Introduction
p. 17-30
Texte intégral
1Pourquoi les personnages historiques peints en grands amoureux au xviie siècle suscitent-ils très souvent des commentaires ironiques de la part des critiques du xixe et même du xxe siècle ? Pourquoi les conquérants présentés en parfaits amants appellent-ils les sarcasmes moqueurs des lecteurs modernes ? Cette pratique est-elle courante à l’époque ou est-elle le fait de certains écrivains isolés ? Pour répondre à cette question, c’est au problème de la galanterie dans la tragédie qu’il faut remonter, en examinant ses modalités aussi bien que la nature des critiques qui lui sont opposées. C’est ce que nous avons tenté de faire ici.
2La galanterie s’est vu gratifier de nombreuses études depuis une trentaine d’années, date à laquelle elle a pu être clairement distinguée de la préciosité, comme l’explique D. Denis dans un récent article1. Ce sont tout d’abord de nombreux travaux sur la préciosité datant du xixe siècle qui ont été relativisés, les critiques montrant la part de mythe et de nostalgie qu’ils brassaient. Les travaux sur la préciosité engagés au lendemain de la Monarchie de Juillet par Louis de Roederer qui recherchait les origines de la « société polie » en brossant « le tableau d’une société d’élite » regroupée autour de la marquise de Rambouillet et de quelques autres grandes dames ont pu ainsi être caractérisés non comme un ouvrage critique, mais bien comme un « roman des origines » (l’expression est reprise par D. Denis) où l’auteur nostalgique peint un point de départ lumineux et une triste dégénérescence ensuite. De même, la part de nostalgie hantant les écrits de Sainte-Beuve, qui rêve de retrouver la conversation perdue d’une délicieuse société féminine a été également pointée du doigt. Cette démystification critique, largement entamée par Livet au xixe siècle2, a été notamment poursuivie au xxe par R. Mulho3 et B. Diaz4. Malgré la relativisation établie par Livet, l’adhésion au mythe critique de la préciosité et la fascination pour cet âge d’or, purement chimérique, de la civilité se poursuit jusqu’au milieu du xxe siècle, avec les travaux de V. Cherbuliez, de V. Fournel, de P. Larroumet, d’E. de Barthélémy pour la deuxième partie du xixe siècle, et ceux d’E. Magne, G. Mongrédien, de Y. Fukui et même D. Mornet pour le xxe siècle, travaux récents qui conservent les mêmes présupposés que leurs prédécesseurs.
3Ce n’est qu’une fois pulvérisé le mythe de la préciosité, de la croyance en la préciosité comme une catégorie littéraire, que la notion de galanterie peut poindre, tardivement, dans les années 1970. C’est dans ces années que se poursuit la série des études consacrées à l’honnêteté (chantier ouvert par l’enquête pionnière de M. Magendie en 19255), avec les travaux de R. Zuber réactualisant la notion d’atticisme, de R. Duchêne réfléchissant sur la culture mondaine à partir de l’exemple de Madame de Sévigné, de J.-P. Dens qui publie sa thèse sur le chevalier de Méré en 1981 et la synthèse, au début des années 1980, de B. Tocanne sur le naturel.
4La notion de galanterie se met ainsi en place à la fin des années 1970, à la croisée des recherches sur la politesse mondaine (domaine auquel se rattache directement la galanterie, corrélée aux termes d’urbanité, de civilité, d’honnêteté) et sur la préciosité, qui se voit également réexaminée. M. Cuénin fournit dès 1978 la première étude de la galanterie dans un chapitre de sa thèse sur Mme de Villedieu6. Quasi au même moment, I. Richmond confronte préciosité et galanterie à propos de La Prétieuse de Michel de Pure et conclut que les Précieuses appartiennent, pour l’abbé de Pure, à un « courant galant » qui domine toute leur époque, tandis qu’« on ne [saurait] parler d’une société précieuse7. » À la suite de I. Richmond, J.-M. Pelous met en débat dans sa thèse les deux notions de préciosité et de galanterie, en poussant la thèse de Richmond dans ses ultimes conséquences : les Précieuses, affirmait Pelous, n’ont aucune consistance historique, ne sont que des êtres de discours qui fonctionnent comme repoussoir du modèle galant. La fable précieuse ne servirait dans cette perspective qu’à discréditer, à travers quelques figures féminines, la galanterie. L’ouvrage de Pelous reçoit un vif écho auprès de la critique et suscite la riposte de R. Lathuillière, pour lequel « au commencement étaient les Précieuses »8. La question de la préciosité pourtant n’est pas définitivement close à la suite de l’ouvrage de Pelous qui prive les précieuses de leur réalité charnelle, et après quelque vingt ans de silence, le débat est relancé en 1999 par la thèse de M. Maître intitulée Les Précieuses. Naissance de femmes de lettres. Pour expliquer la nature polémique des textes parlant de Précieuses, M. Maître montre des femmes de chair et de sang influentes à la Cour et puissantes en Ville, particulièrement jalousées pour leur influence politique, femmes qui se piquent également de régenter le Parnasse.
