pour le fuir, vous croyez à tort que je vous laisse.
J’ai pour lui moins d’horreur que pour vous de tendresse ;
Et mon cœur, qui s’irrite et qui se sent charmer,
S’il sait fort bien haïr, sait encor mieux aimer.
LÉONIDE
Mais vous serez contraint.
LISANDRE
Non, cessez de le craindre ;
Je ne verrai que vous sans beaucoup me contraindre. […]
LÉONIDE
Mais vous me pourrez voir avec plus de loisir […]
LÉONIDE
Mais le Roi va partir ; vous le ferez attendre179.
100À la scène 4, Lisandre accueille Alcibiade en lui disant que Léonide est malade : elle ne le reçoit que par « un simple effet de sa civilité180 ». Lisandre feint alors de se retirer mais se cache pour épier, en jaloux, sa fiancée et Alcibiade : il a ainsi l’immense joie d’entendre Léonide déclarer sa flamme à Alcibiade, ce qui le fait bondir hors de sa cachette et provoque la fuite de Léonide confuse. Les ressorts, on le voit, sont ceux de la comédie : quiproquo, jeux sur les civilités pour se débarrasser du fâcheux et recevoir l’amant véritable, amant qui se dissimule pour observer en cachette celle qu’il soupçonne d’infidélité et qui finit par sortir en trombe sous le coup de la colère.
101Outre Le Mariage de Cambyse et Le Feint Alcibiade qui sont des tragi-comédies, le mélange des tons culmine dans une authentique tragédie, La Mort de Cyrus. L’acte II de cette pièce en particulier contient des répliques d’Odatirse, « général de l’armée de Thomiris », qui ne manquent pas de faire sourire. À la scène 2 de cet acte, la reine Thomiris écoute d’une oreille bienveillante une longue déclaration d’amour de son prisonnier, le roi des Perses Cyrus, avant de se laisser aller elle-même à déclarer sa flamme :
THOMIRIS
Le nom de Scythe en moi doit moins vous alarmer,
Les Scythes ont un cœur, et tout cœur peut aimer.
Ah, que fais-je Odatirse ?
ODATIRSE
Un aveu plein de honte181.
102La réponse d’Odatirse à la fausse question de Thomiris, qui était purement oratoire, tombe comme un couperet, manquant de la plus élémentaire diplomatie, et bafoue les règles de politesse et de soumission que, selon la convenance, un général doit observer à l’égard du roi ou de la reine.
103La scène 4 de l’acte II repose sur le même procédé. Ainsi, comme Cyrus se lamente en des termes galants de ses « chaînes », qui, par une figure de syllepse, désignent son amour pour la reine bien plus que sa condition de prisonnier de guerre, Odatirse prend les termes de Cyrus au pied de la lettre et lui propose de le laisser s’enfuir :
CYRUS
Hélas qui me pourrait rendre la liberté !
En des fers trop puissants je me trouve arrêté,
Qui m’en délivrerait ?
ODATIRSE
Moi, dont les soins s’apprêtent
À vous faire échapper des nœuds qui vous arrêtent.
J’ôterai de vos mains ces fers pleins de rigueur.
104Qu’existe dans les tragédies et les tragi-comédies sérieuses de Quinault une dimension comique et que disparaisse tout dilemme entre gloire et amour dans l’esprit des personnages, cela introduit sans nul doute une forme de douceur que chérit le modèle galant. Mais cette douceur signifie-t-elle que cet univers tragique est tout entier dépourvu de violence ?
Douceur et violence
105Toute une critique hostile à Quinault ironise, à la suite de Boileau, sur la douceur extrême de son théâtre tragique qui confinerait à la mignardise. Le rapprochement construit au xixe siècle entre Quinault et Marivaux182, et qui fait de celui-là un précurseur de celui-ci, appuie, dans ce sens, l’idée d’une légèreté badine des situations amoureuses dans le théâtre de Quinault. Le théâtre de Quinault n’est-il pourtant que douceur ? Quinault lui-même semble avoir répondu à cette question en construisant le personnage de Démarate dans sa tragédie Pausanias. Quand Pausanias lui préfère sa captive Cléonice à laquelle il propose le mariage, Démarate envisage d’abord une vengeance bien douce. Elle se refuse à tuer le parjure Pausanias183 et pense humilier assez sa rivale en conquérant Pausanias par un élan de générosité184. En l’occurrence, ce dernier consiste à reprendre elle-même sa parole pour éviter que Sparte et les Grecs ne prennent la défense de Démarate bafouée et ne s’unissent contre Pausanias185. Cet élan de générosité a bien dans un premier temps l’effet escompté, et Pausanias s’apprête à retourner vers Démarate, autant pour ne pas se laisser « vaincre en grandeur de courage » que parce qu’il est persuadé que sa captive Cléonice ne l’aime pas. Aussi, lorsque Cléonice lui déclare sa flamme186, Pausanias renonce-t-il rapidement à la promesse faite à Démarate et avoue-t-il à celle-ci qu’un regard de Cléonice a triomphé de ses bonnes résolutions187. Dès lors Démarate, après avoir choisi la voie de la générosité, change de stratégie et décide de laisser s’exprimer sa fureur188. La violence de cette vengeance différée ne le cède en rien aux modèles antiques : Démarate fait en sorte que Pausanias assassine, sans le savoir, celle-là même qu’il adore et pour laquelle il avait renoncé au commandement des Grecs. Le personnage de Démarate est emblématique de la question de la violence dans le théâtre tragique de Quinault. À première vue, le spectateur est surpris de l’absence de violence dans une situation qui lui semblait devoir déchaîner les foudres du personnage : pourquoi diantre, se demande-t-il, Démarate ne veut-elle pas tuer, à la fin de l’acte II, le parjure Pausanias ? La violence surgit bien, mais à un moment où on ne l’attend pas : après avoir montré sa générosité à plusieurs reprises, Démarate décide à la fin de l’acte IV, sur ce qui peut apparaître comme un coup de tête, de laisser libre cours à sa fureur.
106Et à l’instar de la colère de Démarate, la violence dans Quinault surgit souvent là où on ne l’attend pas. Certes Quinault adoucit fréquemment les données de l’histoire pour créer des situations où la violence ne surgit pas au cœur des alliances. Mais cette dernière ainsi évacuée se trouve réintroduite par le biais, il est vrai non aristotélicien, de certains personnages qui sont d’authentiques méchants, souvent mûs par une ambition dévastatrice.
107Dans Amalasonte, l’adoucissement des données historiques est à la mesure de la méchanceté du personnage d’Amalfrède. L’histoire dit qu’Amalasonte, fille de Théodoric et d’une sœur de Clovis, dut gouverner en 526, au nom de son fils Athalaric âgé alors de huit ou dix ans, le royaume des Goths. Devenue reine à la mort d’Athalaric, Amalasonte partagea le trône avec Théodat, son cousin, qui complota contre elle, la fit reléguer en Toscane où il la fit assassiner. Quinault, à la suite des Femmes illustres de Scudéry, fait de la femme ambitieuse qu’était Amalasonte (elle rêvait, racontent Procope et Cassiodore189, d’établir une union intime entre les barbares et les Italiens) une douce dame innocente et fragile. Quant à Théodat, Quinault, loin d’en faire le bourreau qu’il fut dans l’histoire, le transforme en victime d’une Amalasonte qui le persécute involontairement. Amalasonte dans Quinault est donc exclusivement une amoureuse, dans la tendresse190, le soupçon191 et le désarroi192, tandis que Théodat est un héros vaillant et surtout un amant parfait, entièrement soumis à sa dame : « Et si ma mort vous plaît, je dois mourir content193 », dit-il ainsi à la reine Amalasonte qui lui demande, sans qu’il sache pourquoi, de ne plus jamais la voir.
108Dans cette même pièce, la violence est reportée, plus que sur les personnages de Clodésile et Arsamon194, sur le personnage d’Amalfrède, dont la cruauté est proprement effrayante. Amalfrède, chargée par Théodat de remettre de sa part une lettre d’amour à la reine Amalasonte, lit sans vergogne cette lettre195, puis feint devant la reine que cette lettre, qu’elle a laissée tomber avec une négligence étudiée, la concerne, elle Amalfrède196. Puis l’attitude d’Amalfrède rejoint le motif de la femme tentatrice, Phèdre, Fausta ou Sténobée : Amalfrède, devant la reine, prétend que Théodat l’a menacée, pour le cas où elle refuserait de prendre cette lettre, de la calomnier en révélant à Amalasonte qu’Amalfrède aurait tenté de séduire Théodat :
AMALASONTE
Mais vous souffrez ses soins [ceux de Théodat].
AMALFRÈDE
Oui ; mais j’y suis forcée :
De son crédit sur vous l’ingrat m’a menacée,
Et s’est fait voir tout prêt, pour me combler d’effroi,
De m’imputer pour lui l’amour qu’il a pour moi197.
109C’est en fait une élégante mise en abyme du thème de l’amour calomnieux qui est proposée : Amalfrède ne prétend pas seulement que Théodat a voulu la séduire, mais bien qu’il a dit que, si elle n’acceptait pas ce qu’il attendait d’elle (qu’elle prenne la lettre d’amour), il la ferait passer pour une autre Phèdre. Amalfrède-Phèdre prétend donc avoir été menacée d’être présentée, comme une autre Phèdre. La mise en abyme montre l’extrême ingéniosité de ce personnage effroyablement rusé et manipulateur, littéralement malin.
110Une manifestation de cette malignité apparaît quand le frère d’Amalfrède, Clodésile, qui souhaite la perte de Théodat, annonce à Amalfrède la mort de ce dernier. Amalfrède se répand en injures contre le meurtrier de son amant avant de dissimuler ses sentiments par une pirouette : ce sont là les reproches que fera la reine Amalasonte, et Amalfrède veut y préparer Clodésile198. Amalfrède exploite les moindres occasions pour attiser la jalousie de la reine et l’éloigner de Théodat. Après avoir prétendu que Théodat lui susurrait à l’oreille des mots tendres199, Amalfrède délivre, sur l’ordre de la reine, Théodat, tout en laissant entendre qu’elle-même est à l’origine de cette libération et en essayant de maintenir Théodat loin de la reine, pour éviter toute explication entre eux200. À la reine, Amalfrède rapporte ensuite que Théodat refuse de la voir car il n’a que mépris pour elle201. Comme la reine s’endort, Théodat veut rester auprès d’elle à la contempler (« Je la verrai sans la voir en colère » dit-il202). C’est alors qu’Amalfrède saisit l’épée de Théodat pour frapper Amalasonte. Théodat l’en empêche mais l’épée se trouve entre ses mains lorsque la reine se réveille, si bien qu’Amalfrède l’accuse de tentative de parricide. Grâce au truchement d’Amalfrède, la reine ne croit pas Théodat qui clame son innocence et son amour, l’envoie en prison et projette sa mort par le biais d’une lettre empoisonnée. Lorsque Amalfrède, croyant Théodat mort, avoue l’étendue de ses crimes, l’extrême noirceur du personnage est donnée à lire en ce qu’elle n’éprouve pas le moindre remords :
Non, Reine ; il n’est plus temps de te rien déguiser :
Je viens aigrir ton mal au lieu de l’apaiser ;
Il faut pour Théodat que ton tourment redouble,
On t’a dit qu’il est mort, et c’est ce qui te trouble.
