Chapitre 2. Les mystères de la septième diminuée
p. 69-124
Texte intégral
Préambule
1Dans certains des textes où Cendrars s’attarde à parler de la musique de façon assez étendue, un motif retient l’attention, qui semble faire l’objet d’un traitement spécial de la part du poète : celui de l’accord de septième diminuée. C’est, dans Vol à Voile, l’accord par lequel le facteur de pianos munichois interrompt les envolées d’arpèges du jeune fugueur venu postuler un emploi :
« […] je croyais dans ma suffisance enfantine que “préluder” signifiait “arpéger”, c’est pourquoi je laissais courir mes doigts à toute vitesse sur le clavier quand un prestigieux accord sur la septième diminuée vint couper net ce bel exercice auquel je me livrais avec conviction […]. » (VV 464.)
2Dans le quatrième chapitre de Moganni Nameh, où érotisme et musique se conjuguent, le personnage s’imagine dirigeant un orchestre à l’intérieur de la cathédrale de Berne et vit une ascension intérieure vers les sommets de l’extase amoureuse :
« Une cloche diamantine sonna. La voûte se constella. Des yeux pleuraient, – et il y eut un très court silence.
Puis le chant reprit, balbutié par le canon des chœurs. L’orchestre entier s’immobilisa, prosterné, sur une longue syncope de la septième diminuée en la mineur :
Et il se contemplait crucifié à l’arbre des voluptés.
Une ronce acerbée ceignait la tourbe des mondes.
Un long silence. » (MN 88.)
3Ce texte est daté de 19121 et témoigne de l’influence du symbolisme sur le jeune poète2. Vol à Voile paraît en 1932 avec le sous-titre de « prochronie », premier exemple explicite de la démarche qui sous-tendra les quatre volumes autobiographiques des années quarante3. Entre les deux, les Sonnets dénaturés de 1916 témoignent de la période où l’auteur des Pâques et de la Prose du Transsibérien était considéré comme une des têtes de file de l’avant-garde parisienne. Ces pseudosonnets sont au nombre de trois, et le troisième, « Le Musickissme » dédié à Erik Satie, fait intervenir lui aussi un accord diminué, sans qu’il soit toutefois précisé s’il s’agit d’une septième :
« Duo de music-hall
Sur accompagnement d’auto
Gong
Le phoque musicien
50 mesures de do-ré do-ré do-ré do-ré do-ré do-ré do-ré do-ré do-ré do-ré do-ré do-ré do-ré
Ça y est !
Et un accord diminué en la bémol mineur
ETC. ! » (TAA 1 113.)
4On peut se demander ce qui, dans une œuvre où abondent par ailleurs des termes musicaux de toute sorte, attire ainsi l’œil et l’oreille du lecteur vers ces quelques occurrences d’accord diminué en général, de septième diminuée en particulier. Le fait est indéniable : ces mentions ne restent pas inaperçues4. En serait-il ainsi si elles étaient de pure circonstance ? Et si, comme on le pressent, elles sont unies par un lien secret aux principes mêmes de l’écriture poétique de Cendrars, de quelle nature est donc ce lien, et comment se manifeste-t-il ?
5Voyons de plus près ce qu’il en est.
Les propriétés musicales de la septième diminuée
6Si le lecteur est sensible aux apparitions de la septième diminuée – et nous considérerons provisoirement que l’accord plaqué par le phoque musicien qui semble jouer du Satie est bien un accord de septième –, c’est que ces apparitions se produisent à des endroits stratégiques du récit ou du poème concerné. Il s’agit de points charnières, au contenu émotionnel fort, et au rôle dramatique déterminant. Dans le texte de Vol à Voile, c’est l’accord qui interrompt la prestation mécanique du jeune virtuose et lui ouvre les horizons de la véritable inventivité musicale, dont témoigne au plus haut point l’improvisation du facteur de pianos :
« Ce premier accord, suivi aussitôt de son renversement et de son dénouement était des plus pathétiques. Puis, très rapidement comme un bourdonnement d’abeilles pressées de sortir et de s’envoler, des triolets se mirent à jaser sur un thème de pastorale, tissant une atmosphère translucide, lumineuse que de nouveaux accords, maintenant de plus en plus rapprochés, de plus en plus retentissants, brefs, impératifs, envahissaient et immédiatement tout le magasin fut rempli de sonorité d’orage. » (VV 464.)