5Une fois préciosité et galanterie distinguées, l’enquête systématique sur la notion de galanterie put véritablement commencer, dans les années 1980. Les premiers essais de synthèse prolongent les travaux sur l’honnêteté, que ce soit au sein de la conversation (avec en particulier les études de Chr. Strosetzki9, de M. Fumaroli10 ou D. Denis11) ou dans les genres littéraires (travaux de P. Dandrey sur l’héritage galant dans la poétique de la comédie12, d’A. Génetiot sur la poésie13, étude de M. Vincent sur le Mercure Galant14), E. Bury proposant une synthèse sur les questions de « littérature et politesse15 » en France, tandis qu’A. Montandon s’intéresse aux origines européennes de la politesse16. La galanterie devient si importante qu’elle peut même être considérée par N. Hepp17 comme appartenant à ces « lieux de mémoire » fondateurs d’un identité culturelle. Apparaissent ainsi de plus en plus nettement les traits d’une esthétique galante, dont A. Viala explore les enjeux18 tandis que D. Denis propose, dans une synthèse sur la littérature galante, d’en examiner les fondations19.
6Les travaux récents sur la galanterie n’ont, paradoxalement, guère incité à réinterroger la notion de tragédie galante sur nouveaux frais. La tragédie galante est peu ou prou envisagée dans les mêmes termes que dans la seconde partie du xixe siècle, en dépit des sérieux problèmes posés par cette notion.
7La tragédie galante, encore appelée romanesque et galante, est une vieille catégorie littéraire employée, sans que les critiques s’accordent sur son acception, depuis le milieu du xviiie siècle. Si la critique d’une mode galante qui déferle sur la tragédie et modifie les héros tragiques naît dès le xviie siècle, la conscience en revanche d’un sous-genre à l’intérieur de la tragédie, marqué par le romanesque et la galanterie, semble dater des années 1740 et être le fait des frères Parfaict. À propos d’Agésilas de Corneille, on peut lire en effet le commentaire suivant : Cette Tragédie parut cinq mois après l’Alexandre de M. Racine. La révolution qui se fit alors dans les sentiments du public, et le parti que prit le plus grand nombre en faveur du nouveau poète, forment ne époque à laquelle on peut rapporter la naissance d’un genre inconnu de tragédie, où l’amour dominait sur toutes les autres passions. M. Quinault l’avait ébauché avec succès, dix ans auparavant, mais non pas avec autant d’éclat20.
8Les frères Parfaict ancrent ainsi la notion d’une sous-classe de la tragédie où l’amour dominerait et qui naîtrait dans les années 1650 avec Quinault, pour être portée à son comble par l’Alexandre de Racine. Le nom de cette sous-classe n’apparaît pas en revanche de façon systématique dans les propos des frères érudits, mais est à déduire des jugements portés en particulier sur les pièces de Quinault :
9En rendant compte des poèmes dramatiques de M. Quinault, nous avons remarqué que ses tragédies étaient remplies d’une tendresse si romanesque que ses principaux personnages en sont avilis. La tragédie de Pausanias confirme encore ce jugement21.
10Le rôle de Bellérophon est à la Quinault, c’est-à-dire du plus fade doucereux22.
11On peut lui reprocher [à Pradon, dans sa tragédie Statira] que, croyant peindre ses caractères d’après l’Histoire, il les a faits plus romanesques encore que ceux que M. de la Calprenède a tirés de son imagination ; ils respirent tous cette fade galanterie, si reprochée à M. Quinault et à la plupart des Poètes qui l’ont précédé.
12« Romanesque » et « galanterie », telles sont les caractéristiques qui reviennent régulièrement pour caractériser la production tragique de Quinault et le type de tragédies dans lequel il excelle.
13Cette sous-classe de la tragédie continue à exister sans avoir de nom figé dans les écrits critiques de Voltaire puis de La Harpe. Voltaire, dans ses Commentaires sur Corneille, prend les termes de « galant » et « galanterie » dans une acception essentiellement péjorative, où galant signifie inintéressant, sans profondeur, romanesque. Les tragédies galantes sont alors pour Voltaire toutes celles où l’amour est sagement cantonné dans l’épisode, au lieu d’occuper l’action principale en étant peint comme dévastateur. Voltaire fait ainsi de Corneille le principal instigateur des galanteries qui envahissent la tragédie, l’importateur du modèle romanesque dans le théâtre tragique, tandis que Racine est celui qui rompt, à partir d’Andromaque, avec cette pratique pour accéder à la vraie tragédie, sublime, où l’amour est une passion mortifère. Dès lors, pour Voltaire, la tragédie galante, conçue comme une période de développement de la tragédie française, s’étend de Médée à Andromaque. La notion s’est étendue par rapport aux bornes que lui donnaient les frères Parfaict (elle recoupe maintenant Corneille et les principaux dramaturges antérieurs à Racine), mais elle s’est aussi décalée dans le temps, puisqu’elle couvre pour Voltaire les années 1636-1668 alors qu’elle s’étendait pour les frères Parfaict des années 1650 (premières productions tragiques de Quinault) à 1668, en ne concernant qu’un nombre restreint de dramaturges.