Mais moi, pour te causer un trouble plus puissant,
Je te viens dire encor qu’il est mort innocent203.
111Amalfrède se vante même d’échapper à la justice, grâce au poison qu’elle a avalé, et, par un cruel renversement, quitte Amalasonte, qu’elle tient pour l’instigatrice du meurtre, en lui souhaitant de survivre à ses remords : « Je laisse à tes remords le soin de te punir204 ».
112La Mort de Cambyse présente également un fort adoucissement des données historiques, doublé de l’introduction d’un personnage de méchant. Hérodote rapporte que Cambyse tomba amoureux d’une de ses sœurs, nommée Atosse, qu’il épousa205. Hérodote rapporte également que Darius épousa, après son avènement, Arystone, fille de Cyrus ; qu’Atosse, sœur et femme de Cambyse, épousa par la suite Darius et exerça sur lui un très grand ascendant. Mais Quinault fait d’Atosse, sœur de Cambyse, la sœur de Darius, si bien qu’en épousant Atosse à la fin de la pièce, Cambyse ne commet nullement un inceste. Cambyse, connu pour avoir été le premier roi perse à épouser sa sœur, mariage incestueux permis par les coutumes égyptiennes mais qu’aucun souverain n’avait jamais pratiqué en Perse, devient dans la pièce de Quinault le roi qui a failli épouser sa sœur. Il n’existe en effet dans Le Mariage de Cambyse aucun inceste réel, mais seulement une double crainte d’inceste. En aimant Atosse qu’il croit être sa sœur, Cambyse craint d’être incestueux, de même que Darius qui aime Aristonne en la croyant sa sœur. La permutation d’enfants réalisée par la mère de Cambyse et la mère de Darius, Palmis, afin d’éviter que ne se réalise l’oracle annonçant que Cambyse épouserait sa sœur, rend le double péril d’inceste purement subjectif : l’inceste n’existe que dans la tête des personnages. Certes la pièce comporte un risque d’inceste réel quand Cambyse tombe amoureux d’Aristonne et Atosse de Darius, mais d’une part Darius n’aime pas Atosse ; d’autre part Cambyse renonce à Aristonne. Cambyse, qui était historiquement aussi fou que violent, se fait ainsi violence chez Quinault pour céder sa sœur Aristonne à Darius. C’est dire combien l’adoucissement de Cambyse par Quinault est marqué. La fureur maniaque de Cambyse ne se donne d’ailleurs à voir à aucun moment sur scène. Seuls les personnages font parfois allusion dans leur discours à cette violence, telle Palmis qui dit à la dernière scène de l’acte I :
Non, je connais trop bien son humeur violente [celle de Cambyse] ;
Plus un obstacle croît, plus son désir augmente.
113Le seul acte répréhensible que commet Cambyse pendant la pièce est de se cacher pour écouter ce que diront Aristonne et Darius, Darius étant chargé d’informer Aristonne de l’amour que lui porte le roi206. La situation semble cruelle au spectateur en ce que Darius et Aristonne s’aiment tendrement, mais Cambyse ignore à ce moment-là l’amour que se portent Darius et Aristonne, qu’il croit être frère et sœur. Par ailleurs, si se cacher pour épier une conversation peut sembler indigne d’un roi, ce n’est en aucun cas un indice tangible de tyrannie. Adouci au point d’être seulement colérique et rusé, le Cambyse de Quinault est ainsi capable d’un sacrifice : il peut céder Aristonne, dont il s’est brutalement entiché, à Darius qui a maintes fois montré sa fidélité au roi207.
114Dans la nouvelle configuration de l’histoire de Cambyse pratiquée par Quinault, la violence est circonscrite au personnage du méchant Prexaspe. Selon Hérodote208, Prexaspe était l’homme de confiance du roi et Cambyse l’aurait soupçonné de trahison. Dans la pièce, Prexaspe est celui qui projette d’enlever Atosse, dont il est amoureux, pour fuir avec elle en Scythie209. Comme son criminel projet est découvert, le roi délègue sa justice à Darius, qui pardonne à Prexaspe et demande sa grâce à Cambyse. Cambyse laisse la vie sauve à Prexaspe, mais le condamne à un exil provisoire, si bien que le sort de Prexaspe est définitivement réglé à la première scène de l’acte IV. Certes le méchant Prexaspe, comme le fait remarquer Darius, « serait innocent s’il n’était amoureux210 » et la méchanceté de Prexaspe est, sans commune mesure avec celle d’Amalfrède, mais Prexaspe n’en constitue pas moins un vrai méchant.
115Atténuation de la violence des données historiques et introduction d’un personnage de méchant caractérisent également La Mort de Cyrus. Hérodote a raconté comment la reine des Massagètes, Tomyris, combattait en amazone et quel raffinement de cruauté elle exerça sur le corps de Cyrus mort, en faisant plonger la tête de son ennemi dans une urne pleine de sang211. Mademoiselle de Scudéry a, la première, rendue Tomyris amoureuse de Cyrus, tout en conservant une Tomyris violente et sanguinaire qui peut apparaître comme le prolongement de la Tomyris d’Hérodote212. Car la Tomyris de Mlle de Scudéry, emportée par la passion amoureuse et furieusement jalouse de la Mandane qu’aime Cyrus, est prête, pour assouvir sa jalousie, aux plus cruelles décisions : elle ordonne ainsi que la tête de celui qu’elle prend pour Cyrus (en fait un lieutenant de celui-ci, sosie de son roi) soit plongée dans un vase de sang placé devant la tente de Mandane. Plus loin, après avoir intercepté une lettre de Cyrus à Mandane, Tomyris décide de faire périr Cyrus et sa maîtresse, qui ne sont délivrés qu'in extremis par l’armée des Perses. Mais c’est Quinault le premier qui fait de Tomyris une pure amoureuse et qui rend Cyrus amoureux de Tomyris. Cyrus avait réellement, par politique, demandé la reine des Massagètes en mariage. Quinault infère de ce détail historique que Cyrus était passionnément amoureux de Tomyris, au point de renoncer à combattre, durant la bataille, et d’être fait ainsi prisonnier213. Devant la reine, Cyrus ne tarde pas à déclarer son amour214, amour qu’il prouve en supprimant son rival Odatirse215, qui avait contraint la reine à l’épouser, et en mettant fin à ses jours ensuite216. La fin de Cyrus rejoint ainsi dans ses très grandes lignes l’histoire : Cyrus meurt à la suite de la bataille livrée aux Massagètes.
116Le travail de polissage de la reine Tomyris est en revanche d’une autre envergure. Le dénouement de la tragédie de Quinault, déjà, s’oppose à l’histoire. Tomyris survécut largement à la mort de Cyrus, alors que dans Quinault elle s’empoisonne pour rejoindre dans la mort le roi des Perses. La cruauté de la reine, qui se donnait à voir historiquement par l’épisode de la tête de Cyrus plongée dans un vase de sang, ne s’exprime par aucun acte dans la pièce de Quinault. Certes il est quelque violence dans ses paroles et la reine prévoit de tuer Cyrus s’il ne l’aime pas217, mais cette menace n’aura jamais l’occasion d’être mise à exécution, de même que restent vains les projets de Tomyris de poignarder Odatirse qui lui a ravi par la force son sceptre et sa main. Tomyris se dit en effet incapable de tuer Odatirse, une fois qu’il est son époux :
Je cherchais à vous perdre, et vous me deviez craindre,
Oui, dans l’aveuglement de mon premier transport,
J’ai souffert votre hymen, pour hâter votre mort ;
Mais ma main que j’avais à ce coup destinée,
Y répugne depuis que je vous l’ai donnée. […]
(Elle jette son poignard218.)
117Nulle violence de comportement donc dans la Tomyris de Quinault qui s’en tient à de pures menaces verbales.
118Mais si Cyrus, prisonnier de Tomyris, aime la reine des Massagètes en étant payé de retour, qu’est-ce qui empêche leur bonheur et justifie que la pièce s’intitule « tragédie » ? Ce qui s’oppose à leur amour, et qui cause indirectement la mort de Cyrus et celle de Tomyris, réintroduisant dans la pièce une dimension de violence qui avait été évacuée, tient exclusivement à un personnage, celui de l’affreux Odatirse. Le personnage inventé d’Odatirse mène l’action dans les quatre premiers actes et peut être considéré comme la seule volonté agissante de la tragédie. Poussé au premier plan, Odatirse déploie toute sa fourberie. Il ment à tous avec une habileté déconcertante, à Clodomante qu’il assure de sa fidélité219, à Clidarice ensuite, qu’il assure de son amour220, à Cyrus enfin, auquel il dit que la reine a résolu sa mort221. Mais Odatirse, tout menteur qu’il est, a plusieurs visages et varie son jeu suivant ses adversaires : il amuse Clodomante comme un enfant avec ses bonnes paroles, promet sans promettre à Clidarice grâce à de subtils sous-entendus, se montre déférent envers Cyrus quand il veut lui arracher son secret222 et fait preuve d’une entière soumission devant Tomyris. Audacieux et sournois, il ne met bas le masque et ne parle avec franchise que lorsqu’il est le maître du jeu. La scène 3 de l’acte III, où il se retrouve face à Tomyris, montre toute la complexité de construction du personnage. Respectueux au début de la scène, cherchant à expliquer qu’il ait conspiré contre la reine pour servir la raison d’État, il se redresse sous l’insulte mais ne s’emporte pas. Ce n’est qu’à la fin de la scène que, poussé à bout, il exige et ordonne : pour sauver Cyrus, « il faut m’épouser223 ».