7Gagné par l’exemple, le narrateur s’ouvre à son tour aux joies de la création spontanée et toujours renouvelée. Il entre dans le jeu, qui prend la forme d’un brillant duo de pianos tout vibrant de vie et de sentiment : « Et c’est à partir de cet instant que notre conversation n’avait pas tardé à devenir, tout au moins de ma part, une espèce d’effusion intime, un épanchement d’âme, un essaimage musical, eine Schwärmerei. » (VV 465.) On est bien loin des secs arpèges du début… Et toute cette aventure musicale est sortie de l’intervention abrupte d’un « prestigieux accord » de septième diminuée.
8Dans le texte de Moganni Nameh, l’accord en question n’est pas à l’origine du mouvement dramatique, il en signe l’apogée. Il souligne le moment le plus intense, où la musique culmine dans le silence avant que ne s’amorce la retombée émotionnelle qu’accompagne musicalement une figure de quartes descendantes :
« Un long silence.
En une triple suite de quartes, démoniaques et pénibles, il retombait, du plus haut du zénith, en son animalité quotidienne – ricochait, se meurtrissait aux tenaces arêtes de son caractère, aux rocs hautains, illuminés par la fluorescence des cuivres volontaires, baignés par le sang rouge d’un ciel crépusculaire. » (MN 88.)
9La tentative de spiritualisation du désir sensuel a échoué, l’esprit retombe prisonnier de la matière et des pulsions animales auxquelles il avait espéré échapper. Dans cette tentative, où la musique est là pour traduire l’expérience intérieure, c’est à l’accord de septième diminuée qu’est dévolu le rôle d’exprimer précisément le moment où le mouvement intérieur d’ascension s’inverse en un mouvement de chute.
10Quant au poème dédié à Satie, il nous présente un accord diminué ayant pour fonction d’interrompre un discours répétitif fondé sur la reprise des deux mêmes notes do-ré. Ponctuation forte, l’accord signale la fin de cette période de non-événement ouverte par un coup de gong, et le retour à une situation où quelque chose d’autre sera possible, où des événements pourront se produire, une action se développer : une situation potentiellement dramatique. Ce qu’exprime syntaxiquement le vers qui suit immédiatement l’extrait cité plus haut. En effet, pour la première fois depuis le début du poème, qui procède jusque-là par juxtaposition d’indépendantes et de phrases nominales, une phrase adjoint une subordonnée circonstancielle à une principale, exposant ainsi en quelques mots ce que l’on peut percevoir comme un embryon de drame, comme l’annonce du fait qu’il pourrait bien se passer quelque chose : « Quand c’est beau un beau joujou bruiteur danse la sonnette. »
11Ne pourrait-on du reste voir dans ce « joujou » qui danse un frère du singe empaillé du Piège de Méduse, cette « comédie lyrique en un acte » que Satie écrivit en 1913, « avec musique de danse du même monsieur » ? La didascalie initiale nous présente le cabinet de travail du personnage principal, le Baron Méduse : « Au fond, un beau et grand singe empaillé de main de maître. […] Le singe est un superbe jouet mécanique que le baron fit fabriquer pour sa distraction personnelle5. » Au cours de la pièce, le singe danse en effet à sept reprises, des danses jouées au piano qui font office d’intermèdes entre les scènes. Cendrars a-t-il eu connaissance de l’œuvre en 1916, année où il fait la connaissance de Satie6 et écrit « Le Musickissme » ? Il a pu en entendre parler de la bouche du compositeur lui-même et, pourquoi pas, l’écouter jouer les danses du singe mécanique au piano. Mais un autre rapprochement s’impose, celui que fait Jean-Carlo Flückiger7 entre le « joujou bruiteur » du sonnet dénaturé de Cendrars et la partition du spectacle qui, en 1916, précisément, occupe les pensées de Satie : le ballet Parade dont le compositeur a reçu l’argument, écrit par Jean Cocteau, le 1er mai de cette année-là8. Flückiger écrit :
« Le choc de Parade, on le sait, ce furent en grande partie les hurlements de sirènes, les coups de pistolet ainsi que le crépitement d’une machine à écrire, dont on entend distinctement la sonnerie déclenchée par le chariot arrivant en bout de ligne9. »