14L’opposition entre tragédies galantes antérieures à Andromaque et tragédies tragiques initiées par Racine est reprise par La Harpe, faisant de Corneille celui- là même qui, malgré ses déclarations, a affadi la tragédie :
15Il demeure prouvé que Corneille, faute d’avoir su traiter l’amour lorsqu’il en mettait partout, a fait des héros de roman de plusieurs de ses principaux personnages, gâté presque tous ses sujets et refroidi même ses meilleures pièces23.
16En définitive, la tragédie galante apparaît, dans les Cours de littérature ancienne et moderne de La Harpe (qui suit sur ce point complètement Voltaire), comme un moment de la tragédie (1634-1668), une étape de son évolution avant la perfection racinienne :
17Je n’en vois point d’autre cause [il s’agit d’expliquer pourquoi Corneille s’est ainsi fourvoyé] que l’esprit dominant de son siècle, qui l’a entraîné. Il était de règle de parler d’amour dans toutes nos pièces, modelées pour la plupart sur les pièces espagnoles et sur les romans de chevalerie qui étaient en vogue24.
18En matière de critique littéraire et particulièrement de critique dramatique, la première moitié du xixe siècle ne se préoccupe guère de classification en genres et sous-genres. Dans son Cours de littérature dramatique paru en 181825, Geoffroy, nostalgique de l’Ancien Régime et fervent défenseur du classicisme français contre les importations étrangères, ne reconnaît pas l’existence d’un sous-genre dégradé de la tragédie que serait la tragédie romanesque et galante, comme le faisaient ses prédécesseurs. À propos de La Mort de Pompée de Corneille, pièce qui pouvait être l’occasion d’aborder la tragédie galante, Geoffroy remet radicalement en question l’interprétation issue de Voltaire, qu’il déteste au demeurant, et refuse de voir dans cette pièce des traits susceptibles d’affadir une tragédie héroïque :
19Pourquoi donc, dit Voltaire, Corneille, dédaignant d’établir sur l’amour l’intérêt de ses pièces, les a-t-il refroidies par des intrigues galantes ? Il parle sans cesse d’amour, et il en parle mal. Dans La Mort de Pompée, par exemple, l’amour de César et de Cléopâtre est-il digne de la tragédie ? Je réponds qu’en cela Corneille s’est fort rapproché du ton de la société ; il a peint les mœurs et non pas des chimères : la galanterie faisait partie de la politesse des grands et des rois, toutes les cours de l’Europe, et surtout la cour de France, étaient galantes : Corneille a donc prêté à ses héros le langage que les héros de son temps étaient accoutumés de tenir dans le monde260.
20Loin d’avoir rendu ses héros insipides, Corneille leur a prêté l’héroïsme de son temps, dans lequel la galanterie, comprise par Geoffroy comme la politesse et la distinction jusque dans l’amour, est une vertu indispensable. C’est dire combien Voltaire selon Geoffroy s’égare, quand il pense que Corneille aurait dû purger ses tragédies des épisodes amoureux et supprimer de la bouche des personnages toutes les expressions typiquement galantes27.
21La galanterie que Corneille mêle à ses tragédies permettrait, en vertu des mœurs de l’époque, de présenter un héroïsme qui « parle » à des spectateurs français du xviie siècle. À partir du moment où Geoffroy a présenté la galanterie et « l’esprit romanesque et chevaleresque » comme « le caractère distinctif de notre poésie dramatique » (« c’est la ligne de démarcation qui sépare le théâtre français du théâtre grec, et même de tous les autres théâtres », écrit-il28), à partir du moment où il se refuse à considérer les traits galants comme des faiblesses poétiques, il n’a aucune raison d’envisager que la tragédie ait pu produire une sous-forme abâtardie que serait la tragédie romanesque et galante. Cette petite catégorie proposée par les frères Parfaict, qui conduirait à voir des imperfections pendant le grand classicisme français, ce qui répugne à Geoffroy, est donc laissée de côté, consciemment ou non, par le critique conservateur.
22N. Lemercier, romantique modéré dont l’optique est bien différente de celle de Geoffroy, ne parle pas davantage de la tragédie romanesque et galante dans ses cours professés à l’Athénée. Ceux-ci, rassemblés sous le titre de Cours analytique de littérature générale29, adoptent en effet une perspective non historique et envisagent les problèmes de poétique les uns à la suite des autres, en les illustrant par des exemples dramatiques empruntés aussi bien à l’antiquité qu’à la période moderne. Tout en reconnaissant l’importance de l’amour dans la tragédie française du xviie siècle30, qu’il explique par des raisons historiques et psychologiques (depuis l’époque même de la Gaule, les Français ont toujours accordé une grande importance à leurs fiancées et épouses), N. Lemercier n’aborde à aucun moment la question des genres et de leur évolution.