119Si Odatirse a dans la pièce un comportement abject, il n’a pourtant pas toujours été un homme odieux et il conserve même des traits sympathiques224. Son amour pour Tomyris est sincère. Obligé d’agir vite, il ne songe tout d’abord qu’à s’assurer la possession de la femme qu’il convoite, avant que ne survienne le désenchantement : maître du corps par le sacrement du mariage, il ne règne pas sur le cœur. Odatirse est ainsi un ambitieux que la passion amoureuse n’a pu dégrossir. Scythe, lorsqu’il tombe amoureux, il ne sait aimer qu’en barbare, d’un amour brutal, tout entier opposé aux raffinements amoureux que déploie le Perse Cyrus. Ambitieux, brutal par amour, Odatirse n’est pas un méchant serein et, par moments225, ses remords le taraudent. Il explique ainsi à Tomyris :
Quand je ne vous vois pas, un effort légitime
Rend mon âme sensible au remords de mon crime ;
Mais dès que je vous vois, vos charmes sont si forts,
Qu’ils font s’évanouir mon crime et mes remords226.
120Dans Stratonice, l’adoucissement de la situation historique va également de pair avec l’introduction d’un personnage à l’ambition démesurée, Barsine. Nous avons vu comment Quinault modifiait les données historiques, si bien qu’en donnant Stratonice à Antiochus, Séleucus ne se prive pas de celle qu’il aime. Et puisque les obstacles qui éloignent les couples Stratonice-Antiochus et Barsine-Séleucus sont des malentendus, comment expliquer que le dénouement, une fois ces malentendus dissipés, ne comporte pas de double mariage ? Pourquoi Séleucus n’épouse-t-il pas Barsine, qu’il aime, Barsine aimant la couronne ? Car Séleucus n’avait nul besoin d’abdiquer totalement en faveur de son fils : il pouvait, comme dans les sources historiques, partager son royaume et rester ainsi souverain d’une partie de son domaine. Roi d’un moins grand royaume certes, mais roi tout de même, Barsine aurait accepté de lui donner sa main. En faisant de Séleucus un ancien roi qui devient sujet de son fils, Quinault refuse littéralement de marier le bon Séleucus à la trop ambitieuse Barsine. Le dénouement « punit » ainsi celle qui n’a été mue que par l’ambition et non par l’amour. Barsine, qui se refuse à épouser un simple sujet, n’a plus qu’à rentrer à Pergame, à la cour de son oncle227. Les agents maléfiques par ambition et non par amour ne méritent pas même la mort chez Quinault : à la différence d’Amalfrède et d’Odatirse, ou même d’Agénor dans Astrate, Barsine ne périt pas et regagne piteusement sa famille.
121Enfin, l’introduction de la violence par l’intermédiaire d’un personnage de méchant marque également fortement Astrate. Dans Astrate, presque rien n’est historique et Quinault construit de toutes pièces une situation où la reine, Élise, est amoureuse de celui dont elle a exterminé toute la famille et qui est le prétendant légitime au trône, Astrate. Dans la mesure où Astrate n’éprouve pas de dilemme et, par amour pour Élise, n’entend pas venger son sang, quel obstacle l’empêche de l’épouser et de régner heureux à ses côtés ? Pendant les trois premiers actes, l’opposition est tout entière le fait du méchant Agénor. Fourbe et insinuant, Agénor ressemble au premier acte au plus tendre des amants, tout entier à son amour pour Élise228, et doucereux devant elle229. Mais il ne songe en fait qu’à épouser, même par la force, Élise afin d’être roi, et son vrai visage apparaît à la scène 3 de l’acte III, quand Agénor refuse de transmettre l’anneau royal à Astrate et qu’il raille celui-ci sur le bien « imaginaire » qui lui reste, le cœur de la reine :
Pour vous en consoler, songez qu’au fond de l’âme,
La reine, avec regret, s’arrache à votre flamme230.
122Le modèle galant, illustré successivement par Benserade et Gilbert, trouve en Quinault le dramaturge qui, par l’ampleur de sa production et son talent, le propulse depuis le rang de modèle mineur qu’il occupait jusqu’en 1658, date de La Mort de Cyrus, au statut de modèle dominant. Pratiquant dans son théâtre tragique un adoucissement des situations et une peinture pleinement galante des héros, qui avouent sans vergogne préférer leur bonheur privé à leur gloire, Quinault célèbre la douceur comme une esthétique pleine et entière. Le modèle galant, sous son impulsion, triomphe et la douceur cesse d’apparaître comme une carence de l’héroïsme : Quinault convainc ses contemporains qu’il y a bien une force de la douceur. Au plan technique, Quinault innove en proposant une forme originale de galanterie, qui pousse encore plus loin l’absence de violence de la situation tragique. Au-delà de l’adoucissement du dénouement ou de la structure de l’épisode amoureux, Quinault propose pour le théâtre sérieux le modèle de la tragi-comédie : l’action n’est pas unifiée, elle se présente comme une succession de périls (avec souvent une phase préparatoire) et ces périls, à bien y regarder, n’en sont pas vraiment. Le personnage n’est pas en effet confronté à un réel obstacle, mais plutôt à un malentendu ou un contretemps, si bien que la difficulté est aisément levée au dénouement qui corrige un désordre qui n’était qu’apparent. Pas de péril violent le plus souvent, et pas non plus de dilemme puisque le personnage, dans sa hiérarchie des valeurs, place l’amour au-dessus de la gloire et de l’honneur. Dans cet univers tragique original où les obstacles ne sont qu’apparents, où les personnages peuvent être tristes mais ne sont pas tiraillés dans leur être profond, règne le mélange des genres et des tons : la tragi-comédie lègue à l’univers de Quinault ses personnages superflus, franchement inutiles au plan de l’intrigue, et ses fausses lettres, la pastorale transmet le motif des bois où se réfugie un prince valeureux avant de revenir à la cour (Darius dans La Mort de Cambyse), même le souvenir de la comédie urbaine n’est pas absent, qui apparaît dans un certain type de raillerie, la raillerie âpre, comme lorsqu’un général se permet de commenter désagréablement la conduite de sa reine (Odatirse dans La Mort de Cyrus). Dans cet univers tragique qui inaugure une nouvelle forme de galanterie, la galanterie de la varietas, s’agitent des méchants sur les épaules desquels repose toute la violence de la pièce et qui doivent à ce titre être vraiment cruels. Prexaspe (La Mort de Cambyse), mais surtout Odatirse (La Mort de Cyrus) et Amalfrède (Amalasonte) ne déçoivent pas et glacent littéralement le spectateur.
123Après le théâtre tragique de Quinault qui ajoute la galanterie de la varietas aux autres formes de galanterie déjà explorées, l’éventail des pratiques galantes semble avoir été plus ou moins déployé. Les dramaturges poursuivent des voies fraîchement découvertes mais qui ne sont déjà plus tout à fait nouvelles. L’heure est à la théorisation et, dès les années 1670, se multiplient les préfaces et les épîtres dédicatoires dans lesquelles le poète dramatique expose et justifie ses pratiques galantes. Dans cette perspective, Pradon et Campistron occupent une place de premier ordre.
Pradon et campistron : revendication et théorisation du modèle galant
Pradon et le devoir de « polissage »
124Jacques Pradon (et non Nicolas, comme l’a longtemps prénommé, de façon erronée, l’histoire littéraire), né en 1644 à Rouen et mort en 1698 à Paris, est l’auteur de dix tragédies, dont trois n’ont jamais été imprimées231. Connu pour s’être opposé à Racine dans la querelle des Phèdre, il est resté fâcheusement célèbre par un bon mot acéré de son rival : « Toute la différence qu’il y a entre Pradon et moi, c’est que je sais écrire », aurait dit Racine232. Pradon fait jouer, entre 1673 et 1697, sept tragédies : Pyrame et Thisbé (1673), Tamerlan (1675), Phèdre et Hippolyte (1677), La Troade (1679), Statira (1679), Régulus (1688) et Scipion l’Africain (1697).
125Son théâtre tragique, s’il ressortit manifestement au modèle galant, se révèle particulièrement intéressant sous l’angle de la revendication des adoucissements pratiqués. Le modèle galant dans la tragédie, s’il existe dans la pratique quasi depuis 1634, se voit théorisé dans les préfaces et les avis de Pradon, essentiellement entre Tamerlan (1675) et Régulus (1688). L’argument récurrent avancé par Pradon pour justifier ces adoucissements est la nécessité d’ôter « les épines » du modèle historique pour adapter le personnage au goût d’un siècle poli.
126Dans la préface de sa première tragédie, Pyrame et Thisbé (1674), Pradon ne vante qu’en passant la tendresse de ses personnages233. En revanche, dès l’avis « Au lecteur » figurant en tête de sa deuxième tragédie, Pradon montre avec fierté à son lecteur combien il a su le ménager et, pointant la violence de certains endroits dans les sources, se fait un plaisir de souligner les solutions tempérées, adaptées au goût moderne, qu’il a su trouver. Il fait ainsi valoir combien il a modéré la férocité naturelle du Tamerlan historique, sans pour autant lui enlever de sa grandeur :
J’ai fait un honnête Homme de Tamerlan, contre l’opinion de certaines gens, qui voulaient qu’il fût tout à fait brutal, et qu’il fît mourir jusques aux Gardes. J’ai tâché d’apporter un tempérament à sa férocité naturelle et d’y mêler un caractère de grandeur et de générosité, qui est fondé dans l’Histoire puisqu’il refusa l’Empire des Grecs, et qu’il a été un des plus grands Hommes du Monde […].
127De l’aveu même de Pradon, le Tamerlan historique était brutal et féroce. Son immense cruauté était d’ailleurs célèbre : s’il avait victorieusement conduit son armée turco-mongole de la Volga à Damas, de Smyrne au Gange et à la Haute-Asie, il sema la terreur sur son passage, fonda son pouvoir sur la crainte, faisant éliminer tous ses coreligionnaires adversaires. Les villes prises étaient pillées et la population régulièrement massacrée : massacre d’Ispahan en 1387, massacre de Delhi en 1398, massacre de Bagdad et de Damas en 1400, les artisans des métier du luxe et de la décoration étant déportés à Samarkand, dont Tamerlan veut faire la plus belle ville du monde. Pradon, contrairement à Corneille234, n’entend donc nullement briller par l’art de la portraiture. Il ne s’agit pas pour lui de peindre un Tamerlan ressemblant, mais bien d’ajouter de l’honnêteté à un personnage qui en manque cruellement. Il revendique donc pleinement son travail, celui du poète qui a le droit d’inventer, et son modèle, le modèle honnête et galant. L’Empereur des Tartares, loin d’être une brute ne connaissant que les camps militaires, est alors bien à l’image de ce qu’annonçait Pradon : poli et sensible à l’amour. Amoureux de la fille de son ennemi Bajazet qui lui reproche les maux qu’il fit à sa famille, il peut ainsi dire :
Mais Madame, en ce temps, je ne vous voyais pas
Et n’avais pas vos yeux pour arrêter mon bras235.
