Chapitre IV. Les charmes de la douceur
p. 109-161
Texte intégral
1La tragédie a beau être le lieu de la terreur, elle ne se montre pas insensible aux charmes de la douceur, loin s’en faut. Dès 1634-1640, le poème tragique penche du côté d’une aurea mediocritas, les personnages du théâtre tragique s’expriment dans un langage galant, se voient dans l’obligation de respecter les impératifs de la politesse et de la galanterie, et la fureur, passion tragique par excellence, se voit discréditée comme malséante. La suavitas gagne les terres de Melpomène.
Le Discours galant des personnages tragiques
2Depuis l’Antiquité, la tragédie est censée recourir au grand style, au style sublime, de même qu’elle est censée cultiver un juste équlibre entre le docere et le placere. Or les personnages de la tragédie française, dès la rénovation de celle-ci et de manière de plus en plus appuyée jusqu’aux années 1680, tendent à glisser vers le style moyen, tandis que le placere prend nettement le pas sur le docere, comme le montre le déclin des sentences amorcé dès 1640 et consommé vers 1661. Le langage de la tragédie s’orne ainsi d’agréments et se fait littéralement galant, en ce qu’il joue, de manière honnête, simultanément sur les voies du cœur et de l’esprit, sur l’émotion et l’ingéniosité, sur le molle atque facetum. La douceur (suavitas), qu’il s’agisse de celle des civilités ou de celle propre à la tendresse et à l’amour, se mêle ainsi en permanence au piquant de l’esprit (acutum) pour créer une rhétorique des agréments. Toutefois, ce langage galant, aussi répandu soit-il, n’est pas également apprécié dans la bouche de tous les personnages, si bien qu’il semble qu’il y ait un bon et un mauvais usage de ce discours qui, s’il apparaît dès la fin des années 1630 dans le théâtre tragique, ne reçoit une théorisation que tardivement, dans le dernier tiers du xviie siècle.
Le discours galant, une rhétorique des agréments
3Le discours des personnages tragiques fleure bon l’urbanité, cette notion mise au jour dans la langue française par Balzac à la fin des années 1630 et longuement discutée dès les années 1640. Dans cette perspective, les marques de civilité abondent, comme les compliments mais aussi la raillerie et les mots d’esprit, ce qui n’est pas sans poser problème si l’on songe que l’humeur enjouée n’est pas celle qui doit figurer dans la tragédie. La tendresse et l’ingéniosité se voient également conjuguées dans les lettres d’amour écrites de façon mondaine ou encore dans les questions d’amour, ces « cas de conscience » que les devisants prennent plaisir à développer. Comment expliquer alors que la tragédie, genre noble et saturé par les poétiques prescriptives, se laisse gagner par les valeurs mondaines ?
La raillerie
4La raillerie a eu ses théoriciens antiques, importants et relativement abondants. Aristote définit la raillerie noble et patricienne au livre IV de l’Éthique à Nicomaque en pointant les trois vertus qu’elle met en œuvre, l’amabilité (comitas), la véracité (veritas) et l’enjouement (urbanitas)2. La raillerie est également étudiée par Cicéron, dans le De Oratore, livre II, qui s’intéresse à l’utilité de la plaisanterie (jocus) et des bons mots facetiae) dans les plaidoiries : il convient à l’orateur d’exciter le rire parce que la gaieté rend l’auditoire bienveillant, qu’un trait piquant (acumen) produit une agréable surprise, que la plaisanterie embarrasse l’adversaire, qu’elle révèle dans l’orateur un homme du monde (politus), cultivé (eruditus), de bon ton (urbanus) et enfin que le badinage enjoué (jocus et risus) surmonte de obstacles contre lesquels le raisonnement viendrait échouer. Malgré ces éminentes qualités, la raillerie a des conditions d’application très précises. Elle est à bannir devant les criminels et les malheureux, en général devant les sujets qui excitent une grande horreur ou une grande pitié, et à manier avec la plus grande circonspection quand elle vise les défauts physiques3.
5Mais c’est Guez de Balzac qui, tout en reprenant ces textes antiques, nommément ou non, célèbre peut-être le plus la fine raillerie en la présentant comme la quintessence du Romain dans ses occupations familières. Le terme d’urbanité, indissociablement lié à celui de raillerie fine, avait été introduit par Balzac dans la langue française dès 1637, dans son Recueil de nouvelles lettres. Mais dans son Discours deuxième intitulé De la conversation des Romains (1644), Balzac va plus loin dans l’analyse et se propose de montrer longuement à la marquise de Rambouillet les Romains non plus dans l’exercice de leurs charges et de leurs affaires (ce qui était l’objet du Discours premier) mais dans leur intérieur. L’ermite de la Charente entend « ouvri[r] la porte de leur cabinet » et les montrer « en conversation », dans les « jeux » et le « divertissement ». La fleur du bon vieux temps se situe au temps de Scipion Émilien, ce grand homme qui aurait peut-être écrit avec son ami Lélius les comédies de Térence, et sa fin au temps de l’empereur Auguste, cet empereur qui, lorsqu’il se demanda s’il devait quitter l’empire, prit l’avis de Virgile : ce sont essentiellement sur ces deux cercles que se penche Balzac pour examiner comment ceux-ci déclinaient l’eutrapélie. Il célèbre alors leur « urbanité4 », urbanité dont un des versants est la raillerie, cette « adresse à toucher l’esprit par je ne sais quoi de piquant, mais dont la piqûre est agréable à celui qui la reçoit, parce qu’elle chatouille et n’entame pas5 ». Une allusion est faite à un célèbre bon mot d’Auguste6 et, pour montrer combien cette raillerie est propre aux Romains, Balzac rapporte même un bon mot de Caton l’ancien, personnage pourtant qualifié de « fâcheux et insupportable7 », bon mot qu’il ne trouve « pas mal plaisant8 ».
6Au même moment, au début de la décennie 1640, la raillerie se voit célébrée par d’autres mondains. En 1641, c’est Du Breton qui s’interroge sur l’urbanité et la raillerie, dans la préface du Prince d’Isocrate, tandis qu’en 1648, Plassac-Méré, le frère du chevalier, fait de la fine raillerie le foyer des grâces de la parole :
7Quoiqu’elle ne soit pas si noble, elle est toutefois plus rare et plus puissante, parce qu’elle est animée de l’action et de la parole. Ni l’art, ni les préceptes, ni la conversation des personnes qui en sont douées, ne contribuent pas beaucoup à sa perfection. On la tient presque toute de la nature et de l’heureuse naissance. Elle consiste non seulement à dire de bons mots, mais aussi en la grâce, en l’élégance ou plutôt en je ne sais quelle secrète énergie qu’on sent bien et qu’on ne peut exprimer, qui plaît et réjouit l’imagination, sans faire rire, et qui convient aux discours les plus graves et les plus sérieux9.
8Mais la raillerie, théorisée et célébrée dès la fin des années 1630, que Plessac-Méré propose généreusement d’étendre aux discours les plus sérieux, n’en reste pas moins a priori incompatible avec le discours du héros tragique car la raillerie se fonde malgré tout sur l’humeur enjouée (« l’excellente raillerie […] sait donner de la joie sans choquer personne », écrit le chevalier de Méré10) et ne relève ni du registre sérieux ni du style élevé. La difficulté ne semble pas gêner pourtant les dramaturges et cette raillerie est pratiquée par la quasi-totalité des personnages tragiques, qu’ils soient humains ou divins, masculins ou féminins, jeunes ou vieux.
9Les divinités des tragédies à machines affectionnent la raillerie. Ainsi Les Amours de Jupiter et de Sémélé (1665) de Boyer mettent en scène Momus présenté
10comme « un railleur », mélancolique toutefois plutôt qu’enjoué. Présent dans le rôle de confident de Jupiter qui lui demande de remplir la fonction qui échoit traditionnellement à Mercure11, Momus pointe la vanité de Sémélé qui veut que le monde entier connaisse ses amours avec le dieu des dieux12 et démystifie en raillant les ultimes propos de Jupiter : Jupiter apparaît-il dans toute sa splendeur par respect de la promesse faite à Sémélé ou pour pouvoir courir le guilledou ailleurs, une fois que celle-ci aura perdu la vie ? Momus ironise ainsi sur les scrupules excessifs de Jupiter qui coûteront la vie à Sémélé :
En effet un grand Dieu ne doit pas se dédire :
Il fait de sa parole une éternelle loi ;
Périsse tout plutôt que manquer à sa foi13.
11Dans Les Amours du Soleil (1671) de Donneau de Visé, Apollon et l’Amour raillent aussi à l’envi. La scène 1 du prologue voit le majestueux Apollon et l’Amour « nonchalamment couché sur un nuage » s’affronter par des piques verbales pour déterminer laquelle des deux divinités est la plus puissante. Comme l’Amour reproche à Apollon d’avoir révélé les amours adultérines de sa mère et de Mars, Apollon ironise (« Je devais donc obscurcir ma lumière/ Pour cacher les Amours de Vénus et de Mars. »), avant de tourner en dérision, par un commentaire proprement métadiscursif, la manière de s’exprimer de l’Amour : « L’Amour sait bien causer ».
12Quant à l’Amour, il pique le dieu du jour sur ses quartiers de noblesse. Apollon, fils de Jupiter et de la mortelle Léto, n’est qu’un demi-dieu, quand Cupidon, fils de Vénus et de Vulcain, est d’essence purement divine. Aussi l’Amour feint-il perfidement d’admirer la naissance d’Apollon, qui est de fait commune :
Et c’est donc là l’honneur dont Apollon se pique [être fils de Jupiter] ?
Il a un sujet de se vanter :
Un Fils d’une Mortelle, et du grand Jupiter
A sans doute un grand avantage,
Et qui lui doit servir en mille lieux.
13Parmi les mortels, les héros tragiques sont aussi très fréquemment d’humeur railleuse. Dans Sésostris (1660) de Françoise Pascal, Héracléon, favori du roi d’Égypte Amasis, prend plaisir à piquer sa sœur Lyserine sur ses amours pour le prince Sésostris, amours qui ne sont pas payées de retour :
HÉRACLÉON
Le prince Sésostris vient de sortir d’ici,
Ma sœur.
LYSERINE
Pour quel sujet me parlez-vous ainsi ?
Je ne le cherche point.
HÉRACLÉON
Mais je me l’imagine,
Puisque c’est un époux que le Ciel vous destine.
Il vous est bien permis de le tenir de près,
Et vous ne devez pas en faire des secrets.
LYSERINE
Vous voulez que je prenne ici vos railleries
Et ces propos fâcheux pour des galanteries14 ?
14Les héros de Corneille, jeunes ou vieux, sont également très enclins à railler. Dans Pulchérie (1671), le vieux Martian a l’esprit bien prompt à la raillerie en dépit de son âge avancé. C’est tout d’abord sa fille Justine qui en est l’objet. Comme celle-ci soupire et prétend que « l’image de l’Empire » entre les mains du trop jeune Léon l’inquiète, Martian répond malicieusement :
Pour l’intérêt public rarement on soupire,
Si quelque ennui secret n’y mêle son martyre :
L’un se cache sous l’autre, et fait un faux éclat,
Et jamais à ton âge on ne plaignit l’État15.
15Si de nombreuses tragédies pratiquent la raillerie, celle-ci se voit théorisée dans Arie et Petus (1659) de Gilbert, où le personnage de Pétrone fonde la raillerie, à la suite de la Rhétorique d’Aristote, sur la nécessité de contrer les esprits sérieux. Puisque Sénèque est « incommode » par sa rigueur stoïcienne, « Il faut d’un air galant tourner en raillerie/Ses plus graves propos16 », déclare-t-il.
Le mot d'esprit
16Entre la raillerie et le bon mot, la différence est en premier lieu selon Cicéron une question d’ampleur : tandis que la raillerie (cavillatio) est répandue sur l’ensemble du discours, les bons mots (dicacitas) se présentent sous la forme de traits, sont vifs et courts et ont un caractère piquant qui font d’eux de véritables saillies17. Un bon mot doit relever de l’art de la repartie et ne pas sembler avoir été préparé à l’avance18, ou pire encore paraître « tiré par les cheveux » (« malheur à celui dont les plaisanteries paraissent tirées de loin19 »). Le principe du bon mot consiste en effet à ce que l’auditeur voie son attente déçue : c’est de cette erreur, de ce que la réponse de l’interlocuteur ne correspond pas à son attente, que naît le rire20. Le bon mot peut dès lors être grave, et Cicéron de donner l’exemple du mot d’esprit fait par une mère à son fils qui était resté boiteux d’une blessure de guerre et qui pour cela avait honte de paraître en public : « Pourquoi ne pas t’y montrer, mon Spurius ? Chaque pas que tu feras rappellera ta valeur21 ». Le mot d’esprit grave, également appelé mot historique, peut alors trouver sa place dans le théâtre tragique, surtout si on respecte les conseils insistants de Quintilien sur la nécessaire honnêteté du bon mot.
17Quintilien se penchant sur la question des mots d’esprit dans le livre VI de
18l’Institution oratoire, reprend bon nombre des remarques du De Oratore mais insiste davantage sur ce que les bons mots (dicta) doivent toujours être soumis à l’honnêteté (« c’est payer le rire trop cher que de le payer aux dépens de la probité22 »). Il bannit ainsi certaines catégories de plaisanteries que s’autorisait Cicéron, comme les plaisanteries à l’encontre de nations entières, et condamne fermement les bons mots brutaux, en particulier à l’égard d’un inférieur23. Quintilien met en avant le bon mot lénitif (lenis) qui atteste simplement de la bonne humeur ou encore celui qui consiste à faire des reproches moins vifs qu’on pourrait les faire24.
19Au xviie siècle, le bon mot est l’objet de nombreuses définitions, dont beaucoup tirent leurs traits principaux de l’Antiquité. Méré entend par bons mots « certaines pensées, qui viennent d’un esprit vif, et qu’on exprime en trois ou quatre paroles25 ». Concision et vivacité sont au centre du bon mot, comme le notaient déjà Cicéron et Quintilien et comme l’écrit également Callières, qui met sous l’expression bon mot « certaines pensées fines et certaines reparties vives qui naissent sur le champ dans la conversation des gens d’esprit26 ». Mais le bon mot se restreint aussi dans son extension : il tend à porter sur la beauté de la pensée et non sur celle de l’expression, ce qui le différencie du jeu de mots. Alors que Cicéron et Quintilien distinguaient simplement deux sortes de bons mots, ceux qui roulent sur la pensée et ceux fondés sur l’expression, Bouhours, glosé et développé par Callières27, restreint le bon mot au trait d’esprit qui porte sur la seule pensée et refuse cette appellation au trait d’esprit reposant sur l’expression. C’est parce que le bon mot porte « sur la pensée » et non sur l’expression qu’il peut être traduit dans une autre langue sans rien perdre de sa justesse ni de son agrément. Il se distingue par là du jeu de mots qui tient simplement à des « ressemblances de sons » destinées à l’oreille plus qu’à l’esprit, comme de l’équivoque, dont « la prétendue subtilité » consiste à jouer sur la double signification que le hasard confère à certains termes28.
20Au sein de la tragédie, le mot d’esprit (surtout dans son acception précise de « bon mot reposant la pensée ») grave, également appelé « mot historique », est un trait d’urbanité qui se retrouve dès 1634. Au sein de sa diversité29, le bon mot sérieux le plus connu et le plus utilisé dans le théâtre tragique est incontestablement celui attribué à Louis XII et que Graciàn cite dans son Art de la pointe, en tête du chapitre sur les « mots héroïques » :
Certains sont universels, d’autres en tout point singuliers et taillés selon l’occasion, comme celui de Louis XII, lorsqu’il rassura ceux qui, l’ayant offensé lorsqu’il était duc, le craignaient devenu roi, en leur disant : « Le roi de France ne venge pas les offenses faites au duc d’Orléans. »
21Ce bon mot canonique, que Boileau après d’autres commente dans la préface de ses œuvres en 1701, trouve de nombreuses applications dans le théâtre tragique. Dans Zénobie de l’abbé d’Aubignac (tragédie créée en 1640, imprimée en 1647), l’héroïne éponyme dit à l’empereur Aurélien, naguère gouverneur de province : « L’Empereur des Romains a vengé l’injure qu’un Gouverneur de Province croyait avoir reçue30 ». C’est également dans ce sens que Rodelinde, dans Pertharite (1651) de Corneille, répond à Edwige qui rappelle le manque de foi de Grimoald :
Autre est celle d’un comte, autre celle d’un roi,
Et comme un nouveau rang forme une âme nouvelle,
D’un comte déloyal il fait un roi fidèle31.
22De même dans Pulchérie (1671), l’héroïne éponyme peut dire, à propos de la promesse faite à Léon de l’épouser : « Je suis impératrice, et j’étais Pulchérie ».
23Ce mot d’esprit a également sa variante négative : le changement de fortune et de condition ne modifie pas la personne. Domitie, dans Tite et Bérénice (1670), réfute ainsi catégoriquement la séparation entre la personne et le rang :
Bérénice aime Tite, et non pas l’Empereur
Mais on a beau, Seigneur, raffiner sur ce point,
La personne et le rang ne se séparent point32.
Le compliment
24Un autre élément du monde des civilités qui gagne l’univers tragique est le compliment. Au sens strict du mot, le compliment est un devoir de civilité, et Richelet propose comme définition du terme une « honnêteté de paroles qu’on dit à une personne qu’on honore […] ». Le compliment désigne donc l’ensemble des paroles de politesse que l’on présente dans les différentes occasions, et n’a pas nécessairement le sens restreint que nous lui connaissons aujourd’hui de « louanges », « propos de félicitations ». Pareilles paroles sont légion dans la bouche de héros tragiques qui se veulent empreints d’urbanité. En 1634, dans l’Hippolyte de La Pinelière, le courtisan Licrate accueille ainsi Thésée de retour par un compliment dans les formes sur les prouesses du roi, et la joie de la cour à le revoir :
Comme l’heureux retour du Dieu de la lumière
Fait renaître les fleurs dans la saison première,
Monarque valeureux, ainsi votre retour
Fera renaître enfin les plaisirs de la Cour33.
