Chapitre III. Passion amoureuse et « moralité du théâtre »
p. 77-100
Texte intégral
1La galanterie, considérée cette fois dans son versant spécifiquement amoureux, est attaquée au nom d’un argument moral : l’amour est accusé de corrompre le théâtre, le montrer sur la scène tragique pervertirait le spectateur. À vrai dire pourtant, les détracteurs de l’amour au nom de la morale considèrent rarement l’amour comme une passion monolithique, en elle-même nécessairement mauvaise : pour la plupart, ils opposent l’amour vertueux et entravé, celui qui unit deux personnes héroïques de semblable condition et se conclut (ou pourrait se conclure) par un mariage, à l’amour effréné, passion folle qui brave la loi ou les interdits sociaux (celui de Phèdre est souvent cité en exemple) et ne peut s’achever que dans le déshonneur et la mort. Il n’est guère que les augustiniens et Boileau pour refuser cette dichotomie.
Les augustiniens et la condamnation de l’amour au théâtre
2Pour les augustiniens, groupe assez hétérogène, comprenant aussi bien ceux qu’on appelle habituellement les jansénistes que des oratoriens, des membres du clergé gallican comme Bossuet, ou des princes de sang tardivement convertis comme Conti, l’amour entre un homme et une femme est essentiellement blâmable parce qu’il consiste à vouer à la créature aimée un amour qui n’est dû qu’à Dieu. Nicole est explicite à ce sujet :
Dieu ne demande proprement aux hommes que leur amour, mais aussi il le demande tout entier. Il n’y veut point de partage. Et comme il est leur souverain bien, il ne veut pas qu’ils s’attachent ailleurs, ni qu’ils trouvent leur repos dans aucune autre créature, parce que nulle créature n’est leur fin… C’est pourquoi, quelque honnêteté qu’on se puisse imaginer dans l’amour d’une créature mortelle, cet amour est toujours vicieux et illégitime, lorsqu’il ne naît pas de l’amour de Dieu ; et il n’en peut naître lorsque c’est un amour de passion et d’attache, qui nous fait trouver notre joie et notre plaisir dans cette créature… l’amour est un culte qui n’est dû qu’à Dieu, comme Dieu ne peut être honoré que par amour. C’est ce qui fait voir qu’il y a une infinité de femmes qui, se croyant innocentes parce qu’elles ont en effet quelque horreur des vices grossiers, ne laissent pas d’être très criminelles devant Dieu, parce qu’elles sont bien aises de tenir dans le cœur des hommes une place qui n’appartient qu’à Dieu seul… Elles prennent plaisir d’être l’objet de leur passion. et elles souffrent sans peine qu’on la leur témoigne par ce langage profane qu’on appelle cajolerie1.
3Le seul amour vertueux dans cette perspective est le pieux amour, et la passion amoureuse qui lie des êtres humains, en ce qu’elle est le fruit du péché originel, ne saurait donner lieu à une distinction entre amour illicite d’une part et amour chaste, c’est-à-dire canalisé ou voué à être canalisé dans le mariage, de l’autre. Pareille subdivision n’est pas pertinente aux yeux des augustiniens puisque ces deux sortes d’amour ont une même origine, la concupiscence. Et c’est cette origine odieuse, même lorsqu’elle n’est pas explicitement rappelée au théâtre, qui marque toujours en dernier lieu l’esprit du spectateur, explique Nicole :
La représentation d’un amour légitime et celle d’un amour qui ne l’est pas font presque le même effet, et n’excitent qu’un même mouvement qui agit ensuite diversement selon les différentes dispositions qu’il rencontre ; et souvent même, la représentation d’une passion couverte de ce voile d’honneur est plus dangereuse, parce que l’esprit la regarde avec moins de précaution, qu’elle y est reçue avec moins d’horreur, et que le cœur s’y laisse aller avec moins de résistance2.
4L’amour illicite a au moins selon Nicole le mérite de la franchise, si bien qu’il choque d’entrée de jeu les bons chrétiens. L’amour chaste en revanche endort leur vigilance et les chrétiens ne croient pas se comporter mal en l’approuvant. Là réside précisément le piège : l’amour dit vertueux est un péché qui avance masqué et n’est donc plus reconnaissable comme tel. Le théâtre doit donc être condamné par le simple fait qu’il montre l’amour :
Il est inutile de dire, pour justifier les Comédies3 et les Romans, qu’on n’y représente que des passions légitimes et qui ont pour fin le mariage ; car encore que le mariage fasse un bon usage de la concupiscence, elle est néanmoins en soi toujours mauvaise et déréglée ; et il n’est pas permis de l’exciter, ni dans soi-même, ni dans les autres. On doit toujours la regarder comme le honteux effet du péché, comme une source de poison capable de nous infecter à tous moments, si Dieu n’en arrêtait les effets. Ainsi, de quelque honnêteté apparente dont les Comédies et les Romans tâchent de la revêtir, on ne peut nierqu en cela même ils ne soient contraires aux bonnes mœurs, puisqu ils impriment une idée agréable d’une passion vicieuse, et qu’ils en font même une qualité héroïque, n’y en ayant point qui paraisse avec plus d’éclat que celle-là dans ces héros de théâtre et de roman4.
5Le théâtre tragique, même lorsqu’il prétend donner à voir un amour héroïque, ne fait rien d’autre que peindre sous un jour avantageux l’affreuse concupiscence, pour la susciter ensuite chez le spectateur par le mécanisme d’identification. Car, comme l’écrit Bossuet, « De quelque façon que vous vouliez qu’on le prenne et qu’on le dore, dans le fond [l’amour]… sera toujours, quoi qu’on puisse dire, la concupiscence de la chair »5. D’où le terrible paradoxe de Senault, mis en lumière par L. Thirouin6, qui reformule cette question : « Plus [la Comédie est charmante], plus elle est dangereuse ; et j’ajouterais même que plus elle semble honnête, plus je la tiens criminelle7 ». Et l’oratorien de prendre l’exemple du Cid :
C’est de quoi [l’innocence du théâtre] je ne tombe pas d’accord ; et pour produire la pièce qui a reçu le plus de louanges et qui a été l’admiration de toute la France : n’est-il pas vrai que Chimène exprime mieux son amour que sa piété, et que son inclination est plus éloquente que sa raison, qu’elle excuse mieux le parricide qu’elle ne le condamne, que sous ce désir de vengeance qu’elle découvre, on y remarque aisément une autre passion qui la retient, et qu’elle paraît incomparablement plus amoureuse qu’irritée ? Disons enfin que l’on voit et que l’on sent que cette fille est préparée à épouser le meurtrier de son père, et que l’amour qui triomphe de la nature la va rendre coupable du crime que son amant vient de commettre. Disons encore que si les filles sont assez sincères pour nous découvrir leurs sentiments, elles avoueront que l’amour de Chimène fait bien plus d’impression sur leur esprit que sa piété, qu’elles sont bien plus touchées de la perte qu’elle a faite de son amant, que de celle qu’elle a faite de son père, et qu’elles sont bien plus disposées à imiter son injustice qu’à la condamner8.
6L’homme est tellement perverti par le péché que la vertu même le renvoie au vice qui existe en creux de celle-ci. Quand le dramaturge lui montre un amour vertueux, le spectateur voit la source lascive de cet amour, et quand l’amour est présenté comme une passion secondaire dans l’économie de la tragédie, il se met néanmoins à occuper la première place dans le cœur perverti de l’auditeur. Aussi dans Cinna ne retient-on pas la clémence d’Auguste mais plutôt l’amour d’Émilie, selon Conti9.
7Devant la propension du spectateur à ne retenir dans le spectacle tragique que le « poison » du discours amoureux, il ne faut donc pas minimiser l’importance d’une tragédie, en la présentant comme un divertissement qui ne prête pasà conséquence, ou en mettant en avant la valeur religieuse et édifiante des tragédies dans le monde antique. C’est selon Conti se payer de mots, tant la tragédie moderne a peu de choses en commun avec l’ancienne tragédie :
…il est très certain que c’est à tort qu’on prétend justifier celles [les tragédies] de ce temps par l’exemple des anciennes, rien n’étant si dissemblable qu’elles le sont. L’amour est présentement la passion qu’il y faut traiter le plus à fond ; et quelque belle que soit une pièce de théâtre, si l’amour n’y est conduit de manière délicate, tendre et passionnée, elle n’aura d’autre succès que celui de dégoûter les spectateurs, et de ruiner les comédiens. Les différentes beautés des pièces consistent aujourd’hui aux diverses manières de traiter l’amour, soit qu’on le fasse servir à quelque passion, ou bien qu’on le présente comme la passion qui domine dans le cœur. Il est vrai que l’Hérode de Monsieur Heinsius est un poème achevé, et qu’il n’y a point d’amour ; mais il est certain aussi que la représentation en serait fort ennuyeuse. Car il faut avouer que la corruption de l’homme est telle depuis le péché, que les choses qui l’instruisent ne trouvent rien en lui qui favorise leur entrée dans son cœur10.