128Deux ans plus tard, dans l’« Épître à Madame la Duchesse de Bouillon » figurant en tête de Phèdre et Hippolyte (1677), Pradon revendique tout aussi clairement la peinture galante qu’il fait d’Hippolyte. Il ne nie en aucun cas avoir acclimaté Hippolyte au goût français, mais se félicite d’avoir accoutumé son héros au goût galant moderne en ôtant les « épines » du sujet ancien :
129Ne vous étonnez pas, Madame, s’il vous paraît dépouillé de cette fierté farouche et de cette insensibilité qui lui était si naturelle, mais en aurait-il pu conserver auprès des charmes de Votre Altesse ? Enfin si les Anciens nous l’ont dépeint comme il a été dans Trézène, du moins il paraîtra comme il a dû être à Paris ; et n’en déplaise à toute l’Antiquité, ce jeune Héros aurait eu mauvaise grâce de venir tout hérissé des épines du Grec, dans une Cour aussi galante que la nôtre.
130Derrière le ton encomiastique de rigueur dans la dédicace apparaît toute l’esthétique de Pradon, qui consiste à polir le sujet ancien jugé trop violent. Phèdre est ainsi la fiancée de Thésée et non plus son épouse, donnée qui avait été inaugurée par Gilbert. Contrairement à la Phèdre de Racine qui est jouée à la même époque, la Phèdre de Pradon ne comporte plus ainsi d’adultère ni d’inceste, l’héroïne éponyme prenant par ailleurs soin de se disculper elle-même de ce dernier crime :
Non, non, les derniers nœuds des lois de l’hyménée
Avec Thésée encore ne m’ont point enchaînée.
Je porte sa couronne, il a reçu ma foi,
Et ce sont mes serments qui parlent contre moi236.
131Et comme dans la configuration inaugurée par Gilbert, Hippolyte cesse d’être chaste pour aimer une jeune fille, celle-ci s’appelant comme dans la tragédie de Racine Aricie mais n’étant nullement interdite. L’Aricie de Pradon n’a aucun rapport avec la race maudite de Pallante et cet amour répond au contraire à la volonté de Thésée et du père de la jeune fille. Hippolyte aime donc une jeune fille dont il est également aimé, les deux amants apprenant dès la deuxième scène du premier acte que leur amour est réciproque. L’obstacle à leur union est donc exclusivement Phèdre, dont Aricie est la confidente et à laquelle Phèdre confie son amour pour Hippolyte d’entrée de jeu237 en lui demandant d’intercéder en sa faveur auprès de ce dernier. Aricie, redoutant Phèdre, choisit de la ménager et de lui cacher qu’elle est sa rivale bienheureuse. Phèdre devine malgré tout l’amour d’Aricie, la menace, avant de menacer Hippolyte lui-même, une fois qu’il a avoué son amour pour Aricie : s’il épouse Aricie, Phèdre la poignardera de jalousie238. Seul le personnage furieux de Phèdre, en inspirant une véritable terreur aux amants, empêche donc leur mariage. En refusant Aricie par crainte du courroux de Phèdre, Hippolyte allume celui de Thésée qui, croyant que son fils est son rival, l’envoie à la mort. C’est donc en définitive la volonté d’Hippolyte de ménager Phèdre qui est à l’origine de son malheur.
132L’amour que Phèdre porte à Hippolyte n’offusque d’ailleurs pas vraiment ce personnage civil qui ne s’irrite que lorsqu’on parle du mariage d’Aricie avec un autre que lui239. Hippolyte a bien deviné, chez Pradon, que Phèdre l’aimait. À son gouverneur, il confie lors de la scène inaugurale : « Sa trop tendre amitié me pèse et m’importune240 ». Lorsque Phèdre déclare sa flamme à Hippolyte, il n’est donc pas surpris et a même l’élégance de ne pas réagir trop violemment. Hippolyte, loin d’être révolté par cette flamme, ne relève pas vraiment l’aveu (son seul commentaire est : « Songez, songez, Madame, à la grandeur du crime/Qui nous perdrait tous deux241. ») mais s’inquiète plutôt de la menace qui pèse sur la tête d’Aricie. C’est dire combien l’amour, même parjure et coupable comme l’est celui que lui voue Phèdre, semble pardonnable à ses yeux. Une fois seul, après avoir vu Phèdre qui a avoué de façon brûlante son amour, il dit d’ailleurs ne pas être horrifié. À son égard, il n’éprouve que beaucoup de « pitié » et de la « crainte242 ».
133Si la revendication par Pradon d’une esthétique galante qui pratique les adoucissements est manifeste dans l’épître de sa Phèdre, c’est pourtant dans la préface de La Troade (1679) que Pradon se montre le plus prolixe sur cette esthétique, qui atteint dans cette pièce un point culminant :
J’avoue que ce sujet m’a paru très beau, mais très difficile et très épineux, jamais la majesté du Cothurne n’a brillé avec tant d’éclat que dans ces deux ouvrages [La Troade d’Euripide et celle de Sénèque], mais aussi les caractères de leurs Héros sont si pleins de férocité, qu’on n’eût pu voir sans horreur Ulysse précipiter Astyanax et Pyrrhus immoler Polixène. Il fallait trouver un milieu et un juste tempérament pour adoucir cette action. Notre théâtre ne peut souffrir ce qui a fait autrefois la beauté de celui des Anciens. Nos mœurs sont trop douces et trop éloignées de ces mœurs sauvages et barbares ; ainsi suivant les préceptes de la Poétique d’Aristote j’ai préféré le vraisemblable au vrai dans ma catastrophe, sans m’écarter en cela de la conduite de Sénèque, qui fait précipiter le fils d’Hector de son propre mouvement.
134Comment ôter les « épines », selon la métaphore récurrente de Pradon, de l’Ulysse antique qui précipite Astyanax du haut d’une tour et du violent Pyrrhus qui sacrifie Polixène, la plus jeune des filles de Priam, sur la tombe d’Achille pour apaiser l’ombre de son père et procurer une heureuse traversée aux navires achéens ? En faisant en sorte que les victimes troyennes se tuent elles-mêmes, sans salir les mains de leur bourreau. Ainsi Astyanax se précipitera lui-même de la tour (conformément il est vrai à de nombreuses légendes) et Polixène saisira l’épée de Pyrrhus pour se la passer à travers le corps.
135Et Pradon insiste sur ce qu’il y a moins trahison des anciens que modernisation de la lettre et fidélité à l’esprit. Si Aristote est quelque peu détourné pour servir à ses fins243, Sénèque lui permet de procéder à un raisonnement par analogie. Pradon met ainsi l’accent sur le fait que Polixène, s’emparant pour se tuer de l’épée de Pyrrhus qui lui est tombée des mains sous le coup de la pitié, ne différerait pas d’Astyanax qui se précipite, sans attendre qu’on le pousse, du haut de la tour :
136Si Sénèque a ménagé en cela la gloire d’Ulysse, j’ai voulu ménager à mon tour, malgré Euripide, celle de Pyrrhus, en lui épargnant le crime de la mort de Polixène, puisqu’elle se frappe elle-même de l’épée que la pitié fait tomber des mains de Pyrrhus.
137À un adversaire de l’esthétique galante dans la tragédie, l’argumentation ne manquerait pas d’apparaître spécieuse. Car si Astyanax pouvait devancer le geste d’Ulysse sans altérer de quelque façon le caractère du héros grec, réputé pour ses ruses et son langage persuasif, en revanche faire mourir Polyxène comme l’a fait Pradon n’ôte pas seulement un crime barbare à Pyrrhus, mais le présente comme un héros qui, sous le coup de la pitié et des larmes de compassion, avait lâché son épée. Bref, c’est faire de Pyrrhus, dont la tradition rapporte qu’il était violent et inexorable comme Achille, un héros qui n’est plus un guerrier. En peignant un Pyrrhus au cœur sensible, c’est donc à un adoucissement significatif que procède Pradon, comme le montrerait aussi, par comparaison, La Troade de Sallebray (1640) qui traite du même sujet. Par rapport au Pyrrhus de Sallebray, celui de Pradon n’a pas seulement été privé d’un crime horrible, il n’a pas même eu l’intention de le commettre. Pradon le disculpe en effet d’avoir songé à assassiner Polixène : ses menaces ne visaient qu’à intimider Ulysse. Sous la plume de Pradon, Pyrrhus n’a donc plus le sang de Polixène sur les mains, mais n’est pas davantage coupable d’intentions sacrificielles.
138Qui plus est, le caractère de Pyrrhus est considérablement plus sensible, Pradon le rendant, à la suite de Racine, amoureux d’Andromaque244, et fort délicat. Poli et presque fragile, il a le cœur forgé par son tendre amour pour sa captive. De cet adoucissement capital, Pradon se montre fort satisfait :
J’ai tâché de ménager le caractère de Pyrrhus autant que je l’ai pu. Les anciens l’ont dépeint cruel, violent, orgueilleux, brave et enfin tel qu’était Achille son père. Cependant s’il menace de perdre Polixène, ce n’est que pour intimider Ulysse et les Grecs qui veulent immoler le fils de sa maîtresse.
139Quant à Ulysse, sa douceur apparaît moins en ce qu’il ne pousse pas Astyanax (le courage d’Astyanax devançant la mort se trouve, répétons-le, dans de nombreuses versions), que par l’amour que Pradon lui fait éprouver, contre toutes les sources antiques, pour Polixène245 :
Mais pour conduire Ulysse et Pyrrhus à la catastrophe et pour adoucir leurs caractères, j’ai supposé qu’Ulysse avait eu un amour secret pour Polixène et Pyrrhus pour Andromaque : l’amour de Pyrrhus est véritable et connu, mais on m’a disputé celui d’Ulysse. Il me semble cependant qu’il n’est pas fort éloigné du vraisemblable, qu’Ulysse qui était un des plus galants hommes de la Grèce, eût pris un peu de tendresse pour une Princesse aussi aimable que Polixène, puisqu’Achille qui était plus farouche que lui avait eu ce même penchant que lui qui lui coûta la vie.
140Ulysse aux mille ruses, réputé pour son éloquence, qui, après avoir quitté Pénélope, ne connaît d’amours que sur le chemin du retour à Ithaque (Circé, Calypso…) devient, comme Pyrrhus, un héros meurtri d’amour.