12Le manuscrit autographe du « Musickissme » que nous possédons porte la date de novembre 191610, et l’on sait que le poème a été inclus dans le catalogue de la « première exposition » de la Société Lyre et Palette, dont le vernissage eut lieu à la Salle Huyghens le 19 novembre. Ce jour-là, on entendit un Instant musical d’Erik Satie, et le poème a bien pu être écrit pour l’occasion11. Or en novembre 1916, les répétitions de Parade n’avaient pas encore commencé. La première n’eut lieu que le 18 mai 1917, au Châtelet12, et en février, Cocteau et Picasso se trouvaient à Rome, où ils étaient venus rejoindre le chorégraphe Léonid Massine « pour marier décor, costume et chorégraphie », selon les mots de Cocteau lui-même13. Les répétitions ont donc commencé plus tard, et il est vraisemblable que la musique de Parade a été alors jouée au piano, comme c’est l’usage pour les répétitions de danse, l’orchestre n’intervenant que plus tard, une fois le spectacle déjà bien en place. Fin 1916, Cendrars a donc pu connaître du futur ballet ce qu’on lui en a raconté, ce que Satie lui-même a pu lui jouer au piano, ce qu’il lui a dit de ses projets concernant les bruitages tels qu’il les concevait. De là, dans le poème, l’allusion à un ostinato sur les notes « do-ré », dont Jean-Carlo Flückiger situe très justement la provenance dans le premier numéro du ballet, le « Prestidigitateur chinois14 ». La partition pour piano à quatre mains15 que Satie publia en octobre 1917, et qui correspond à ce qui fut joué lors de la première, permet de considérer que le motif « do-ré » de Cendrars symbolise en fait la succession ininterrompue des motifs de seconde majeure dont est faite la première moitié du morceau : une répétition de do5 dièse-ré5 dièse, puis un battement de tierces dessinant une succession de secondes descendantes (deux mesures où alternent les accords mi4-sol4 dièse et ré4-fa4 dièse, puis deux mesures bâties sur le même principe avec do4-mi4et si4 bémol-ré4), enfin dans l’aigu et le médium, une nouvelle série de secondes ascendantes, jouées en accords de deux octaves, sur les notes ré5-ré3 et mi5-mi3. Le total fait… cinquante et une mesures16, de la mesure 113 à la mesure 163. Le poète savait compter !
13De la sorte, le « beau joujou bruiteur » qui « danse la sonnette » nous apparaît bien, effectivement, identifiable avec la machine à écrire dont le son, dans Parade, introduit le monde moderne au sein des formes traditionnelles de la musique et de la danse. Tel était bien le sens de l’argument du ballet : l’affrontement de l’art, symbolisé par le cirque, et de la réalité quotidienne du xxe siècle17. La rencontre dont le spectacle, sur scène, dit l’échec, le musicien tâche de la réaliser dans sa musique, et le poète, dans sa poésie. De celle-ci, il subvertit les formes traditionnelles pour y faire entrer le rythme, le crépitement de la modernité. Il « dénature » le sonnet pour en faire surgir une poésie nouvelle. En effet, selon les mots de J.-C. Flückiger, « lorsque du cliquetis de ce “beau joujou bruiteur” jaillit la danse, alors survient l’instant de grâce ». Et ainsi « du sonnet naît, telle Aphrodite des flots, la sonnette18 ».
14À quoi l’on peut ajouter que si la sonnette est bien la sœur du sonnet, elle n’en est pas moins cousine germaine de la sonate, cette forme musicale inventée par les classiques, dont Charles Rosen montre qu’elle répond à un souci de dramatiser la musique. Souci qui se révèle dans la façon dont la forme-sonate met en valeur, pour en accentuer l’efficacité dramatique, le passage de la tonalité de la tonique à celle de la dominante :
« La différence entre progression baroque vers la dominante et modulation classique n’est pas seulement une question de degré : le style classique dramatise cette progression – celle-ci, en d’autres termes, devient événement et force vectorielle à la fois. La façon la plus simple de souligner cet événement, de l’articuler, est de s’arrêter sur la dominante de la dominante avant d’aller plus loin : on trouve des variantes raffinées de ce procédé jusque dans les toutes dernières œuvres de Beethoven19. »
15Or la septième diminuée fait partie des moyens dont aiment user les compositeurs, dès l’époque classique, pour mettre en valeur ce processus de dramatisation : elle est utilisée notamment comme équivalent altéré (donc d’autant plus « tendu ») de l’accord de dominante de la dominante, ce qui lui donne logiquement place dans la démarche décrite par Rosen. Dans le poème de Cendrars, la mention de l’accord diminué se situe, on l’a vu, à un moment-charnière de l’évocation de Parade, spectacle de ballet qui par nature contient une dimension dramatique, même si celle-ci est détournée par un argument qui fait qu’au total, il ne se passe rien : les spectateurs ne viennent pas, la représentation du cirque n’aura pas lieu. De par la vertu de la représentation scénique, l’échec dramatique se trouve dramatisé, et c’est la musique qui porte cette intention dramatique que révèle l’irruption d’un « accord diminué en la bémol mineur », juste avant que ne se fassent entendre le « joujou bruiteur » et sa « sonnette ».