8La tragédie moderne, pour intéresser le spectateur, ne peut parler que de l’amour des personnages. Et cet intérêt dure encore bien au-delà de la représentation. Il est en effet parfaitement faux pour les augustiniens de dire que cet amour ne préoccupe le spectateur que le court temps du spectacle. L’identification avec le personnage, dont la marque indubitable est « le plaisir à envisager. [s]es folles amours11 », s’étend dans le durée et ses effets sont des plus néfastes. Pour Conti, « la comédie, en peignant les passions d’autrui, émeut notre âme d’une telle manière, qu’elle fait naître les nôtres, qu’elle les nourrit quand elles sont nées, qu’elle les polit, qu’elle les échauffe, qu’elle leur inspire de la délicatesse, qu’elle les réveille quand elles sont assoupies et qu’elle les rallume même quand elles sont éteintes »12. Le trouble du spectateur devant les amours des personnages apparaît si violent et si profond qu’il ne saurait cesser avec le tomber du rideau :
Mais ce qui est de plus déplorable, c’est que les Poètes sont maîtres des passions qu’ils traitent, mais ils ne le sont pas de celles qu’ils ont ainsi émues ; ils sont assurés de faire finir celles de leur héros et de leur héroïne avec le cinquième acte, et que les comédiens ne diront que ce qui est dans leur rôle, parce qu’il n’y a que leur mémoire qui s’en mêle. Mais le cœur ému par cette représentation n’a pas les mêmes bornes, il n’agit pas par mesures : dès qu’il se trouve attiré par son objet, il s’y abandonne selon toute l’étendue de son inclination ; et souvent, après avoir résolu de ne pousser pas les passions plus avant que les héros de la Comédie, il s’est trouvé bien loin de son compte : l’esprit, accoutumé à se nourrir de toutes les manières de traiter la galanterie, n’étantque plein d’aventures agréables et surprenantes, de vers tendres, délicats et passionnés, fait que le cœur dévoué à tous ces sentiments n’est plus capable de retenue13.
9Les « impressions » reçues lors du spectacle s’insinuent sournoisement dans le cœur et l’âme du spectateur, sans même qu’il en ait conscience, et minent ensuite lentement mais inexorablement sa moralité, pour conduire à la chute. « Il y a longtemps que l’on commence à tomber quand on vient de s’en apercevoir14 », écrit de façon terrible Nicole. La conscience de l’homme, être faible et corrompu, loin de pouvoir l’aider en discernant quels dangers menacent sa vertu, ne fait que constater après coup sa déchéance. Elle se contente ainsi d’éclairer a posteriori une redoutable situation, sans pouvoir contribuer à la changer.
10Par ailleurs, si la Comédie nuit à la moralité du spectateur, ce n’est pas uniquement en vertu des impressions profondes qui accomplissent un véritable travail de sape. C’est également parce que le théâtre enseigne au spectateur le langage même de la passion. Quand l’inexpérience et la difficulté à mettre des mots sur les sentiments auraient pu préserver du vice, le théâtre donne au spectateur les outils nécessaires à l’accomplissement de sa perversion, explique Nicole15. Sans compter enfin que le langage des passions est en lui-même un objet de désir, si bien que certains peuvent l’utiliser, par curiosité ou par jeu, sans être réellement amoureux. Or c’est là jouer avec le feu, car à force de mimer les gestes et le langage de l’amour, l’amour qui n’existait pas encore ne manque pas de venir : « Et il arrive aussi quelquefois que des personnes sans être touchées de passion, et voulant faire paraître leur esprit, se trouvent ensuite insensiblement engagées dans les passions qu’elles ne faisaient au commencement que contrefaire16 ».
11Tout amour au théâtre est en soi voué aux gémonies par les augustiniens, pour lesquels faire des distinguos entre amour vertueux et amour illicite n’a pas de sens. Cette position radicale et ce refus de différencier deux sortes d’amour sont également, pour de tout autres raisons, ceux de Boileau lorsqu’il parle de la passion amoureuse dans la tragédie lyrique.
Boileau et la condamnation de l’amour chanté
12Autant Boileau permet à la passion amoureuse de figurer, à certaines conditions, dans la tragédie déclamée, autant il se montre d’une sévérité extrême envers la passion amoureuse dans le cadre de l’opéra. Boileau, qui accepte l’amour dans la tragédie déclamée pourvu que celui-ci soit représenté furieux, dévastateur et mortifère17, retrouve en revanche les accents de Bossuet pour caractériser l’immoralité flagrante de l’amour chanté sur la scène lyrique.
13Examinons la position de Boileau et, pour ne pas la simplifier outrageusement en la réduisant à la condamnation de la « morale lubrique », reconsidérons la Satire X dans un ensemble plus large :
L’épouse que tu prends, sans tache en sa conduite,
Aux vertus, m’a-t-on dit, dans Port-Royal instruite,
Aux lois de son devoir règle tous ses désirs.
Mais qui peut t’assurer qu’invincible aux plaisirs,
Chez toi, dans une vie ouverte à la licence,
Elle conservera sa première innocence ?
Par toi-même bientôt conduite à l’Opéra,
De quel air penses-tu que ta sainte verra
D’un spectacle enchanteur la pompe harmonieuse,
Ces danses, ces héros à voix luxurieuse,
Entendra ces discours sur l’amour seul roulants,
Ces doucereux Renauds, ces insensés Rolands ;
Saura d’eux qu’à l’amour, comme au seul Dieu suprême,
On doit immoler tout, jusqu’à la vertu même ;
Qu’on ne saurait trop tôt se laisser enflammer ;
Qu’on n’a reçu du Ciel un cœur que pour aimer ;
Et tous ces lieux communs de morale lubrique
Que Lulli réchauffa des sons de sa musique ?
Mais de quels mouvements, dans son cœur excités,
Sentira-t-elle alors tous ses sens agités !
Je ne te réponds pas qu’au retour, moins timide,
Digne écolière enfin d’Angélique et d’Armide,
Elle n’aille à l’instant, pleine de ces doux sons,
Avec quelque Médor pratiquer ces leçons18.
14Les « insensés Rolands » renvoient à la sixième scène du cinquième acte de la tragédie du même nom de Quinault, tragédie qui emprunte son sujet à L’Arioste : Roland, qui vient d’apprendre la trahison d’Angélique, se livre à une scène de démence au cours de laquelle il « arrache des branches d’arbres et des morceaux de rochers » puis « jette ses armes et se met dans un grand désordre », avant de s’entretenir avec une Furie. Face au modèle de ces héros prônant la suprématie de l’amour, Boileau ne donne pas cher de la « vertu » de la spectatrice, qui ne pourra que céder sous le « choc » de la « morale lubrique » de Quinault dont les effets seraient décuplés par la musique de Lulli19. C. Guyon-Lecoq invite de façon probante à ne pas lire de la même manière « la pompe harmonieuse » et « la voix luxurieuse » que blâme Boileau20. Tandis que la première n’est pas intrinsèquement mauvaise, l’harmonie révélant un ordre du monde21, l’usage de la voix est en revanche intrinsèquement immoral car il déchaîne les passions, suscitant ainsi le trouble et le désordre. L’amour chantése fait ainsi pour Boileau, à la différence du texte déclamé, un authentique instrument de perversion.