23Sainte-Beuve quant à lui crée, à partir des études d’auteurs classiques qui font la matière des articles de la Revue de Paris, la forme du portrait (l’ébauche de cette forme est esquissée en 1828 à propos de Corneille), forme qui privilégie les individualités et se montre peu propice par définition à une réflexion sur les genres. Saint-Marc Girardin, dans son Cours de littérature dramatique paru entre 1843 et 1868, adopte une perspective thématique pour étudier l’expression littéraire des sentiments de l’antiquité à nos jours, montrant par exemple comment anciens et modernes ont représenté l’amour maternel, mais ne s’intéresse guère aux genres et aux problèmes dramatiques et dramaturgiques. Nisard certes, quasi à la même période, pour expliquer les imperfections du théâtre de Corneille, pointe l’existence d’un courant précieux qui pénètre dans la tragédie et provoque sa décadence31 (thème cher à l’auteur), mais il ne dit rien sur la catégorie des pièces tragiques nées, pour reprendre ses termes, du croisement de la tragédie et de la « préciosité ».
24J. Janin, pratiquant déjà une forme de critique impressionniste (il définit lui- même le feuilleton dramatique qu’il tient dans le journal des Débats comme « un petit cri de joie que nous arrache le spectacle du jour32 »), ne s’intéresse nullement aux genres et à leur interaction, pas davantage, quelque vingt ans plus tard, que F. Sarcey qui, dans ses comptes rendus des représentations théâtrales auxquelles il a assisté, aborde des questions de technique et de poétique (en particulier la construction de la pièce), mais nullement de genres. À la fin du xixe siècle, en 1888, J. Lemaître, dans ses Impressions de théâtre, procédera également en fonction du plaisir comme base de jugement, rejetant les questions génériques.
25A partir des années 1870, sous l’impulsion de Taine et de ses disciples, les modèles de la science tendent à s’appliquer à la littérature. L’intérêt pour le sous-genre de la tragédie qu’est la tragédie romanesque et galante est relancé, dans une acception plus précise que celle des frères Parfaict. Ce petit genre est alors baptisé indifféremment « tragédie romanesque » ou « tragédie galante » (les deux expressions se trouvant souvent de façon indifférenciée chez un même auteur) et se voit donner pour acte de naissance la tragédie Timocrate de Th. Corneille, en 1656. En 1892, G. Reynier, dans sa thèse sur Th. Corneille33, répartit les tragédies de Corneille le Jeune en trois catégories, « tragédies romanesques », « tragédies cornéliennes » et « tragédies raciniennes », et définit « la tragédie romanesque » par son fond et éventuellement son « esprit précieux », cette tragédie romanesque étant également appelée par Reynier « tragédie héroïco-galante ». De cette catégorie de tragédies, il ne reste selon Reynier aucun chef-d’œuvre mais elle est intéressante en ce qu’elle constitue une source de l’opéra et en ce qu’elle influença peut-être Corneille lui-même.
26N. M. Bernardin, à la même époque, dans un chapitre intitulé « Racine et la tragédie au temps de Racine » et destiné à l’Histoire de la langue et de la littérature française des origines jusqu’à 1900 dirigée par Petit de Julleville, consacre une section à « la tragédie romanesque et Quinault ». La tragédie romanesque est caractérisée en ce qu’elle ne montre que des « héros de roman34 », des « intrigue [s] aussi invraisemblable [s] que compliquées », des « dissertations galantes et les énervantes maximes d’amour que leur avaient enseignées La Calprenède et Mlle de Scudéry35 ». De cette catégorie de la tragédie romanesque, Quinault est présenté comme le principal représentant, en auteur qui ne peindrait jamais les fureurs de l’amour mais seulement « un tendre penchant36 », Bernardin n’hésitant pas à conclure que « le théâtre de Quinault, c’est Rodogune écrite par Marivaux37 ».
27A la fin du xixe siècle, après les travaux de Reynier et Bernardin, la catégorie de la tragédie galante est baptisée (tragédie romanesque le plus souvent, parfois tragédie galante), circonscrite dans le temps (elle débute aux lendemains de la Fronde, s’arrête à peu près au moment où débute Racine), pourvue de Th. Corneille et Quinault simultanément comme auteurs représentatifs.
28Lanson, dans ses cours professés à l’Université de Columbia en 1916-1917 et publiés en 1920 sous le titre Esquisse d’une histoire de la tragédie française, reprend ces conclusions critiques. Il considère que les deux auteurs majeurs de la période qui s’étend « de Pertharite à Andromaque38 » sont Th. Corneille et Quinault, unis par le « romanesque » de leurs pièces. En ce qui concerne Th. Corneille en effet, Lanson, reprenant explicitement les conclusions de Reynier, estime qu’une partie de son théâtre tragique (Timocrate, Bérénice, Antiochus, Théodat) est constituée de tragédies romanesques. Quant à Quinault, « son théâtre sort du Grand Cyrus et de la Clélie » et le « romanesque de l’action » n’a d’égal que le « romanesque des sentiments39 ». Si les deux auteurs illustrent le genre de la tragédie romanesque, Lanson accorde la préférence à Quinault auquel il reconnaît le mérite d’avoir bien restitué « l’idéal mondain de la galanterie » dans une peinture qui a une « tendresse élégante et discrète ». Quinault charme par sa « poésie de ruelle et de boudoir, de bosquets de Versailles », écrit Lanson qui se plaît à voir dans les scènes quinaltiennes un tableau de Watteau, une intrigue galante dans un paysage à la française. La galanterie toutefois garde encore avec Lanson le sens péjoratif et polémique que lui donnait Voltaire pour désigner un amour d’intérêt, conduit par politique et qui ne vient pas du cœur40.