16Cette aptitude de la septième diminuée à dramatiser le discours musical n’est donc pas une invention de Cendrars. C’est un fait qui tient à la nature même de l’accord. Celui-ci est en effet ce que l’on obtient en construisant un accord de septième sur la note sensible d’une gamme du mode mineur harmonique. À l’état fondamental, la deuxième note de l’accord forme avec la sensible une tierce mineure, la troisième forme une quinte diminuée et la quatrième, une septième diminuée. En la mineur, par exemple, l’accord de septième de sensible est formé des notes sol dièse (note sensible)-si-ré-fa. L’accord ainsi obtenu offre la particularité d’être composé d’une superposition de notes qui s’étagent à intervalles réguliers d’une tierce mineure (un ton et demi). Et l’octave de la fondamentale est à son tour un ton et demi plus haut que la quatrième note de l’accord (il s’agit cette fois d’un intervalle de seconde augmentée). L’accord de septième diminuée permet donc d’inscrire à l’intérieur d’une octave un accord composé d’intervalles qui, dans le système tempéré, apparaissent comme rigoureusement égaux.
17D’où son originalité et l’attention particulière que lui portent compositeurs classiques et apprentis musiciens. Il faut en effet replacer cet accord dans le paysage général du langage tonal, dont le fonctionnement fait intervenir, sur le plan harmonique, les qualités de stabilité ou d’instabilité des différents accords dont dispose le musicien. Un accord instable demande à être résolu sur un accord ressenti comme stable (en harmonie classique, ce sera un accord consonant), et le caractère d’instabilité d’un tel accord tient à la présence d’intervalles particuliers que Serge Gut identifie comme étant de deux types : d’une part le groupe formé par une tierce majeure + une quinte augmentée ; d’autre part le triton, c’est-à-dire la quarte augmentée ou la quinte diminuée (qui sont le même intervalle, dans le système tempéré20). La présence d’un accord de quinte augmentée ou d’un triton au sein d’un accord, facteur d’instabilité, s’accompagne pour l’auditeur d’un effet de tension, à la fois acoustique et psychologique, et la science harmonique du compositeur lui permettra de jouer sur les effets de tension et de détente qu’engendre l’agencement des harmonies instables et de leurs résolutions, puisque, comme l’affirme également Serge Gut, « l’un des buts essentiels de l’harmonie tonale (ou classique) sera de faire alterner les éléments de détente et de tension, et […] de la variété de leur dosage naîtra la variété du langage harmonique ».