141L’originalité du moderne Pradon est donc peut-être moins dans la pratique d’adoucissements que dans la revendication explicite de cette pratique dans ses préfaces, par le biais de termes comme « adoucir », « tempérer », « ôter les épines ». En cela, il se rapproche de l’originale mais peu prolifique (du moins pour le théâtre) Catherine Bernard et de La Fosse. Catherine Bernard en effet, dans la préface de Brutus (1690), expose également les adoucissements auxquels elle a procédé pour plaire à son lecteur. Elle reconnaît avoir rendu plus digne de compassion celui qui envoya ses deux fils à la mort pour avoir comploté en faveur du retour des Tarquins. Le courage du Brutus historique était trop « dur » pour permettre qu’il fût le héros d’une tragédie, et on ne peut concevoir un héros qui ait le cœur aussi sec. Il est donc nécessaire de le policer à tout prix, en le montrant déchiré par la condamnation à mort qu’il prononce à l’encontre de ses fils. Pareil polissage n’est certes pas conforme à l’histoire et Catherine Bernard le sait bien, qui invoque une brève phrase de Tite-Live246 pour contrer les longs développements de Plutarque247, et qui met en avant le fait qu’elle montre son Brutus dans des scènes privées, où il peut donc davantage laisser exprimer sa peine qu’en public. Mais l’aveu de modernisation du personnage est, comme chez Pradon, explicite : il s’agit de le « rapprocher de nos mœurs », sans chercher à nier l’ampleur des adoucissements pratiqués. Quant à La Fosse, il ne procède pas différemment dans la préface de Polixène (1696). La Fosse, après avoir rendu Pyrrhus amoureux de sa captive Polixène, imaginé qu’elle l’aimait en retour et pourvu Pyrrhus d’un rival, présente la mort de Polixène comme une habile trouvaille de poète qui a su s’adapter au goût de son temps.
142Pour mesurer l’originalité de Pradon ou de Catherine Bernard, et dans une moindre mesure celle de La Fosse, il faut se souvenir qu’à la même époque exactement, certains auteurs jugent toujours nécessaire de revendiquer leur entière fidélité à des sources antiques qu’ils n’ont cessé de malmener. C’est le cas de l’abbé Abeille qui, tout en ayant créé un Coriolan fort doux et fort galant dans sa pièce du même nom représentée en 1676, se défend d’avoir adouci son personnage :
Pour ce qui est de son caractère [Coriolan], ceux qui m’ont blâmé de l’avoir trop attendri, lui font tort de le croire à l’égard de sa mère et de sa femme tel qu’il était à ses ennemis. Le même Coriolan que sa férocité naturelle, et la rigueur de sa vertu rendaient si terrible, et si odieux à la populace de Rome, ne peut tenir ses pleurs à l’abord de deux personnes si chères. Avant même qu’elles eussent ouvert la bouche pour lui parler, il fut emporté par sa tendresse comme par un torrent, à ce que dit Plutarque ; et au rapport de Denys d’Halicarnasse, il s’abandonna aux mouvements les plus passionnés dont le cœur humain soit capable. Il n’était pas même dans un âge à se défendre de ces douces faiblesses. Tite-Live l’appelle jeune homme au Siège de Coriole, qui ne précèda sa mort que de cinq ans. Et puisque dans la vérité des choses, les pleurs de deux femmes étouffèrent en un seul jour, et par un seul entretien toute la violence de ses ressentiments, il faut dire qu’il ne perdit la vie que pour avoir l’âme trop tendre. Je ne vois donc pas quelle raison il y a de se le figurer comme un homme glacé par le froid de l’âge, et par l’austérité de sa vertu. J’ai fait assez éclater cette austérité dans les Scènes où il s’agit principalement des intérêts de sa gloire, au premier et au quatrième acte. Mais dans les Scènes où il ménage ceux de son amour, je me suis contenté d’interrompre de temps en temps le cours de sa tendresse par quelques subits retours de colère, qui servent à marquer son caractère naturel, et les combats qu’il rend pour le soutenir contre l’amour248.
143À ses détracteurs, Abeille fait donc valoir que Plutarque et Denys d’Halicarnasse ont peint Coriolan très touché par l’ambassade de sa mère et de sa femme, avant de raisonner par déduction (un homme qui se laisse persuader en un seul jour de revenir vers sa patrie qui l’a banni ne peut qu’avoir l’âme tendre) et d’alléguer la représentation des caractères issue de la Rhétorique d’Aristote : la jeunesse est prompte à éprouver les émotions les plus vives, par rapport à la vieillesse qui est plus pondérée. En somme, Abeille prétend bien avoir montré le vrai Coriolan, en présentant un héros essentiellement tendre (dans la tragédie, il est avant tout l’amant de Virgilie, qui devient sa maîtresse et non sa femme, tandis que sa mère, jugée trop âgée, est évacuée de l’ambassade) et sujet parfois à de brefs sursauts de colère, alors que l’austère patricien dépeint par Plutarque apparaissait hautain, coléreux et glacial.
144Que l’abbé Abeille procède à des adoucissements est donc incontestable, mais il est important de souligner qu’à la différence de Pradon il ne les reconnaît pas comme des adaptations au goût moderne : loin de revendiquer une esthétique qui « ménage les caractères », comme l’écrit Pradon, Abeille minimise son travail de modernisation, en prétendant peindre le Coriolan historique et en justifiant, non sans mauvaise foi, que la femme de Coriolan devienne sa jeune maîtresse au nom de la possibilité, pour l’écrivain dramatique, de pratiquer de légers anachronismes :
Je n’ignore pas que Virgilie n’eût eu des enfants de son mariage : mais ce mariage était si récent, et ces enfants si petits au temps de l’exil de Coriolan, que deux ans après, au rapport de Plutarque, lorsque Valérie vint trouver Volumnie dans sa maison, pour concerter le dessein de leur sortie, elle trouva ces mêmes enfants qui jouaient sur le sein de leur mère. Cela suffit, pour faire voir que le Parachronisme n’est pas si criminel dans l’usage que j’en ai fait : ayant mis les choses en telle disposition, que le jour de l’exil de Coriolan était celui-là même qu’il avait destiné pour son mariage249.
145Entre 1675 et 1688 essentiellement, Pradon examine dans la préface de ses tragédies les modifications qu’il a opérées par rapport aux souces antiques. Ces modifications, présentées comme des adaptations au goût de l’époque, ne sont nullement minimisées mais se voient au contraire justifiées au nom d’une esthétique moderne qui revendique d’« ôter les épines » des sujets anciens. Quasi à la même époque, en 1684, Campistron propose une théorisation originale de la galanterie dans la tragédie en réactivant le vieux mythe gaulois.
Campistron et le mythe gaulois
146Une théorisation du modèle galant, bien qu’esquissée rapidement, a été faite par Campistron dans la dédicace à la duchesse de Bouillon en tête d’Arminius (1684). En reprenant le vieux mythe gaulois encore bien vivace, Campistron invite à voir dans le nouveau héros mondain un héros qui n’a pas honte d’avoir l’air français.
147C’est contre la révérence excessive de l’Antiquité gréco-romaine que se construit, au xvie siècle essentiellement, le mythe gaulois. La Gaule, avant d’être conquise par Jules César, avait une histoire, une culture et une religion qui n’ont rien à envier à l’Italie, expliquent les tenants de ce mythe. Ces Gaulois étaient vaillants au combat250 et à la différence des Romains polythéistes, croyaient déjà en un « dieu inconnu » selon Guillaume Postel251. Comment toutefois attester la supériorité de la civilisation gauloise sur la civilisation romaine ? En montrant son antériorité. L’exégèse des textes fait connaître la civilisation hébraïque : nous descendons tous de Noé, le seul survivant, avec ses fils, du Déluge. Et puisque la seule vérité est dans la Bible, la mythologie gréco-latine doit se lire figurativement, et les ancêtres des Latins et des Grecs sont eux aussi des descendants de Noé qui ont camouflé leur véritable identité sous des surnoms. Dès lors, pour prouver la supériorité des Gaulois, il suffit de les rattacher directement, par une fausse généalogie, à la famille de Noé. Concrètement, il suffit de s’appuyer sur les textes du pseudo-Bérose252 qui, suppléant aux silences de la Bible, narrait les aventures des fils de Noé, parmi lesquels Japhet qui avait fait souche du premier roi gaulois, Samothès. Les descendants de Samothès avaient ensuite occupé l’Étrurie, puis la Grèce. Dans cette perspective, Athènes et Rome n’étaient donc que des colonies gauloises, plus tard émancipées, tandis que les Francs, qui libérèrent la Gaule du joug romain, étaient eux-mêmes une autre branche de la descendance de Japhet.
148S’appuyer sur les écrits du pseudo-Bérose pour ancrer le mythe gaulois, c’est ce que fit en 1494 Annius de Viterbe en publiant Les Histoires perdues, qu’il présentait comme des fragments perdus de l’œuvre de Bérose, mais qui étaient en réalité des faux, soit qu’Annius eût été victime d’une supercherie (il prétendait avoir reçu ces documents autour de 1471, alors qu’il se trouvait à Gênes, de deux moines arméniens), soit qu’il eût lui-même inventé ces apocryphes. L’ouvrage d’Annius connut un immense succès253 même si l’origine des textes apparut vite douteuse254. Ainsi, alors que la critique érudite avait montré que les Histoires perdues étaient des faux, l’ouvrage d’Annius, qui permet de remonter, de roi en roi, jusqu’à Noé par le biais des « vieux Gaulois », continuait à alimenter le mythe gaulois.
149La vivacité de ce dernier dans les œuvres romanesques du xviie siècle, au premier rang desquelles L’Astrée, est surprenante. L’action de L’Astrée se passe en Gaule, au ve siècle de notre ère, dans la partie de la plaine du Forez qu’arrosent les ondes du Lignon. La plaine étant entourée d’une « forte muraille », le Forez a pu vivre en lieu clos et préserver ainsi son indépendance depuis les temps les plus reculés. Les Foréziens célèbrent le culte de Teutatès, « notre seul et unique Dieu ». Le mythe gaulois est ainsi transparent : la religion celte, qui célèbre un dieu unique présent en trois personnes et qui vénère une Vierge qui doit enfanter255, est la préparation et l’annonce de la religion chrétienne à venir. Les Celtes sont donc des chrétiens en puissance et le paganisme, dans ces conditions, n’est pas gaulois mais romain. Les bergers qui peuplent le Forez sont issus de familles qui ont fui les exactions des Romains et ont vécu à l’écart de leurs persécuteurs. D’où cet état d’esprit « vieux gaulois » qui les caractérisent, fondé sur la franchise, le sens de l’honneur, la pureté des mœurs. Quant au régime politique qui confère le pouvoir à une femme, il doit son origine selon les druides à Galathée, fille d’un roi nommé Celte256. Le mythe celtique brille ainsi de tous ses feux dans le roman de d’Urfé : ce sont les Romains qui ont « usurpé la domination des Gaulois » en se comportant comme des tyrans. Malgré les Romains, les Gaulois ont pu tant bien que mal continuer à préserver leur religion et leurs coutumes, et les Francs, Gaulois jadis passés en Germanie, sont ceux qui reviennent dans la terre-mère délivrer la Gaule des Romains. L’arrivée des Francs permet à l’histoire celtique de reprendre son cours257. Comme l’explique J. Lafond258, la convention d’un Forez isolé, qui se situe dans la tradition de l’hortus conclusus, du jardin d’amour médiéval, permet de montrer un lieu privilégié où, malgré la proximité des Romains, les Gaulois ont su préserver leur culture originelle, bien supérieure à celle de l’envahisseur paganiste. C’est dans des lieux comme le Forez que l’héritage du passé celtique, antérieur à la conquête romaine, a pu être préservé et transmis à Clovis et aux Francs259.
