Préface
p. 9-13
Texte intégral
1Le théâtre du xviie siècle est incomparablement le genre qui fonde le prestige de la littérature française dite « classique » : depuis le xviiie siècle jusqu’aux « petits classiques », la tradition scolaire et universitaire autant que le répertoire des grandes scènes théâtrales ont réservé une place exceptionnelle aux œuvres-phares de Corneille et de Racine, et Molière demeure encore aujourd’hui la référence en matière de comédie, comme il le fut, dès sa disparition, pour les dramaturges qui suivirent, les Dancourt, Regnard ou Lesage. C’est pourquoi il n’est guère d’étudiant débutant aujourd’hui qui ne connaisse au moins une ou deux pièces de ce répertoire classique – en général les seules œuvres du « Grand Siècle » dont il ait quelque idée, et que le monde du spectacle vivant conserve toujours une place de choix à la mise en scène de L’Illusion comique ou du Cid, à des relectures plus ou moins modernes d’Andromaque et de Britannicus, sans compter la vogue constante des Fourberies de Scapin ou de l’École des femmes.
2Il pourrait donc sembler, avant même l’ouverture de ce livre, que Carine Barbafieri ait choisi un terrain bien balisé pour son enquête, sûre d’une réception bienveillante et d’une lecture avertie : « Encore un livre sur le théâtre du xviie siècle ! » se surprendrait-on presque à dire. Et pourtant, le lecteur curieux, s’il accepte de l’accompagner dans l’enquête qu’elle nous propose, sera entraîné vers des terres moins familières, et des œuvres que la tradition critique a souvent rejetées, comme une sorte « d’envers du Grand siècle » de la scène théâtrale. Elle suit en cela une grande tradition universitaire, qui s’est attachée, au moins depuis le grand livre de Daniel Mornet sur « les aspects inconnus » de la littérature française classique1, à la vie littéraire dans son ensemble, avec une insatiable curiosité pour les auteurs qui sont passés au second plan de notre panorama familier, alors qu’ils avaient occupé parfois le premier rang dans le cœur de leurs contemporains : un des lieux communs de la critique n’est-il pas d’évoquer inlassablement le Timocrate de Thomas Corneille (1656), pour rappeler qu’il fut le plus grand succès du siècle ? Qui le lit aujourd’hui, hors les spécialistes, et quel metteur en scène aurait l’audace de le rendre au spectacle vivant, ne serait-ce que le temps de quelques représentations expérimentales ?
3Comme l’écrivait Mornet en 1940, « cette histoire du théâtre qui fut non pas le meilleur mais qui parut le meilleur n’a été faite que par morceaux dispersés, à propos de Thomas Corneille, Quinault, etc. Il faut la résumer dans son ensemble pour faire comprendre qu’il s’agit d’étudier non pas les chefs-d’œuvre consacrés par la postérité, mais un grand nombre de pièces qui, si mauvaises qu’elles soient, ont été applaudies et sont les témoignages des préférences du public »2. Une telle étude manquait alors sans doute de catégories critiques pertinentes pour être menée à bien : Mornet lui-même, qui avait pourtant su mettre l’accent sur l’importance de la préciosité, demeure très critique dans son évaluation de cette production théâtrale qui mêle, de façon impropre selon lui, héroïsme et galanterie, en empruntant au roman galant et à « l’atmosphère précieuse les plus fâcheuses conventions de leurs langueurs et de leur style ».3 De fait, pour étudier ces œuvres sans succomber à la tentation de la réévaluation forcée, ni sombrer dans la mélancolie du chercheur qui s’attache aux minores – qu’on songe aux réserves d’un Étienne Gros sur Quinault, à qui il a consacré une énorme thèse, ou aux jugements sévères de Gustave Reynier sur Thomas Corneille, il fallait de nouvelles hypothèses et de nouveaux outils : à cet égard, Carine Barbafieri arrive à point nommé.