29En 1926, E. Gros, dans sa thèse consacrée à Quinault, creuse la catégorie de tragédie romanesque et galante (qu’il appelle tantôt galante, tantôt romanesque) en réexaminant le tandem Th. Corneille et Quinault, en se demandant lequel peut être considéré comme le chef de file, et en tentant de voir en quoi ils se démarquent l’un de l’autre :
30Quinault […] fit école. Il serait assez vain de chercher à qui, de Th. Corneille ou de lui, appartient la primauté et si l’essor de la tragédie galante fut donné par l’auteur de Timocrate ou par celui de La Mort de Cyrus. Nous persistons à penser que Th. Corneille fut le premier en date. Mais il semble bien établi que jusqu’en 1665, c’est Quinault qui représente la tragédie nouvelle : c’est lui qu’on imite et qu’on veut égaler41.
31En 1948, A. Adam, dans son Histoire de la littérature française au xviie siècle, à la section « la tragédie et la tragi-comédie galantes42 », vulgarise les positions de Reynier et de Bernardin, sans essayer de distinguer Th. Corneille et Quinault comme l’avait tenté E. Gros. Cette catégorie de pièces, qui se distingue selon lui par le « romanesque héroïque » (formule que Gros contestait pour Quinault), naît, au plan littéraire, de la mode romanesque et, au plan de la société, de l’importance de cercles féminins ainsi que du rôle tenu par « certains grands seigneurs, comme Saint-Aignan et le duc de Guise, [qui] vivaient dans une sorte de rêve d’héroïsme et de galanterie, de combats singuliers et de séduction ». La tragédie galante, croisement de la tragédie et du roman et reflet d’une société où l’amour acquiert une part décisive dans la conversation, verrait encore pour Adam ses deux dramaturges principaux en Th. Corneille et Quinault.
32Depuis A. Adam, les termes du débat n’ont guère changé. La thèse de doctorat, non publiée, de C. J. Gossip43 reprend les présupposés anciens et dans sa thèse d’université de 1977 intitulée « La dramaturgie de Th. Corneille », E. Fischler fait de Th. Corneille un écrivain opportuniste voulant séduire les femmes des salons à la mode, et dont les « tragédies romanesques » sont le reflet d’une société, et particulièrement de la vie de grands seigneurs ayant connu une existence mouvementée pendant la Fronde44. Le critique invite donc à considérer que ces tragédies romanesques se prêtent fort à une lecture appliquant des clés et invite également à ne pas séparer Th. Corneille et Quinault, Th. Corneille étant « avec Quinault, l’auteur par excellence de ce qu’on est convenu d’appeler la tragédie galante45 ». Enfin, l’article le plus récent sur la question, paru en 2002, celui de G. Revaz intitulé « Peut-on parler de tragédie « galante » (1656-1667)46 ? », oppose sur la décennie 1656-1667 deux types de tragédies : d’une part les tragédies « historiques » que sont les tragédies classiques, et d’autre part les tragédies galantes. Les tragédies historiques de la période sont celles de Corneille et de Racine, tandis que les tragédies galantes sont celles de Quinault et de Th. Corneille. Les tragédies historiques sont celles où les personnages combattent pour le roi et sont déchirés par de véritables crises tragiques (G. Revaz cite comme modèle d’ethos tragique l’Hermione d’Andromaque), tandis que les tragédies galantes présenteraient « une scénographie galante » avec des héros démobilisés de la scène politique, qui placent leur héroïsme dans l’amour, et des héroïnes qui dissimulent leur tendre inclination, gardant un masque permanent. Le problème vient en fait de ce que la démonstration du critique ressemble à une pétition de principe. Présupposant un dualisme esthétique (grosso modo entre classicisme et modernité) qui parcourrait le xviie siècle, le critique applique ce dualisme à la période qu’il se propose d’étudier et distingue ainsi la classe des tragédies classiques et celle des tragédies galantes, tout en reconnaissant une catégorie intermédiaire composée de tragédies partiellement galantes (comme l’Alexandre de Racine). La catégorie littéraire de la tragédie galante voit ainsi son existence posée d’entrée de jeu, comme petit genre existant à côté de la tragédie héroïque majeure.