15Et à bien y regarder, ce sont tout particulièrement les maximes d’amour chantées qui déclenchent les foudres de Boileau. Ce dernier rejoint sur ce point le sévère Bossuet, pour lequel ne peut être tenue pour honnête « la corruption réduite en maximes dans les Opéras de Quinault, avec toutes les fausses tendresses et toutes ces trompeuses invitations à jouir du beau temps de la jeunesse qui retentissent partout dans ses poésies22 ». Si le mélange de vers d’amour et de musique constitue à ce point un mélange explosif, c’est que la musique doit se concevoir pour Bossuet comme la servante de la poésie23. Et quand la poésie flatte la concupiscence, la musique qui l’anime est nécessairement un « chant qui ne respire que la mollesse ». Les pouvoirs des chants de Lully selon Bossuet sont ainsi redoutables car la musique ajoute à la poésie des charmes insidieux et rend les vers aisés à être mémorisés24. La musique, en se glissant au plus intime des auditeurs, échappe radicalement au contrôle de la raison qui aurait pu en atténuer les effets. Car elle s’instille, sans que l’auditeur se méfie, au plus profond de lui, par une forme de séduction que la psychologie moderne qualifierait de subliminale :
Il ne sert de rien de répondre qu’on n’est occupé que du chant et du spectacle, sans songer au sens des paroles, ni aux sentiments qu’elles expriment : car c’est là précisément le danger que, pendant qu’on est enchanté par la douceur de la mélodie ou étourdi par le merveilleux du spectacle, ces sentiments s’insinuent sans qu’on y pense, et plaisent sans être aperçus25.
16Si Boileau condamne radicalement la passion amoureuse dans la tragédie lyrique, c’est à cause de son immoralité consubstantielle. L’amour chanté, surtout lorsqu’il s’agit de maximes d’amour, infecte inexorablement les âmes des spectateurs, aussi saines soient-elles initialement.
L’opposition entre amour vertueux et amour illicite
17Mais mis à part Boileau et les augustiniens, les autres critiques envisagent la question de la moralité de l’amour au sein de l’opposition entre amour chaste et amour illicite. Ainsi, l’abbé Genest se flatte de n’avoir montré dans sa tragédie Pénélope que des héros éprouvant de chastes amours :
Je délibérai si je donnerais de l’amour à Télémaque, peut-être ne lui en donnerais-je point si c’était à recommencer ; mais on n’osait encore en ce temps-là faire paraître au Théâtre un jeune Héros sans amour. D’ailleurs cette passion telle que je l’ai représentée n’a rien de faible ni de blâmable ; et sans embarrasser les principaux mouvements de la Scène, elle sert à faire mieuxvoir les nobles sentiments et le courage de ce jeune Prince, qui ne balance point à quitter Iphise pour aller chercher son Père, ni à renoncer aux espérances de son amour quand il s’agit de sa gloire et de son devoir26.
18L’amour de Télémaque pour la fille du prétendant Antinoüs est si honnête et si vertueux qu’il n’offense en rien la morale, explique l’abbé Genest dans la préface de sa pièce. D’ailleurs, dit Genest, Bossuet lui-même, à la morale si austère, n’aurait rien trouvé à redire à sa Pénélope, tant celle-ci est moralement irréprochable. Et Genest de détailler l’enseignement que les Spectateurs tirent de sa pièce :
Mon sujet m’a fourni l’idée de toutes les vertus qui sont l’âme de la société civile ; les devoirs d’un fidèle Sujet envers son roi, d’une illustre Femme envers son Mari, d’un Fils généreux envers son Père ; tout cela enchaîné par des événements et des reconnaissances qui naissent simplement et naturellement dans le cours de l’action, et qui sont toujours les impressions les plus vives et les plus touchantes. J’ose donc espérer que Pénélope sera lue avec quelque plaisir, et même avec quelque sorte d’utilité27.
19Le théâtre tragique pourrait donc être moral si l’on proscrivait une peinture néfaste de l’amour, « dangereuse passsion » qu’un auteur moral ne doit pas s’aventurer à peindre, explique Genest. Certes, mais ce n’est pas pour tous les auteurs et tous les moralistes le même amour qui constitue la version dangereuse de cette passion, à bannir comme telle du théâtre. La moralité consiste-t-elle à peindre un amour vertueux qui servira de modèle au spectateur, ou au contraire à montrer un amour furieux qui aura les vertus du repoussoir ?
Peindre l’amour vertueux et contrarié : Corneille et Porée
20Ne pas offenser la morale signifie selon Corneille peindre un amour vertueux, héroïque, culminant dans le mariage et contrarié par quelque obstacle qui empêche un épanchement gratuit des sentiments :
… la Comédie est assez justifiée par la célèbre traduction de la moitié de celles de Térence, que des personnes d’une piété exemplaire et rigide ont donnée au public, et ne l’auraient jamais fait, si elles n’eussent jugé qu’on peut innocemment mettre sur la scène des filles engrossées par leurs amants, et des marchands d’esclaves à prostituer. La nôtre [notre Comédie, par rapport à celle des Anciens] ne souffre point de tels ornements. L’amour en est l’âme pour l’ordinaire ; mais l’amour dans le malheur n’ excite que la pitié, et est plus capable de purger en nous cette passion, que de nous en faire envie. Il n’y a point d’homme au sortir de la représentation du Cid qui voulût avoir tué comme lui le père de sa maîtresse, pour en recevoir de pareilles douceurs, ni de fille qui souhaitât que son amant eût tué son père, pour avoir la joie de l’aimer en poursuivant sa mort. Les tendresses de l’amour content sont d’une autre nature, et c’est ce qui m’oblige à les éviter28.
21Ce texte de Corneille est particulièrement précieux, car il est le seul où l’auteur dramatique se situe dans une perspective morale. Corneille choisit de ne représenter qu’un amour honnête (entre gens de bonne condition et conforme aux bienséances), qui se trouve entravé par un obstacle dans la tragédie, si bien que les personnages sont tiraillés entre l’amour et le devoir. L’amour entravé et malheureux peut bien selon lui être récompensé à la fin (comme dans Le Cid qui s’achève sur la promesse d’un dénouement heureux), il n’en reste pas moins que le long dilemme qui a assailli le personnage suffit à dissuader le spectateur d’avoir envie de connaître de pareilles amours. C’est en effet que la moralité de la pièce ne passe pas pour Corneille, contrairement à de nombreux auteurs29, nécessairement par son dénouement, mais par le seul dilemme entre amour et devoir.
22L’originalité de Corneille par rapport à ses contemporains sur la question du dénouement apparaît dans sa pleine mesure si on la formule de façon négative : le spectacle n’est pas plus édifiant si les criminels sont punis à la fin. C’est que pour Corneille, l’exigence de la bonne « portraiture » pour le poète (le fait de peindre les personnages ressemblant à leur modèle historique ou mythologique), si elle est une nécessité poétique, a également une conséquence morale. Le vice peint avec les couleurs du vice fait davantage horreur au spectateur que tous les dénouements moraux du monde :
…si elle [la poésie] nous en veut faire quelque horreur [des mauvaises actions], ce n’est point par leur punition qu’elle n’affecte pas de nous faire voir, mais par leur laideur qu’elle s’efforce de nous présenter au naturel. Il n’est pas besoin d’avertir ici le public que celles de cette Tragédie [Médée] ne sont pas à imiter, elles paraissent assez à découvert pour n’en faire envie à personne30.
23Tandis que de nombreux poètes soulignent l’immoralité du sujet de Médée où la mère infanticide s’envole tranquillement pour Athènes, sans être punie de quelque façon de que ce soit, Corneille défend la moralité de ce même sujet quand il sort de la plume d’un poète qui est un bon peintre. La moralité de la pièce semble reposer en définitive sur la compétence du poète, sa connaissance de l’histoire et son art de peindre. Pour Corneille, la morale est ainsi préservée dès lors que le poète connaît son art, et le danger pour le spectateur viendrait plutôt du mauvais dramaturge. C’est bien le manque de talent qui est immoral, puisque le mauvais dramaturge fera un tableau mitigé d’un personnage méchant, faute de réussir à mettre en relief ses vices particuliers. Le bon poète n’a pas à se soucier de la morale car il est ipso facto moral.