150Cette vivacité du mythe gaulois n’est pas le seul fait du roman. Il jouit encore d’une belle vitalité dans le théâtre du xviie siècle, dans le théâtre comique comme dans le théâtre tragique. La comédie de Desmarets de Saint-Sorlin, Les Visionnaires, peut être lue, ainsi que le suggère M. Fumaroli260, comme une célébration a contrario de la raison gauloise. Car, parmi les fous mis en scène par Desmarets, trois sont des fous vivant dans l’Antiquité. Mélisse est amoureuse d’Alexandre le Grand : elle porte un portrait de lui, tiré de Plutarque, contre son sein261 et s’adresse à son bien-aimé dans de longues tirades, où elle finit par s’identifier à l’Amazone Thalestris, qui voulut un enfant d’Alexandre pour engendrer un héros plein de courage et de noblesse262. Le poète Amidor est tout entier dans le monde des fables gréco-latines. Ainsi lorsqu’il lui faut choisir entre les trois sœurs, il refuse, dit-il, de reproduire le jugement de Pâris263. Le présent se vit pour lui à l’aune de l’Antiquité. Quant à Artabaze, véritable Matamore persuadé d’être le dieu de la guerre et le maître de l’Univers, il est directement lié à l’Antiquité en ce qu’il doit jouer le rôle d’Alexandre dans la tragédie écrite par Amidor. Alexandre est alors pour lui un rôle à endosser, mais aussi un rival dans les armes dont il cherche à se démarquer264. La satire de Desmarets porte donc très largement sur l’Antiquité, qui fournit à trois des personnages le motif de leur douce folie. Et faire tomber l’Antiquité de son piédestal culturel (elle n’est plus que le dada de personnages fétichistes) suppose en creux de louer la civilisation gauloise qui était florissante avant que les Romains ne conquissent la Gaule. Les Visionnaires peuvent en cela être lus, comme le fait M. Fumaroli, comme une célébration du mythe gaulois.
151Dans le théâtre tragique, si Hercule et Achille sont volontiers francisés, il est un autre type de personnages qui aurait pu connaître pareille fortune. Ce sont les héros germains qui ont triomphé des Romains. D’après le mythe gaulois, les Germains sont des ancêtres des Francs qui ont contribué à chasser l’envahisseur romain. Les héros germains auraient donc pu légitimement être célébrés comme des représentants des qualités françaises avant l’heure, au premier rang desquelles la galanterie, sans qu’on puisse reprocher au dramaturge d’avoir commis une maladresse en peignant des héros qui ont l’air français. Cette théorisation du héros galant est celle que suggère Campistron dans la dédicace qui figure en tête de sa pièce Arminius :
De ce brave guerrier [Arminius], dont les nobles exploits
Auront dans l’univers un souvenir durable,
Sortirent ces princes gaulois,
Source de ce sang adorable
D’où sont descendus tous nos rois.
152Arminius était le chef germain connu pour avoir longtemps et vaillamment résisté aux Romains. Il massacra trois légions entières d’Auguste, acculant le général Varus qui les gouvernait au suicide. Ce désastre de Varus est rapporté comme une des deux défaites les plus ignominieuses pour Auguste qui, en signe d’affliction, dit Suétone, refusa de se couper barbe et cheveux pendant plusieurs mois et se frappa la tête en réclamant ses légions massacrées265.
153Héros de la résistance contre les Romains (Campistron le présente comme « l’heureux libérateur des Germains qu’opprimait la puissance romaine266 ») et français avant l’heure, Arminius peut ainsi être un vaillant guerrier tout en étant pourvu amplement de la qualité française par excellence qu’est la galanterie. Campistron d’ailleurs ne lésine pas et cette qualité est peinte selon ses deux principales composantes, élégance et honnêteté d’une part, comportement amoureux de l’autre. Dans les deux rencontres qui le mettent face à sa bien-aimée Isménie267, Arminius se montre un amant irréprochable, soucieux seulement de savoir si sa princesse ne l’a pas privé de son amour268, impatient de la revoir après six mois d’éloignement269, et ne doutant pas de parvenir à l’épouser, bien que son père vienne de la donner au Romain Varus. Son comportement exemplaire à l’égard de sa maîtresse est doublé d’une civilité admirable, comme le montre la scène où il s’entretient avec Segeste. Le chef germain Segeste a cessé la lutte contre Rome et vient de donner sa fille au général romain Varus, après l’avoir promise de longue date à Arminius. Or c’est malgré tout avec une remarquable politesse qu’Arminius ouvre l’entretien, louant Segeste de sa valeur militaire, s’excusant de ne pas avoir pu se présenter avant à lui :
Enfin, je vous rejoins ; après six mois d’absence,
Seigneur, le sort répond à mon impatience ;
Je n’avais pas pensé que jusques à ce jour
Il dût auprès de vous reculer mon retour :
Mais depuis ces forêts où l’Elbe prend sa source,
Tant d’obstacles divers ont retardé ma course,
Que, malgré mes efforts et mon empressement,
Je n’ai pu l’avancer, Seigneur, un seul moment270.
154Campistron propose, par le biais du mythe gaulois, de voir dans les héros germains des Français avant l’heure, pourvus à ce titre d’une qualité toute française, la galanterie. Sous cet angle, la galanterie du héros tragique ne peut plus lui être reprochée, car elle se met à avoir un fondement qui, s’il n’est plus scientifique depuis la fin du xvie siècle, demeure mythique et prestigieux. La solution de Campistron fit-elle école ? Il ne semble pas, et les héros germains restent rares dans le paysage de la tragédie française de la fin du siècle de Louis XIV.
Conclusion du chapitre vi
155Proposant une interprétation politique du théâtre tragique, J. Rohou explique par la répression de la Fronde, en 1653, et l’absolutisme croissant du pouvoir ensuite « l’impossibilité de l’héroïsme271 ». Intrigues romanesques, divertissements intempestifs des tragédies à machines puis de l’opéra seraient dans cette perspective diverses manifestations d’un art dramatique qui se veut joyeux pour oublier une triste politique de domestication de la noblesse. Pareille cause ayant différents effets, Racine et Corneille, moins vains que les autres, préféreraient peindre majestueusement dans leurs tragédies un héroïsme déchu et désormais impossible. Cette interprétation qui accorde le primat aux circonstances politiques pour expliquer les productions littéraires nous semble discutable, tant les marques de ce que J. Rohou nomme de « vains divertissements » et qui ressortit à l’esthétique de la galanterie n’apparaissent pas au lendemain de la Fronde. L’acte de naissance des tragédies présentant des traits galants n’est pas 1653, et cette interprétation politique néglige tout un courant d’auteurs qui cultivent l’esthétique mondaine et galante dans la tragédie dès le renouveau même de celle-ci. Le modèle galant, présent dès 1634 dans la tragédie, est bien un modèle qui parcourt tout le xviie siècle.
156Que l’idéal galant s’offre à la tragédie vers 1634 ne doit d’ailleurs pas nous apparaître excessivement étonnant si l’on songe que les années 1634-1640 constituent véritablement un tournant dans l’histoire du théâtre, un moment où coexistent critères humanistes et critères mondains, comme l’a montré la querelle du Cid . Les Observations sur Le Cid de Scudéry s’appuient, selon J.- M. Civardi272, sur la tradition rhétorique, sur La Poétique d’Aristote, sur la joute érudite entre Heinsius et Balzac, et se situent donc largement dans une filiation humaniste. Mais au cœur de la querelle paraît aussi un pamphlet d’obédience purement mondaine, L’Innocence et le véritable amour de Chimène. Ce pamphlet longtemps attribué à Godeau, mais dont l’auteur est inconnu, se présente comme un plaidoyer en faveur de Chimène injustement calomniée par Scudéry : Chimène ne connaît, selon l’auteur anonyme, qu’un amour glorieux et qui ne saurait lui faire violer « les lois de la civilité273 » envers son amant. Par ailleurs, le défenseur de Chimène plaide dans un salon devant un jury exclusivement composé de femmes, auxquelles il s’adresse plusieurs fois dans son discours. Une analyse de détail montrerait que les critères mondains, même s’ils sont très minoritaires, ne sont pas absents des Observations sur Le Cid, de même que L’Innocence et le vériatble amour de Chimène comporte des références relativement abondantes à des auteurs grecs et latins. En 1637, les critères de jugement du poème dramatique sont déjà des critères mondains, même si les vieux crtières humanistes n’ont pas été détrônés.
157Comment ce courant galant, s’il pointe dès 1634, se décline-t-il au fil du siècle ? Benserade ouvre la voie en soulignant qu’il écrit des tragédies non pour un public savant, mais pour les honnêtes gens et la gent féminine, en décalant l’action des pièces sérieuses vers un enjeu amoureux et en peignant un amour qui ne rend pas le héros, comme l’on disait au Moyen Age, « recreant », c’est-à-dire sans force et lâche. Gilbert toutefois pousse la galanterie plus loin, en imaginant dans ses tragédies d’écarter la violence de la situation tragique, en faisant en sorte que l’action tragique ne se distingue plus, stricto sensu, de l’action comique (l’enjeu devient un simple enjeu amoureux) et en radicalisant l’usage de l’épisode amoureux : sous son impulsion, il devient impossible qu’un héros, aussi éloigné de l’amour des femmes soit-il d’après les sources historiques, ne soit pas flanqué d’une jeune fille qu’il aimerait tendrement. Quinault, dramaturge qui fait véritablement triompher sur la scène tragique l’esthétique galante, innove en proposant franchement pour le théâtre sérieux les canons de la tragi-comédie, à un moment où celle-ci est quasi défunte, et en promouvant le mélange des genres et des tons au sein du théâtre sérieux, ce contre toutes les poétiques de la tragédie. Par ailleurs, si les personnages peuvent être mélancoliques ou enjoués, deux humeurs contradictoires également louées par les mondains, et s’ils le sont effectivement déjà dans les créations dramatiques de Gilbert, sous l’impulsion de Quinault, ils le sont en revanche sans combattre le moins du monde leur penchant et choisissent l’amour contre l’honneur et la gloire sans éprouver une once de culpabilité. Après Quinault, l’originalité des auteurs dramatiques tient moins dans l’expérimentation de nouvelles voies galantes que dans la revndication d’une esthétique de la douceur. Le premier à reconnaître et à justifier dans ses préfaces les différents adoucisements auxquels il a procédé est Pradon, dans les années 1670, qui, en Moderne, prône la nécessaire adaptation au goût de l’époque. De son côté, Campistron, dans les années 1680, ébauche une théorisation de la galanterie dans le théâtre tragique mais celle-ci reste sans lendemain.