25La tragédie de Mairet, Sophonisbe, créée la même année, abonde en compliments. Le lieutenant de Massinisse, Philippe, assure ainsi son chef de l’indéfectible dévouement des soldats34. Puis Massinisse présente ses condoléances à Sophonisbe vaincue, en s’excusant de faire son malheur et en promettant de faire tout son possible pour soulager ses peines35. Enfin Scipion accueille Massinisse à l’acte IV par un compliment sur ses heureuses fortunes, privée et publique :
Eh bien, cher Massinisse, est-il sous le soleil
Un roi dont le bonheur soit au vôtre pareil ?
Quoi ? bons Dieux ! dans le cours d’une même journée
Recouvrer un royaume et faire une hyménée ?
Pour moi, je ne crois pas que sans enchantement
On puisse aller plus loin, et plus légèrement36.
26L’usage du compliment, débuté dès la rénovation de la tragédie, se poursuit ensuite tout au long du siècle. Ainsi dans Sertorius, en 1661, ni Sertorius ni Pompée (pour le plus grand agacement de d’Aubignac, qui trouve la scène ennuyeuse37) ne se montrent avares en civilités. Lors de leur rencontre à l’acte III, chacun commence par louer son interlocuteur. Sertorius honore Pompée venu lui rendre visite d’un compliment célébrant la valeur militaire de ce dernier et Pompée répond à ce compliment par un autre, non moins civil, par lequel d’une part il loue en Sertorius le héros de la guerre (ce qu’il peut faire sans hypocrisie puisque Sertorius contrôle presque toute l’Espagne), d’autre part il met l’accent sur sa propre inexpérience due à sa grande jeunesse38. L’honnêteté parfaite de Pompée apparaît également à la fin de la pièce. Ainsi lorsque Celsus vient annoncer que Perpenna a été livré au peuple irrité qui n’a pas fait de quartier, Pompée lui coupe la parole pour éviter qu’il ne s’étende en présence des dames (Aristie, Viriate et Thamire, dame d’honneur de celle-ci) sur la description de la mise à mort de Perpenna39.
27Les compliments revêtent même une telle importance que les héroïnes comparent entre elles le compliment qui leur a été fait à celui dont a été honorée leur rivale. Dans Tite et Bérénice (1670), Philon fait ainsi remarquer à Bérénice qui se plaint de Tite, que Domitie a été plus maltraitée qu’elle :
Après votre départ il l’a soudain quittée
Madame, et s’est défait de cet esprit jaloux
Avec un compliment encor plus court qu’à vous40.
28Autant que dans Sertorius ou Tite et Bérénice, les personnages masculins de l’Iphigénie (1675) de Coras se montrent extrêmement civils et ne reculent devant aucun compliment. Ménélas, voyant Ulysse de retour, le reçoit avec chaleur41. Peu après, Achille rencontrant à son tour Ulysse déploie les mêmes paroles civiles et Ulysse ne manque pas de lui rendre le compliment42. Même le farouche Achille, qui répugnait chez Euripide à rester trop longtemps seul avec Clytemnestre, ne se présente pas à elle dans Coras sans avoir fait le compliment d’usage :
Si le calme obstiné qui règne en ce rivage
De tous les Grecs, Madame, étonna le courage,
Je les vois rassurés à l’aspect de vos yeux,
Votre abord nous répond de la faveur des Cieux.
Déjà dans tout le Camp le pouvoir de vos charmes
Fait revivre la gloire et l’éclat de nos Armes43.
29Loin d’être embarrassé comme l’était son modèle antique, l’Achille de Coras déploie longuement son compliment devant Clytemnestre qui doit couper court elle-même à ces civilités44. La douceur de l’urbanitas, par le biais du compliment, débute donc très tôt et concerne les personnages les plus divers, subalternes, généraux d’armée (Massinisse, Scipion, Sertorius, Pompée) et même guerriers farouches (Achille).
Le « je ne sais quoi/quel »
30Une autre forme de cette douceur du langage apparaît dans le goût pour l’expression « je ne sais quoi/quel ». Cette expression, qui fait les délices de la société mondaine dès 164045, est récupérée semble-t-il dès cette date par des héros tragiques qui veulent parler élégamment. Héros, tyrans et douces héroïnes cherchent également à s’approprier la subtile expression. Ainsi, parmi ses utilisateurs coutumiers, on trouve aussi bien de délicates héroïnes (Stratonice dans Antiochus (1666) de Th. Corneille ; Nitetis (1663) dans la pièce du même nom de Mlle Desjardins), que de rustres empereurs (Aurélian dans Zénobie (1659) de Magnon) ou des personnages de méchants ou de tyrans (Odatirse dans La Mort de Cyrus (1658) de Quinault, Cambyse dans Nitetis (1663) de Mlle Desjardins).
31La douce Stratonice dans la pièce de Th. Corneille souligne « l’air galant » d’Antiochus et multiplie les « je ne sais quoi/ quel » pour tenter de cerner ce qui, dans ce prince, la trouble46. De même, Nitetis, héroïne parfaitement conforme à la modestie et à la fidélité de son sexe, dit : « Je ne sais quel instinct à mon repos contraire/M’inspirait en secret ce dessein téméraire47 ». Le « je ne sais quel instinct » qui la fait contrevenir aux ordres de son époux pour sauver un ancien amant tend là encore à suggérer un mécanisme méconnu de l’amour, qui fait fi de la tranquillité de la personne. Mais le « je ne sais quoi/ quel », avec sa subtilité mondaine et ses connotations amoureuses, séduit aussi paradoxalement des personnages auxquels l’élégance fait cruellement défaut. Ainsi, l’empereur Aurélian (dans Zénobie de Magnon), dont la rustrerie a été répétée tout au long de la pièce, peut dire :
Je ne sais quelle ardeur qui vient de ma colère,
Me fait aimer la fille ayant aimé la mère48.
32Il n’est pas même jusqu’aux méchants et aux tyrans qui ne trouvent que le « je ne sais quoi/ quel » a d’heureuses grâces dans leur bouche. Odatirse (dans La Mort de Cyrus de Quinault) ne voit ainsi rien d’inconvenant à recourir à l’expression, lorsqu’il se trouve en proie à un saisissement inexpliqué49. Et le tyran sanguinaire qu’est Cambyse ne semble pas non plus penser que l’expression dénote particulièrement dans sa bouche, puisque, saisi un instant de troubles et d’hésitations à l’idée de faire arrêter son propre frère, il s’exprime en ces termes :
Mais quel trouble secret s’empare de mon âme ?
Je ne sais quel effroi se saisit de mon cœur50.
33Le « je ne sais quoi/ quel », quelque peu alambiqué et choyé particulièrement des mondains, a donc très tôt dans le siècle envahi la langue des personnages de tragédie au point de fleurir aussi bien sur les lèvres d’héroïnes51 que sur celles de héros guerriers52 ou celles de tyrans53.
Les lettres d’amour
34Au discours galant appartiennent aussi pleinement lettres et questions d’amour, qui mêlent inextricablement douceur et ingéniosité. Les lettres d’amour, toujours plus ingénieuses et subtiles, s’étalent complaisamment dans le poème tragique, sporadiquement dès sa renaissance et massivement à partir de 1660, de même que l’ingéniosité fleurit dans les billets mondains de la vie réelle54.
35Les personnages tragiques sont amoureux et n’entendent nullement se priver du plaisir d’envoyer un billet doux ingénieux à leur amante, ou de consigner l’état de leur cœur sur des « tablettes » qui font office de journal intime. Dans le théâtre tragique de Quinault, les tablettes galantes occupent une place prépondérante et constituent quasi de parfaits madrigaux, si l’on définit le madrigal comme une composition hétérométrique, généralement non strophique, atteignant au maximum une vingtaine de vers55, et traitant de l’amour. Richelet, signalant à l’entrée « madrigal » le caractère « le plus souvent [inégal] des vers », insiste surtout sur le sujet de cette petite poésie : « Elle a pour matière l’amour. Son caractère est d’être tendre, polie et délicate ».
36L’exemple le plus éloquent figure sans doute dans la scène inaugurale de La Mort de Cyrus (1658), où un personnage lit à haute voix les tablettes de la reine Thomiris que celle-ci a égarées. La reine Thomiris y explique d’abord qu’elle craint de faillir au serment fait à son époux défunt de ne jamais aimer une autre personne. Puis elle constate le faible écart entre « craindre l’amour et le sentir » : la conscience ayant toujours un temps de retard sur le cœur, lorsqu’elle mesure le danger de l’amour, il est déjà trop tard. Enfin, Thomiris reconnaît que le temps n’est plus à la « crainte » : elle est bel et bien amoureuse, qu’elle le veuille ou non. Dans une forme hétérométrique (alexandrins, décasyllabes, octosyllabes, vers de six syllabes) de vingt-deux vers caractérisée par une succession des combinaison de rimes56, c’est bien une pensée traitant, de manière « tendre, polie et délicate », de l’amour qu’exprime Thomiris ; en un mot, c’est un madrigal que compose la reine.
37Dans Amalasonte (1658), Théodat écrit à la reine Amalasonte, son amante, pour se justifier d’une accusation de conspiration. Or comment Théodat s’y prend-il pour clamer son innocence ? En proclamant à la reine son sincère et indéfectible amour… pour sa personne privée :
Merveille où brillent tant d’appas,
Encor que la plus forte envie
Du Prince à qui je dois la vie
Soit de m’exposer au trépas,
Ce ne m’est qu’un léger supplice
Que la Nature me trahisse,
Si l’Amour ne me trahit pas.
Bien que mon malheur soit pressant,
Votre pitié que je réclame,
Pour rendre la joie à mon âme,
Est un secours assez puissant.
Il m’est fort peu considérable
Que chacun m’estime coupable,
Si vous m’estimez innocent57.
38Le grief dont est accusé Théodat n’est pas formulé explicitement : il sollicite simplement « la pitié » de la reine contre un prince qui veut l’« exposer au trépas » mais ne donne ni la nature de l’accusation ni le nom de l’accusateur. De plus, cette requête juridique est présentée comme secondaire, par la syntaxe même de la phrase (l’accusation figure dans une proposition subordonnée de concession, l’état de détresse de Théodat est relégué dans une subordonnée d’opposition) : c’est dire que l’essentiel est la déclaration d’amour de Théodat à son amante, déclaration formulée dans un jeu ingénieux de répétitions et d’antithèses, tout en octosyllabes dans un subtil tissage de rimes, qui fait ressembler le message à une épître galante, non à une lettre amoureuse. Car si une épître est une lettre en vers, l’adjectif galant s’oppose de plus, dans ce contexte précis, à celui d’amoureux, et une lettre galante n’est pas exactement une lettre amoureuse. Les « lettres galantes » sont en effet nécessairement ingénieuses et se situent du côté de l’esprit, tandis que les « lettres amoureuses » se situent du côté du cœur, selon le classement opéré par les Œuvres de Voiture en 1659, qui a entériné l’opposition entre ces deux sortes de lettres.
39Dans Bellérophon (1670) également, le héros éponyme écrit un billet doux à son amante, qu’un autre personnage lit à haute voix à la scène 4 de l’acte I :
Je sais qu’en ma faveur rien ne vous sollicite
Que pour vous mériter, il faut être un grand Roi.
Mais si l’excès d’amour tenait lieu de mérite,
Vous ne seriez jamais qu’à moi.
40Billet bref où la pensée amoureuse de Bellérophon s’exprime fort simplement et se termine en apothéose par une pointe (soulignée par l’octosyllabe), ce mot doux revêt les caractéristiques de l’épigramme, telle que l’a par exemple définie Colletet. Selon lui, « l’Épigramme, pour estre excellente, doit estre courte, gracieuse, subtile et pointue58 ». Voilà donc le héros Bellérophon, chevalier errant (il est un prince d’Ephyre chassé de son pays) sur le point d’accomplir des exploits insignes, qui se permet, par amour, de pratiquer l’épigramme dans l’univers de la tragédie censé rouler sur le destin des États59.
41Quinault est bien celui qui lance la mode de la lettre galante dans le théâtre tragique, avant d’être très largement imité. Parmi de très nombreux exemples60, citons, pour la pléthore même de ces lettres, la tragédie de Boursault intitulée Germanicus (1673). Au premier acte, Germanicus fait envoyer un mot tendre à Agrippine pour lui annoncer son arrivée, billet doux qu’Agrippine lit à haute voix61. À l’acte III, Livie, ancienne amante de Drusus, vient le trouver pour lui rendre ses lettres d’amour. Drusus feuillette avec nostalgie le paquet, et relit à haute voix un premier billet tendre62, où il déclarait à Livie qu’il préférait renoncer à l’Empire qu’à son cœur. Puis Drusus prend une deuxième lettre et la relit également à haute voix63 : de nouveau Drusus promettait de ne pas suivre les ordres de l’empereur et de continuer, malgré son interdiction, à aimer Livie. Les épîtres acquièrent dans cette pièce une importance d’autant plus grande qu’elles sont purement gratuites, n’étant plus en phase avec le temps de l’action dramatique. Ces épîtres, en figurant une idylle antérieure au commencement de la pièce, n’avaient aucune raison d’être (re)lues à haute voix par un personnage, et il suffisait de montrer Drusus inconstant dans ses actes, ayant « répudié » Livie et faisant la cour à Agrippine. La volonté du dramaturge semble donc bien de montrer le plus possible le personnage de tragédie qu’est Drusus en train de parler d’amour : non seulement en lui faisant déclarer maintes fois et à diverses héroïnes sa flamme sur la scène64, mais aussi en montrant des billets doux ingénieux qu’il a naguère composés.
Les questions d’amour
42La tendresse et l’ingéniosité propres à la rhétorique des agréments qu’est le discours galant se donne également à voir dans les questions d’amour65. Particulièrement abondantes dans la littérature romanesque et dans L’Astrée en particulier, également appelées « cas de conscience », elles descendent directement, selon Maxime Gaume66, des questions d’amour du Moyen Age, illustrées par les œuvres Flos amoris et De arte honeste amandi d’André Le Chapelain traduites dès le xiiie siècle en français. Deux cas de conscience de L’Astrée sont demeurés très célèbres et illustrent bien le principe réflexif du genre. Le premier cas concerne la définition du mensonge67 : y a-t-il mensonge dès lors que l’on fait une assertion contraire à la vérité ? Les discourants concluent qu’il faut dire faux sciemment pour mentir : ne ment que celui qui déforme volontairement la vérité. Le second cas de conscience très fameux touche la nécessité de la jalousie en amour : l’amour va-t-il inéluctablement de pair avec la jalousie ? Pour Silvandre, qui raisonne philosophiquement, l’amour est incompatible avec la jalousie car l’amour est plénitude et la jalousie privation. Aussi affirme-t-il que « s’il est impossible que deux contraires soient en même temps en même lieu, il l’est encore plus que l’amour et la jalousie soient en un même cœur68 ». Astrée en revanche considère la jalousie comme le complément de l’amour : selon elle, c’est par jalousie et donc par amour qu’elle a chassé Céladon.
43De semblables cas de conscience ne hantent pas seulement L’Astrée et la production romanesque du xviie siècle, mais également le théâtre tragique. De magnifiques cas sont développés dans Tite (1659) de Magnon. L’amour tout d’abord s’atténue-t-il avec l’éloignement géographique et quelle est la véracité du proverbe « loin des yeux, loin du cœur » ? Pour Bérénice, seule la distance entre son royaume et Rome peut expliquer l’inconstance de Tite qui s’est mis à aimer Mucie avec l’appui de sa mère et du Sénat, favorable à ces amours :
Un amour par l’absence est bientôt affaibli
Et l’abandon […] dégénère en oubli
L’oubli passe d’abord jusqu’à l’indifférence,
L’indifférence porte à la méconnaissance,
Cette méconnaissance à l’infidélité,
Et l’un et l’autre font l’insensibilité69.
44L’éloignement des amants est une Carte du Tendre parcourue à rebours : de l’amour tendre on revient à la case « oubli », en passant par celle de l’« indifférence » puis par celle de la « méconnaissance », qui n’est autre que l’extrême ingratitude par laquelle on va jusqu’à désavouer l’amour que l’on a éprouvé, pour enfin parvenir à la case de l’infidélité. Du premier amour, rien ne demeure alors et l’amant peut entreprendre de parcourir la Carte du Tendre, dans le sens normal cette fois, avec sa deuxième conquête.
45L’acte IV de la même pièce pose une autre question d’amour fondamentale : en amour le Phénix renaît-il de ses cendres ? Peut-on aimer de nouveau qui l’on a déjà aimé ? Oui, répond Tite qui sent renaître son amour pour Bérénice70. Non, répond avec certitude Mucie à sa confidente, et il serait vain pour elle d’essayer de reconquérir Tite :
Ce cœur n’a plus pour moi que faiblesse et langueur,
En vain par mes regards mon amour y pénètre,
Et si j’y mis l’ardeur, je ne puis l’y remettre,
Tant il est plus facile en l’art de faire aimer
D’animer les désirs que de les ranimer71.
46Le dernier acte de Tite enfin contient aussi son « cas » : si un amant ne reconnaît pas son amante travestie en homme, quel organe doit-il accuser ? Est-ce sa vue qui a été défectueuse et qui aurait dû percer à jour le déguisement ? Ou est-ce son cœur qui est censé battre plus vite près de celle qu’il aime, quelque apparence que celle-ci puisse revêtir ? Tite, qui n’a pas reconnu Bérénice présente depuis trois mois à sa cour sous un déguisement d’homme, ne sait quelle partie de son corps incriminer, des yeux ou du cœur, avant de conclure que c’est bien son âme qui est fautive, qui aurait dû conserver, aussi solidement que s’il eût été gravé dans l’airain, le portrait de Bérénice sous la forme d’une « idée72 ».