24Comme Corneille, le P. Porée, au début du xviiie siècle, défend l’idée selon laquelle la moralité du spectacle tragique est sauve dès lors que l’amour représentéest entravé mais vertueux, amour qui peut servir de modèle au spectateur. Nul doute en effet que Porée approuve la peinture cornélienne de l’amour. Au grand Corneille, il reproche exclusivement de donner au spectateur le goût de la vengeance et d’encourager les duels31. Reprenant un parallèle désormais commun, Porée place Corneille sous le signe de la force (il le compare à un aigle) et Racine sous celui de la douceur (Racine est comparé à une colombe32) :
Corneille dans le grand avait étonné les Esprits par la majesté pompeuse de ses pensées : Racine dans le tendre fascina les cœurs par le charme enchanteur des sentiments. L’un avait élevé l’homme au-dessus de l’humanité : l’autre le rendit à lui-même et à ses faiblesses. L’un avait fait ses héros Romains, Arméniens, Parthes ; il nous transportait chez leurs Nations, et dans leurs climats : l’autre au contraire, les transportant tous en France, les naturalisa Français, et les forma sur l’urbanité galante de nos mœurs. L’un métamorphosant les femmes même en autant de Héros, leur avait donné une âme véritablement Tragique ; l’autre rabaissant ses Héros presque au rang d’Héroïnes leur fit soupirer des sentiments d’Élégie. Le génie du premier avait pénétré dans le cabinet des Rois, pour y sonder les profondeurs de la politique : l’esprit du second s’insinua dans les cercles, pour y apprendre les délicatesses de la galanterie. Corneille, semblable à l’Oiseau de Jupiter, qui s’élance dans les nues et paraît se jouer des éclairs et des tonnerres, avait fait retentir la Scène des fréquents éclats de ce bruit majestueux, qui frappe tous les esprits : Racine, comme le tendre Oiseau de Cypris, voltigeant autour des myrtes et des roses fit répéter aux Échos ses gémissements et ses soupirs. Corneille enfin forçant les obstacles d’un sentier escarpé et sujet par conséquent à d’illustres chutes, redoublant toujours ses efforts, pour tendre de plus en plus au sublime et au merveilleux, chercha par la voie de l’admiration des applaudissements trop mérités, qu’il arracha aux plus déterminés à lui refuser : Racine suivant une pente plus douce, mais par là plus sûre, s’élevant rarement, soutenant son vol avec grâce et le ramenant promptement aux amours, parut s’offrir de lui-même aux suffrages qui prévenaient son attrayante douceur33.
25Le parallèle, sous couvert de célébrer également les deux grands poètes, n’est pas exempt d’un certain nombre de perfidies qui ne montrent que trop que le cœur de Porée penche du côté de Corneille. D’abord Corneille « étonne » les esprits, quand Racine les « fascine » : le charme ensorceleur de Racine ressortit à une séduction habile mais facile du spectateur. C’est que Racine, dit insidieusement le P. Porée, flatte ce qu’il y a de plus bas en l’homme : ses héros ne ressemblent-ils pas à des héroïnes qui ressemblent elles-mêmes à des pleureuses d’élégie ? D’ailleurs, de manière très révélatrice, Porée ne parle pas des plaintes des personnages raciniens, ce qui serait un terme neutre, mais bien de leurs « gémissements », gémissements qui garantissent par avance les applaudissements.
26Quand Porée reprochait à Corneille d’exciter la vengeance, il reproche à Racine d’inviter les spectateurs à désirer un amour condamnable, à l’image de celui qui secoue les héros raciniens. La critique du P. Porée n’épargne en effet aucun amant de Racine : Ériphile et Aricie sont peu « naturelles », Hippolyte devient « romanesque » en étant amoureux, Alexandre et Mithridate heurtent la vraisemblance en préférant à la bataille leur « folle passion34 ». En un mot, la scène tragique devient, à cause de Racine et de ses successeurs, un vaste lupanar où l’amour règne en maître :
Était-ce donc pour cet abus qu’il avait paru si important de prostituer la Scène aux flambeaux du fils de Vénus ? Fallait-il à ce prix en faire une École où l’amour tient le Sceptre, dicte ses lois, renverse les bonnes mœurs, attribue l’empire aux femmes et la complaisance, pour ne pas dire l’obéissance, aux [hommes35] ; décide souverainement de la paix et de la guerre ; viole tous les droits humains et divins ; passe enfin pour l’unique Divinité ? Une École où tout le spectacle n’est occupé que par les mouvements furieux ou efféminés d’une passion qui devrait en être bannie, ou n’y paraître quelques moments que pour y recevoir les réprimandes de la sagesse et ne se remontrer plus36 ?
27Et il est parfaitement illusoire pour le P. Porée de soutenir que la peinture de l’amour furieux peut servir de repoussoir au spectateur. Dire, en interprétant le mot de « purgation », que le spectateur, en s’identifiant à l’amant furieux, éprouve à petite dose les dangers de l’amour non vertueux et s’en dégoûte, est pour Porée une ineptie dangereuse. Pareille méthode peut être efficace contre diverses « craintes » qui saisissent l’homme, mais en aucun cas contre l’amour effréné. La catharsis ne fonctionne pas pareillement pour toutes les passions selon le P. Porée, qui semble peu confiant dans le processus cathartique, à l’image peut-être de Corneille et Fontenelle qui avouaient ne pas comprendre de quoi il retournait37. L’amour a une puissance de séduction telle que pour le vaincre, il faut tout simplement le fuir, et non l’expérimenter au théâtre sous une forme homéopathique. L’usage du poison pour guérir le poison perd tout son sens quand il s’agit de la passion amoureuse. Car face à celle-ci, « le combat » est selon Porée désespéré, tant le cœur de l’homme « aime » « sa maladie38 ».
28Faut-il pour autant proscrire l’amour de la scène tragique ? Ce serait certes le mieux, dit le régent du collège Louis-le-Grand, mais ce n’est néanmoins pas strictement nécessaire. Le tout est de renoncer à la peinture d’un amour qui, à la suite des pièces de Racine, ose se présenter sur le théâtre tragique, effréné, dévastateur… mais terriblement séducteur :
Mais dans quel appareil ose-t-il [l’amour] s’y présenter ? Avec tout le cortège des Grâces, avec tous les pièges des sentiments délicats, avec tout le veninde l’enchantement. Les flèches à la main, il nous montre ses blessures en soupirant, mais beaucoup moins pour être guéri que pour blesser lui-même. S’il verse des larmes, c’est plus pour rallumer ses feux que pour les éteindre. S’il déplore ses maux et ses tourments, c’est pour exciter non pas le repentir, mais le désir39.
29Pour Corneille comme pour le P. Porée, respecter la morale signifie peindre un amour honnête et vertueux qui soit entravé par un obstacle dans la tragédie. C’est croire en la vertu du modèle pour édifier l’âme du spectateur.
Peindre l’amour chaste des personnages principaux, et l’amour immoral des personnages secondaires : Charles Perrault
30Cette perspective est aussi celle de Ch. Perrault, à quelques nuances près. Dans sa Défense d’Alceste, par la voix de Créon, il soutient que c’est bien frappés d’un amour héroïque que doivent être peints les personnages principaux de la tragédie. De manière originale en revanche, il permet, dans le cadre de la tragédie lyrique, un amour immoral et frivole, pourvu que celui-ci ne concerne que les personnages secondaires.
31La Défense d’Alceste se présente comme un dialogue entre deux personnages, Cléon, spectateur comblé par Alceste, et Aristippe, qui ne partage pas ses goûts. Le dialogue n’est pourtant pas strictement une argumentation pro et contra. Si Aristippe s’apprête en effet à faire le procès d’Alceste, ce n’est pas pour avoir détesté la pièce, mais seulement pour avoir été remis dans le droit chemin par un de ses détracteurs, qui n’a pas manqué de le sermonner :
Vous avez comme moi donné dans le panneau. Je l’avais trouvé admirable, et j’y avais pris, ce me semblait, bien du plaisir ; mais Dorilas m’a fait voir qu’il [l’Opéra] est détestable et qu’on s’y ennuie horriblement40.
32L’absurdité de la déclaration est éclatante (autrui m’apprend ce que je ressens) et l’ironie de Ch. Perrault par là manifeste. C’est dire d’emblée que les partis des admirateurs de l’opéra et de ses opposants ne seront pas également représentés, le nouveau contempteur étant un ancien admirateur qui s’est laissé convaincre par de mauvaises raisons.