18Dans le cas de la septième diminuée, on se rend compte que le degré de tension de l’accord est particulièrement élevé, si l’on considère que l’accord est en fait constitué de deux tritons imbriqués. Dans le cas de la sensible de la mineur, par exemple, l’accord de septième est fait de la conjonction des quintes diminuées sol dièse-ré et si-fa, ce qui fait un double facteur de tension. Cela donne à cet accord une aptitude particulière à introduire au sein du discours musical une nuance pathétique, tout en le dramatisant : la septième diminuée crée un effet d’attente particulièrement intense, attente qui ne sera satisfaite qu’avec la résolution de l’accord. Celle-ci intervient comme un événement apaisant, une sorte de dénouement. Or cette résolution peut se faire de plusieurs façons possibles, ce qui renforce encore la portée dramatique de l’accord, compte tenu de la part d’imprévu et de surprise que son emploi introduit dans la trame harmonique. En effet la texture symétrique de l’accord, faite d’intervalles égaux, permet de considérer chacune des notes qui le composent comme une possible fondamentale, puisque la sonorité globale de l’accord ne change pas, quel que soit le renversement : rien ne permet, à l’oreille, d’attribuer à telle note plutôt qu’à telle autre le rôle de fondamentale de l’accord. C’est ce qu’explique Claude Abromont :
« Il est parfois difficile de trouver à l’oreille la fondamentale d’un accord de septième diminuée. En effet, comme il est formé de trois tierces mineures et d’une seconde augmentée (enharmonie de tierce mineure), c’est un accord symétrique. Ce n’est que l’orthographe (altérations utilisées) et le contexte qui permettent d’isoler la seconde augmentée ou la septième diminuée dans la suite des tierces mineures, et donc de trouver la fondamentale : sol dièse-si-ré-fi est le VII de la mineur, alors que la bémol-si-ré-fa, de sonorité identique, est le VII de do mineur21. »
19Et si la continuité du discours musical semble imposer une certaine lecture de l’accord, dans la continuité logique de ce qui l’a précédé, rien n’interdit au compositeur de choisir précisément la septième diminuée pour opérer un glissement, superposer à la lecture déterminée par ce qui précède une autre interprétation, changer subrepticement de fondamentale, ce qui change la nature de la résolution et introduit une modulation qui peut être très inattendue pour l’oreille. Ce glissement est rendu possible par les relations enharmoniques propres au système tempéré, qui permet de lire un sol dièse comme un la bémol, par exemple, ce qui offre la possibilité de jongler avec les tonalités et, par l’intermédiaire de la septième diminuée, de moduler dans des tonalités parfois très éloignées. Le Manuel pratique d’harmonie tonale de David Lampel précise bien les choses :
« De par sa symétrie, unique dans le système tonal, cet accord est également d’un grand intérêt pour les modulations aux tonalités éloignées. C’est en effet le seul accord du système dont la sonorité ne change pas lorsqu’on le renverse (le renversement de la 7e diminuée est une 2de augmentée, qui sonne comme une tierce mineure). […]
Cette équivalence sonore permet donc de transformer les renversements de l’accord en états fondamentaux par l’utilisation de l’enharmonie. Les états fondamentaux ainsi obtenus vont appartenir chacun à une tonalité différente22. »
20L’auteur poursuit :
« Chaque état fondamental peut ensuite se transformer de la même manière en un renversement d’un autre accord appartenant à son tour à une nouvelle tonalité. On peut comparer cet accord à un kaléidoscope avec une polyvalence quasi infinie, ce qui en fait bien entendu un accord-clé en matière de modulation. »
21Une telle richesse ne saurait rester l’apanage du mode mineur :
« Il arrive fréquemment que le mode Majeur “emprunte” cet accord au mode mineur en baissant le VIe degré (en Do, le La devient La bémol). »
22Si le jeu des renversements et des relations enharmoniques fait réellement de l’accord de septième diminuée, selon l’expression de Jacques Petit, un accord « passe-partout23 », les règles particulières de résolution propres aux accords dissonants en facilitent l’emploi comme pivot de modulation, ou comme emprunt permettant d’amener une modulation, ce qui le rend particulièrement attractif pour les compositeurs comme pour les improvisateurs. Jacques Petit résume ainsi la situation :
« Très riche de possibilités, l’accord de septième diminuée peut être une fonction dominante ou sous-dominante (altérée), dans un ton Majeur ou mineur ; il peut aussi être l’emprunt à la fonction dominante ou l’emprunt à la fonction sous-dominante, ce qui fait que n’importe quel accord de septième diminuée a une fonction dans n’importe quel ton… En outre, cet accord peut venir après n’importe quel autre accord ! Notamment après un autre accord de septième diminuée. Cela permet de moduler d’un ton à n’importe quel autre ton Majeur ou mineur24. »
23Aussi le très classique Traité d’harmonie publié en 1921 par Théodore Dubois met-il en garde les apprentis musiciens contre les séductions de la septième diminuée (présentée ici sous la dénomination de « neuvième mineure sans fondamentale ») :