4Il n’est pas nécessaire d’insister longuement ici sur le renouveau des études dramaturgiques sur le théâtre classique : inaugurées il y a un demi-siècle par la somme magistrale de Jacques Scherer4, et poursuivies par les travaux de Jacques Morel5, puis par ceux, notamment, de Georges Forestier6, celles-ci se sont enrichies des réflexions de praticiens de la scène, comme Jean-Marie Villégier, Christian Rist, ou, plus récemment, Eugène Green, tous hommes de l’art qui s’efforcent de rendre au « signe » théâtral du grand siècle pertinence et efficacité dramatique dans le contexte actuel du spectacle vivant. En comprenant mieux la réalité des mises en scène d’époque, et en saisissant les impératifs de la création théâtrale que partageaient Corneille (que ce soit Pierre ou Thomas), Quinault et Pradon, aussi bien que Racine, tous ces travaux nous permettent aujourd’hui de mieux percevoir la cohérence de l’activité dramaturgique du xviie siècle, indépendamment de tout palmarès et de tout jugement de valeur. Somme toute, Racine concevant Iphigénie était confronté au même public, et disposait des mêmes acteurs et du même cadre opératoire qu’un Boyer ou un Thomas Corneille : pourtant, comme le rappelle ici Carine Barbafieri, « Achille a été l’objet d’une levée de boucliers quasi généralisée »7, précisément à cause du langage trop doux qui lui est prêté dans Iphigénie, même si son comportement ne remet pas en cause l’image léguée par la tradition.
5Car là est bien la question : la galanterie est avant tout un langage. Il convient d’évoquer cette fois le large champ d’étude, esquissé naguère par Antoine Adam à propos d’une « école de 1650 »8, qui montre comment un ensemble de constantes du discours littéraire que l’on n’appelle pas encore « classique » s’est élaboré dans ces années médianes du siècle, autour de Paul Pellisson, de Jean-François Sarasin, dans cet univers dont Madeleine de Scudéry, au fil de ses romans et de ses conversations, a laissé le tableau vivant et nuancé. Les travaux de Delphine Denis sur la « Muse galante »9, après ceux de Jean-Michel Pelous sur la distinction entre galanterie et préciosité10, permettent aujourd’hui de mieux cerner les valeurs et les attentes esthétiques de ce milieu où le classicisme français enracine la part moderne et mondaine de son goût. Carine Barbafieri en a fait son miel pour mieux comprendre comment la tentation galante a pu envahir l’univers de la scène tragique, provoquant débats, mais aussi enthousiasme, remettant en cause certains aspects de la tragédie régulière pour conquérir un public qui, en ces mêmes années, se délecte des ballets de cour et de l’opéra naissant, genres qui puisent abondamment à la fois dans l’imaginaire mythologique et l’univers romanesque hérité des grands baroques italiens.
6L’évocation de ces deux grands pans de la bibliographie savante consacrée au xviie siècle littéraire français, et qui ont fait beaucoup pour le renouveau de ces études, en sortant le « classicisme » d’une ornière où il se coinçait et où le poids institutionnel de la pédagogie le figeait dans le statut un peu ennuyeux de norme absolue, qu’il faut connaître plus qu’il ne faut goûter, tout cela indique dans quelle perspective il faut envisager la lecture d’Atrée et Céladon : celle d’une histoire littéraire rajeunie, qui confirme son intérêt pour le détail des textes, sans négliger pour autant les enjeux que représentent les sensibilités et l’imaginaire d’une époque. Digne élève de la grande école française des études dramaturgiques, Carine Barbafieri va en effet puiser aux sources mêmes, textes dramatiques, littérature critique. Le parcours qu’elle nous propose part de la constitution du mythe critique, qui représente déjà en soi une belle étude de réception d’un objet problématique (la « tragédie galante » ne semble exister, vraiment, qu’après-coup, et de façon négative), pour aboutir aux problèmes proprement dramaturgiques que pose l’inscription de l’idéal galant sur la scène héroïque et tragique. L’analyse de nombreux textes, l’exploration d’un large corpus encore mal connu (et souvent mal édité) nous donne à sentir l’esthétique qui est ici en question ; mais on perçoit aussi, et surtout, comment le débat critique construit les objets et les catégories de notre réception, rendant visibles ou invisibles des pans entiers de notre littérature, selon la perspective que l’on adopte.