33Qu’est-ce qui apparaît louable et qu’est-ce qui en revanche mérite le blâme dans Alceste ? Pour Aristippe, c’est avant tout la poésie de l’œuvre qui est défectueuse. Il pointe successivement deux grandes faiblesses du poème d’Alceste : « la conduite du sujet, qui est misérable », et « la versification, qui fait pitié ». Si le sujet est mal conduit, c’est que « l’auteur a tout gâté, en ne mettant pas dans sapièce ce qu’il y a de plus beau dans Euripide, et en y ajoutant des Épisodes ridicules, mal liés et mal assortis au sujet ». Quant à la rime, elle est extrêmement convenue et « l’on ne voit que redites de tendresse, jeunesse, saison, raison, etc41 ». Pour Cléon, la force de l’Alceste de Quinault est d’être plus morale que la pièce d’Euripide. Supprimer, comme l’a fait Quinault, le récit de la Suivante où celle-ci raconte comment Alceste « s’est jetée sur son lit où, faisant réflexion que c’est là qu’elle a perdu sa virginité et que peut-être une autre femme plus heureuse qu’elle remplira bientôt sa place, elle se fond en larmes42 » est ainsi une sage décision. Cette réflexion d’une Princesse déjà sur l’âge pleurant sur sa virginité perdue serait assurément de mauvais goût dans un siècle « accoutumé à ne voir sur le théâtre que des amants jeunes, galants » et chastes car ils « ne sont point mariés43 ». Les spectateurs modernes ne manqueraient pas d’éclater, devant ce récit peu bienséant, « d’un ris scandaleux, et qui eût fait rougir les Dames sur l’endroit du récit de la Suivante44 ».
34De même, il est particulièrement choquant selon Cléon de voir dans Euripide un mari exhorter sa femme à mourir pour lui, quand ladite femme « recule autant qu’elle peut » : Admète heurterait par « la lâcheté » qu’il a « de consentir que sa femme meure pour lui », car « consentir […] à la mort de sa femme […] est une très vilaine action45 ». Dans le même ordre d’esprit, la suppression de la scène où, dans Euripide, Admète reprochait à son père de faire grand cas de ses vieux jours et d’être mesquin en ne voulant pas mourir pour lui, semble très heureuse à Cléon. Cette scène immorale était « à [son] sens la chose la plus odieuse qui ait jamais été mise sur le théâtre » : « L’on voit un fils qui traite son père d’impudent et de lâche, et qui lui reproche avec une effronterie sans égale, de n’avoir pas voulu mourir pour lui46 ».
35Enfin, il est particulièrement heureux que Quinault ait passé sous silence la goinfrerie et l’ivrognerie d’Hercule, qui aurait de façon certaine consterné le public : « le beau monde aurait été bien surpris, si on lui avait représenté le fils de Jupiter avec les qualités d’un Crocheteur47 ». Il n’est même jusqu’à l’amour que Quinault prête à Hercule qui ne soit particulièrement moral : « cet amour sert à relever merveilleusement la gloire d’Hercule : car non seulement on le voit vainqueur de la Mort comme dans Euripide, mais on le voit aussi dans la suite vainqueur de son amour et de lui-même48 ». Par là toute faiblesse morale du héros se trouve éliminée :
C’était un demi-Dieu qui avait de la faiblesse mêlée avec ses grandes et divines qualités ; c’est pourquoi l’ayant vu dans le commencement de la pièce combattu de sa passion, et dans la suite même se laisser aller jusques à vouloir bien prendre la femme de son ami, ce qui était un effet de la faiblesse, on voitsur la fin qu’il revient à lui, et que se souvenant que le Ciel l’a donné à la Terre pour faire de grandes actions, pour dompter les Monstres et les Tyrans, la Mort et les Enfers, il doit aussi se surmonter lui-même, et ajouter cette victoire à toutes les autres49.
36Supression d’un épisode évoquant directement la perte de la virginité, suppression de scènes où Admète suppliait son entourage de mourir à sa place, peinture d’un Hercule plus honnête : les éléments avancés par Cléon semblent effectivement contribuer à accroître la moralité du poème. Mais dans son plaidoyer en faveur de la plus grande moralité de Quinault, il est un argument qui ne peut manquer de surprendre, tant il est inédit : Céphise, en prônant l’inconstance et le refus du mariage50, ancre aussi la moralité du poème selon Cléon. En effet, Céphise n’étant qu’une servante, ce personnage secondaire fait, par ses « badineries », mieux ressortir « les vertus » des personnages principaux :
Étant donc question de mettre en son jour la beauté de la constance et de la fidélité conjugale, il était de l’industrie du Poète de donner un exemple d’inconstance et d’infidélité qui inspirât de la haine et du mépris pour cette faiblesse de l’esprit humain. Et de même que la constance se trouve placée en la personne d’une Héroïne, il a été de la prudence de mettre l’inconstance et la légèreté dans l’âme d’une personne vulgaire51.
37On perçoit l’originalité de Perrault, qui, en matière de moralité du théâtre, reprend à son compte les déclarations de Corneille pour les personnages principaux mais propose aussi un modèle de peinture original pour les personnages secondaires. Pour Cléon, porte-parole de Perrault, l’opéra ne doit pas être appréhendé comme un divertissement, mais bien comme un genre éminemment moral, et l’amour, loin d’être l’adversaire de la vertu, devient le truchement par lequel elle peut s’exprimer pleinement, pourvu que les personnges principaux connaissent un amour héroïque contrarié, tandis que les personnages secondaires se feront les chantres du libertinage.
Peindre un amour-repoussoir, source de mille maux : Villiers, Marsy
38En matière de morale, le repoussoir n’est-il pas plus efficace que le modèle, en ce qu’il frappe plus vivement les esprits ? C’est ce que pensent Villiers et, au début du xviiie siècle, Marsy.
39Villiers, dans les Entretiens sur les tragédies de ce temps (1675), se montre favorable à la seule représentation d’un amour funeste et mortifère. Selon lui, c’est bien l’amour héroïque et vertueux qui est immoral et c’est cette sorte d’amour que Timante, porte-parole de l’auteur, entend prioritairement bannir :
J’avoue qu’il ne faut jamais introduire de personnage Amoureux qui soit froid et languissant ; car représenter une passion et ne la représenter qu’à demi, c’est une des grandes fautes de la Tragédie. […] Vous voyez que je ne suis point trop austère sur le chapitre de l’amour puisque je n’en veux point de médiocre52.
40Le personnage amoureux froid et languissant désignant celui qui n’accorde pas la préséance à l’amour53, c’est bien l’amour vertueux, entre gens bien nés et entravé par quelque obstacle, qui nuit le plus à la morale. Et Timante de reformuler le célèbre paradoxe de Senault :
TIMANTE : Dites-moi donc, je vous prie, mon cher Cléarque, quel effet pensez-vous que puisse produire la vue d’une jeune Princesse qui ne pense qu’à son Amour, qui ne parle que de son Amour, qui cherche avec empressement celui qu’elle aime, qui se réjouit quand elle l’a trouvé, qui lui explique avec des paroles tendres et passionnées tous les mouvements de son cœur. Quand vous les voyez seuls soupirer après le moment de leur Mariage, quand vous entendez tout ce qu’ils se disent pour se témoigner leur ardente passion, quel effet pensez-vous que cela fasse dans l’esprit des Spectateurs ?
CLÉARQUE : Je ne crois pas que cela puisse produire aucun mauvais effet, puisque cet Amant et cette Amante sont des personnes fort vertueuses, et que jamais ils ne se témoignent ainsi mutuellement leur passion dans toute sa force, qu’il n’y ait quelque puissant obstacle qui s’oppose à l’accomplissement de leurs désirs ; ainsi je ne fais que les plaindre, et leur vertu même peut redresser le cœur de ceux qui s’abandonnent aveuglément à leur passion.
TIMANTE : […] La vertu même de ces Amants fidèles sert à corrompre davantage les esprits. Qu’un Bourgeois ou qu’un Valet débauché parle d’amour dans une Comédie, on s’en défie aussitôt, et l’on évite un Spectacle si indigne de la probité d’un honnête homme, à cause du peu d’idée que l’on a de la vertu du Valet ou du Bourgeois. Mais quand on voit un Prince dont tous les sentiments sont généreux, et toutes les actions honnêtes ; l’estime que nous avons pour lui nous dispose à le suivre dans ses faiblesses, et l’on croit qu’il est permis d’être amoureux, en voyant des Princes illustres et d’une si haute vertu, qui n’ont pas fait scrupule d’avoir de l’amour. Ainsi le cœur s’accoutume insensiblement à l’amour : une jeune fille souhaite de trouver un Amant aussi fidèle que celui qu’elle a vu sur le Théâtre ; elle trouve du plaisir à entretenir un commerce aussi tendre que celui-là ; elle voudrait être à la place d’une Amante si fort aimée ; elle ne trouve point qu’il y ait de mal à écouter un homme qui parle d’amour, puisqu’une Princesse si fière le souffre bien, et tout ce que la Morale Chrétienne lui avait persuadé de contraire à cela, s’évanouit bientôt dans son cœur par l’exemple qu’on lui propose sur le Théâtre54.