47L’Astrate (1664) de Quinault déplie un « cas » également traditionnel en s’interrogeant, à la scène 3 de l’acte III, sur les rapports entre l’amour et la possession physique. Agénor est sur le point d’épouser Élise qui aime Astrate. Comme Astrate considère qu’il a « la meilleure part » de l’amour, celle qui vient de l’esprit, Agénor répond avec beaucoup d’ironie qu’il ne voit pas d’inconvénient à ce que son rival jouisse de ces « belles idées », quand lui-même s’assurera « d’être heureux sur la foi de [ses] sens ». On retrouve là l’écho des controverses de Silvandre et Hylas dans L’Astrée : posséder le corps de Phillis, est-ce posséder Phillis ? Pour Silvandre, le corps n’est qu’un instrument mais Hylas se contenterait volontiers de cet instrument. Agénor de même semble reformuler à l’intention d’Astrate les vers devenus célèbres de la tragi-comédie de Rayssiguier : « Je vois qu’il est aisé de faire nos accords/ Tu jouiras de l’âme, et moi j’aurai le corps73 ».
48Si le langage galant, avec sa raillerie, ses mots d’esprit, ses compliments, ses expressions à la mode, ses lettres d’amour et ses cas de conscience, semble peu adapté aux personnages de tragédie, comment expliquer son omniprésence dans le théâtre tragique ? La principale explication à la présence puis à l’hégémonie du langage galant tient selon nous à la faillite d’un langage héroïque dans ce même théâtre tragique. La tragédie est souvent définie, à la suite de la Poétique d’Aristote, comme le pendant dramatique de l’épopée. Le langage épique aurait donc pu convenir au héros tragique, qui aurait pu légitimement s’en saisir. Et de fait, les vingt premières années qui suivent le renouveau de la tragédie hésitent bien entre deux langages pour le héros tragique, le langage héroïque (ou épique) d’une part, le langage mondain de la vie réelle d’autre part. Si triomphe finalement, comme l’a montré J.-Y. Vialleton (en particulier avec l’analyse de seigneur74), « une civilité de fiction », il n’en reste pas moins vrai que les marques du langage épique ont largement été éliminées. Le tutoiement héroïque, réservé à la poésie élevée et en particulier au genre de l’éloge, est ressenti comme de plus en plus problématique, à tel point que Desmarets de Saint-Sorlin éprouve le besoin de se justifier quand il l’utilise dans son épopée Clovis :
Que l’on ne trouve point étrange aussi, que dans ces ouvrages [les poèmes héroïques] l’on parle aux Princes et aux Princesses par le mot de toi. C’est ainsi que l’on parle à Dieu-même ; et c’est ainsi que l’on parle aux Alexandres, aux Césars, aux Reines et aux Impératrices. Le mot de vous, en parlant à une seule personne, n’a été introduit que par la basse flatterie des derniers siècles, qui s’est avisée de parler au pluriel à une seule personne, en voulant lui faire croire que toute seule elle en valait plusieurs ; et cela s’est étendu jusques aux personnes de la moindre condition75.
49Le vouvoiement civil gagne peu à peu du terrain jusqu’à recouvrir des occurrences qui étaient alors celles du tutoiement héroïque76. Selon J.-Y. Vialleton, on peut ainsi considérer que le tutoiement héroïque, abandonné progressivement par la tragédie nouvelle, disparaît dans les années 1640. Les dernières pièces à le pratiquer semblent être L’illustre Comédien ou le martyre de saint Genest, joué probablement en 1644, La Mort de Sénèque de Tristan L’Hermite également jouée en 1644 et La Mort d’Agrippine de Cyrano de Bergerac, pièce de 1654 mais peut-être écrite vers 1647. En définitive, le style classique abandonne même totalement le tutoiement héroïque, qui, à moins d’être confiné dans des vers enchâssés où il marque une rupture avec le reste du texte, devient le strict privilège des prophètes.
50La quasi-disparition du tutoiement héroïque n’est pas la seule manifestation de la faillite du langage épique dans l’univers de la tragédie. Les appellatifs héroïques, épidictiques (« ô divine Cassandre », « chevalier sans reproche »…) sont détrônés par des noms de respect lexicalisés appartenant au monde des civilités réelles (ou supposées telles) : Madame, Monsieur, Monseigneur, Sire, Seigneur, seigneur évinçant lui-même monseigneur et monsieur au cours des années 16401650. Cette mise à l’écart a pu être expliquée par le peu de goût de la période classique pour la métaphore éclatante, complexe et hyperbolique. Elle peut aussi se comprendre, si l’on s’appuie sur les réflexions de Bouhours, comme une solution trouvée pour rendre l’hyperbole acceptable : la lexicalisation préserverait le majestueux en ôtant l’emphase ridicule, l’« excès » et la « déraison ».
Bon et mauvais usage du discours galant
51Si le langage galant concerne, certes à plus ou moins grande échelle, tous les héros tragiques, n’y a-t-il pas néanmoins un bon et un mauvais usage de ce langage ? Dans quels cas le langage galant semble-t-il particulièrement adapté au héros tragique, dans quel cas l’usage du langage galant est-il jugé plus défectueux ? Une ébauche de définition, privative, semble possible, en ce que les contemporains se montrent plus critiques envers les héros dont la galanterie moderne s’accorde mal avec la tradition mythologique : sur l’Achille de Racine se sont déclenchées des foudres plus violentes que sur son Titus. Quand Titus n’a suscité que les attaques de Villars dans sa Critique de Bérénice, Achille a été l’objet d’une levée de boucliers quasi généralisée. À Racine, il est reproché d’avoir avec Achille trop adouci un héros connu pour être iracundus, inexorabilis, acer. Comme Racine ne rend pas son héros moins prompt à combattre ou à défendre son honneur, c’est bien son langage et nullement son comportement qui est en cause. L’auteur anonyme des Remarques sur les Iphignénies condamne tout d’abord sans appel l’Achille amoureux de la pièce de Racine :
Je vais traiter, Monsieur, une matière fort délicate, et qui mettra bien du monde contre moi. J’entreprends de condamner l’amour d’Achille et d’Iphigénie. Voilà une étrange proposition dans un Siècle, où les Poètes se sont mis en possession de faire régner cette passion sur le Théâtre, qui ne peut plus souffrir des Héros s’ils ne sont pleins de tendresse. L’exemple d’Euripide qui n’a point fait Achille amoureux et qui n’a point aussi engagé le cœur d’Iphigénie, ne sera pas considéré dans un temps auquel cette passion est plus à la mode que jamais. M. Racine sera loué sans doute de s’être écarté de la voie de cet ancien Auteur. Tout le monde condamnera Euripide pour avoir fait une pièce sans amour. Mon dessein est d’examiner si cet amour d’Achille et d’Iphigénie aide à l’action, ou s’il en détruit la vraisemblance. Si Achille garde mieux le caractère de Héros étant amoureux que ne l’étant pas ; et si Iphigénie peut vraisemblablement se disposer à la mort, tandis qu’elle a dans le cœur une forte passion pour Achille. Dans Euripide Achille veut empêcher le sacrifice d’Iphigénie par un pur effet de générosité. Il accorde son secours aux larmes de Clytemnestre et de cette jeune Princesse. La pitié qu’il a de leur infortune et le ressentiment de l’injure que lui a faite Agamemnon en se servant de son nom, le font agir. Il est abandonné de ses propres soldats ; toutefois il revient seul pour défendre cette Princesse. Cela me paraît plus d’un Héros que l’Achille de M. Racine, qui veut sauver Iphigénie parce qu’il l’aime et qu’il en est aimé.
Il n’y a point d’homme de quelque abjecte naissance qu’il puisse être, qui n’en voulût faire autant pour sa Maîtresse. Il n’y a rien de si commun77.
52Achille, s’il n’était pas amoureux, apparaîtrait plus héroïque et ainsi plus conforme à l’image que la tradition rapporte de lui. Se dresser, seul contre tous, pour défendre l’innocence menacée et la gloire de son nom relève de la magnanimité pure et désintéressée, alors que la protection d’une maîtresse est un sentiment commun à tous les hommes et à ce titre vulgaire.
53Le même reproche fait à Achille se retrouve, de manière beaucoup plus nuancée, dans les Entretiens sur les tragédies de ce temps de Villiers. Timante, partisan des Anciens, convient qu’Achille amoureux et parlant le langage de l’amour est plus conforme aux coutumes du siècle, mais ne trouve pas pour autant le héros plus grand du fait de sa délicatesse, loin s’en faut :
CLÉARQUE :
Mais de bonne foi, vous qui ne voulez point d’Amour, pourriez-vous souffrir un Personnage aussi peu galant que l’est Achille dans l’Iphigénie d’Euripide, lequel n’ose entretenir Clytemnestre parce que, dit-il, il n’est pas bienséant qu’un jeune homme soit si longtemps seul avec une femme ; cela ne vous fait-il pas pitié ? Et ne vaut-il pas mieux introduire Achille galant et passionné, tel qu’il l’est dans la nouvelle Iphigénie dont nous parlions au commencement de cet Entretien ? […]
TIMANTE :
Il faut donc vous répondre autrement. Un galant, tel qu’Euripide représente Achille en cette occasion, ne serait guère capable de plaire aux Dames, qui veulent qu’on les cherche, bien loin de les fuir ; sa réflexion prise du côté de la bienséance le ferait passer pour un écolier, ou pour un sot78.
54Timante reconnaît donc bien que si Achille était peint aujourd’hui comme l’a peint Euripide, il sentirait le jeune homme mal dégrossi. Pourtant, Achille gagne-t-il en grandeur en s’étant adapté aux mœurs du xviie siècle ? Sans Achille amoureux d’Iphigénie, la pièce n’aurait pas été moins bonne, dit Villiers79. Que faut-il conclure de ce qu’Achille aurait été plus beau car plus grand privé de tout sentiment amoureux ? Puisque les mœurs actuelles ne tolèrent pas un Achille purement guerrier, mais qu’Achille amoureux est moins beau car moins héroïque, ce sont les mœurs et non Achille qu’il faut réformer. À terme ainsi, les honnêtes spectatrices « se réjouiront de ce que la Tragédie ne sera plus un divertissement qu’elles doivent défendre à leurs enfants, et en les portant à y assister, elles croiront avoir trouvé un moyen assuré de les retirer doucement des divertissements les plus dangereux80 ».
55La douceur trop grande du langage d’Achille n’est pourtant pas à comprendre comme un phénomène isolé. Ainsi que le rappelle Saint-Evremond dans la Dissertation sur le Grand Alexandre, la galanterie trop grande du héros est appelée par le trop grand épanchement de son amante, et la mollesse d’Achille peut apparaître dans une large mesure comme la réponse aux larmes et aux sanglots d’Iphigénie. Un critique a particulièrement souligné cet aspect. Il s’agit de Barbier d’Aucour, qui pointe d’un doigt accusateur les abandons d’Iphigénie, qui a
De l’innocente Agnès et l’air et la parole,
Hors qu’en son caquet doucereux
La belle enfant affecte un style
Qui marque un cœur plus langoureux
Et moins digne du grand Achille81.
56Il ne faut pas en effet se fier à l’apparente ingénuité d’Iphigénie : pour jeune et pure qu’elle soit, elle n’ignore pas les blandices du langage amoureux. La scène 5 de l’acte II, où Iphigénie s’emporte violemment contre Eriphile qu’elle accuse d’aimer Achille, montre qu’Iphigénie n’est pas un agneau innocent. Iphigénie en effet n’accuse pas seulement Eriphile d’aimer Achille par un lien que la médecine du xxe siècle nomme le syndrome de Stockholm, elle lui reproche de prendre un plaisir sadique à convoquer cet amour devant elle, qui vient d’être abandonnée : Iphigénie en veut à Eriphile d’avoir recours aux plaisirs de l’hypotypose et de goûter la douceur de ces tableaux vivants qu’elle invoque. Et la fureur amoureuse d’Iphigénie ne connaît pas de bornes. Comme Eriphile se dit la première surprise « qu’au sang d’Agamemnon/ Achille préférât une Fille sans nom », Iphigénie redouble de colère et l’enjoint de craindre la vengeance d’Agamemnon offensé82. Iphigénie, par la fureur amoureuse dont elle est capable, appelle ainsi l’amour forcené d’Achille, passion amoureuse qui a paru déplacée à de nombreux spectateurs.
57Beaucoup de contemporains, tout en usant abondamment du langage galant, reconnaissent donc sans ambages qu’il détonne dans la bouche de héros mythologiques virils, tels Achille. Le bon usage du langage galant semble être celui qui grandit encore le héros et respecte l’image que la mythologie a transmise de lui. C’est ce que confirme l’analyse des tragédies de Corneille, et tout particulièrement celle d’Œdipe.
58Corneille, pourfendeur des doucereux et des délicats qui peignent leurs héros tragiques à l’image des héros de roman, utilise le langage galant dès ses premières tragédies et l’utilisera souvent, tant pour lui le problème du discours galant est un autre problème que celui du héros tragique qui manque de virilité en renonçant à combattre pour vivre auprès de sa maîtresse. Corneille se montre ainsi favorable à ce qu’un héros tragique, si grand soit-il, s’exprime galamment, et définit dans une large mesure le bon usage du langage galant dans la tragédie.
59Thésée dans Œdipe déploie toutes les ressources du discours galant83. Pour convaincre Dircé, la femme forte qu’il aime, de ne pas s’immoler, il n’hésite pas, à la scène 4 de l’acte II, à mobiliser les « mais enfin » mis à la mode par les Précieuses, les figures d’antithèses (« vivre/ mourir ») et les jeux de répétition (« trembler », « il n’est plus de »). Et jusqu’à la fin de la pièce, Thésée ne se départit jamais d’un discours galant en présence de celle qu’il aime84. Ce discours galant est si abondant qu’il n’a pas manqué d’être critiqué, par un adversaire il est vrai peu objectif, l’abbé d’Aubignac, devenu impitoyable depuis la querelle de Sophonisbe. Celui-ci déplore ainsi dans sa Troisième Dissertation l’influence du style précieux sur la pièce et pointe en particulier le vers 56, « Contre une Ombre chérie avec tant de fureur » :
Voilà bien aimer à la mode des Précieuses, furieusement. Est-il possible que M. Corneille renonce maintenant aux expressions nobles, et qu’il s’abandonne par négligence ou par dérèglement à celles que les honnêtes gens et la scène du Palais Royal ont traitées de ridicules85 ?
60Aux yeux de l’atrabilaire d’Aubignac, le langage galant si important dans Œdipe est une fâcheuse concession au mauvais goût du siècle, effet soit de la « négligence » d’un Corneille devenu moins industrieux dans son art, soit du « dérèglement » de son esprit devenu vieux.
61Moins qu’une concession que le grand Corneille ferait, bon gré mal gré, au goût de son époque (interprétation qui a séduit de nombreux critiques, en particulier aux xixe et xxe siècles, qui s’appuient alors souvent sur les paroles prononcées par Suréna86, dont ils font le porte-parole du dramaturge), le langage galant est, dans la dramaturgie cornélienne, un truchement habile pour grandir encore davantage le héros. Thésée, que la tradition présente comme un séducteur, n’a en effet rien de petit dans la tragédie de Corneille : présenté comme un double d’Œdipe en ce qu’il est comme lui un enfant qui n’aurait pas dû vivre, en ce qu’il a causé comme lui la mort de son père et en ce qu’il est comme Œdipe un tueur de monstres, Thésée définit la norme du comportement royal, en rappelant à Œdipe les devoirs des rois et en se posant lui-même, à la fin de la scène 2 de l’acte I, en modèle. Croyant en un libre arbitre confiant qui récuse toute tyrannie du ciel, Thésée est finalement celui à qui Œdipe confie le destin de sa sœur et de ses enfants :
Vous, Seigneur, si Dircé garde encor sur votre âme
L’empire que lui fit une si belle flamme,
Prenez soin d’apaiser les discords de mes fils
Qui par les nœuds du sang vous deviendront unis87.
62C’est ce Thésée d’un héroïsme tout guerrier que Corneille choisit de pourvoir de toutes les perfections en le dotant, en plus de ses vertus épiques, des qualités du parfait amant. La mythologie apparaît tout à fait compatible avec cette construction du personnage, la légende insistant sur les multiples conquêtes de Thésée88. Immense par ses exploits, Thésée devient aussi sous la plume de Corneille admirable par son absence de rudesse et ses mœurs policées. La galanterie de Thésée contribue ainsi à élever encore le personnage au-dessus du rang des hommes ordinaires pour en faire un héros véritablement parfait.
63En définitive, bien user du langage galant semble donc consister pour le dramaturge à respecter deux conditions : choisir un héros que l’histoire ou la mythologie ne présente pas à l’opposé des valeurs de galanterie, et faire en sorte que le langage galant placé dans la bouche du héros le grandisse encore, en le montrant civil et urbain.
La théorisation tardive du discours galant
64Mais le langage galant, s’il existe dans la tragédie depuis 1634, ne se voit vraiment théoriser qu’au cours des années 1660 et particulièrement dans les années 1670 grâce au P. Bouhours. La théorisation est donc largement postérieure au phénomène. Certes le style gracieux qui est au cœur du langage galant est connu dès l’Antiquité. C’est Démétrios qui, dans son De Interpretatione, introduit cette notion en l’associant à la sphère du plaisir et de l’enjouement tout en la distinguant nettement du risible. Denys d’Halicarnasse ensuite, dans son ouvrage De Compositione verborum, propose une théorie des trois harmonies du style par laquelle il cherche à intégrer le style gracieux. Enfin Hermogène le Rhéteur retient dans son De Arte rhetorica, comme composantes de l’ethos, la naïveté (simplicitas ou humilitas), la douceur (suavitas) et le piquant (acutum)89.
65Mais si le style gracieux est connu dès l’Antiquité et redécouvert dès le début du xvie siècle, il reçoit une théorisation nouvelle dans le « Second Dialogue » de La Manière de bien penser dans les ouvrages d'esprit du P. Bouhours90 qui établit une filiation précise et explicite avec les traités antiques. Si le nom de Démétrius apparaît une fois91, Hermogène en revanche est abondamment cité92. Dans ce dialogue, Eudoxe et Philante s’interrogent successivement sur la grandeur des pensées, sur leur agrément, et sur leur délicatesse. Ces trois qualités de la pensée sont adossées aux critiques des vices contraires : à la grandeur répond le risque de l’enflure, à l’agrément celui de l’afféterie, à la délicatesse le pur raffinement93.