Notes de bas de page
1 Saint-Evremond, « Sur les tragédies », dans Œuvres en prose, éd. cit., t. III, p. 30-31.
2 V, 4.
3 Les lamentations dominent à l’acte IV, lorsque Alcionée est abandonné par ses amis, à l’exception d’Achate : « Hélas ! pourrais-je vivre absent de cette ingrate/Dont même en me tuant la présence me flatte ?/Quoi, je fuirais des lieux où je vois mes plaisirs !/Quoi, j’y demeurerais pour vivre de soupirs ! » (IV, 3). Voir, outre S. Chaouche, « Alcionée : une tragédie du pathétique tendre ? », Littératures classiques, n° 42, printemps 2001, p. 240-241, les statistiques concernant l’étude des modalités pathétiques chez les auteurs du xviie siècle, dans l’ouvrage du même auteur, L'Art du comédien : Déclamation et jeu scénique en France à l'âge classique (1629-1680), p. 370 et suiv.
4 Voir S. Chaouche, « Alcionée : une tragédie du pathétique tendre ? », références citées dans la note précédente, et M. Escola, « Simplicité d'Alcionée. Notes sur une notion difficile », Littératures classiques, n° 42, 2001, p. 197-219.
5 La Bruyère, Les Caractères, V, 66, éd. cit., p. 171.
6 Avis « Aux lecteurs » en tête de Méléagre.
7 Voir l’épigramme intitulée « Au Méléagre de Monsieur de Benserade » qui figure en tête de la pièce, dans l’édition de 1641.
8 Voir notamment la scène III, 2.
9 Cette scène est la troisième du premier acte.
10 Avis au lecteur (non paginé), en tête de Méléagre.
11 Ibid.
12 Voir la scène I, 2. Lucile, tout bas, dit :
« Qu’une femme aisément le séduit et l’abuse !
Absente, elle est coupable, et présente, il s’accuse. »
13 III, 4.
14 III, 4.
15 III, 4.
16 I, 2.
17 II, 1.
18 III, 1.
19 V, 4.
20 V, 6.
21 I, 4.
22 I, 2.
23 Un premier à Antoine en I, 2 ; un second à ses confidentes en I, 3.
24 III, 5.
25 III, 6.
26 Celui-ci, « la tête sur les genoux de Cléopâtre » lui dit en effet : « Ne verse point sur moi tant d’inutiles pleurs,/Par ton affliction n’accroîs pas mes douleurs » (III, 5).
27 III, 6.
28 À Priam qui demande à Achille pourquoi il n’a pas été présent aux funérailles d’Hector, Achille répond :
« Je ne recherche point d’accroître mon malheur,
Ma douleur me suffit sans une autre douleur. » II, 2.
29 II, 4.
30 III, 6.
31 IV, 3.
32 IV, 6.
33 I, 2.
34 II, 1.
35 III, 1.
36 III, 4.
37 III, 4.
38 IV, 4.
39 La Mesnardière, La Poétique, p. 191-192.
40 Il écrit aussi d’autres œuvres dramatiques galantes qui n’appartiennent pas au registre sérieux, comme Les Amours d’Ovide, « pastorale héroïque », publiée pour la première fois en 1663.
41 Épître dédicatoire des Amours de Diane et d’Endymion, « À son Éminence ».
42 L’auteur prend soin de le montrer triomphant d’un sanglier.
43 IV, 1.
44 IV, 1.
45 IV, 1.
46 III, 1.
47 I, 1.
48 I, 2. C’est Phèdre qui parle.
49 I, 2.
50 Scène dernière.
51 V, 2.
52 Voir la scène 3 de l’acte V et les raisons pour lesquelles Thésée se montre inflexible :
« Un fils est pour un père un dangereux rival. »
53 II, 1.
54 II, 2.
55 II, 3.
56 III, 2.
57 II, 1.
58 V, 1.
59 IV, 4.
60 Voir A. Rigguci, « Les Amours d’Angélique et de Médor di Gilbert tra l’Orlando furioso di Ludovico Ariosto e il preziosismo francese », Franco Italica, n° 11, 1997, p. 85-130.
61 I, 2.
62 II, 5.
63 III, 2.
64 II, 3.
65 « Mais un seul chevalier n’en peut défendre trois,
Et fait injure à deux en ne faisant qu’un choix. » II, 3.
66 II, 3.
67 II, 4.
68 II, 3.
69 II, 4.
70 II, 4.
71 « Son respect qui s’accorde avec ma modestie… » I, 1.
72 À la Nuit qui lui conseille d’avoir un peu plus d’audace envers Endymion, elle oppose sa « pudeur » :
« Sois un peu plus discrète, épargne ma pudeur. » I, 1.
73 I, 1.
74 I, 3.
75 I, 1.
76 Apollon est futile, toujours en train de courtiser quelque nouvelle personne (II, 5), jaloux et coléreux, comme le montre la fin qu’il réserve à Endimion. Non content de son exil, il le perce de flèches, vidant même de rage tout son carquois sur lui (V, 4).
77 Voir la scène 3 de l’acte I dans laquelle Céphale explique ses propres ruses pour aimer tranquillement l’aurore sans susciter la colère des dieux.
78 II, 1.
79 III, 6.
80 III, 6.
81 V, 4.
82 Voir L. Desjardins, Le Corps parlant. Savoirs et représentations des passions au xviie siècle, Presses de l’Université Laval, L’Harmattan, 2000, p. 47.
83 IV, 1.
84 II, 4.
85 III, 1.
86 III, 1.
87 III, 1.
88 III, 1.
89 III, 1.
90 Molière, La Princesse d’Élide, v. 23-24.
91 I, 4.
92 IV, 2.
93 V, 2.
94 III, 3.
95 V, 4.
96 II, 4.
97 IV, 2 et IV, 3.
98 Dans une lettre qu’il adresse le 19 juillet 1665 à la duchesse d’Enguyen (Lettres de respect, 1669, p. 25), Boursault loue, certes avec un brin d’ironie, les douceurs et les galanteries de Quinault. Boursault a également apprécié l'Astrate (Lettres nouvelles, t. III, p. 221). Cet enthousiasme est également celui du Journal des Sçavans (23 mars 1665, p. 142).
99 Dans son Parallèle des Anciens et des Modernes, Perrault loue avec enthousiasme Quinault.
100 Dans la scène III de L’Impromptu de Condé (1663), Montfleury pratique les figures du diasyrme et de l’astéisme : il fait l’éloge ironique de Molière qu’il déteste et rabaisse tout aussi ironiquement Quinault qu’il estime.
101 « Et jusqu’à Je vous hais, tout s’y dit tendrement. » Boileau, Satire III, v. 188. Notons que Boileau n’était pas le seul, loin s’en faut, à fustiger les galanteries excessives des pièces de Quinault. Chapelain, dans son Mémoire des gens de lettres vivant en 1662, porte aussi un jugement sévère sur Quinault. Furetière, mû il est vrai par une violente rancœur à l’égard de ses confères depuis son exclusion de l’Académie française en 1685, parle de Quinault avec rage dans son second Factum.
102 Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, chapitre 32.
103 Voltaire, Œuvres, éd. Morland, t. XLV, p. 455.
104 Lettre du 5 janvier 1767.
105 Voltaire, Œuvres, éd. Morland, t. XXXII, p. 73.
106 Diderot, Œuvres complètes, éd. J. Assézat, « Dorval et moi. Troisième entretien », Paris, Garnier, 1875, tome VII, p. 152.
107 D’Alembert, Œuvres, Paris, 1821, t. I, p. 537.
108 Marmontel, Principes de littérature, dans Œuvres, Paris, 1819, t. IV, art. « Opéra », p. 795.
109 La Harpe, Cours de littérature ancienne et moderne, éd. cit., t. VIII, p. 337.
110 Lettre du 25 novembre 1775.
111 Sainte-Beuve, Lundis, t. XV, p. 296 ; t. V, p. 205.
112 D. Nisard, Histoire de la Littérature française, Paris, Firmin Didot, 1857, t. III, chap. 8.
113 A. Royer, Histoire universelle du théâtre, Paris, Franck, 1869-1878, t. II, p. 105-109.
114 E. Serret, « Le théâtre de Quinault », Le Correspondant, 10 avril 1873.
115 Cette étude se trouve dans le tome V de l'Histoire de la langue et de la litérature française dirigée par Petit de Julleville.
116 E. Gros, Philippe Quinault, sa vie et son œuvre, Paris, H. Champion, 1926.
117 Voir R. Fajon, L’Opéra à Paris du Roi Soleil à Louis le Bien-Aimé, Genève-Paris, Slatkine, 1984, p. 2 et suiv.
118 H. C. Lancaster, The Comédie Française (1701-1774), Philadelphia, The American Philosophical Society, 1951 ; A. Joannidès, La Comédie Française de 1680 à 1900. Dictionnaire général des pièces et des auteurs, Paris, Plon, 1901.
119 Pour les jugements de La Harpe, voir notre introduction.
120 J. A. Scott, « Douceur and violence in the tragedies and tragi-comedies of Quinault », thèse de doctorat non publiée, Duke University, 1972-1973.
121 Voir notamment « La signification de l’amour dans les tragédies de Quinault », dans Les Visages de l'amour au XVIIe siècle, Actes du 13e colloque du CMR 17 (Toulouse, 28-30 janvier 1983), Publications de l’Université de Toulouse le Mirail, 1984, p. 155-162.
122 W. Brooks, « The Evolution of the Theatre of Quinault », thèse de doctorat non publiée, University of Newcastle upon Tyne, 1986. Voir également l’introduction de l’édition critique de Bellérophon (Droz, TLF) établie par E. Campion, ainsi que sa Bibliographie critique du théâtre de Quinault, Biblio 17, Paris-Seattle—Tübingen, 1988.
123 H. Baby, La Tragi-comédie de Corneille à Quinault, p. 259-265.
124 À la scène 4 de l’acte I, Sténobée déclare à sa confidente vouloir bannir Bellérophon parce qu’elle l’aime, quand lui ne l’aime pas et lui préfère sa sœur.