41La condamnation morale que Villiers fait de la tragédie lyrique repose également largement sur la place qui est accordée à l’amour. Dans son Epître sur l’Opéra (1711), Villiers feint d’engager le débat avec son adversaire sur la tragédielyrique mais décoche d’entrée de jeu ses premiers traits contre l’opéra55. C’est à la fois au plan de la morale et de l’esthétique que s’engage la discussion56, même si Villiers fait mine de s’en tenir exclusivement à la question de l’approche poétique du livret. Or dans la condamnation morale de l’opéra, l’amour joue une place décisive. Ce sont d’abord les « lascives chansons » incitant à ne se soucier que d’aimer que fustige Villiers :
Mais ce poison à part, sans ici réfuter
Les principes impurs qu’on ose y débiter,
Les lascives chansons qui raillent la sagesse,
Au tendre, au fol amour instruisent la jeunesse […]57.
42Le pire pourtant n’est pas dans ces chansons et dans la lascivité de la musique, et la position de Villiers ne se confond pas avec celle de Boileau. Pour Villiers en effet, la musique et la danse ne sont pas en elles-mêmes immorales. Il reprend même l’exemple canonique de Moïse pour démontrer que la musique, fort efficace pour toucher le cœur, n’est pas en elle-même sensuelle58. Le mal vient de ce que des personnages vertueux et exemplaires ne soient pas honteux d’aimer :
Mais on suppose en vain cet amour vertueux,
Il ne sert qu’à nourrir de plus coupables feux.
L’amour dans ces héros plus prompt à nous séduire,
Que toute la vertu n’est propre à nous instruire […]59.
43La jeune spectatrice, se croyant autorisée, par le modèle d’une héroïne parfaite et emplie d’amour, à aimer de la sorte, reproduira, en dehors du théâtre, les leçons vicieuses apprises à l’opéra60.
44On le voit, la condamnation de l’opéra au nom de son immoralité recoupe exactement les mêmes chefs d’accusation que ceux de la tragédie déclamée. C’est que Villiers, à la différence de Boileau, considère simplement la musique et les danses comme des exhausteurs à la lascivité du texte, et non comme la source de sa lascivité.
45Comme Villiers, le P. Marsy, croit aussi en la vertu morale du repoussoir et considère que seule la passion amoureuse illicite et dévastatrice a droit de cité dans la tragédie. Le poème didactique dans lequel il exprime ses positions, Templum tragoediae, imprimé en 1734, n’a pas encore été traduit en français à ce jour. Un article sur le point d’être publié en proposant traduction, annotation et commentaire61, nous livrons ici directement la traduction française, et non le texte latin doublé du texte français.
46Le poème se présente, de manière topique, comme une promenade faite par le narrateur en Béotie, sur le Parnasse, qui le conduit devant le palais de la Tragédie. Là, la maîtresse des lieux, la reine Tragédie, l’invite à entrer et lui propose une visite guidée de son palais. Lui montrant divers tableaux pour illustrer son récit, la déesse lui raconte l’histoire de la tragédie, de sa naissance aux débuts du xviiie siècle. Après le théâtre grec et le théâtre latin antiques sont examinés les tragédies des temps modernes et Melpomène ne manque pas de s’attarder sur Corneille et Racine. Racine est blâmé comme étant à l’origine de l’invasion de l’amour dans la tragédie. Avant Racine, la scène tragique respirait encore la grandeur et c’est au seul Racine que Marsy attribue la responsabilité d’avoir multiplié les héros amoureux. Le passage où il compare Racine et Corneille est sur ce point explicite :
Racine, plus tendre [que Corneille] a mis en scène avec talent de douces amours, encore inédites sur les théâtres de France. Quelle que soit la grandeur des sentiments qu’Agrippine agite en son cœur, bien que Burrhus ait une force et un courage tout romains, et que la noble fierté du grand Porus brille plus d’une fois, on pourrait cependant croire que ce Poète est né pour la douceur. Sa voix est de miel, son souffle poétique est doux ; même quand il est passionné, il ne provoque aucune violence dans les âmes, mais il trouve les entrées invisibles des cœurs, et porte des coups invisibles au fond des esprits, il y pénètre comme une sirène, en s’insinuant par des caresses et en blessant par ses chants. Sa veine poétique coule sans cesse avec une élégance légère et n’agite pas continuellement des flots rapides dans un bruit de tonnerre ; elle coule d’un débit tranquille, comme un ruisseau serpentant parmi les herbes et, fuyant d’un glissement imperceptible à travers les prairies verdoyantes, elle coule insaisissable sur le sable silencieux. Ses rives pures brillent de fleurs : c’est là que vole le peuple des amants et qu’il augmente de ses larmes rivales les ondes. Celles-ci emportent leurs sanglots et gémissent de tourments sonores dans un doux bruissement qui imite une plainte.
47Est-ce pourtant l’amour qui est voué aux gémonies par Melpomène ? Certes, lors de sa visite, l’hôte, surpris, voit arriver l’Amour, tout enserré de chaînes, que Melpomène tient prisonnier et qu’elle blâme avec virulence, en déplorant toutefois de ne pas pouvoir supprimer le sentiment amoureux lui-même :
Mais les ruses de l’amour ne m’ont pas échappé plus longtemps, et j’ai remarqué ses machinations. Tu recevras, malhonnête, les châtiments que tu mérites, amour malhonnête, ma douleur n’en tolère pas davantage. Je descends sur le théâtre sur les ailes d’un oiseau, je me saisis de l’amour qui cherche à s’enfuir, je m’empare de lui tout tremblant et je le tiens prisonnier par de lourdes chaînes. Toutefois, il ne m’a pas été permis d’éteindre les flammes mortifères qu’il insuffle dans les âmes tendres. Cupidon règne encore : même enchaîné, il peut encore donner des chaînes, et les feux qu’il a fait naître autrefois continuent de vivre dans les cœurs.
48Certes Melpomène a des mots très rudes pour celui qu’elle considère comme un usurpateur :
Pendant que la Tragédie me tient ce propos dans un abondant discours, voici l’Amour, enchaîné, qui se déplaçait d’un pas hésitant. Tout le peuple des Amours, en larmes, l’entoure. Leurs membres brisés pendent mollement de leurs épaules, des soupirs jaillissent de leur cœur affligé, leurs yeux versent des larmes, leur bouche garde un profond silence. « O Déesse, pourquoi cet enfant fond-il en perpétuelles larmes ? Quels châtiments a-t-il mérités, dis-je, pourquoi des chaînes qu’un fou aveugle porterait plus facilement que lui, lient-elles ses mains ? Si l’on peut se fier à ce que l’on voit, cet enfant est honnête et son allure montre clairement que ses mœurs sont chastes ». « Quelle erreur te saisit, imprudent ? me dit-elle. Cet enfant que tu crois le dépositaire d’une tendre pudeur est celui qui a coutume de ruiner et détruire cette tendre pudeur. Je n’avais jamais supporté de le voir marcher sur les théâtres antiques, et il n’avait jamais osé, jusqu’à présent, porter sur la scène de Cécrops ou des Latins son flambeau ou son carquois. Mais vois les pièges de cet enfant, et apprends, au moins par une seule de ses trahisons, les traces éternelles de la trahison de l’Amour. Celui-ci, indigné de ce qu’il ne lui était pas permis d’exercer ses lois sur mes théâtres, comme il le fait partout ailleurs, m’a dérobé en cachette le manteau tragique. Il attache à ses pieds inexpérimentés les cothurnes, se promène sur toutes les scènes, et ambitionne mon art en très mauvais imitateur. L’Espagne reçoit le vagabond et l’admet en son sein, trompée par les charmes de l’enfant. Là, l’Amour installe son empire, et insuffle dans les esprits les incendies de l’amour. Ensuite, les premiers dégâts du mal, venus de cette source, ont commencé à instiller la maladie dans tous les autres pays. Le brasier s’étend, pris d’une grande fureur. Déjà l’Italie toute proche s’embrase, déjà la muse britannique agite les flambeaux de Vénus, et accepte que ses théâtres soient adoucis par l’amour. Toi seule, France, tu restais ferme, dernière victime des flammes amoureuses. La grandeur seule était conduite sur tes théâtres pour y donner ses lois, et seule, elle plaisait en les donnant. L’amour s’en rendit compte, et, perfide, il se glisse en ce pays de ses ailes silencieuses, et chatouille les oreilles de tendres chants. Peu à peu les esprits se perdent en de douces pensées. Alexandre sert Cupidon, Bajazet se languit d’amour, Titus devient inapte à la guerre, Mithridate tendre, Achille aimable, et Hippolyte soupire pour de tendres amours. Voilà désormais la puissance des armes de l’amour sur scène, voilà que, s’il est absent, le théâtre n’est plus à l’honneur. L’Amour s’avance le premier sur la scène, l’Amour règne partout en coryphée.