7En mettant à profit de nouvelles catégories esthétiques mieux construites, en rapport avec la sensibilité d’une époque, Carine Barbafieri rend plus cohérent le vaste massif de la « tragédie galante », sans la constituer elle-même en catégorie intangible : dominante, ou plus exactement « tentation » (qui est le titre de la seconde partie), la galanterie ne saurait ici prendre la place d’autres catégories, au demeurant problématiques, comme « baroque » ou « classique », mais elle permet de remettre en cause la périodisation reçue du xviie siècle : cette tragédie n’est pas plus « pré-classique » que décadente, elle est bien contemporaine de toutes les étapes de l’évolution théâtrale, du « classicisme Louis XIII » à la Querelle des Anciens et des Modernes. Cela est bien rendu sensible par le recours méthodique à de nombreux critiques contemporains, offrant ainsi un tableau nuancé de l’approche théorique des questions, qui ne sont pas écrasées sous le cadre a priori d’une définition de la tragédie régulière classique, à laquelle échapperaient nécessairement les œuvres à dominante galante.
8C’est donc bien le laboratoire d’un grand genre qui nous est donné à voir ici : la tragédie de l’âge classique, dans toutes ses variantes, et avec toutes ses tentatives et ses gageures face aux attentes de l’époque. Étude de réception critique dans un premier temps, ce livre nous montre comment naissent les catégories qui, par la suite, sont confondues avec des essences, et utilisées comme telles par une critique un peu hâtive. Plus proche d’une analyse des mentalités, le second temps met l’accent sur la douceur ou sur les larmes, compris dans le cadre des langages sociaux (compliment, conversation, politesse) : on touche ici aux grandes questions d’une histoire des sensibilités, où l’attention portée aux marques du langage et, plus généralement, l’analyse littéraire ont tant à nous apprendre. Enfin, face au « dilemme de la tragédie », ce sont bien les questions proprement dramaturgiques qui réapparaissent : construction du caractère du héros – qui est le lieu même de la tension entre héroïsme et galanterie, fonction et usage de l’épisode amoureux. La quête du pathétique semble ici annoncer les solutions qu’esquissera le xviiie siècle en matière de drame.
9C’est dire combien la lecture d’Atrée et Céladon, si elle semble à première vue nous entraîner vers les terres exotiques d’œuvres méconnues ou d’un genre mal défini, nous ramène en fait constamment au cœur même de la création littéraire et théâtrale du xviie siècle. En affinant notre perception de la sensibilité galante à l’œuvre derrière un vaste corpus de textes dramatiques, « baroques » ou « classiques », elle parvient à nous faire saisir la profondeur de champ et les reliefs qui donnent toute leur dimension et leur couleur propre aux plus remarquables d’entre eux : relire ou revoir Le Cid, Horace, Andromaque ou Phèdre après avoir suivi les pistes explorées ici par Carine Barbafieri nous permettra d’entendre plus finement des résolutions d’accords et des harmoniques jusque-là imperceptibles, à cause d’une familiarité apparente. S’il est un rare mérite pour un ouvrage issu d’un travail universitaire, c’est bien celui-là : on ne peut donc qu’espérer pour ce livre le large public de toux ceux qui, dans le plaisir du théâtre vivant, goûtent particulièrement l’émotion de la surprise intimement liée à celle de la reconnaissance, ce qui est le propre des grands classiques.
Notes de bas de page
1 Daniel Mornet : Histoire de la littérature française classique (1660-1700). Ses caracteres véritables, ses aspects inconnus, Paris, Armand Colin, 1940.
2 Mornet, op. cit., p. 218.
3 Ibid., p. 223.
4 Scherer : La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1950.
5 J. Morel : La Tragédie, Paris, Armand Colin, 1964.
6 G. Forestier : Essai de génétique théâtrale. Corneille à l’œuvre, Paris, Klincksieck, 1996, et Passions tragiques et règles classiques. Essai sur la tragédie classique, Paris, PUF, 2003.
7 Infra, p. 000.
8 A. Adam : « L’école de 1650 », Revue d’Histoire de la Philosophie, 1942, pp. 23-53 et pp. 134-152.
9 D. Denis : La Muse galante. Poétique de la conversation dans l’œuvre de Madeleine de Scudéry, Paris, Champion, 1997.
10 Jean-Michel Pelous, Amour précieux, Amour galant (1654-1675). Essai sur la représentation de l'amour dans la littérature et la société mondaines, Paris, Klincksieck, 1980.
Auteur
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