125 III, 3.
126 I, 1.
127 I, 2.
128 III, 6.
129 IV, 5.
130 Le billet qui apparaît à l’acte II, sur lequel est inscrit l’oracle, n’a rien de trompeur et les tablettes brandies par Sichée à l’acte IV pour prouver à Astrate qu’il est le troisième fils du roi Adraste sont également authentiques.
131 Voir le troisième couplet des tablettes, à la scène 1 de l’acte I.
132 I, 1.
133 I, 4.
134 À la scène 5 de l’acte I.
135 I, 8.
136 IV, 9.
137 IV, 11.
138 II, 1.
139 II, 4.
140 II, 4.
141 II, 5.
142 III, 4.
143 III, 1.
144 Valère-Maxime, I, chap. 8 ; Plutarque, Œuvres (trad. Jacques Amyot, Paris, 1784), t. VII, p. 71 ; Appien, De rebus Syriacis, 59-61.
145 D’après Appien.
146 Gillet de la Tessonnerie, Le Triomphe des Cinq Passions, tragi-comédie, 1642. Brosse, La Stratonice ou le Malade d’Amour, tragi-comédie, 1644. Du Fayot, La Nouvelle Stratonice, comédie, 1657. Quinault, Stratonice, tragi-comédie, 1660. Thomas Corneille, Antiochus, tragi-comédie, 1666.
147 La pièce de Gillet de la Tessonnerie, comprend cinq sujets (un sujet par acte). L’acte consacré à l’histoire de Stratonice sacrifie entièrement le rôle de Séleucus.
148 II, 4.
149 II, 6 et IV, 6.
150 Ainsi par exemple à la scène 6 de l’acte II.
151 III, 5.
152 V, 2.
153 V, 4.
154 Le deuxième mariage entre Séleucus et Barsine n’aura pas lieu, Barsine déclarant qu’elle ne veut point épouser le sujet Séleucus et rentrant à Pergame chez son oncle. Mais Séleucus ne meurt pas d’amour pour autant : il a cessé de l’aimer en constatant que Barsine n’était mue que par l’ambition.
155 Avis « Au lecteur » de l'Antiochus de Thomas Corneille.
156 Voir P. Bénichou, L'Ecrivain et ses travaux, Paris, Corti, 1967, p. 240 et suiv.
157 IV, 2.
158 Le récit de ce combat est l’objet de deux longues tirades. Voir V, 3 et I, 4.
159 Voir la scène III, 1.
160 I, 1.
161 Voir I, 1.
162 III, 1.
163 II, 1.
164 IV, 1.
165 I, 2. Philonoé devant sa sœur feint de ne pas aimer Bellérophon tant elle se méfie de la jalousie de Sténobée.
166 III, 3.
167 R. Zuber, Histoire de la littérature française. Le classicisme, Paris, Flammarion, 1998, p. 13. Voir aussi p. 31-136.
168 P. Clarac, L’Age classique, II : 1660-1680, Paris, Arthaud, 1969.
169 II, 1.
170 Au sens que le mot avait alors : le domestique qui garde la porte.
171 I, 1.
172 I, 3.
173 I, 6.
174 III, 1.
175 V, 1. Timée dit à Trasimène :
« Et toi, sur toute chose
Fais que personne n’entre, et dis que je repose ».
176 V, 7.
177 III, 2.
178 III, 2.
179 III, 3.
180 III, 4.
181 II, 2.
182 V. Fournel note en 1882, dans le Théâtre choisi de Quinault, à propos de Persée, que « dans quelques scènes amoureuses, il faut songer à Marivaux ». Au début du xxe siècle, Lanson, dans son Esquisse d’une histoire de la tragédie, compare les personnages de Quinault à des « personnages de Marivaux en costume grec et romain ». Cette idée se trouve encore dans la thèse de Buijtendorp (Philippe Quinault, sa vie, ses tragédies et ses tragi-comédies, Amsterdam, 1928) qui écrit près de trente ans après Lanson.
183 II, 5.
184 II, 5.
185 Voir la scène III, 4.
186 IV, 2.
187 IV, 3.
188 IV, 4.
189 Procope, De Bello gothico, I, 2 ; Cassiodore, Variarum libri XII et Chronicon ad Thaodoricum regem.
190 II, 4.
191 IV, 9.
192 II, 2.
193 II, 8.
194 Ceux-ci brandissent une fausse lettre prouvant que Théodat veut s’allier à Justinien pour renverser le pouvoir d’Amalasonte.
195 Car l’amour permet tout, explique-t-elle (I, 10).
196 II, 6.
197 II, 6.
198 III, 4.
199 III, 9.
200 IV, 1.
201 IV, 2.
202 IV, 6.
203 V, 6.
204 V, 6.
205 Hérodote, Histoires, III, 31.
206 IV, 2.
207 Dernière scène de la pièce.
208 Histoires, II, 1 ; III, 30 et 34 ; III, 62.
209 Voir I, 3 ; I, 5 ; III, 2 ; IV, 1.
210 IV, 1.
211 Histoires, I, 205 et suiv.
212 Madeleine de Scudéry, Le Grand Cyrus, deuxième partie, I, p. 334 du tome IV dans l’édition de 1653 ; neuvième partie, III et XXVII.
213 II, 1.
214 II, 2.
215 Entre l’acte IV et l’acte V.
216 V, 8.
217 I, 5.
218 IV, 6.
219 I, 1, et III, 1.
220 I, 3.
221 II, 4.
222 À la scène 1 de l’acte II, Cyrus avoue à Odatirse qu’il aime la reine Tomyris.
223 III, 3.
224 I, 2 ; III, 2 ; V, 1.
225 III, 2 et IV, 6.
226 IV, 6.
227 Dernière scène de la pièce.
228 I, 3.
229 II, 2.
230 III, 3.
231 Il s’agit d’Electre, représentée en 1677, de Tarquin, représentée en 1682, et de Germanicus, représentée en 1694.
232 Cité par G. Forestier dans son article sur Pradon, dans Le Nouveau Dictionnaire des auteurs, Paris, Laffont, 1994, t. III, p. 2580.
233 « … les âmes tendres y [dans cette pièce] peuvent voir des sentiments de leur caractère. »
234 Dans l’« Avis au lecteur » de Suréna (1674), Corneille se félicite de ne pas avoir déformé Suréna : « … si je ne m’abuse, la peinture que j’en ai faite ne l’a point rendu méconnaissable [au regard du portrait fait par Plutarque et Appien] ».
235 II, 2.
236 I, 3.
237 I, 3.
238 III, 4.
239 III, 4.
240 I, 1.
241 III, 4.
242 IV, 5.
243 Aristote n’a jamais dit que l’on pouvait modifier un dénouement historique selon le vraisemblable. Il faut choisir un sujet historique ou un sujet vraisemblable, mais si l’on fait le choix d’un sujet historique (ou légendaire), il faut respecter l’aboutissement des faits ou, dans le cas du sujet légendaire, s’en tenir à la croyance que l’on a de la légende.
244 Certes, dans le butin de guerre, Pyrrhus obtint Andromaque et beaucoup de légendes racontent que, une fois rentré en Grèce, il épousa Hermione dont le mariage restait stérile, tandis que sa concubine Andromaque lui donna trois fils, Molossos, Piélos et Pergamos. Mais l’idée que Pyrrhus ait été vraiment amoureux d’Andromaque, comme Achille a pu aimer Briséïs, ne nous est familière qu’à cause de l'Andromaque de Racine : elle ne figure pas dans les sources antiques. Pradon s’inspire donc sans doute de Racine, dont l’Andromaque a été créée douze ans plus tôt.
245 Ulysse reçut comme captive la vieille reine troyenne Hécube que, loin d’aimer, il contribua à lapider en lançant sur elle la première pierre. Quant à Polyxène, elle est connue pour avoir été aimée d’Achille et non d’Ulysse.
246 Tite-Live, Histoire romaine, livre II, 5.
247 Plutarque, Vies parallèles, « Publicola », livres III et livres VI.
248 Abeille, avis « Au Lecteur » en tête de Coriolan.
249 Préface de Coriolan.
250 Voir le portrait qu’en fait Ronsard dans un poème adressé au roi Charles X, dans Ronsard, Œuvres complètes, t. I, Bibliothèque de la Pléiade, 1950, p. 809.
251 Guillaume Postel, L'Histoire mémorable des expéditions […], Paris, 1552, p. 48 ; cité par C. G. Dubois, Celtes et Gaulois au xvie siècle – Le développement littéraire d’un mythe nationaliste, Paris, Vrin, 1972, p. 14.
252 Voir M. Fumaroli, « La raison et l’esprit de la langue », La Revue des Deux Mondes, n° 11, novembre 1999, p. 28-58.
253 Voir C. G. Dubois, op. cit, p. 25. L’ouvrage d’Annius fit le tour de l’Europe : on signale la première apparition à Rome en 1497, puis à Venise un an après. À Paris, l’œuvre fut publiée en 1511, puis en 1512 et en 1515 ; à Bâle en 1530 ; à Anvers en 1545 et 1552 ; à Lyon en 1554, 1591 et 1598.
254 Voir C. G. Dubois, ibid., p. 103 et suiv.
255 Voir le discours d’Adamas, II, VIII et l’introduction de Jean Lafond dans son édition de L’Astrée, Paris, Gallimard, 1984.
256 Les deux explications, celle des Romains et celle des druides gaulois, sur la reine des lieux figurent dans le livre second de la première partie de L’Astrée.
257 Discours d’Adamas à Céladon pour l’instruire de l’histoire du peuple gaulois, II, VIII ; L'Astrée, éd. J. Lafond, p. 25.
258 Dans l’introduction de son édition critique de L'Astrée.
259 De manière révélatrice, quand s’ouvre L'Astrée, Mérovée est encore roi des Francs et les plus nobles chevaliers du Forez partent combattre à ses côtés.
260 Dans son essai « Les abeilles et les araignées », dans La Querelle des Anciens et des Modernes, précédé d’un essai de Marc Fumaroli, Paris, Gallimard, 2001, p. 117-119.
261 II, 2.
262 IV, 1.
263 II, 4.
264 III, 3.
265 Suétone, Vies des douze Césars, « Auguste », XXIII.
266 Dédicace « À son altesse madame la Duchesse de Bouillon » en tête d'Arminius.
267 II, 2 et III, 5.
268 II, 2.
269 II, 2.
270 II, 4.
271 J. Rohou, La Tragédie classique, Paris, Sedes, 1996, p. 199.
272 J. -M. Civardi, La Querelle du Cid (1637-1638), Paris, H. Champion, 2004, p. 347-363.
273 Ibid., p. 1121.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007