49Pourtant, à bien y regarder, toutes les conceptions de l’amour ne se valent pas pour Melpomène :
Et ce n’est pas seulement cet amour que la déesse de Chypre sa mère mit au monde entouré de flammes, terrible par son carquois, qui décoche ses pointes victorieuses vers les grandes âmes, qui blesse le dur Éacide, qui terrasse le grand Thésée, qui fait endosser à l’Alcide les attributs des femmes, qui parfois rend fou et qui venge les feux méprisés, qui voue Hippolyte au trépas, qui met l’Atride sous son joug, qui pousse Didon sur le bûcher, et qui t’a tué, Pyrrhus. Non, c’est un amour nouveau et inconnu des mortels de l’ancien temps, un amour qui pleure toujours et ignore la colère, qui provoque par ses plaintes une douce folie sans fiel, qui blâme tendrement et dit mollement « je te hais ».
50L’amour s’est glissé, à l’insu de Melpomène qui manquait de vigilance, sur les théâtres tragiques où il n’aurait jamais dû s’aventurer, mais la déesse de la tragédie est moins sévère qu’il n’y paraît et serait prête à faire des concessions, à tolérer l’amour dans la tragédie, pourvu que celui-ci ne soit pas peint comme un amour « qui ignore la colère ». Le seul amour tolérable sur la scène tragique est donc bien là encore l’amour funeste, « entouré de flammes, terrible par son carquois, […] qui parfois rend fou et qui venge les feux méprisés » :
Pourtant ce n’est pas à lui, mais à moi, qu’il a été accordé d’être l’arbitre et le surveillant du théâtre. Qu’il règne sur les vals de Cythère : là-bas, effleurant de ses doigts agiles une cithare ou une flûte champêtre, ou jouant du plectre, qu’il dépose les cothurnes et exerce ses tendres armes. Ou bien, s’il a si grand désir de poser le pied sur scène, qu’il souffre mes théâtres au lieu d’y régner en vainqueur. Que ce malheureux, cet agité, aiguillonné par des coups acérés, s’avance et, offrant matière à une folie furieuse, qu’il soigne de l’amour plutôt que de semer le trouble dans des esprits aveugles.
51Le rêve du P. Marsy est sans aucun doute d’éradiquer l’amour de la scène tragique, mais il est néanmoins prêt à se contenter de moins, comme l’indique le commentaire en marge du texte, Quatenus amor admittendus in scenis, littéralement « jusqu’à quel point l’amour peut être toléré sur la scène ». Il prône alors de peindre l’amour qui fait perdre la raison et qui est à l’origine des pires folies, celui qui « offr[e] matière à une folie furieuse ». Car, selon le P. Marsy, seule la représentation de l’amour terrible peut avoir un effet moral, en décourageant les spectateurs d’imiter les personnages : ainsi peint, l’amour « soigne de l’amour », au lieu de semer un doux trouble dans « des esprits aveugles », comme le fait l’amour vertueux qui, même lorsqu’il est contrarié, ne semble pas porter à conséquence.
Conclusion du chapitre iii
52L’amour est-il ce qui salit le poème tragique et en fait un spectacle immoral ? Oui, répondent en chœur les augustiniens pointant du doigt la concupiscence qui sommeille en l’homme. Oui et non, répond Boileau : si l’amour peut figurer à certaines conditions dans la tragédie déclamée sans être immoral, il se fait en revanche essentiellement lascif sur la scène de la tragédie lyrique. Non, répondent les autres protagonistes du débat pour lesquels il importe de distinguer amour immoral et amour vertueux contrarié, celui-ci trouvant sa place dans la tragédie et n’instillant pas le vice dans les cœurs. L’accord ne se fait pas néanmoins sur la peinture morale de l’amour dans la tragédie. Si, pour Corneille et Porée, la vertu consiste à montrer l’exemple et à peindre ainsi un amour héroïque, pour Villiers et Marsy toutefois seul le contre-exemple a une efficacité morale, si bien qu’il importe de peindre l’amour illicite, mauvais et destructeur, passion sans borne qui détruit tout sur son passage. Sur ce point, les positions de Villiers et du P. Marsy rejoignent celles d’authentiques laïcs, au premier rang desquels Voltaire, et semblent inviter à un rapprochement entre le théâtre professionnel et le théâtre des collèges jésuites, théâtres qui constituent peut-être deux mondes beaucoup moins cloisonnés qu’on ne l’a dit.
53Des indices de cette proximité semblent manifestes. Si la question des places payantes dans les collèges de jésuites paraît plutôt être le fruit d’un contresens ou de la malveillance62, en revanche il est établi que le public se pressait aux portes des collèges jésuites, et qu’il était composé de gens de la meilleure qualité et non pas uniquement de parents d’élèves. Le roi lui-même assistait régulièrement aux représentations, et les bons pères jésuites, ne négligeant pas la publicité, réservaient un bon accueil aux gazetiers, comme le montrent les témoignages de Loret reconnaissant. Même les gazettes étrangères se faisaient l’écho de ces représentations, comme la Gazette d’Amsterdam qui écrit le 15 août 1697 :
Les Jésuites firent représenter avant-hier par leurs écoliers une Tragédie pour la distribution des prix, en suite de laquelle on dansa un ballet intitulé Ballet de la Jeunesse, dont les entrées, de la composition du Sr de Beauchamp, furent fort divertissantes et bien exécutées. Leurs Altesses Royales y assistèrent.
54Les costumes des collégiens, souvent somptueux et nombreux, étaient la plupart du temps prêtés ou loués par des comédiens professionnels63, tandis que, pour les ballets et les opéras, les élèves étaient « doublés » dans les danses difficiles par de véritables professionnels, souvent très célèbres. Lully lui-même ne négligea pas de faire étendre son privilège musical aux théâtres de collège, puis les musiques des opéras furent souvent composées par Charpentier en personne.
55Même certaines spécificités des théâtres des collèges jésuites tendent à être gommées. Ainsi, la charte des études dans les collèges jésuites, la Ratio studiorum rédigée à Rome en 1584, prévoyait que les tragédies ne comporteraient pas de rôles féminins, sans quoi les élèves masculins des collèges auraient été contraints à un déguisement en fille fort peu bienséant. Or des rôles de femmes apparaissent dès la deuxième moitié du xviie siècle64, des rôles de mères, de marâtres tyranniques, d’épouses, de vierges martyres… mais aussi de jeunes filles amoureuses. La tragédie Theseus du P. Bouchet (1663) montre deux femmes, Médée et Érechta, qui se disputent l’amour de Thésée, tandis que celle de Cyrus du P. La Rue, jouée en 1679 au collège de Clermont, met en scène Palmyre, la fiancée de Cyrus.
56Comment comprendre que le théâtre des collèges jésuites semble se rapprocher sensiblement, dès la deuxième moitié du xviie siècle, des théâtres professionnels ? M. Fumaroli récuse, à juste titre nous semble-t-il, l’idée d’une laïcisation de la Compagnie, qui aurait été victime en quelque sorte de ses projets éducatifs mondains. L’idée même d’une compromission excessive des jésuites avec le monde rejoint la traditionnelle accusation de laxisme moral dont on taxe régulièrement cet ordre. Sous le constat apparemment neutre de laïcisation se cache donc un jugement défavorable émanant des ennemis de la Société de Jésus. Une hypothèse de travail que nous aimerions creuser à l’avenir consiste à supposer que ces « déviations » constatées dans les tragédies de collège ne sont pas des accidents ou des marques de négligence, mais répondent à la volonté ancrée des Jésuites de combattre les augustiniens qui se font très virulents à la fin du xviie siècle. Cette hypothèse, si elle résiste à un examen systématique des sources, nous amènerait à nuancer fortement l’idée, tenue pour une vérité historique allant de soi, d’un pessimisme profond qui marquerait la fin du xviie siècle, quand le roi commence à se détourner du théâtre.