33Enfin (et ce sera là notre dernier exemple), l’étude de J. Rohou sur la tragédie galante ne semble guère plus convaincante. Dans son ouvrage La Tragédie classique, Jean Rohou consacre un sous-chapitre à « la tragédie romanesque et galante », genre qui a duré selon lui de 1655 à 1663, s’est illustré avec Timocrate de Th. Corneille (1656) et Œdipe de Pierre Corneille (1659) et que J. Rohou définit en ces termes : « C’est la tragédie pseudo-héroïque, où le dévouement galant triomphe à travers des épreuves romanesques, qui convient à cette époque. » Selon ce critique, la Fronde a discrédité les grands seigneurs et avec eux l’idéal guerrier et, dans le climat pessimiste ambiant, le héros militaire ne plairait plus. Le théâtre, avec le genre de la tragédie romanesque et galante, refléterait donc la réalité sociale constituée par les salons littéraires (J. Rohou cite l’exemple de Mlle de Scudéry). Certes, mais qu’est-ce qui caractérise, dans les définitions de J. Rohou, le genre de la tragédie galante et lui seul ? S’il s’agit d’un héros qui a renoncé à la gloire publique pour servir sa maîtresse, Œdipe ne saurait être une tragédie galante, puisque le héros de la pièce selon Corneille est exclusivement le héros actantiel, « personne de premier rang », autrement dit Œdipe. Si J. Rohou fait d Œdipe une pièce galante à cause du personnage épisodique de Thésée qui est tout à son amour pour Dircé, c’est en définitive le seul épisode amoureux, certes vaste, qui caractériserait la tragédie galante. Or avant 1655, bien des tragédies ont comporté des épisodes amoureux développés, sans que la critique moderne songe à parler de tragédie romanesque et galante.
34La spécificité de ce petit genre tient-elle alors à l’anatomie du cœur et à l’analyse des sentiments dans un langage galant, comme le suggère aussi J. Rohou ? L’argumentation consiste à montrer peu ou prou que tous les traits linguistiques de la préciosité isolés naguère par R. Lathuillière figurent bien dans les tragédies qu’il nomme galantes. Certes les pièces choisies contiennent bien les traits langagiers recherchés, mais là encore le problème vient de ce que ces traits langagiers se retrouvent, tout aussi abondants, dans des tragédies antérieures à 1653 et postérieures à 1670. Ainsi, les pièces que J. Rohou trouve emblématiques du genre de la tragédie galante contiennent bien de subtiles descriptions de l’état de leur cœur par les amants, mais des tragédies que ce même critique classe dans la catégorie « Le retour de la tragédie et du tragique », en reprenant les opinions formulées par G. Reynier voilà plus d’un siècle, tragédies qui sont censées être d’un mâle héroïsme, en contiennent tout autant47.
35Ce problème insoluble de bornes temporelles qu’on puisse assigner à la tragédie galante se confirme si on retient pour critère de la tragédie galante celui de la nature de l’action. Maints critiques caractérisent en effet la tragédie galante par « l’importance de l’amour au sein de l’intrigue ». Si l’on entend par là que l’amour occupe la première place structurellement, en d’autres termes, se situe dans l’action principale, force est de constater que ce nouveau critère n’est pas pertinent. Maintes amours passionnées, traitées dans l’action principale, sont le fait de tragédies antérieures à 1653. Citons par exemple la passion funeste d’Hercule pour sa captive (Hercule mourant de Rotrou en 1634), Hippolyte persécuté par la flamme incestueuse de Phèdre (Hippolyte de La Pinelière en 16341635), Médée se vengeant de l’infidèle Jason (Médée de Corneille en 16341635), les amours d’Antoine et Cléopâtre (Le Marc-Antoine ou la Cléopâtre de Mairet en 1635), l’amour d’Hérode pour Mariane (Mariane de Tristan L’Hermite en 1636), la terrible passion de Tarquin pour Lucrèce (Lucrèce de Du Ryer en 1636), Hadès enlevant la jeune Perséphone dont il était tombé amoureux (Le Ravissement de Proserpine de Claveret en 1637-1638) ou Alcionée mettant le royaume à feu et à sang pour obtenir la main de la fille du roi (Alcionée de Du Ryer en 1637)
36Le chercheur penaud doit donc se rendre à cette cruelle évidence : aucun des critères proposés pour caractériser la tragédie romanesque et galante n’est opératoire, puisque ces critères se trouvent déjà dans des tragédies antérieures à la Fronde, tragédies qui ne sont jamais présentées comme des tragédies romanesques et galantes.
37Un autre indice qui doit inciter le chercheur à la plus grande méfiance est que cette catégorie de la tragédie galante apparaît mouvante et non dénuée de jugements de valeur. De manière révélatrice, on l’a vu, La Harpe, à la suite de Voltaire, parlait bien déjà de « ce goût romanesque » teinté d’« insipides galanteries » illustré par Th. Corneille et Quinault, mais l’initiateur en était selon lui Corneille lui-même48, que personne aujourd’hui ne songerait à ranger parmi les dramaturges romanesques et galants. C’est tout simplement d’une part que La Harpe reprenait à son compte les jugements défavorables de Voltaire à l’égard de Corneille, alors que nous venons après sa réhabilitation entreprise largement par les Romantiques, et d’autre part que nous accordons foi aux écrits théoriques de Corneille depuis les travaux de G. Forestier.