66Comment définir les belles pensées ? Bouhours les comprend non pas comme des pensées nécessairement marquées par la grandeur et la solennité, des « pensées sublimes » mais, dans une acception plus large, comme des « pensées agréables ». Ces « pensées agréables » sont définies en premier lieu de la sorte : « Ce qu’il y a de charmant en elles, est comme en certaines peintures quelque chose de doux, de tendre et de gracieux : c’est en partie ce molle atque facetum qu’Horace donne à Virgile, et qui ne consiste pas dans ce que nous appelons plaisant ; mais dans je ne sais quelle grâce qu’on ne saurait définir en général, et dont il y a de plus d’une sorte94 ». À la suite d’Hermogène, Bouhours opère ensuite une subdivision entre deux sources possibles d’agréments : d’une part le « brillant » des pointes justes et des figures et d’autre part la « naïveté », qui consiste « dans je ne sais quel air simple et ingénu, mais spirituel et raisonnable, tel qu’est celui d’un villageois de bon sens, ou d’un enfant qui a de l’esprit95 ». Les modèles littéraires des « pensées agréables » par leurs « endroits brillants96 » sont surtout Pline le Jeune et Pline l’Ancien pour les modèles antiques, Voiture, qui « a des pensées si jolies : car personne n’a mieux mis en œuvre ce que la nature a de délicieux et de plus riant97 », pour les modèles modernes. Quant aux pensées agréables par leur naïveté, leurs sources antiques sont les épigrammes de l’Anthologie grecque ainsi qu’Ovide et Catulle, tandis qu’elles trouvent leur illustration moderne dans certains écrits de Le Laboureur, Scarron, Jacques de Cailly98. À la recherche des figures majeures de l’agrément, Bouhours pointe, du côté des pensées brillantes, la syllepse (mélange « du propre au figuré99 ») et relève également la personnification, la métaphore et les figures d’opposition.
67La distinction entre le cœur et l’esprit structure également la troisième catégorie de pensées qu’examine Bouhours, les « pensées délicates ». Étudiant ces « pensées délicates », Bouhours distingue ensuite deux sources de délicatesse que sont d’une part les lieux de l’ingéniosité (jeux sur l’implicite, où le sens se laisse « seulement entrevoir, pour nous donner le plaisir de le découvrir tout à fait », paradoxes et énigmes, surprises et suspension de l’esprit100) et d’autre part les lieux où seul le « cœur » est en cause :
Pour vous dire tout ce que je pense sur la délicatesse ; outre celle des pensées qui sont purement ingénieuses, il y en a une qui vient des sentiments, et où l’affection a plus de part que l’intelligence101.
68Quand l’écriture ingénieuse trouve en Voiture son parfait modèle, celle des sentiments est illustrée par les élégiaques latins (Catulle et Tibulle, Properce n’étant pas cité) et les Héroïdes d’Ovide, mais aussi par Le Tasse, Corneille (loué pour le personnage de Sabine dans Horace) et Racine (loué pour celui de Roxane dans Bajazet).
69On aurait pu penser que, parmi les belles pensées, seules les pensées sublimes, pleines d’élévation, si majestueuses qu’on pourrait les détacher de leur contexte pour les isoler dans un recueil, avaient leur place dans la tragédie. Il apparaît bien, selon Bouhours, qu’elles trouvent leur terre d’élection dans « le genre grave et austère », comme les « poèmes sérieux », « harangues », « panégyriques », et « oraisons funèbres102 », car « ces sortes de pensées portent la conviction avec elles, entraînent comme par force notre jugement, remuent nos passions et nous laissent l’aiguillon dans l’âme103 ». Mais les pensées agréables aussi bien que les pensées délicates apparaissent aussi dans le poème tragique dès 1634-1640, quelque quarante ans avant leur théorisation par Bouhours.
70Le discours des personnages tragiques, loin de rechercher exclusivement le sublime dans la pensée et l’expression, se veut agréable. Pour ce faire, il mêle en permanence les brillants de l’ingéniosité, la voie qui selon Bouhours permet de toucher l’esprit, à la naïveté, la voie qui permet de toucher le cœur. La douceur du cœur est relevée du piquant de l’esprit, et la fine raillerie, les mots d’esprit, les compliments, les lettres d’amour et les « cas » fleurissent délicieusement dans la bouche des jeunes héroïnes, mais aussi des héros virils, voire des tyrans sanguinaires.
71La présence insolite de la suavitas, parsemée d’acutum, au royaume de Melpomène, qui s’explique par la faillite d’un langage épique perçu comme de plus en plus problématique dans le poème tragique, n’empêche pourtant pas qu’il y ait une réglementation tacite sur son usage, réglementation que l’on peut induire des jugements critiques de l’époque. Elle est condamnée dans la bouche des héros historiques qui ignoraient toute forme de douceur, tel Achille par exemple, et (c’est là la seconde prescription) doit être utilisée de façon à grandir encore le héros en masquant un vice. Cette douceur rehaussée de piquant trouve sa théorisation tardivement, à partir des années 1670 quand le P. Bouhours établit sa filiation avec le style gracieux théorisé dans l’Antiquité.
L’exigence de galanterie
72Mais la tentation galante qui saisit le théâtre tragique dès 1634 ne se mesure pas à la seule aune du langage des personnages. Si leurs propos sont doux, leur comportement doit aussi être conforme à ce qu’exige la galanterie, comme le montrent les critiques polémiques, les tragédies elles-mêmes aussi bien que le texte théorique et programmatique La Poétique de La Mesnardière. Enfin, au plan des comédiens, l’idéal de jeu de l’acteur est lui aussi marqué très tôt par l’honnêteté.
Les accusations de fanfaronnade, de rustrerie et d’impudicité
73L’obligation de galanterie, comprise dans ses deux versants de politesse et de relations amoureuses avec les dames, ne souffre pas d’exception et le personnage qui manque aux lois de la civilité, ou qui ne sait pas se comporter devant le beau sexe, est universellement condamné. L’exemple le plus célèbre est peut-être fourni par Subligny critiquant le manque d’honnêteté de Pyrrhus et d’Oreste. Oreste en effet tutoie Pylade qui le vouvoie, alors que Pylade est également roi (de la Phocide) et qu’ils sont même cousins germains104. Or c’est « une impertinence extrême d’introduire deux personnes tellement égales, et de faire que l’un parle à l’autre comme s’il était son Écuyer ou son Valet de chambre, et que cet autre le souffre105 ».
74Les reproches de manquement aux lois de la civilité et de la galanterie émanent aussi bien de critiques mondains et d’abbés de salon (Méré, Villars) que d’ennemis de Corneille (Scudéry, d’Aubignac) ou de gazetiers membres du parti des modernes et favorables à Corneille (Subligny). Ces reproches sont en fait de trois ordres essentiellement (reproche de fanfaronnade, reproche de rusticité, reproche d’impudicité pour les femmes), et tombent sur la plupart des auteurs (Corneille, Racine, mais aussi Pradon106), ce qui montre la dimension polémique de ces textes et l’extrême importance du critère galant. Lorsqu’on veut critiquer sévèrement et partialement un auteur, c’est en effet autant la mauvaise conduite de la fable qui est mise en avant que le manquement des personnages aux exigences de la galanterie. Les condamnations au nom de la Poétique d’Aristote côtoient ainsi sur un pied d’égalité les condamnations portées au nom d’un critère mondain.
75On connaît les cruelles remarques de Voltaire accusant de nombreux personnages de Corneille d’être moins fiers que fier-à-bras. L’accusation de fanfaronnade, adressée souvent aux personnages cornéliens en particulier, ne naît pas au xviiie siècle, loin s’en faut. Scudéry, dans ses Observations sur Le Cid (1637), accuse le Comte de Gormas de parler en Rodomont, alors que son rang fait de lui « une personne de valeur et de qualité » :
[Le Comte de Gormas], Capitan ridicule […], tout ce qu’il dit étant plus digne d’un fanfaron que d’une personne de valeur et de qualité. Je croirais assurément qu’en faisant ce rôle, l’Auteur aurait cru faire parler le Matamore et non pas le Comte, si je ne voyais que presque tous ses personnages ont le même style et qu’il n’est pas jusqu’aux femmes qui ne s’y piquent de bravoure107.
76Quelque vingt ans plus tard, l’homme du monde qu’est le Chevalier de Méré trouve qu’il y a du Matamore dans Cinna lorsqu’il dit (Méré cite approximativement) : « Ma vertu pour le moins ne m’abandonnera pas ». Et il commente ce vers de la sorte :
Il faut bien que cela se devine, et que le procédé le donne à connaître. Mais ce n’est pas le moyen de faire aimer sa vertu, ni même de persuader qu’on a du mérite, que d’en parler si ouvertement108.
77L’abbé de Villars accable quant à lui le Tite de Corneille, accusé d’être « fanfaron en honnêteté109 ». À l’égard de la reine Bérénice, il s’est comporté comme un malotru, explique Villars :
Il [Corneille] le suppose d’entrée de jeu très malhonnête homme. Ce héros est Empereur depuis six mois. Depuis son avènement à l’Empire, il n’a pas encore fait la moindre honnêteté à une Reine avec laquelle il a été fort bien, et à qui il a promis mariage ; il ne s’est point mis en peine de lui faire trouver bon qu’il prît parti ailleurs ; il est sur le point d’épouser Domitie et l’affaire était faite si la Reine eût été un peu moins alerte, ou pour peu qu’elle eût eu le vent contraire110.
78Qui plus est, l’Empereur a le compliment rustique et à l’opposé des usages de la bonne société, ce que ne lui pardonne pas Villars. Tite vient de commander à une personne de sa suite, en voyant arriver Bérénice : « Conduisez-la, mon Frère, en son Appartement/Vous, faites-l’y servir aussi pompeusement,/Avec le même éclat qu’elle s’y vit servie,/Alors qu’elle faisait le bonheur de ma vie ». Villars fulmine : « Mais un grand Monarque a-t-il jamais ordonné tout haut en présence d’une grande Reine, qu’on la traite bien et qu’on la serve splendidement111 ? ». En fin de compte, Tite, qui se croit extrêmement raffiné, est empreint des manières vulgaires du Gascon, imbu de sa personne et mythomane, conclut Villars112.
79Si le grief de vantardise tombe souvent sur les personnages cornéliens, l’accusation de rustrerie en revanche ne caractérise nullement le poète provincial mais touche aussi, de manière plus surprenante, le poète de cour qu’est Racine, ce qui montre toute la dimension polémique de l’accusation.
80Certes selon Scudéry, Corneille est un rustre en peignant un Don Diègue « incivil113 », qui laisse seuls les cinq cents gentilshommes qui venaient lui offrir leur épée, pour partir de son côté, en pleine nuit, à la recherche de son fils. Et selon d’Aubignac, Massinisse apparaît comme une « brute » en « demandant en des termes fort clairs de coucher avec une femme ». Il ne fallait, pour l’abbé, en aucun cas évoquer l’épineuse question de la consommation du mariage, et faute de pouvoir parler avec honnêteté des droits liés à l’hymen, la seule issue était de les passer sous silence114.
81Mais c’est paradoxalement dans l’œuvre de Racine surtout qu’il y aurait du héros mal dégrossi, si l’on se fie aux critiques de l’époque. Titus, selon Subligny et Villars, et Hippolyte, selon l’auteur anonyme de la Dissertation sur les tragédies de Phèdre et Hippolyte, se distingueraient ainsi par leur grossièreté et leur ignorance des usages du monde. Selon Subligny en effet, Pyrrhus se conduit comme un rustre ne sachant rien des prérogatives d’un empereur, puisqu’il s’abaisse à aller chercher lui-même Oreste pour connaître le sujet de son ambassade, au lieu de « le mander dans son Cabinet » :
Je croyais que les Rois dussent être un peu plus jaloux de leur rang. Cette grandeur qui est attachée à leurs personnes, fait que ce qui s’appellerait honnêteté en d’autres, est une grande faute en leur conduite, et je n’ai point encore vu de gens qui n’aient ri à cette pièce lorsque Pyrrhus y vient dire à Oreste Je vous cherchais partout, Seigneur115.
82Et selon Villars, ce Titus manquerait aussi de galanterie, en se montrant un amant moins généreux que le petit roi de Comagène Antiochus qui le surpasse mille fois dans l’art d’aimer :
[…] le Roi de Comagène était plus honnête homme que Titus, et j’en eus plus de pitié que de cet Empereur. La discrétion et la générosité de son amour me faisait préférer ce Prince à l’amant timide qui n’osait exécuter ce qu’il avait promis à une Reine, et juré durant cinq années entières ; et qui n’en était empêché que par la crainte du Sénat, en un temps où les Empereurs étaient hors de page116.
83Quant à Hippolyte, il serait peint, selon l’auteur anonyme de la Dissertation sur les tragédies de Phèdre et Hippolyte, comme un homme sans éducation, un butor qui ignore tout des habitudes mondaines :
[A la scène 2 de l’acte I] sur le général et simple rapport, qu’Œnone leur vient faire du chagrin de la Reine, qui ne peut souffrir personne, Hippolyte se retire froidement, sans dire même à Œnone qu’il voulait prendre congé de la Reine pour un grand voyage, sans qu’on sache s’il remet sa visite à une autre fois ; […] [De la part de l’auteur] c’est manquer de civilité : c’est choquer les Règles de la bienséance : c’est ignorer l’usage de la Cour, qui ne veut pas que des ordres généraux, comme celui-là, soient donnés pour le fils du Roi [Racine aurait dû faire intervenir un serviteur qui aurait demandé à Hippolyte « s’il veut qu’on aille avertir la Reine de son dessein »]. […] Car enfin un homme comme Hippolyte devait du moins prier Œnone, de dire à la Reine qu’il était venu pour lui dire Adieu117. [A la scène 3 de l’acte II], Hippolyte ayant lui-même oublié où il est, et le rang de la personne qui le vient chercher [c’est la Reine qui vient le trouver], l’attend aussi tranquillement qu’il aurait attendu un valet, et ne fait pas la moindre démarche pour aller au-devant d’une Reine sa belle-mère118.
84L’accusation de rustrerie portée aux personnages raciniens ne manque pas d’étonner. Mais le reproche n’est selon nous pas tant fondé en réalité qu’il n’indique le critère employé pour condamner et blesser un poète. Une critique sévère et subjective d’une tragédie ne peut ainsi se faire sans invoquer un manque d’urbanité.
85Fanfaronnade et rustrerie sont toutefois des accusations moins graves que celle d’impudicité, où la moralité de l’auteur est mise en cause à travers son personnage. Le personnage qui ignore les lois de la bienséance et du bon comportement en société pour se conduire en dévergondé entâche directement son auteur, accusé d’être à l’image de sa créature impudique. Aussi ce dernier reproche revêt-il une valeur encore plus polémique que les précédents. Si l’auteur anonyme de la Dissertation sur les tragédies de Phèdre et Hippolyte trouve Aricie impudique parce qu’elle avoue son amour pour Hippolyte à sa confidente119, il entre une part de mauvaise foi manifeste dans ce reproche, l’aveu d’une faiblesse au confident étant perçu au théâtre non comme un aveu public, mais comme une confession à un autre soi-même, comme l’explique J. Scherer120.
86Du fait de son caractère polémique, l’accusation d’impudicité fleurit particulièrement au moment des querelles et des cabales, sous la plume des adversaires du dramaturge. Scudéry, ennemi de Corneille depuis 1637, et d’Aubignac, ennemi du même Corneille à partir de 1662121, avancent ainsi constamment ce reproche d’impudicité des personnages féminins de Corneille. Chimène ignore selon Scudéry non pas les lois de la simple civilité, mais, pire encore, celles de l’honnêteté. Loin d’être une « honnête femme », Chimène ose dire à Rodrigue « cent choses dignes d’une prostituée122 » afin qu’il combatte Don Sanche123. Certes Chimène elle-même rougit de ses propos aussitôt qu’ils sont proférés (« Adieu : ce mot lâché me fait rougir de honte124 »), mais pour Scudéry, cela ne suffit nullement. Elle est une prostituée repentante, mais néanmoins une prostituée qui ne peut circuler la tête haute en plein jour :
Elle a bien raison de rougir et de se cacher après une action qui la couvre d’infamie, et qui la rend indigne de voir la lumière125.
87D’Aubignac pointe aussi avec insistance le manque de pudeur des héroïnes cornéliennes. Dans sa Première Dissertation, il dénonce la femme déshonnête qu’est Sophonisbe. Peu soucieuse de la vie de son époux pour n’avoir jamais cessé d’aimer Massinisse, osant recevoir les compliments galants de celui-ci alors que le dit époux vit encore, Sophonisbe semble, selon d’Aubignac, faire bien peu de cas de la morale que doit observer son sexe. Dans sa Deuxième Dissertation [sur Sertorius], d’Aubignac s’en prend à Viriate, qui, toute reine qu’elle est, n’agit pas avec la retenue et la modestie que doit observer le sexe féminin, en osant demander elle-même en mariage Sertorius. Aristie, la femme de Pompée qu’il a répudiée pour épouser la belle-fille de Sylla, se laisse également aller à des confidences sur l’état de son cœur, confidences qui la déshonorent selon d’Aubignac : « Je trouve qu’elle a trop de faiblesse quand elle parle à Pompée : une femme d’honneur ne doit rien oublier pour se réconcilier avec son mari, mais il ne faut pas sur le théâtre lui faire dire des choses qui laissent aux spectateurs de vilaines idées ; car cette réconciliation ne doit avoir que des prétextes honorables sans y rien mêler qui ressente les faiblesses de la Nature126 ». Enfin, la fière Dircé d’Œdipe ne trouve pas grâce non plus aux yeux du bouillant abbé, qui la trouve trop effrontée pour son sexe : « En la seconde Scène du second Acte, comme partout ailleurs, Dircé parle si clairement de sa passion, que la pudeur de son sexe en est offensée : ce qui n’est qu’un peu libre dans la Comédie passe pour effronté dans la tragédie, où les personnages sont plus sérieux et plus honnêtes127 ».