« La sonorité de l’accord de 9e mineure, surtout sans fondamentale, a un caractère tout différent25, d’un sentiment mélancolique, poignant, tragique aussi. D’un emploi facile, en raison des changements chromatiques que toutes ses notes peuvent subir et de la possibilité de maintenir en place toute note en marche contrainte26 […], les compositeurs font souvent un abus excessif de ces agrégations connues couramment sous le nom de 7es diminuées27. »
24Plus loin, l’avertissement est réitéré, à propos de ce genre d’accords « faciles à employer » : « Les bons compositeurs en usent, les médiocres et les mauvais en abusent […]. Ne les imitons pas28. » Nous voilà prévenus. Et pourtant… Depuis le xviiie siècle, que d’émotions ne nous ont pas valu la force « poignante » et le pouvoir dramatique de la septième diminuée ! Balzac lui-même en témoigne qui, initié à la musicologie par son ami Jacques (Jakob) Strunz, n’a pas manqué de souligner la présence du fameux accord dans la partition du Robert le Diable de Meyerbeer, une œuvre à laquelle il fait la part belle dans son récit Gambara. À la scène 2 de l’acte III de l’opéra, selon le compositeur Gambara derrière lequel on entend Balzac lui-même, l’auditeur retrouve « la couleur générale de l’opéra, empreinte dans cette horrible rage en septièmes diminuées qui se résout en une valse infernale et nous met enfin face à face avec les démons29 ». C’est la valse des démons, qui rappelle à Bertram la nécessité d’aller affronter le verdict de l’Enfer quant à son destin et à celui de son fils Robert. Rage infernale, suspens dramatique, telles sont bien les attributions classiques de la septième diminuée et Balzac, dans son écoute parfois naïve et toujours enthousiaste, l’a bien compris.
25Ajoutons que pour un pianiste – et c’est par l’intermédiaire du piano familial que Cendrars enfant fit connaissance avec la musique –, l’accord de septième diminuée, sous sa forme arpégée, donne matière à des effets de virtuosité très appréciés. Il permet en effet d’exécuter des traits particulièrement pianistiques, pour lesquels la position de la main reste équilibrée, du fait de la succession d’intervalles égaux. De ce fait, le mouvement, même rapide, reste confortable et aisé, car il n’y a pas de distorsion de la paume ni du poignet, contrairement à ce qui se passe lorsqu’il s’agit de jouer les intervalles inégaux de certains arpèges d’accords parfaits. Les traits en septième diminuée ont la faveur de tout apprenti virtuose, et le jeune Sauser, quel qu’ait été son niveau réel d’instrumentiste, n’a sans doute pas échappé à la règle. D’autant que cette dimension physique du plaisir de jouer se conserve si l’accord est simplement plaqué : à l’intérieur d’une octave, il occupe les cinq doigts de la main, placés en position équidistante, et là aussi, comme dans le cas de l’arpège sur une ou plusieurs octaves, la sensation d’une main « heureuse » vient s’ajouter à la fascination auditive qu’exerce la sonorité particulière de l’accord de septième diminuée.
26Tout cela permet de comprendre que cet accord garde une présence remarquable dans la conscience musicale de l’écrivain Cendrars, qui n’oublie jamais, jusqu’à la fin de sa vie, qu’il s’est rêvé musicien dans sa jeunesse et qu’il a même, en suivant certains cours de musicologie à l’université de Berne, commencé à se donner les moyens de réaliser ce rêve. Sans doute cette formation resta-t-elle parcellaire et peut-être, superficielle. On peut s’interroger sur l’usage parfois étrange, d’un point de vue musicologique, que Cendrars fait des termes musicaux, lorsqu’il parle, par exemple, d’un « prestigieux accord sur la septième diminuée » (c’est moi qui souligne), comme c’est le cas dans Vol à Voile. Comme s’il mélangeait le fait qu’il s’agisse d’un accord de septième diminuée et le fait que cet accord se place normalement sur le septième degré de la gamme mineure. De même, en lisant l’expression de Moganni Nameh selon laquelle l’orchestre « s’immobilis(e), prosterné, sur une longue syncope de la septième diminuée en la mineur », on conçoit assez bien qu’il s’agit de l’accord de septième de sensible placé sur le septième degré de la mineur, soit : sol dièse-si-ré-fa, mais l’emploi du terme « syncope » laisse rêveur. Rythmiquement, une syncope consiste en un déplacement d’accent d’un temps fort au temps faible qui le précède, celui-ci se trouvant prolongé sur le temps suivant qui, de ce fait, ne peut plus être marqué comme temps fort. Se produit ainsi un effet de rupture rythmique, lié à la perturbation de la régularité attendue. Dans le domaine de l’harmonie, on peut rencontrer la « syncope d’harmonie », qui découle elle aussi de la configuration rythmique du discours, car elle « consiste à attaquer une harmonie sur un temps faible et la prolonger ou la répéter sur le temps fort suivant30 ». Dans un cas comme dans l’autre, la syncope n’est perceptible que dans le cadre d’un discours rythmiquement marqué, d’une phrase musicale qui avance selon une certaine succession de temps forts et de temps faibles sur laquelle se détache l’effet de rupture opéré par la ou les syncope(s). Comment accorder cela avec ce que décrit Cendrars, à savoir une musique qui s’immobilise sur un accord longuement tenu ? Le terme de « syncope » semble devoir être compris ici dans son acception physiologique plutôt que musicale, et l’écrivain, visiblement, joue sur les mots. Cette syncope-là est une éclipse de conscience liée à l’extase plutôt qu’un phénomène musical, mais l’ancien étudiant en musicologie feint de l’ignorer, deux ans après avoir quitté les bancs de l’université.