38La catégorie « tragédie romanesque et galante », qui semble à première vue un concept endogène (comme la galanterie49) et donc intellectuellement dépourvu de connotations idéologiques, se révèle ainsi chargée d’un jugement de valeur : Corneille, que nous admirons, est « sorti » de la catégorie romanesque et galante où le rangeait La Harpe, alors que son frère Thomas, dont la réhabilitation n’est toujours pas effective, y demeure.
39La classification de G. Reynier, à la fin du xixe siècle, montre bien également le jugement péjoratif qui pèse sur la tragédie romanesque et galante. Étudiant la production tragique de Th. Corneille, G. Reynier répartit ses tragédies en trois classes, qui sont loin d’être neutres. Alors que les tragédies cornéliennes, qui reprennent la veine poétique du Grand Corneille, sont « souvent intéressantes », que les tragédies raciniennes sont considérées comme les chefs-d’œuvre de l’auteur, Reynier n’a pas de termes assez durs pour les tragédies restantes, qu’il regroupe sous l’appellation « tragédies romanesques ».
40Puisque la tragédie galante comme catégorie littéraire ne semble pas avoir d’existence, ce sont les relations entre théâtre tragique et galanterie que nous nous proposons d’explorer. Un premier problème méthodologique concerne alors l’acception du terme galanterie. Le problème n’est pas mince : le terme de galanterie est déjà au xviie siècle lourd d’ambiguïté et Patru essaie de distinguer des nuances selon que le terme est orthographié galant ou galand50, tandis que Bouhours, Th. Corneille et Andry de Boisregard mettent l’accent sur la dimension phraséologique de l’expression galant homme, sans parvenir à s’accorder sur ce qui distingue le galant homme de l’homme galant51. De fait, urbanité, civilité, politesse, honnêteté, tendresse et galanterie sont souvent employés comme des termes synonymes. Mais si ces mots ont de nombreux sèmes communs, ils ne sont pourtant pas rigoureusement équivalents et des lignes de séparation, même grossières, semblent pouvoir être ébauchées. Du côté des valeurs sociales, des usages à observer dans le monde, se trouvent les termes d’urbanité, de civilité, de politesse et d’honnêteté. La civilité, terme emprunté au dérivé latin impérial « civilitas » signifiant sociabilité, courtoisie, renvoie à l’observation des règles du savoir-vivre qui régissent la vie en société. La politesse, terme emprunté au xviie siècle depuis peu de temps à l’italien (selon A. Rey, l’emprunt daterait de la fin du xvie siècle), désigne au sens concret la qualité de ce qui est rendu lisse, et renvoie aussi, au sens figuré, à la manière de se conduire correspondant aux usages du monde. Murbanité qui désigne la politesse des mœurs, l’affabilité que donne l’usage du monde, est perçue comme un terme technique, plus ou moins synonyme des termes précédents (si ce n’est que le terme de civilité a une intention pédagogique : le vocable de civilité s’applique en particulier à l’apprentissage des manières polies), mais urbanité sent son latin. On connaît la tentative échouée de Guez de Balzac pour imposer ce mot52 : en dépit de ses efforts, Balzac ne parvient pas à faire oublier « l’amertume de sa nouveauté53 », et la querelle sur l’usage du mot ne dépasse pas le cercle des érudits, Richelet à la fin du siècle n’hésitant pas à dire que ce mot sent l’École54. Quant à l’honnêteté, elle unit des valeurs sociales (l’art de se comporter en société) à des qualités proprement littéraires.
41La tendresse en revanche, si elle désigne le raffinement du cœur, se situe explicitement du côté des relations amoureuses. Le terme de tendresse, après avoir désigné dans un sens concret le caractère de ce qui se laisse facilement entamer (« pain tendre »), se spécialise en effet au xviie siècle, en particulier sous l’impulsion de Voiture, pour s’appliquer au domaine des sentiments. La personne tendre est celle qui est sensible aux sentiments d’amitié, d’amour, de compassion, sans que le terme cesse pourtant de signifier, dans une acception plus péjorative, douillet, délicat. À l’entrée tendresse, Richelet ne signale néanmoins que le sens d’amitié, d’amour, car le « mot ne se dit bien qu’au figuré dans la langue ordinaire ».