88La fréquence de l’évocation des travers de fanfaronnade, de rustrerie et d’impudicité dans les textes polémiques montre combien l’exigence d’honnêteté se fait absolue. Saint-Evremond la résume en ces termes : « On peut être honnête homme sans être héros, mais on ne saurait être héros sans être honnête homme128. »
89Le caractère impérieux de cette règle tacite est tel qu’il motive parfois l’écriture de scènes supplémentaires pour attester l’honnêteté d’un personnage. L’abbé Abeille justifie ainsi tout le troisième acte de sa tragédie Argélie par la nécessité de lever tout soupçon d’impudicité sur son héroïne Ismène :
Pour ceux qui ont cru que le troisième acte était inutile et que la stérilité de mon Sujet m’avait fait différer jusqu’au cinquième la déclaration d’amour qu’Ismène devait faire dès le troisième à Phoenix, lorsqu’elle lui veut faire quitter la Cour ; je les prie de me dire quel jugement ils feraient de la vertu d’Ismène, si une heure après le choix d’un Époux, elle parlait d’amour à son Rival. Cette indécence ne se trouve pas au cinquième acte […]. Elle croit toucher elle-même au dernier moment de sa vie ; et dès qu’elle a avoué son amour, elle presse qu’on lui abrège ce dernier moment, pour venger son Époux du tort qu’un aveu de cette nature vient de lui faire129.
90Et le dramaturge fournit même souvent, au sein même de sa pièce, des justifications anticipées aux reproches qui pourraient lui être faits de manquer à la civilité. Pratique amusante, car les personnages semblent du même coup avoir parfaitement intériorisé l’absolue nécessité d’être galants, et se mettent à se reprocher entre eux d’être incivils. Citons, parmi de nombreux exemples, ceux contenus dans la Zénobie de Magnon.
91Dans Zénobie, la reine éponyme, face à celui qu’elle prend pour l’empereur Aurélian, se dit fort déçue : l’empereur n’a en rien la tenue et l’élégance exigées par son rang. Un César n’a pas à s’agenouiller deux fois et Zénobie, quoique flattée, trouve que « pour un César, il conserve trop de l’homme130 ». Reprochant à Aurélian de ne pas parler en empereur, elle impute alors ce manque de hauteur à sa basse naissance131. De son côté, Aurélien trouve que la reine Zénobie manque fort aux bienséances, et il se charge de lui faire remarquer qu’une femme ne combat pas plus qu’elle ne se déguise, même pour sortir d’une ville en proie aux ennemis :
Le fer sied mal au sexe, et le métier des armes
Est comme incompatible avecque tant de charmes. […]
Vous travestir sans cesse, ah ! cette lâche ardeur
Vous fait de votre sexe outrager la pudeur.
92L’exigence de galanterie ne se lit toutefois pas uniquement dans des propos polémiques ou dans les pièces tragiques elles-mêmes. Elle trouve, au plan théorique, son législateur en la personne de La Mesnardière.
La Mesnardière et le personnage galant homme
93Une personne bien élevée ne laisse pas libre cours à sa colère, et un galant homme ne saurait fulminer, tous les traités de civilité s’accordent sur ce point. Or la fureur apparaît pourtant comme un des traits essentiels et traditionnels de la tragédie. De manière révélatrice, dans le prologue de Jupiter et Sémélé de Boyer, Melpomène a pour suite les fureurs tragiques. Euterpe caractérise en effet ainsi sa sœur Melpomène :
Vous vous imaginez que toutes ces horreurs,
Ces grands emportements et ces nobles fureurs,
Dont le monde autrefois fut longtemps idolâtre,
Font encore aujourd’hui les beautés du théâtre132.
94Il y a donc inévitablement un choix à faire : soit le héros s’emportera, donnera libre cours à ses fureurs, comme dans les tragédies latines133, et renoncera à être galant homme ; soit la galanterie du héros est une condition sine qua non de son héroïsme. Si l’abbé d’Aubignac et Boileau ne veulent en aucun cas proscrire les fureurs tragiques, quelque contraires à la galanterie qu’elles soient, La Mesnardière en revanche prend violemment parti contre la fureur pour prôner le personnage galant homme. À l’égard de la colère comme passion tragique, La Mesnardière fait en effet preuve d’une extrême circonspection :
…après avoir traité les deux Passions essentielles de la parfaite Tragédie, parlons un peu de la Colère, ce sentiment précipité, que le malheur produit toujours dans le cœur des misérables. J’ai permis à notre Héros de lâcher quelques paroles dans ses premiers mouvements. Mais puisque la Tragédie est, comme nous avons tant vu, l’Imitation des plus parfaits, et que ceux qui le sont beaucoup ne détestent pas volontiers contre leurs plus grands ennemis avec tant d’exécration qu’ils en viennent aux invectives […], je conseille à notre Poète de ne permettre jamais à son principal Personnage de débonder en injures, indignes d’un honnête homme, et moins encore en blasphèmes, odieux aux âmes bien faites134.
95La constance même dans le malheur, la modération, le respect à l’égard des Princes et des Dieux sont des vertus dont le héros tragique ne saurait pour La Mesnardière se départir, sous peine d’indigner le spectateur qui cessera alors de compatir, et estimera que pareil méchant homme mérite bien son malheur :
Les Personnes vertueuses supportent les infortunes avec assez de constance pour ne pas irriter le Ciel, et scandaliser la terre par des propos sacrilèges135. […] Qu’on s’abstienne non seulement d’introduire sur le Théâtre un homme dont la fureur s’attache au Trône de Dieu même, dont l’exemple est toujours horrible, bien qu’il soit assez fréquent dans l’ancienne Tragédie ; mais qu’on oblige le Héros de parler avec respect des Puissances souveraines, quand même ses infortunes partiraient de ce principe136.
96Même un sujet qui serait tombé dans le malheur à cause de son prince ne doit donc pas fulminer contre lui (songeons aux Jansénistes qui ne condamnent jamais Louis XIV), mais plutôt « en parler pour [le] plaindre, et non pas pour [le] condamner137 ». La Mesnardière reproche ainsi à Homère d’avoir fait se répandre Achille en injures contre Agamemnon, bien qu’Agamemnon eût réellement commis une injustice : « L’injustice de ce Roi n’excuse pas ce grand courage de lui dire cent injures, et après avoir refusé de combattre par ses ordres, de l’appeler un gros ivrogne, plus effronté que les Chiens, et plus timide que les Cerfs. » Pareille colère rend Achille « fort étrange », et La Mesnardière aurait préféré qu’il se retirât simplement et « civilement » de la guerre pour signifier son désaccord avec Agamemnon : « Homère eût eu plus de raison de faire retirer Achille et quitter tout à fait la guerre, qu’il ne me semble avoir de grâce de le faire demeurer si longtemps dans une tente, pendant qu’on tuait ses amis, pour y enrager à son aise et fulminer contre son Roi138 ». Aussi La Mesnardière conclut-il :
Et si le Poète me veut croire, il ne permettra jamais que la plus juste colère emporte si fort son Héros, qu’il en perde et le jugement et le respect qui est dû aux Potentats de la terre139.
97La fureur du personnage central, on le voit, est bannie comme contraire à la galanterie, elle-même présentée comme la condition préalable à la pitié : seul le héros galant obtient la sympathie du spectateur, tandis que le héros irrespectueux, qui ne se connaît plus sous l’effet de la colère, loin d’apparaître comme un authentique personnage de tragédie, suscite un mouvement de répulsion. Car « Le Poète ne doit pas douter que tous les honnêtes gens qui fréquentent le théâtre ne soient étrangement choqués, lorsqu’ils voient des sujets outrager leurs Souverains, des Héros faire des rudesses à des Reines ou à des Dames, dont les plus simples villageois seraient à peine capables, enfin des Courtisans faillir dans la plupart des choses qui sont et de leur profession et de l’usage de la Cour140 ». Pour cette raison, le spectateur ne peut qu’être horrifié par « la dispute d’Agamemnon et de son frère Menelas, qui se disent, dans leur saillie, des choses qui seraient honteuses dans les goujats de leur Armée141 ».
98La pitié, corollaire de l’honnêteté galante, est en effet considérée par La Mesnardière, contrairement à Aristote, comme la première des passions tragiques que doit éprouver le spectateur, devant même la terreur : « Retournons à la Pitié, qui doit avoir l’ascendant sur tous les mouvements tragiques, et faire fendre tous les cœurs par ses expressions lugubres142 ». Si la passion par excellence de la tragédie est la pitié, le poète doit se soucier de donner à voir des personnages « empreints de douceur d’esprit », cette douceur étant « le fondement de la compassion143 ». De même qu’Ulysse, à demi-nu, échoué devant la princesse Nausicaa, « prie Minerve de lui donner les moyens d’exciter la compassion » et réussit au-delà de toute espérance, de même « c’est […] sur la douceur d’esprit que le poète doit fonder les mouvements de la Pitié. » La Mesnardière continue : « Et je le prie de songer que nous posons cet Axiome dans la Science des Passions Que les Personnes malheureuses doivent paraître humiliées, si elles veulent êtreplaintes144 ».
99Comment dès lors des personnes vertueuses, tombées dans le malheur, peuvent-elles se montrer « humiliées » ? Déjà en ne criant pas leur rage, ensuite en adoptant la posture du désespéré. Aux longs discours peuvent ainsi être avantageusement préférées les larmes145 qui conviennent selon La Mesnardière à tout type de héros :
Et s’il n’est point malséant à ces Demi-Dieux des anciens de répandre quelques pleurs, l’un par un sentiment de rage [Achille], les deux seconds par la douleur [Ulysse et Ajax], et l’autre par la piété [Énée], celui-là par ambition [Alexandre] et celui-ci par tendresse [César], pourquoi ne permettrons-nous point à un homme courageux de témoigner ses déplaisirs par l’effusion de quelques larmes ? Pourquoi n’accorderons-nous pas à une Ame généreuse qui, par faiblesse ou par surprise, aura commis une offense extrêmement considérable envers la personne qu’elle aime, d’accompagner son remords de quelques larmes vertueuses, qu’elle ne doit pas retenir à moins d’être barbare ? Et pourrons-nous trouver mauvais qu’une Princesse malheureuse ou une Amante infortunée pleurent dans leur affliction, puisque même elles sont d’un sexe qui semble disposer des pleurs, et qui en verse assez souvent pour des sujets assez légers ?
100Si la pitié prévaut sur la terreur, le héros malheureux devra éviter de susciter chez le spectateur un mouvement d’indignation et s’appliquer à faire naître sa compassion. Il lui faut donc être galant homme et s’interdire tout accès de violente colère, mais aussi savoir se comporter comme il faut avec les dames : la galanterie dans ses deux versants (civilité et relations amoureuses avec les femmes) est un talent également nécessaire, et La Mesnardière mutiplie les exemples de muflerie à éviter146. Pour susciter la compassion, le personnage tragique devra aussi, de façon un peu impudique, ne pas hésiter à laisser couler ses larmes sur la scène. Si tous les héros tragiques peuvent ainsi pleurer sur leurs amours, la tragédie se rapproche des terres de l’élégie : la voie élégiaque devient proprement possible pour la tragédie147.
101Quelle a été la portée de ce texte critique de La Mesnardière mettant à mal la colère, passion tragique par excellence ? Même si elle est très difficile à mesurer, il semble de fait que la tentation galante soit très vive et que les fureurs déclinent fortement entre 1658 et 1670 environ. Dans les pièces tragiques de cette période, seuls les tyrans et les méchants, exécrables, se permettent de jurer148, tandis que les héros, au contraire, retiennent leur fureur. Dans Les Amours du Soleil de Donneau de Visé, Apollon refuse ainsi catégoriquement de se mettre en colère devant Vénus :
Et pour répondre enfin à vos ardents souhaits,
Je dois de mon dépit vous montrer des effets.
Mais c’est ce qu’Apollon n’a pas dessein de faire,
Vous vous applaudiriez en voyant ma colère,
Et si vous attendez des transports éclatants,
Déesse, croyez-moi, vous attendrez longtemps149.
102Deux cas de réécriture, celle du Cid (première version en 1637, importante réécriture en 1660) de Corneille et celle de Tyridate (première publication en 1647, réécriture en 1672 avec un nouveau titre, Le Fils supposé) de Boyer, permettent de mesurer ce déclin des fureurs chez les héros. En 1637, quand Don Sanche venait la trouver après le duel avec Rodrigue, Chimène, littéralement hors d’elle, s’écriait en s’adressant à sa confidente :
Que veux-tu que j’écoute ?
Après ce que je vois, puis-je encor être en doute ?
J’obtiens pour mon malheur ce que j’ai demandé,
Et ma juste poursuite a trop bien succédé.
Pardonne, cher amant, à sa rigueur sanglante,
Songe que je suis fille aussi bien comme amante,
Si j’ai vengé mon père aux dépens de ton sang,
Du mien pour te venger j’épuiserai mon flanc,
Mon âme désormais n’a rien qui la retienne,
Elle ira recevoir ce pardon de la tienne.
Et toi qui me prétends acquérir par sa mort,
Ministre déloyal de son rigoureux sort,
N’espère rien de moi […]150.
103Ces vers ont disparu en 1660 où Chimène modère considérablement sa colère, tant la fureur tragique semble malséante dans l’univers mondain et galant devenu prédominant151.
104La réécriture de Tyridate est tout aussi éloquente, et les mésaventures de Chimène qui cesse de s’emporter en 1660 après avoir pesté tout son soûl en 1637 ressemblent fort à celles de Bérénice, dans la pièce de Boyer. Créée en 1647 et publiée en 1649, la tragédie de Tyridate raconte comment une reine qui se croit stérile et qui est sur le point d’être répudiée a supposé un fils, Ariarathe, avant de mettre ensuite au monde, contre toute attente, Tyridate. Les deux enfants, en grandissant, ont développé un égal mérite qui rend impossible toute reconnaissance de la légitimité royale du second. Cependant, l’imminence du mariage qui doit unir, contre son gré, Ariarathe à Bérénice et lui garantir la succession au trône, pousse la reine à tout mettre en œuvre pour rétablir Tyridate dans ses droits, tandis que s’y oppose par tous les moyens Oronte, le véritable père d’Ariarathe, qui tient à voir son fils sur le trône. Un billet écrit par la défunte épouse d’Oronte révèle finalement sa véritable identité à Ariarathe, qui se tue autant de ne pas être fils de roi que d’aimer la fille d’Oronte, Euridice, qui se révèle être sa sœur. En 1671, Boyer réécrit Tyridate en donnant à sa pièce un dénouement heureux, sous le titre Le Fils supposé. Dans cette seconde version, Ariarathe reconvertit sans peine en amour fraternel son amour pour Euridice, et se voit adopté par le roi, qui lui offre un autre royaume. La différence entre les deux pièces toutefois ne concerne pas le seul dénouement et il est frappant de voir combien, d’une version à l’autre, le personnage de Bérénice se voit retouché. Bérénice, fille du roi de Bithynie, que l’on veut marier à Ariarathe et qui aime son frère, se distingue dans Tyridate par la violence de ses emportements amoureux. Ainsi en 1647, toute à sa passion, Bérénice accuse Tyridate de l’aimer moins qu’elle ne l’aime152 et, une fois Ariarathe présent, la jeune princesse jette de façon effrontée son amour pour Tyridate au visage de celui qu’elle est censée épouser :
[…] Contre un coup qui doit tomber sur nous [Tyridate et elle],
Je tente tous moyens, et n’aurai pas le blâme
D’en refuser quelqu’un au secours de ma flamme.
(à Ariarathe)
Je l’aime ; ce secret longtemps dissimulé
Nous punit bien du trop que nous l’avons celé153.
105Or, dans Le Fils supposé, la princesse très éprise de son amant laisse la place à une jeune fille discrète, qui ne s’emporte plus et se montre en tous points conforme à la réserve que doit observer son sexe. Venue trouver Ariarathe, elle commence par s’excuser de son retard (« Je vous ai fait attendre, et j’en suis confuse. ») et n’avoue jamais frontalement son amour pour le frère d’Ariarathe : c’est Ariarathe lui-même qui devine cet amour et en extirpe l’aveu à Bérénice, qui ne peut alors nier. En 1672, comme Chimène en 1660, Bérénice animée par la passion amoureuse a cessé de s’emporter.
106Toutefois, le personnage galant homme, qui ne laisse pas libre cours à ses fureurs, n’est qu’un aspect de la « chaîne d’honnêteté » que préconise La Mesnardière pour le théâtre moderne. Le personnage honnête et galant a en effet en amont un poète-créateur lui-même poli, et en aval d’une part des acteurs qui l’incarnent avec une juste mesure dans la représentation des sentiments, et d’autre part un public aux mœurs des plus honnêtes154. Les passions dans leur juste étendue sont en effet éprouvées par le poète qui les peint et qui doit à ce titre être « honnête homme155 », aussi bien que par l’artiste qui les joue, et qui donne à voir ses larmes et son abattement (soulignons une nouvelle fois qu’il n’est pas question dans le texte de La Mesnardière des fureurs du comédien, qui ont pourtant des exemples célèbres). Dès lors, le Spectateur, lui-même galant homme, compatit ou se réjouit par identification avec le comédien. L’importance de l’acteur, on le voit, est cruciale et il importe d’avoir toujours un comédien « savant en son métier156 ».
Le jeu honnête de l’acteur
107La civilité et le jeu honnête semblent ainsi devenir une compétence de l’acteur moderne, comme l’a montré J.-Y. Vialleton157 à travers l’analyse de trois textes, un extrait du livre IV de Francion de Sorel (1633)158 où le personnage éponyme se fait remarquer parce qu’il joue dans une tragédie de collège selon une actio qui doit tout à la science du monde, un extrait du Roman comique de Scarron qui montre Ragotin ridicule tant il déclame comme un forcené159 et une anecdote racontée par Balzac dans ses Entretiens où il fait de la civilité et de la galanterie une compétence du comédien160.