Notes de bas de page
1 Nicole, Traité de la Comédie, dans Traité de la Comédie et autres pièces d’un procès du théâtre, éd. L. Thirouin, Paris, H. Champion, 1998, p. 57.
2 Ibid., p. 41-43.
3 Rappelons qu’il s’agit de pièces de théâtre et non de comédies stricto sensu.
4 Nicole, op. cit., p. 41.
5 Bossuet, Maximes et Réflexions sur la Comédie, Paris, Belin, 1881, p. 7.
6 L. Thirouin, L’Aveuglement salutaire, Paris, H. Champion, 1997.
7 Senault, Le Monarque, ou les devoirs du souverain, « De la magnificence des princes dans les habits, dans les festins et dans les spectacles publics », dans Traité de la Comédie et autres pièces d'un procès du théâtre, p. 142. Le paradoxe de Senault est surtout connu par la reformulation qu’en a fait la marquise de Sablé, dans la maxime 81 : « Tous les grands divertissements sont dangereux pour la vie chrétienne mais, entre tous ceux que le monde a inventés, il n’y en a point qui soit plus à craindre que la comédie. C’est une peinture si naturelle et si délicate des passions qu’elle les anime et les fait naître dans notre cœur, et surtout celle de l’amour, principalement lorsqu’on se représente qu’il est chaste et fort honnête. Car plus il paraît innocent aux âmes innocentes, et plus elles sont capables d’en être touchées. On se fait en même temps une conscience fondée sur l’honnêteté de ces sentiments, et on s’imagine que ce n’est pas blesser la pureté que d’aimer d’un amour si sage. Ainsi on sort de la comédie le cœur si rempli de toutes les douceurs de l’amour, et l’esprit si persuadé de son innocence qu’on est tout préparé à recevoir ses premières impressions, ou plutôt à chercher l’occasion de les faire naître dans le cœur de quelqu’un pour recevoir les mêmes plaisirs et les mêmes sacrifices que l’on a vus si bien représentés sur le théâtre. » Cette maxime, avec de menues retouches, est devenue le fragment 630, dans l’édition Ph. Sellier, des Pensées de Pascal.
8 Ibid, p. 142.
9 Conti, Traité de la Comédie et des spectacles, dans Traité de la Comédie et autres pièces d’un procès du théâtre, p. 205.
10 Ibid., p. 200-201.
11 Nicole, Traité de la Comédie, éd. cit., p. 58.
12 Conti, Traité de la Comédie et des spectacles, éd. cit., p. 201.
13 Ibid., p. 202.
14 Ibid., p. 47.
15 Ibid., p. 59.
16 Ibid., p. 59.
17 Voir notamment l’Art Poétique, IV, v. 97-100.
18 V. 125-147.
19 Pour une lecture de ce texte comme une satire, par un Boileau janséniste, des jésuites et de leur morale relâchée, voir Camille Guyon-Lecoq, La Vertu des passions, Paris, H. Champion, 2002, p. 70-72.
20 Ibid., p. 72-73.
21 Sur les querelles, existant depuis l’Antiquité, opposant fervents de l’harmonie et adorateurs de la mélodie, voir Les Philosophes et la musique d’Enrico Fubini, Paris, H. Champion, 1983.
22 Bossuet, Maximes et Réflexions sur la comédie, éd. cit., t. III, p. 6-7.
23 Ibid., p. 6-7.
24 Ibid., p. 7-8.
25 Ibid., p. 8.
26 Genest, préface de Pénélope.
27 Ibid.
28 Corneille, « Avis au Lecteur » en tête d’Attila. Nous soulignons.
29 Pour beaucoup, le dénouement qui récompense les bons et punit les méchants est nécessaire à la qualité morale du spectacle. Voir par exemple Godeau, « Sur la Comédie », où l’auteur examine le dénouement des pièces du temps desquelles sont bannies « la licence » :
« On y voit condamner les actes vicieux,
Malgré les vains efforts d’une injuste puissance,
On y voit à la fin couronner l’innocence,
Ét luire en sa faveur la Justice des Cieux. »
30 Épître dédicatoire de Médée.
31 Porée, De Theatro, traduction du P. Brunoy [1733], Toulouse, Société de Littératures Classiques, éd. Édith Flamarion, 2000, p. 41.
32 Ce qui ne manqua pas de rendre furieux le fils de Racine qui attaque Porée dans une lettre à son ami Chevage de Nantes du 11 novembre 1745 (Correspondance, Paris, 1858, p. 51) ; cité par E. Flamarion, p. XLVI.
33 Porée, De Theatro, éd. cit., p. 43.
34 Ibid., p. 45.
35 La traduction du P. Brunoy comporte, par une erreur de traduction ou d’édition, « aux femmes ». Le texte latin en regard ne laisse aucune ambiguïté : Porée y dit « servitutem viris ».
36 Ibid., p. 47.
37 Voir Corneille « De la tragédie » et Fontenelle, Réflexions sur la poétique, XLV
38 Porée, op. cit., p. 47.
39 Ibid., p. 49.
40 Ch. Perrault, Critique de l’Opéra ou examen de la tragédie intitulée Alceste ou le triomphe dAlcide, Paris, Billaine, 1674, dans Alceste suivi de la querelle d’Alceste, éd. William Brooks, Buford Norman et Jeanne Morgan Zarucchi, Genève, Droz, TLF, 1994, p. 79.
41 Toutes ces citations d’Aristippe figurent à la p. 91 de l’édition citée.
42 Ibid., p. 82.
43 Ibid, p. 89.
44 Ibid., p. 89.
45 Ibid., p. 89-90. À quoi les défenseurs d’Euripide, et Racine en particulier dans la préface d’Iphigénie, répondront que les Modernes ont fait un contresens sur le texte grec en utilisant une édition fautive du texte d’Euripide.
46 Ibid., p. 90.
47 Ibid., p. 91.
48 Ibid., p. 92.
49 Ibid., p. 96-97.
50 Voir Alceste, V, 3.
51 Ch. Perrault, Critique de l’Opéra ou examen de la tragédie intitulée Alceste, p. 93.
52 Villiers, Entretiens sur les tragédies de ce temps, dans Racine, Œuvres complètes, éd. cit., p. 779.
53 Voir notre chapitre ii, section « Le grief de froideur ».
54 Villiers, Entretiens sur les tragédies de ce temps, éd. cit., p. 781. Nous soulignons.
55 Villiers, Épître sur l'opéra et sur les autres spectacles, slnd [1711], p. 5. L’ouvrage, très rare, se trouve à la Bibliothèque de l’Arsenal, sous la côte 8° B 12195 (10). En 1712, Antoine-Louis Le Brun répondit avec virulence à Villiers, dans sa Réponse à une épître satirique contre l'opéra.
56 La conclusion de l’entretien, faite par le porte-parole de Villiers, sera, de façon fort éloquente, que celui-ci est « contraire au bon goût autant qu’aux bonnes mœurs ».
57 Villiers, Épître sur l'opéra, p. 6.
58 Ibid., p. 9.
59 Ibid., p. 12.
60 Ibid., p. 13.
61 Pour une traduction et une annotation du poème dans sa totalité, voir notre article, écrit en collaboration avec J.-M. Civardi, « Un texte inédit de la querelle de la galanterie dans le théâtre tragique : Le Temple de la Tragédie (1734) du P. Marsy », à paraître prochainement dans xviie siècle.
62 C’est un texte de Loret (Gazette du 24 août 1658, v. 28-31) qui peut laisser croire que ces places étaient payantes, comme le fait L. V. Gofflot, dans son livre Le Théâtre au collège du Moyen Age à nos jours (Paris, H. Champion, 1907). Mais c’est le seul témoignage sérieux que nous ayons à ce sujet : à part Loret, seuls les jansénistes des Nouvelles Ecclésiastiques, adversaires haineux peu dignes de caution, accusent les jésuites d’avoir fait une entreprise commerciale d’une fête de distribution de prix. Les quinze sols dont parle Loret dans ce texte semblent donc plutôt être une participation aux frais du somptueux buffet qui était offert (et dont parle plus loin Loret), ou un pourboire pour un valet qui lui aura trouvé une bonne place. Voir P. Mélèse, Le Théâtre et le Public, p. 385.
63 Voir Baron, L'Homme à bonne fortune, prologue (1686).
64 Loret, dans une lettre du 7 février 1660, rapporte que l’élève Coigneux « fit Sabine, tantôt douce et tantôt mutine » ; cité par P. Mélèse, Le Théâtre et le Public, p. 384.
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