42La galanterie a indéniablement à voir avec la politesse et pourrait se définir comme la grâce dans les manières. Richelet explique l’adjectif galant par « qui a de la bonne grâce, de l’esprit, du jugement, de la civilité et de la gaieté, le tout sans affectation » et donne comme exemple la collocation « un galant homme », l’adjectif antéposé ayant alors, comme l’a montré A. Viala, une valeur laudative. Mais la galanterie touche aussi au domaine du cœur et de l’amour, comme le montrent les expressions, citées par Richelet, « homme galant » (« c’est un homme qui a de la bonne grâce, qui est bien fait et qui par ses manières tâche à plaire aux Dames », dit Richelet) ou « avoir son galant » (avoir son amoureux). Tout le problème, comme l’a expliqué récemment D. Denis, est alors d’arriver à réunir ces deux pans définitionnels au sein d’un concept unifié. La galanterie est, nous semble-t-il, une honnêteté tendue vers la séduction des femmes, que cette séduction relève d’un jeu dont chacun est conscient (l’ancien verbe galer signifie s’amuser, et on le retrouve aujourd’hui encore dans le régionalisme provençal galéjer), jeu par lequel l’homme fait mine d’être transi devant une femme présupposée inaccessible, ou que la séduction soit l’élan sincère d’un cœur amoureux. La galanterie, comme honnêteté tournée en dernier lieu vers le beau sexe, s’ente donc sur les civilités, soit qu’elle les respecte au pied de la lettre, soit au contraire qu’elle s’amuse à les parodier et à les subvertir, subversion que l’on peut voir comme étant le principe même de l’Hôtel de Rambouillet. Autour de la Marquise, les valeurs sociales de la naissance semblent en effet abolies (Montausier côtoie Voiture qui est un roturier) au sein d’un jeu qui inverse les valeurs habituelles à la manière, en quelque sorte, d’un carnaval bakhtinien.
43Un deuxième problème méthodologique peut se formuler de la sorte : est-il possible de séparer galanterie et civilité ou faut-il les considérer comme les deux versants d’un même problème ? Peut-on traiter séparément galanterie et civilité, en considérant la galanterie comme ce qui se situe exclusivement du côté de l’amour ? Les textes théoriques de l’époque empêchent une pareille dichotomie et obligent le chercheur à traiter simultanément des questions de politesse et de comportement amoureux à l’égard des femmes. Examinons en effet rapidement quelques textes qui posent le problème de la galanterie dans la tragédie. En 1667, dans le Dialogue des héros de roman, Boileau lie critique des civilités excessives et critique des héros historiques amoureux : la reine Thomyris, héroïne de La Mort de Cyrus de Quinault, est stigmatisée à la fois poour le raffinement déplacé de ses manières (elle consigne des madrigaux sur ses tablettes) et pour son amour envers son ennemi Cyrus55. En 1668, Guéret, dans Le Parnasse réformé, place de même dans la bouche de Tristan L’Hermite un double reproche éloquent : les poètes dramatiques soignent excessivement leurs habits et leur « mine » (critique des civilités), tandis que leurs poèmes sont « languissants » et maladroitement rehaussés d’« un petit mot de tendresse » (critique de l’amour)56. En 1675, Villiers, dans les Entretiens sur les tragédies de ce temps, lie également civilités et question amoureuse : Timante aurait aimé qu’Achille, dans l’Iphigénie de Racine, ne soit pas amoureux d’Iphigénie, mais Cléarque, pour défendre Achille, soutient simultanément qu’Achille, au xviie siècle, doit être amoureux et civil, sans dissocier les deux questions57.
44Puisque la catégorie de la tragédie galante n’existe pas, nous commencerons par nous pencher sur les conditions d’élaboration de ce mythe. Comment s’est-il constitué et quelle est la part de responsabilité des contemporains dans l’élaboration de ce fantôme critique ? En montrant que le discours critique contre la galanterie dans la tragédie s’élabore largement dans la période 1660-1680, mais que le phénomène de la galanterie qui s’instille dans la tragédie date quant à lui de 1634-1640, nous serons amenée à examiner le modèle galant qui se propose à la tragédie dès la rénovation de celle-ci. Par modèle (terme que nous emploierons souvent dans cet ouvrage), nous n’entendons pas un canon figé une fois pour toutes, forme monolithique et immuable, mais plutôt une famille de caractéristiques qui, si elle s’étoffe et évolue inévitablement au cours des décennies, conserve une assise définitoire suffisamment solide pour avoir une unité. C’est dire que le modèle galant n’est nullement compris comme une norme inflexible. Il y a bien différentes formes de galanterie (que nous étudions, dans leur stratification progressive, au chapitre VI) et diverses pratiques (certaines formes semblent liées à certains auteurs, Quinault étant sans conteste le meilleur représentant de la galanterie par varietas), mais elles ont un socle commun, qui est la douceur. Les différents types de galanterie, aussi divers soient-ils, se présentent bien comme des déclinaisons du paradigme de la douceur. Notre perspective consiste à mettre l’accent sur un problème esthétique qui parcourt tout le siècle : la galanterie, idéal de douceur, se heurte à l’idéal tragique de la terreur, ce qui place la tragédie dans un dilemme insoluble, ce qui l’oblige à concilier deux voies apparemment inconciliables, ce qui la contraint à explorer des voies inédites pour exister. Si nous n’avons pas opté pour une étude chronologique, c’est que celle-ci aurait insisté excessivement sur la fragmentation des formes de galanterie et nous aurait conduit à élaborer un tableau par trop impressionniste. Or pareil tableau masque les problématiques génériques (qu’est-ce que la tragédie française au xviie siècle ?) qui sont précisément au cœur de notre propos. Montrer que la tragédie française du xviie siècle, genre noble, florissant et célébré, tire sa force d’une quête d’identité sans cesse renouvelée, d’un dilemme dont il lui faut tenter de sortir, tel est en effet notre projet.
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