108En dehors des témoignages proprement littéraires, le style « galant homme » pour le comédien, concurrent du style majestueux et un peu rude (tel celui de Montdory), est amplement loué dans les gazettes. De l’acteur Floridor, Donneau de Visé parle en ces termes : « C’est M. de Floridor [qui interprète le Massinisse de Corneille] qui a un air si dégagé, et qui joue de si bonne grâce, que les personnes d’esprit ne se peuvent lasser de dire qu’il joue en honnête homme. Sa démarche et ses actions ont quelque chose de si naturel, qu’il n’est pas nécessaire qu’il parle pour attirer l’admiration de tout le monde161 ». Baron, dans lequel on a longtemps vu la clé du Roscius de La Bruyère, cet acteur plein de « bonne grâce » et d’« agrément » dont les femmes raffolent162, est également l’objet de louanges pour son élégance et son naturel. Le Mercure galant de février 1691 écrit, à propos de la tragédie Tiridate de Campistron dans laquelle jouait Baron : « M. le Baron y soutient son rôle d’une manière si aisée et si naturelle, et avec un art qui sent si peu l’art, qu’il est admiré des plus difficiles163 », et Boursault, déplorant sa retraite, fait aussi l’éloge de sa grâce exquise164. La Grange enfin, qui tint notamment le rôle d’Alexandre le Grand dans la pièce du même titre de Racine165, est présenté par de Tralage comme « un des meilleurs acteurs de la troupe [de Molière] et un des plus honnêtes hommes, homme docile, poli et que Molière avait pris plaisir lui-même à instruire166 ». L’auteur anonyme des Entretiens galans (1681), dans le septième entretien consacré à la musique, célèbre aussi Mlle Molière et La Grange pour leur naturel élégant : « Ils ont soin de leur parure avant que de se faire voir ; ils n’y pensent plus quand ils sont sur
109la scène167 ».
110Par ailleurs, au xviie siècle, le jeu de l’acteur tragique est théoriquement commandé par l’actio oratoire, même si l’art du comédien s’assouplit et s’enrichit d’une véritable théâtralité dans les années 1660, comme le montrent les fréquentes pâmoisons, alors que la pâmoison n’appartient pas à l’actio oratoire. Ce sont bien les traités de rhétorique qui prévalent pour l’orateur, le prédicateur mais aussi l’acteur, et tout particulièrement l’acteur tragique du fait de son souci constant de rivaliser avec le barreau et la chaire. Mais l’acteur tragique, comme l’a montré S. Chaouche168, utilise aussi pour son art des manuels de civilité relatifs à l’honnête homme. L’ouvrage de Courtin Nouveau traité de civilité qui se pratique en France parmi les honnêtes gens, paru pour la première fois dans les années 1670, dévoile ainsi les usages du monde que doivent utiliser les comédiens. Il est ainsi incivil dans la vie mondaine de s’asseoir avant celui qui a le plus haut mérite et dans la tragédie, les acteurs se conforment à ces règles, comme dans Cinna par exemple.
111Et au sein des traités de l’actio oratoire, l’affectation est présentée comme un repoussoir, ce qui montre que l’idéal de naturel au cœur des l’esthétique de l’honnêteté et de la galanterie n’est pas étranger aux traités de rhétorique du xviie siècle. Il est ainsi un vice qui est plus sévèrement condamné que les autres, c’est le celui qui relève de l’affectation, tant au plan de la prononciation que du geste. Dans le Traité de l’action de l’orateur ou de la prononciation et du geste, M. Le Faucheur (1657) se montre intraitable sur cette tare qui, appliquée à la prononciation, s’appelle
platiasme, qui est de parler la bouche fort ouverte, et d’en pousser dehors un grand son, mais confus et inarticulé ; tellement qu’on les oit fort bien, mais qu’on ne les entend nullement. Ce qui n’est pas un vice de nature, mais d’affectation. Car ces personnes-là affectent sur l’opinion qu’elles ont que ce son éclatant donne de la force et de la majesté à leur parole […]169.
112La même affectation est à fuir aussi dans le geste, continue Le Faucheur :
Il faut aussi prendre bien garde qu’en votre geste il ne se remarque rien d’affecté, car généralement toute affectation est odieuse ; mais qu’il paraisse purement naturel et né des choses que vous dite et de l’affection qui vous meut à les dire170.
113L’art de l’acteur tragique relève avant tout de l’actio oratoire, mais le tragédien s’appuie aussi sur les traités de civilité pour parfaire son jeu, et il est révélateur que les comédiens de l’époque au jeu honnête et galant, tels Floridor, La Grange ou Baron, soient particulièrement loués. C’est que l’affectation, péché dans lequel risque toujours de verser la grandeur, est perçue comme rédhibitoire.
114L’exigence de galanterie devient dès 1634-1640 impérieuse. Au plan des comédiens, la licence ne semble guère possible : Montfleury a beau être réputé pour briller dans les sentiments pathétiques et les emportements, son jeu ne manque pas d’être critiqué, que ce soit frontalement par Molière dans L’Impromptu de Versailles, ou de manière plus discrète en célébrant a contrario le jeu honnête et galant de l’acteur. Au plan des personnages, un comportement qui heurte les lois de la civilité et de la galanterie est frappé d’anathème, et les reproches de matamore, fanfaron, rustre, impudique tombent rapidement. Éclater de colère n’est guère possible et La Mesnardière expose longuement la nécessité pour le personnage de ne jamais laisser libre cours à son courroux.
La fureur discréditée et ses substituts Galants
115La fureur, dans la perspective galante, est donc mise à l’index. Il importe dès lors, comme l’a mis en lumière J.-Y. Vialleton171, de lui trouver des substituts. Seuls deux cas de figure sont possibles : soit le personnage malheureux, au lieu de laisser éclater sa rage, fond en plaintes et en sanglots (c’est la tentation élégiaque qui s’offre là à la tragédie) ; soit il se met à railler cruellement, et la perfidie du langage remplace les éclats de voix et les reproches déclarés.
La raillerie, ersatz moderne de la fureur
116Les personnages féminins tout d’abord ont particulièrement recours à la raillerie, la raillerie perfide leur permettant d’éviter de s’insulter comme des harengères. Ce type de raillerie survient entre deux personnages féminins qui, sans jamais s’insulter, détournent néanmoins explicitement les civilités. Cette raillerie typiquement féminine joue sur l’utilisation de sous-entendus. Chaque personnage riposte à l’attaque de l’autre non pas en se plaçant au plan de ce qui a été effectivement dit, mais plutôt au plan du dire ou des sous-entendus eux-mêmes. Si la scène du persiflage féminin la plus célèbre est sans nul doute celle qui oppose Hermione et Andromaque, Racine n’est pas le seul, loin s’en faut, à l’avoir pratiqué. Dès 1634, des scènes de raillerie perfide se rencontrent, qui deviennent très fréquentes dans les années 1660.
117Ainsi, dans Hercule de Rotrou (1634), Déjanire, folle de jalousie de voir Hercule amoureux de Iole, n’éclate pourtant pas en fureur lorsqu’elle rencontre son époux en compagnie de sa captive, n’injurie pas sa rivale, mais se contente de s’adresser à Hercule comme si Iole n’était pas là (« […] Adieu, ma compagnie/Ne vous apporte pas une joie infinie172 »), parlant d’elle à la troisième personne (« Madame est plus charmante encor que vos discours173 »). Dans la seconde rencontre entre l’épouse et la maîtresse où Iole vient supplier Déjanire, celle-ci pratique encore la raillerie ironique :
Pour une indifférente, Alcide se captive ?
Il souffre des refus, et sa flamme est oisive174 ?
118Corneille s’est largement illustré dans l’exercice de la raillerie perfide et l’affrontement larvé entre Médée et Hypsipyle, ancienne amante de Jason, dans La Toison d’Or (1660) n’a rien à envier, en matière de violence verbale contenue, à celui des princesses sparte et troyenne que sont Hermione et Andromaque. Comme Jason, en voyant arriver Médée, quitte Hypsipyle qui le couvrait de reproches, les deux femmes s’interrogent sur la raison de cette fuite :
MÉDÉE
Je sais que, s’il me fuit, vous en êtes la cause.
HYPSIPYLE
Moi, je n’en sais pas tant, mais j’avoue entre nous,
Que s’il faut qu’il me quitte, il a besoin de vous.
MÉDÉE
Ce que vous en pensez me donne peu d’alarmes.
HYPSIPYLE
Je n’ai que des attraits, et vous avez des charmes.
MÉDÉE
C’est beaucoup en amour que de savoir charmer.
HYPSIPYLE
Et c’est beaucoup aussi, que de se faire aimer.
MÉDÉE
Si vous en avez l’art, j’ai celui d’y contraindre.
HYPSIPYLE
A faute d’être aimée, on peut se faire craindre.
MÉDÉE
Il vous aima jadis175 ?
119Hypsipyle sous-entend perfidement que Jason n’aime pas Médée. Il doit simplement la ménager parce qu’« il a besoin » d’elle et parce que Médée peut « contraindre » du fait de ses « charmes » de magicienne. À cet amour intéressé et nourri de crainte, Hypsipyle oppose en filigrane l’amour sincère reposant sur des « attraits » humains et rien qu’humains. Dans cette configuration peu flatteuse pour Médée, le sommet de perfidie civilisée que la magicienne puisse atteindre pour blesser sa rivale est de mettre à plat le sous-entendu d’Hypsipyle, avec une fausse naïveté, en employant qui plus est « jadis » pour « naguère » : « Il vous aima jadis ? ». Dans une époque antédiluvienne, Jason aurait donc aimé Hypsipyle176 ?
120Quinault se montre également très féru des scènes de raillerie féminine. Dans Le Feint Alcibiade (1658), la sœur et l’épouse du roi Agis s’entretiennent à fleuret moucheté du départ du bel Alcibiade (dont elles ignorent qu’il est en fait une femme déguisée) et chacune feint de compatir à la douleur que cause à l’autre ce départ :
TIMÉE [épouse du roi Agis]
Ses entretiens fréquents ont des charmes bien doux ;
Mais ils sont moins connus à tout autre qu’à vous,
Et j’estime qu’un cœur tendre comme le vôtre
Sera de son départ plus touché que tout autre.
LÉONIDE [sœur du roi Agis]
Il est vrai que souvent il m’a rendu des soins
Qui, pour être cachés, ont eu trop de témoins :
Mais je sais que pour vous ses visites charmantes,
En l’absence du Roi n’étaient pas moins fréquentes,
Et depuis son retour, je ne sais pas pourquoi
Ce départ que je crains vous touche moins que moi177.
121L’épouse légitime évoque la douceur d’entretiens privés auxquels sa belle-sœur devra renoncer, tandis que celle-ci nie la privauté de ces entretiens et leur exclusivité : la reine goûtait aussi les délices des visites d’Alcibiade. D’où la superbe pointe finale où Léonide feint de s’interroger sur la raison de la froideur brutale de la reine à l’égard d’Alcibiade, depuis que son époux est de retour178.
122Mais la raillerie peut apparaître comme un substitut galant de la fureur non seulement dans le cas des personnages féminins irrités, mais aussi dans celui des méchants et des tyrans, qui excellent dans la pratique de la raillerie cruelle et sarcastique, celle-là même qui est formellement interdite au galant homme. Là encore, cette raillerie, si elle se répand amplement dans les années 1660, existe bel et bien dès la renaissance du genre tragique. Ainsi, en 1636, dans la Lucrèce de Du Ryer, Tarquin est peint comme un tyran moderne, qui préfère la raillerie cruelle aux éclats de voix.
123Tarquin est introduit en véritable tyran, puisqu’il est présenté comme un orgueilleux qui se flatte de se laisser conduire par ses désirs et ses caprices, sans jamais les réfréner, et plus précisément encore en tyran qui se croit spirituel179. À la fureur qui tonne et menace, Tarquin préfère en effet la colère froide et les remarques empreintes d’une raillerie cinglante. Quand il se rend compte qu’il a été manœuvré par Brute qui lui a soutiré l’aveu de son amour pour Lucrèce afin de mieux le censurer ensuite, il fulmine un instant en se parlant à lui-même (« le traître ! »), avant d’adopter une tout autre tactique. Aux francs reproches mêlés de colère, il préfère la feinte doucereuse. Il fait ainsi mine de se ranger à l’avis de son censeur en renonçant à Lucrèce, tout en émaillant son discours de remarques ironiques et railleuses. « Et que j’aime un Ami qui se fait mon censeur ! » dit-il en pensant déjà à la manière dont il punira Brute180. De même, s’il est songeur, c’est, dit-il, qu’il pense à la vertu de Brute « qu’[il] aime et qu’[il] honore181 ». Tarquin lui-même est pleinement conscient de cette fureur froide qu’il pratique :
Ma fureur est un feu qui ne s’éteint jamais,
Et qui porte la guerre où je montre la paix182.
124Le début de la scène de viol débute ainsi par une scène de fureur froide jouant sur la raillerie cruelle. À la galanterie convenue pour courtiser Lucrèce183 succède en effet un exercice de cynisme où l’esprit lucide de Tarquin songe à éloigner tous les gens de la maison, les envoyant à la recherche de Collatin qui devrait être là, dit-il fallacieusement. Seul avec son esclave, il approche Lucrèce et tente d’arriver à ses fins en canalisant sa fureur dans un discours rationnel, clair, qui bannit tout éclat de voix (« Souffrez que pour le moins Lucrèce soit à deux »). Ce n’est que le refus effarouché de Lucrèce qui le conduit à s’abandonner, sans doute pour la première fois, à une chaude fureur, en s’armant d’un poignard184.
125Dans La Mort de Cyrus de Quinault (1658), le méchant Odatirse pratique sans cesse l’équivoque, figure essentielle de la raillerie : quand il semble à son interlocuteur qu’il lui jure une fidélité absolue, il déclare en réalité à mots couverts (intelligibles pour le spectateur qui connaît sa duplicité) tout le contraire : il est son rival en amour et ne compte nullement se retirer de la partie185. De même, dans Astrate de Quinault (1664), l’ambitieux et exécrable Agénor, lorsque Astrate lui demande de restituer l’anneau royal, n’oppose pas à son rival un refus éclatant et des cris de colère. Plutôt que de tempêter, il préfère railler. Il se plaît ainsi à dire qu’il gardera l’anneau royal et deviendra l’époux de la reine, bien que celle-ci lui préfère Astrate :
Pour vous en consoler, songez qu’au fond de l’âme
La Reine avec regret s’arrache à votre flamme.
Goûtez ce doux triomphe ; imaginez-vous bien
Qu’auprès de votre sort, tout mon bonheur n’est rien ;
Et par les faux appas d’une victoire vaine,
Soyez ingénieux à flatter votre peine186.
126Pour éviter de s’emporter, de jurer, de tonner, le personnage peut donc pratiquer la raillerie cinglante. Cette alternative à la fureur est particulièrement fréquente chez les personnages féminins, qui en raillant échappent au risque de ressembler à des poissonnières, et chez les méchants et les tyrans. Mais il est une seconde voie mondaine possible pour le personnage saisi de stupeur, de colère et de douleur : la voie élégiaque, que semblent privilégier les théories de La Mesnardière sur l’honnêteté. Au lieu de se répandre, dans sa douleur, en injures et en blasphèmes, le personnage, sous le coup de l’amour en particulier, pleure, soupire, gémit et fait état de la langueur qui le saisit.
La tentation élégiaque : l’amour source de langueur
127Qu’est-ce qu’une belle poésie ? C’est avant tout pour La Mesnardière un poème dont les sentiments et le style sont en conformité avec le genre auquel il appartient. Pointant ainsi le caractère spécifique de chaque poésie, La Mesnardière situe la tragédie du côté de la grandeur et de la majesté (« Cette dépravation de goût leur fait souvent admirer l’affectation et la mollesse, même dans le Poème Tragique187 » dit-il des mauvais critiques) tandis que « l’Élégie est une espèce de Poème qui est propre aux choses lugubres188 », à la mort et à l’amour en particulier, « son style étant conforme à ses pensées douloureuses, ses paroles […] modestes, son élocution languissante et son caractère facile189 ». Et La Mesnardière, après avoir remarqué que l’élégie, dans l’Antiquité, se distinguait par sa forme métrique (les distiques élégiaques, composés d’un hexamètre et d’un pentamètre) et non par sa matière, si bien qu’elle pouvait rouler sur les sujets les plus divers, conseille au poète moderne « de n’employer l’Élégie qu’aux choses tristes et lugubres190 », car « la tristesse et la douleur lui sont infiniment plus propres que la joie et les délices191 ». Par ailleurs, selon lui, l’Élégie n’a pas à être courte192. Si l’élégie se caractérise par sa tristesse et peut être longue, elle tend donc à se rapprocher de la tragédie.
128Quelle est par ailleurs l’élégie préférée de La Mesnardière ? C’est celle qui ouvre le troisième livre des Amours d’Ovide et « raconte l’entrevue de la Poésie Élégiaque et de la grave Melpomène193 » qui se disputent les faveurs du poète, bref celle qui lie élégie et tragédie. Bien plus, loin de séparer radicalement, comme il le professait au début, les différents genres, La Mesnardière fait de l’élégie un possible de la tragédie, un possible qui de fait devient une nécessité dès lors que le héros tragique ne peut plus entrer dans de terribles fureurs mais peut seulement se plaindre. Privilégier le héros honnête et raisonnable, seul capable d’émouvoir le public, c’est en effet encourager « le discours languissant d’une personne affligée », qui n’est autre que la définition de l’élégie selon La Mesnardière.
129Entre les deux genres que sont la tragédie et l’élégie est tout d’abord abolie dans La Poétique la principale différence, qui tient à ce que la tragédie est imitation d’une action par des acteurs (en d’autres termes, elle donne lieu à un spectacle), quand l’élégie est un discours. La Mesnardière tire en effet la tragédie du côté des discours pathétiques, en affirmant que « Le Discours est le plus noble moyen pour émouvoir les Auditeurs194 ». Si la tragédie excelle par ses discours pathétiques plutôt que par les actions pitoyables représentées sur le théâtre, la différence générique entre poésie et poésie dramatique est, dans une large mesure, levée.
130Et La Mesnardière souligne lui-même la proximité entre élégie et tragédie en conseillant, paradoxalement, à la tragédie de manier le style moyen plutôt que le style sublime. Les poètes tragiques modernes, souvent trop « grands amateurs de sentiments trop élevés195 », doivent davantage s’intéresser aux sentiments raisonnables, sans outrance, qui trouveront leur expression dans un style médiocre, style qui est normalement le style de l’élégie. Car pour La Mesnardière, c’est une erreur des poètes tragiques modernes que d’affectionner les figures de rhétorique clinquantes, « les Fleurs, les Pointes et les Antithèses », le grand sentant trop souvent l’enflure :
Je pleurerai avec Œdipe, s’il déplore ses infortunes d’une façon sérieuse, humiliée, languissante, et conforme à sa douleur. Mais s’il parle de telle sorte qu’il me fasse apercevoir qu’il veut passer pour Harangueur, et non pas pour misérable, je lui crierai hautement qu’il lui siérait mieux de se pendre aux fenêtres de son Palais, que de déclamer sur la Scène196.
131Les sentiments raisonnables et leur expression en style moyen favorisent la compassion, qui est le propre de la tragédie. Bien plus, le trop grand, l’emphase, prête à rire, même dans le cadre de la tragédie, tant cette pompe excessive peut sembler inadaptée. En effet, le poète tragique qui veut atteindre le sublime par la pompe et l’emphase « est aussi ridicule dans ces guindements de Pensées, et dans ces affectations qui énervent le Langage et démentent la Tragédie, que serait une grande Dame condamnée à perdre la tête, si en allant au supplice elle voulait être parée et porter sur l’échafaud les perles et les diamants dont elle éblouissait les yeux aux grandes fêtes de la Cour197 ». Le poète tragique a beau être le poète de la grandeur, s’il voulait s’élever excessivement par la rareté et la violence des sentiments qu’il prête à ses personnages, il ne serait autre qu’un poète vain, qui oublie que l’heure est à la tristesse et à la compassion, aux douleurs profondes qui ne souffrent pas de mise en scène.
132En outre, élégie et tragédie se ressemblent par leur public. Ce sont pour La Mesnardière deux genres réservés aux grandes âmes, à proscrire absolument selon lui pour le peuple. La tragédie « est l’école des Rois », et apparaît « profitable seulement aux grandes âmes198 » (ce n’est pas un hasard si Alexandre était passionné de tragédie), de même que l’élégie ne souffre pas de lectorat populaire : « J’estime qu’il n’est pas besoin d’expliquer la Dithyrambique, l’Élégie, ni la Satyre, pour faire voir par leur nature qu’elles n’ont rien de convenable à la grossièreté du peuple199 ».
133Le rapprochement avec l’élégie devient encore plus flagrant si l’on étudie les situations tragiques que La Mesnardière conseille au poète. Opposant les « actions odieuses », qui suscitent l’horreur puis la terreur chez le spectateur, aux « actions pitoyables », faisant naître la pitié, La Mesnardière ne cache nullement sa préférence pour le second type d’actions200. Aux sujets antiques, La Mesnardière reproche précisément de représenter trop souvent des crimes exécrables, et il préfère pour la tragédie moderne des sujets excluant les « crimes abominables » :
N’estimant pas les Tragédies qui sont fondées sur ces horreurs, que je souffre simplement à cause que Le Philosophe [Aristote] et la pratique des Anciens m’empêchent de les condamner, je me veux étendre si peu sur l’Art d’exciter la Passion qui doit leur être attachée, qu’on juge par mon procédé que je ne prends pas plaisir à conduire l’esprit du Poète en ces mauvaises Actions201.
134La tragédie moderne dont La Mesnardière esquisse le programme présente en somme des héros civils et galants, qui tombent dans des malheurs modérés dus le plus souvent à l’amour, suscitant ainsi la compassion des spectateurs. La passion amoureuse, thème de prédilection de l’élégie et passion moderne par excellence202, occupe de manière révélatrice une place décisive dans le traité de La Mesnardière : « Nous ne sommes pas si sévères que de bannir de la Scène tous les Sentiments d’amour, qui sont l’âme du Théâtre […]. Pourvu que le Poète demeure dans la Bienséance du sexe et de la condition, il peut faire aller l’amour jusques à l’embrasement203 ». Tout est donc une question d’adéquation (de « raison » ou encore de « justesse » pour employer les termes de La Mesnardière) et aucun dérèglement amoureux excessif ne semble prohibé. De fait, La Mesnardière s’intéresse surtout aux malheurs qui accompagnent l’amour, violente jalousie et souffrances de la séparation. Concernant la jalousie et les débordements qu’elle permet, le théoricien distingue des cas de figure différents, en fonction des critères du « sexe » (homme ou femme) et de la « condition » (rang noble ou rang médiocre)204. Le sexe et le rang de la personne aimée permettent de déterminer le caractère plus ou moins hyperbolique des compliments amoureux, et surtout la virulence des reproches que peut prononcer l’amant sous l’empire de la jalousie.
135Quant à la peinture des déplaisirs amoureux, La Mesnardière renvoie tout bonnement le poète tragique au modèle des élégiaques latins. En définitive, explique-t-il, le secret pour le personnage amoureux abandonné est de susciter la pitié de l’être aimé. Loin de se répandre en récriminations, qu’il cherche plutôt à apitoyer celui qui le délaisse :
Que si le Poète demande comment il faut exprimer la première de ces Passions, je lui répondrai que l’Amour désire d’être expliqué par des termes doux et soumis, languissants et pitoyables. Que la meilleure manière pour réussir en ces folies est d’émouvoir la Pitié en la personne qu’on adore. Que ces maladies de l’esprit se glissent admirablement par la voie de la douceur, et que cet aimable poison agit très efficacement dessus un cœur amolli, et sur une âme attendrie par une Compassion perfide, et qui va troubler son repos205.
136Le modèle de ce discours qui vise à susciter la pitié de l’être aimé est alors celui de Didon à Énée, qui use de « termes humiliés et tous remplis de Compassion206 ». Ce modèle est tellement indépassable que La Mesnardière se flatte d’avoir réécrit le discours de Didon suppliant celui qui l’abandonne dans sa propre tragédie, Alinde : « C’est ainsi que dans Alinde, un Amant parle à sa Maîtresse207 ».
137Le modèle de la supplication amoureuse, même au sein de la tragédie, est donc bien un modèle élégiaque : après avoir cité Didon, La Mesnardière loue Sappho208, Catulle, Gallus et Properce d’avoir su « exprimer les souffrances amoureuses ». Qui plus est, le discours élégiaque est si admirable qu’il peut également, dans une conception élargie, servir de modèle pour exprimer toutes les souffrances qui se peuvent rencontrer dans la tragédie, et non pas exclusivement les souffrances amoureuses. Écoutons le médecin-poète :
Dieu la merveilleuse peinture [le discours de Didon], et le pitoyable discours ! Est-il une âme assez barbare pour ne pas donner des louanges à l’expression de cette Reine, des plaintes à sa destinée, et des larmes à son trépas !
Voilà comment les misérables doivent et parler et agir. C’est par ces termes sérieux, languissants et abattus que les douleurs inconsolables, de quelques espèces quelles soient, doivent être représentées209.
138Le discours élégiaque est ainsi présenté comme le discours fondateur et archétypal des souffrances tragiques, ce qui n’est pas peu paradoxal si l’on songe que toute une large critique moderne considère que la tragédie et l’élégie sont des genres que les poètes et les théoriciens se sont toujours gardés de mêler210.
139Quand la fureur dans la tragédie ne paie plus, il incombe au dramaturge judicieux de proposer d’autres comportements pour ses personnages accablés. Les faire railler est une voie possible et largement exploitée, intéressante en ce qu’elle suppose une feinte douceur sous laquelle se cache toujours une authentique perfidie, petit coup de poignard adressé par une femme à une autre, poignard suspendu quand un méchant tient des propos doucereux que démentent ses intentions meurtières. Mais le dramaturge peut aussi substituer à la fureur tonitruante la langueur, la plainte, le dépérissement. La Mesnardière, en 1639, fournit au poète dramatique les assises théoriques de ce choix. Selon lui, l’action tragique gagnera à être pitoyable plutôt que cruelle et à rouler de préférence sur les malheurs de l’amour, tandis que les héros seront en toutes circonstances civils et galants, renonçant aux fureurs et aux blasphèmes pour préférer les plaintes et les larmes. En ce sens, la tragédie moderne, telle que La Mesnardière la préconise, semble être une tragédie en mineur, une tragédie « éthique » selon l’expression de G. Declercq211. La tragédie programmatique de La Mesnardière s’inscrit, peut-on penser, dans la vieille opposition oratoire entre pathos et ethos, ces deux degrés de l’expression passionnelle selon Quintilien212, où l’ethos correspond à une forme adoucie du pathos qui se situe quant à lui du côté de la véhémence. L’élégiaque apparaît alors comme une modulation de la preuve pathétique, le grand orateur étant capable de passer d’un pathos véhément à un ethos élégiaque. C’est celui-ci qui semble séduire, plus que celui-là, la tragédie dès sa rénovation.
Conclusion du chapitre iv
140C’est dès 1634 que le théâtre tragique se montre sensible aux charmes de la douceur. Les héros tragiques usent, à bon ou à mauvais escient, d’un langage galant et se plient à l’impératif de galanterie, respectant les règles de comportement en société et renonçant par là-même aux fureurs éclatantes particulièrement malséantes. Aux colères tonitruantes qui caractérisent le vieil arsenal tragique les personnages préfèrent une raillerie plus moderne ou une langueur tout élégiaque. La douceur séduit également, semble-t-il, les comédiens, et les tragédiens se voient paradoxalement loués pour leur jeu empreint d’une heureuse honnêteté, civile et élégante.
141Cette douceur au sein de la tragédie est, de manière plus générale, à mettre en relation avec l’idéal de simplicité et de « médiocrité » qui, lui aussi, commence à poindre dès les années 1630-1640. En effet, en 1633, Corneille essaie, avec Mélite, de promouvoir pour la comédie un « style naïf » imitant « la conversation des honnêtes gens213 ». En poésie, Voiture serait, selon Rapin allégué par Baillet, l’un des premiers qui ait entrepris de retrancher des vers « le faux-brillant des grands mots et l’affectation du grand style214 ». Même Balzac en vint à se faire le défenseur d’une façon d’écrire plus discrète et plus modeste que celle qu’il pratiquait à ses débuts. Dans Du Caractère et de l’instruction de la comédie (1665), il fait l’éloge du style moyen et vante les mérites d’une simplicité sans parure mais aux agréments certains. La simplicité et la médiocrité deviennent des exigences impérieuses et surgissent dans des genres où on ne les attend pas. Ainsi même le grand genre qu’est la poésie épique ne doit pas négliger la simplicité, selon Marolles et Le Laboureur. Dans la préface de son Charlemagne, Le Laboureur s’en prend aux amateurs d’épopée qui « ont conçu une pensée si étrange de la pompe et de la magnificence que doit avoir le poème épique » qu’ils veulent que l’auteur « dans toute sa course ne marche qu’à pas de géant ou plutôt qu’il ne marche point du tout, mais qu’il vole et qu’il se perde dans les nues215 ». C’est là selon Le Laboureur une hérésie, tant selon lui « la nature n’est point une hydropique pour vouloir que la poésie, qui ne fait que l’imiter, soit ainsi tirée et tendue, pour ne pas dire bouffie216 ». Et dans son Traité du poème épique, l’abbé de Marolles enseigne également au futur auteur d’épopée qu’« il faut bien donner de garde qu’il y paraisse de l’affectation et que, pour ne ramper pas avec des expressions communes ou médiocres, on ne s’élève point aussi de telle sorte qu’on paraisse plutôt bouffi que majestueux217 ». Certes la crainte de confondre le majestueux avec le bouffi est un topos des recommandations aux auteurs des grands genres mais, martelé, ce conseil montre que le bouffi commence très tôt, autrement dit que même la pompe ne saurait se passer de simplicité.
142Corollaire de la douceur, les larmes participent de la tentation galante qui saisit le théâtre tragique. Si la tradition tragique ne les ignorait pas, elle les réservait en revanche pour les grandes occasions, quand le dolor naît de la mort d’un proche notamment, et pour un certain type de personnages féminins. Sous l’influence galante, l’extension du domaine des larmes est insigne.
Notes de bas de page
1 Voir M.-F. Hilgar, La Mode des stances dans le théâtre tragique du xviie siècle, Paris, Nizet, 1974.
2 Éthique à Nicomaque, livre IV, § 12 à 14.
3 Outre le De Oratore, Cicéron traite de la raillerie dans l’Orator (§ 26) où il oppose facetiae et dicacitas, dans le De officiis (I, 104) et dans une lettre à Papirius Paetus (Ad familiares, 9, 15, 2 dans Correspondance, t. VII, éd. J. Beaujeu, Les Belles Lettres, 1980, p. 137).
4 Guez de Balzac, « Suite d’un entretien de vive voix, ou de la conversation des Romains », dans Œuvres diverses (1644), éd. R. Zuber, Paris, H. Champion, 1995, p. 81.
5 Ibid., p. 82.
6 Ibid, p. 94 : « Il [Auguste] répondait quatre paroles à la longue harangue des ambassadeurs d’Espagne ; mais ces quatre paroles méritaient une autre harangue encore plus longue pour les louer ». Ces quatre paroles constituent une spirituelle réplique faite par Auguste aux envoyés de Tarragone venus lui annoncer qu’un palmier avait poussé sur son autel. Auguste leur répondit : « On voit bien que vous y faites souvent du feu ».
7 Ibid., p. 87.
8 Ibid, p. 87. Ce bon mot est le suivant. Pour marquer qu’il aimait que sa jolie femme se jetât contre lui au moment de l’orage par crainte du tonnerre, Caton dit à ses amis en parlant de sa femme « qu’elle avait trouvé le moyen de lui faire désirer le mauvais temps, et qu’il n’était jamais si heureux que quand Jupiter était en colère » (p. 87).
9 Plassac, Les Lettres de M. de Plassac, Paris, [sans nom d’éditeur], 1648, préface. L’ouvrage, rare, ne se trouve pas à la BNF. Il figure à la Bibliothèque Méjanes, à Aix-en-Provence.
10 Méré, De la Délicatesse dans les choses et l'expression, dans Œuvres complètes, éd. Ch.-H. Boudhors, Paris, Éditions Fernand Roches, 1930, t. III, p. 136.
11 II, 1. Jupiter demande à Momus, censeur des Dieux, d’être son confident et de remplacer ainsi Mercure qui éveillerait les soupçons de Junon. Momus se plaint de cet emploi et, à la scène 7 de l’acte III, se réjouit de voir arriver Mercure (qui n’est autre que Junon déguisée en Mercure) : il pense à ce moment pouvoir rendre son tablier de confident.
12 V, 2.
13 V, 3.
14 III, 4.
15 II, 1.
16 I, 1.
17 Cicéron, De Oratore, livre II, 218 pour l’opposition entre cavillatio et dicacitas.
18 Ibid., livre II, 246.
19 C’est là la traduction d’E. Courbaud (Paris, Les Belles Lettres, 2002 [1re éd. 1928], p. 114).
20 Cicéron, De Oratore, livre II, 260.
21 Ibid, livre II, 249, éd. cit., p. 110.
22 Quintilien, Institution oratoire, VI, 3 « De risu », 35, trad. J. Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 2003 [1re éd. 1976], p. 43.
23 Ibid., VI, 3, 83.
24 Ibid., VI, 3, 93 et 94.
25 Méré, De la délicatesse dans les choses et dans l'expression, dans Œuvres complètes, éd. cit., t. III, p. 121.
26 Callières, Des bons mots et des bons contes. De leur usage de la raillerie des Anciens et des railleurs de notre temps, Paris, Barbin, 1692, t. I, p. 5.
27 Ibid., p. 9.
28 Ibid., p. 8.
29 Deux exemples parmi d’autres : dans Cinna, Auguste ne rechigne pas à reprendre le mot de Jules César découvrant Brutus parmi les conjurés qui l’assassinent et Tu quoque mi fili donne naturellement naissance dans sa bouche à « Et toi ma fille aussi », prononcé à l’intention d’Émilie. Et, à la scène 3 de l’acte IV de Britannicus, Burrhus rappelle fidèlement la parole historique prêtée à Néron par Sénèque et Suétone, vellem litteras nescirem, « Puissé-je ne pas savoir écrire », prononcée par Néron au moment de signer l’acte qui envoie à la mort un condamné.
30 IV, 3. Zénobie estime que l’acharnement d’Aurélien est dû à ce qu’il a été vexé de son refus de l’épouser.
31 I, 2.
32 V, 2.
33 IV, 1.
34 III, 1.
35 III, 4.
36 IV, 3.
37 « Je ne puis encore oublier que toute cette conférence n’a sa beauté ni sa force que dans le milieu lorsqu’ils traitent de la Politique, où j’ai fort bien remarqué M. Corneille ; mais le commencement est chargé de grands compliments ennuyeux, et indignes des Héros ; ils se donnent de l’encens l’un à l’autre, ils se flattent et tombent dans de petites civilités peu nécesaires. » D’Aubignac, Seconde Dissertation, éd. cit., p. 50.
38 V. 777-781.
39 Sertorius, dernière scène.
40 III, 4.
41 II, 4.
42 II, 5.
43 III, 5.
44 Achille est coupé dans son compliment en ces termes par Clytemnestre : « De grâce bannissons tous ces termes flatteurs. » III, 5.
45 Introduit en France par B. Gracian qui consacre dans son ouvrage Le Héros (1630) un chapitre entier à la notion, le « je ne sais quoi » réjouit le cœur des mondains dès les années 1630. En 1635, Gombault prononce ainsi un discours à son sujet à l’Académie. En 1671, Le P. Bouhours déplie longuement la notion dans le cinquième des Entretiens d’Ariste et d'Eugène. Pressé par Eugène de dévoiler la nature de ce « je ne sais quoi », Ariste réplique qu’il « est bien plus aisé de le sentir que de le connaître » et que « ce ne serait plus un je ne sais quoi, si l’on savait ce que c’est ». Ainsi, la nature du « je ne sais quoi » est d’être « incompréhensible et inexplicable ».
46 Th. Corneille, Antiochus, II, 4 et V, 1.
47 Mlle Desjardins, Nitetis, V, 2.
48 V, 1.
49 Odatirse dans La Mort de Cyrus, IV, 3 :
« Mon esprit toutefois s’étonne et s’embarrasse
Et sans aucun sujet, je ne sais quel effroi,
De mon cœur interdit s’empare malgré moi. »
50 Nitetis, II, 7.
51 Statira dans Darius de Th. Corneille (I, 4), Élise dans Policrate de Boyer (III, 1), Aristonne dans Le Mariage de Cambyse de Quinault (II, 2), Cléonice dans Pausanias de Quinault (II, 1), Lavinie dans Agrippa de Quinault (V, 2), Isménie dans La Mort de Démétrius de Boyer (II, 5).
52 Le roi Policrate dans Policrate de Boyer (IV, 1), le roi Séleucus dans Stratonice de Quinault (I, 4).
53 Amalasonte dans Théodat de Th. Corneille (V, 2).
54 Comme l’a fait remarquer D. Denis, il est révélateur que Pellisson, pour condamner l’ingéniosité des lettres et des billets, compose… une lettre galante, adressée en octobre 1656 à Mlle Le Gendre. D. Denis, Le Parnasse galant, p. 336.
55 Colletet donne la définition suivante (L’Escole des Muses, p. 68 ; cité par Alain Génetiot, Les Genres lyriques mondains (1630-1660), Genève, Droz, 1990, p. 60-61) : « Nos Poètes ont emprunté des Italiens cette sorte de Poème, [composé] de toutes sortes de vers presque tous différents de rimes […] tous entremêlés dans le même Poème. […] Le nombre de ses vers [est] à la volonté du poète, jusqu’à dix-neuf. » W. Th. Elwert, explique A. Génetiot, a néanmoins relevé des madrigaux-épîtres dont la longueur était de vingt-cinq vers.
56 Première strophe : a b b a b a a. Deuxième strophe : c d c d c d c d. Troisième strophe : e e f f e f e.
57 I, 10. Cette lettre est lue à haute voix par un personnage indélicat qui l’a ouverte, alors qu’il était simplement chargé de la transmettre à la reine Amalasonte.
58 Traitté de l'Épigramme, section XII, p. 75 ; cité par Alain Génetiot, Les Genres lyriques mondains (1630-1660), p. 56.
59 La notion de pointe, consubstantielle à l’épigramme, est complexe. En particulier, la pointe estelle nécessairement satirique ? Si de fait, elle l’est souvent, il n’en demeure pas moins que cela n’est pas une stricte obligation. La pointe qui termine l’épigramme doit être avant tout brillante, surprenante, mémorable, mais il n’est pas absolument nécessaire qu’elle relève de la tonalité satirique.
60 Voir notamment Bajazet (IV, 1), l’Hippolyte de Bidar (III, 1), La Mort de Démétrius de Boyer (IV, 2), Pyrame et Thisbé de Pradon (III, 6), et la chanson d’amour de Timarette à Sésotris dans Sesostris de Françoise Pascal (II, 2).
61 I, 4.
62 III, 3.
63 III, 3.
64 Drusus déclare longuement son amour à Agrippine à la scène 2 de l’acte I, puis à Livie à la scène 3 de l’acte III.
65 Pour une rapide présentation historique du genre et un aperçu sous forme d’extraits choisis, voir les analyses de J. Lafond dans Moralistes du xviie siècle, Paris, Laffont, 1992, p. 33-54.
66 Maxime Gaume (dans Les Inspirations et les sources de l'œuvre dHonoré d’Urfé, Saint-Étienne, Centre d’Études Foréziennes, 1977, p. 436) pense que les cas de conscience sont le fruit d’une double filiation : ils seraient vraisemblablement hérités de la formation des jésuites, férus de disputes sur les sujets de morale, mais constitueraient aussi sans doute le dernier avatar des questions d’amour du Moyen Age.
67 L'Astrée, IV, 11, 678.
68 Ibid., II, 393.
69 I, 1.
70 III, 2.
71 IV, 1.
72 V, 3.
73 Rayssiguier, Tragi-comédie pastorale, où les amours d'Astrée et de Céladon sont mêlées à celles de Diane, de Silvandre et de Pâris, avec les inconstances d'Hylas (1630), III, 2.
74 J.-Y. Vialleton, Poésie dramatique et prose du monde. Le comportement des personnages dans la tragédie en France au xviie siècle, Paris, H. Champion, 2004, p. 423-432.
75 J. Desmarets [de Saint-Sorlin], Clovis ou la France chrétienne, Paris, A. Courbé, H. Le Gras et J. Roger, 1657, préface, non paginée.
76 J. Desmarets [de Saint-Sorlin], Clovis ou la France chrétienne, Paris, A. Courbé, H. Le Gras et J. Roger, 1657, préface, non paginée.
77 Remarques sur les Iphigénies, dans Racine, Œuvres complètes, éd. cit., p. 808-809.
78 Villiers, Entretiens sur les tragédies de ce temps, dans Racine, Œuvres complètes, éd. cit, p. 779.
79 Ibid., p. 783.
80 Ibid., p. 786.
81 Barbier d’Aucour, Apollon charlatan, dans Racine, Œuvres complètes, éd. cit., p. 733.
82 v. 711-717.
83 César, dans Pompée, s’exprime aussi avec galanterie, mais comme cette galanterie de César est longuement rapportée par les sources historiques, nous l’étudions, dans une autre perspective, au chapitre VII.
84 Voir les scènes I, 1 ; II, 4 ; IV, 1.
85 Troisième Dissertation, dans Dissertations contre Corneille, éd. cit., p. 103.
86 « La tendresse n’est point de l’amour d’un Héros,
Il est honteux pour lui d’écouter des sanglots,
Et parmi la douceur des plus illustres flammes,
Un peu de dureté sied bien aux grandes âmes. » Suréna, V, 3.
87 V, 6.
88 Voir Plutarque, Vies parallèles, « Vie de Thésée », XXIX, traduction de J. Alexis Pierron, GF Flammarion, p. 122. Plutarque rapporte les nombreux mariages de Thésée. Racine doit d’ailleurs, dans Phèdre, pour rendre Thésée fidèle à Phèdre sans heurter de plein front la légende, le présenter comme un galant repenti, un coureur de guilledou amendé.
89 Voir D. Denis, Le Parnasse galant, p. 321-338.
90 La Manière de bien penser dans les ouvrages d'esprit paraît pour la première fois en 1687, mais la correspondance entre Bouhours et son ami Bussy-Rabutin montre que l’ouvrage est en chantier dès 1677.
91 Bouhours, « Second Dialogue », dans La Manière de bien penser dans les ouvrages d'esprit, éd. S. Guellouz, Toulouse, SLC, 1988, p. 132.
92 Ibid., p. 81, 82, 138, 154.
93 Ibid., p. 239.
94 Ibid., p. 131.
95 Ibid., p. 149.
96 Ibid., p. 149.
97 Ibid., p. 132.
98 Auteur d’épigrammes (Diverses petites poésies, Paris, A. Cramoisy, 1667) parues sous le pseudonyme du chevalier d'Aceilly.
99 Bouhours, « Second dialogue » dans La Manière de bien penser dans les ouvrages d'esprit, éd. cit., p. 134.
100 Ibid., p. 183-198.
101 Ibid., p. 213.
102 Ibid., p. 122.
103 Ibid., p. 128.
104 Subligny, La Folle Querelle, dans Racine, Œuvres complètes, éd. cit., p. 270.
105 Ibid., p. 270.
106 L’auteur anonyme de la Dissertation sur les tragédies de Phèdre et Hippolyte accuse la Phèdre de Pradon de « ne pas avoir assez de tenue ».
107 Corneille, Œuvres complètes, éd. G. Couton, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, p. 788-789. De fait, Corneille fut sensible à cette remarque, comme le montrent les transformations opérées sur Le Cid entre 1637 et 1660.
108 Méré, « Des agréments », dans Œuvres complètes, éd. cit., t. II, p. 15.
109 Abbé de Villars, La critique de Bérénice, seconde partie [critique de Tite et Bérénice de Corneille], dans G. Michaut, La Bérénice de Racine, Paris, Société Française d’Imprimerie et de Librairie, 1907, appendice C, p. 266.
110 Ibid., p. 266.
111 Ibid., p. 266-267.
112 Ibid., p. 267.
113 Scudéry, Observations sur le Cid, dans Corneille, Œuvres complètes, éd. cit., t. I, p. 791.
114 D’Aubignac, Première Dissertation.
115 Subligny, La Folle Querelle, dans Racine, Œuvres complètes, éd. cit., p. 272-273.
116 Villars, La Critique de Bérénice [critique de la Bérénice de Racine], dans Racine, Œuvres complètes, éd. cit., p. 515.
117 [Anonyme], Dissertation sur les tragédies de Phèdre et Hippolyte, dans Racine, Œuvres complètes, éd. cit., p. 885.
118 Ibid., p. 888.
119 Ibid., p. 888.
120 Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1986 [1re éd. 1950], p. 42-46.
121 Corneille aurait dénigré la tragédie de la protégée du sulfureux abbé, Mlle Desjardins (future Mme de Villledieu), intitulée Manlius. D’après Donneau de Visé (Défense de Sophonisbe, dans Granet, Recueil de dissertations, 1738, t. I, p. 156) l’abbé se serait vexé que Corneille ne lui demande pas de conseils pour ses poèmes dramatiques.
122 Scudéry, Observations sur le Cid, éd. cit., p. 792.
123 Les propos jugés indécents par Scudéry sont les vers 1563-1566 (V, 1).
124 V. 1567.
125 Scudéry, Observations sur le Cid, éd. cit., p. 792. Corneille s’expliquera en 1660, dans l’Examen de la pièce, sur la prétendue impudicité de Chimène. C’est dans un brusque élan de passion qu’elle se laisse emporter jusqu’à dire « Sors vainqueur d’un combat dont Chimène est le prix », mouvement impétueux qu’elle regrette aussitôt et qui cède la place à un retour de l’âme dans son assiette lors de son entretien avec sa confidente. Voir Corneille, Examen du Cid, éd. cit., p. 700-701.
126 D’Aubignac, Deuxième Dissertation, éd. cit., p. 47.
127 D’Aubignac, Troisième Dissertation, éd. cit., p. 99.
128 Saint-Evremond, Œuvres en prose, éd. R. Ternois, t. I, p. 239.
129 Préface d’Argélie, p. A5.
130 II, 3.
131 II, 3.
132 Prologue, scène 3.
133 Sur le furor propre aux tragédies latines, voir F. Dupont, Les Monstres de Sénèque, Paris, Belin, 1995.
134 La Mesnardière, La Poétique, Genève, Slatkine Reprints, 1972 [réimpression de l’édition de 1640], p. 100-101. Nous soulignons.
135 Ibid., p. 101.
136 Ibid., p. 102.
137 Ibid., p. 102.
138 Ibid., p. 104.
139 Ibid., p. 104.
140 Ibid., p. 294.
141 Ibid., p. 295.
142 Ibid., p. 28
143 « Table des matières », entrée « Douceur d’esprit fondement de la compassion ».
144 Ibid., p. 83.
145 Ibid., p. 387.
146 La Mesnardière reproche, par exemple, dans l'Andromaque d’Euripide, à Ménélas de se conduire brutalement envers « la veuve du Grand Hector » (p. 156) et à Ulysse d’oublier qu’il parle à une Princesse dans les propos « effroyables » qu’il lui tient, pour qu’elle révèle où se trouve son jeune enfant (p. 317).
147 Nous développons ce point dans la suite du chapitre, dans la section intitulée « La tentation élégiaque : l’amour source de langueur ».
148 Par exemple, l’empereur Commode, dans la pièce de Thomas Corneille, blasphème largement. Dans La Mort de Demetrius de Boyer, le méchant Milon donne libre cours à ses fureurs (voir notamment la scène V, 11).
149 IV, 7.
150 Corneille, Le Cid, V, 5, v. 1727-1740.
151 Chimène a donc été « retouchée » par Corneille dans le sens des Observations de Scudéry, qui estimait que l’héroïne « joue le rôle d’une Furie ».
152 II, 2.
153 II, 3.
154 La Mesnardière, La Poétique, p. 73-74.
155 « C’est aussi pour cette raison [le Poète ne doit pas seulement enseigner, il doit aussi plaire] qu’il doit tâcher d’acquérir la souveraine politesse, qui est proprement la grâce qui touche l’Imagination, au lieu que le Philosophe doit viser à la discipline, qui concerne l’Entendement. » La Mesnardière, op. cit., p. 3.
156 La Mesnardière, La Poétique, p. 87-88.
157 J.- Y. Vialleton, op. cit., p. 602-609.
158 Sorel, Histoire comique de Francion, éd. F. Gavarini, A. Scoysman et A. Lia Franchetti, Paris, Gallimard, 1996, p. 192.
159 Scarron, Roman comique, éd. Y. Giraud, Paris, Le Livre de Poche, 1994, p. 196.
160 Entretien VI.
161 Nouvelles Nouvelles, III, 261 (1663) ; cité par P. Mélèse, Répertoire analytique, p. 86.
162 La Bruyère, Les Caractères, III, 33, éd. R. Garapon, Paris, Garnier, 1995, p. 119.
163 Mercure Galant de février 1691, p. 243 ; cité par P. Mélèse, Le Théâtre et le public, p. 192.
164 Boursault, Lettre à la Maruqise de B…, dans Lettres nouvelles, I, 302 (1693 ?) ; cité par P. Mélèse, Répertoire analytique, p. 77.
165 Ce rôle est attesté dans le registre sérieux. Voir G. Mongrédien et J. Robert, Les Comédiens français du xviie siècle. Dictionnaire biographique, CNRS, 1981, p. 303 « Liste des interprétations attestées des comédiens au xviie siècle ».
166 De Tralage, Recueil, IV, 240 ; cité par P. Mélèse, Répertoire analytique, p. 88.
167 Entretiens galans, II, 90 (1681) ; cité par P. Mélèse, Le Théâtre et le public, p. 194.
168 S. Chaouche, L'Art du comédien. Déclamation et jeu scénique en France à l'âge classique (1629-1680), Paris, H. Champion, 2001, p. 150 et suiv.
169 Michel Le Faucheur, Traité de l'action de l'orateur ou de la prononciation et du geste (1657), dans Sept traités sur le jeu du comédien et autres tetxtes, éd. S. Chaouche, Paris, H. Champion, 2001, p. 75.
170 Ibid., p. 121.
171 Voir J.-Y. Vialleton, op. cit., p. 611-644.
172 I, 4, v. 245-246.
173 I, 4, v. 260.
174 II, 3, v. 520-521.
175 III, 4.
176 La raillerie masquée entre femmes tourne également au persiflage dans Tite et Bérénice (1670), dans une scène qui oppose Bérénice et Domitie (III, 3). Signalons aussi, comme scènes de persiflage féminin, l’affrontement contenu de Camille et Sabine dans Horace, celui d’Eryxe et Sophonisbe dans la pièce de ce même nom (I, 3), et celui de Camille et Palutine dans Othon (IV, 4).
177 II, 1.
178 Dans Stratonice (1660), la princesse Stratonice, amoureuse du prince Antiochus, s’entretient avec Barsine qui n’a d’amour que pour la couronne mais toutes les deux feignent également de jubiler (II, 4). Chaque héroïne tient un discours parfaitement opposé à ce qu’elle pense, ce qu’elle aime, ce qu’elle désire, et c’est son interlocutrice qui lui renvoie, de façon spéculaire mais aussi railleuse, la peinture du fond de son cœur. Voir aussi pour un autre exemple de persiflage féminin Bellérophon de Quinault, II, 2.
179 Brute dit ainsi :
« Il [Tarquin] croit que la licence est un droit de Couronne,
Que c’est un trait d’esprit de tromper ses amis,
Et que quand l’on peut tout, tout est aussi permis. »
180 II, 3.
181 II, 2.
182 III, 3.
183 Voir le début de la scène III, 5.
184 IV, 2.
185 Voir notamment la scène I, 1.
186 III, 3. Dans Attila, la raillerie remplace de façon explicite la colère du tyran, ainsi que l’a montré Jean-Yves Vialleton, op. cit., p. 735-737.
187 La Mesnardière, Le Charactère élégiaque, Paris, Veuve Jean Camusat, 1640, non paginé, [p. 5]. Les crochets indiquent que la numérotation est de nous.
188 Ibid., [p. 8].
189 Ibid., [p. 10].
190 Ibid., [p. 16].
191 Ibid., [p. 16].
192 Ibid., [p. 16-17].
193 Ibid., [p. 18].
194 La Mesnardière, La Poétique, p. 212-213, commentaire situé en marge du texte.
195 Ibid., p. 277.
196 Ibid., p. 391-392.
197 Ibid., p. 392.
198 Table des matières, non paginée.
199 La Mesnardière, Discours en tête de La Poétique, p. K.
200 La Mesnardière, La Poétique, p. 19.
201 Ibid., p. 99.
202 Voir notre introduction.
203 La Mesnardière, La Poétique, p. 311.
204 Ibid., p. 251.
205 Ibid., p. 365-366.
206 Ibid., p. 367.
207 Ibid., p. 368.
208 Ibid., p. 368.
209 Ibid., p. 385-386.
210 G. Forestier nous semble le premier à avoir véritablement ouvert la brèche, en montrant que certaines héroïnes tragiques étaient proprement des héroïdes antiques. Voir en particulier son article « Écrire Andromaque. Quelques hypothèses génétiques », RHLF, n° 1, 1998, p. 43-62.
211 G. Declercq, « Alchimie de la douleur : l’élégiaque dans Bérénice, ou la tragédie éthique », Littératures classiques, n° 26, janvier 1996, p. 139-165.
212 Quintilien, Institution oratoire, VI, 2, 7-8. Pour Cicéron aussi, l'ethos se situe du côté de la douceur, de l’insinuation presque imperceptible : voir Orator, XXVIII, 97.
213 Examen de Mélite.
214 Baillet, Les Jugements des savants sur les principaux ouvrages et sur les auteurs, Paris, A. Dezollier, 1685-1686, t. IV, p. 219.
215 Le Laboureur, préface de Charlemagne poème héroïque, Paris, L. Billaine, 1666, non paginé.
216 Ibid.
217 Marolles, Traité du poème épique pour l'intelligence de l'Énéide de Virgile, Paris, G. de Luyne, 1662, p. 80.
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