27De la même façon, faut-il voir une preuve d’ignorance ou une insouciance de poète dans l’imprécision avec laquelle est évoqué l’« accord diminué en la bémol mineur » attribué à Satie ? En toute rigueur, la dénomination « accord diminué » s’applique aux accords de trois sons contenant, à l’état fondamental, une quinte diminuée. En mineur, c’est ce que l’on obtient en prenant pour fondamentale la note sensible, ou bien la sus-tonique, soit, pour la bémol mineur : sol bécarre – si bémol-ré bémol (sur le septième degré de la gamme), ou bien si bémol-ré bémol-fa bémol (sur le deuxième degré). Dans un morceau fondé sur les lois de l’harmonie classique, chacun de ces deux accords aurait une fonction bien déterminée, qui conditionnerait son emploi à telle ou telle place du dispositif harmonique, donc à telle ou telle place dans la phrase musicale. Inversement la description du morceau permettrait peut-être de deviner auquel de ces deux accords possibles nous avons affaire. Mais nous n’avons rien de tel ici. Outre le fait que la syntaxe harmonique d’Erik Satie s’écarte en général assez loin des règles classiques31, Cendrars de son côté se soucie peu de donner quelque indication que ce soit.
28Reste à consulter la partition pour piano de Parade, et en particulier le point d’arrivée des battements de seconde majeure que nous avons décrits plus haut, puisque dans le poème, l’accord qui nous intéresse est censé mettre un point final à ce passage. De fait la mesure 164 nous offre une harmonie bizarre à l’oreille, jouée pianissimo, que l’on peut analyser de la façon suivante : à la partie supérieure, dans cette mesure à 2/4, une tierce mineure sol dièse-si sur le premier temps, le triton fa-si sur le deuxième temps, l’ensemble formant l’accord de septième diminuée sol dièse-si-fa, qui correspondrait au septième degré de la mineur ; à la partie inférieure, la quinte diminuée la-do-mi bémol sur le premier temps (do-la en croches à la basse) se résout sur la seconde majeure do-ré qui occupe le deuxième temps – tel qu’il est écrit, le premier accord se présente comme une appoggiature du second, lequel suggère un provisoire ré mineur, ce que semble confirmer dans les mesures suivantes la mélodie de la partie supérieure, qui conserve néanmoins le même accord de septième diminuée sur la sensible de la mineur à la main gauche. Cette superposition de tonalités différentes étonne l’oreille formée à l’harmonie classique, mais il se peut que Cendrars ait saisi la tension caractéristique que produit la quinte diminuée sur le premier temps de la partie basse. Peut-être a-t-il pu voir la partition manuscrite. S’il a vu jouer la pièce, par Satie seul ou accompagné d’un autre pianiste, il a pu déduire de la position des mains la présence de la quinte diminuée de la partie basse, ou de la septième diminuée de la partie haute. De toute façon, la rigueur musicologique n’est pas son fait, et il lui importe peu, ici comme dans les cas précédents, de se conformer à l’analyse précise d’un phénomène musical.
29Ajoutons que l’on trouve bien dans Parade un accord qui serait l’équivalent enharmonique de la septième diminuée sur la sensible de la bémol mineur. Il se situe dans le « Ragtime du Paquebot » qui, dans le cadre du deuxième numéro du ballet, consacré à la « Petite fille américaine », évoque la destinée du Titanic. L’accord en question apparaît à la mesure 311. Mais il est orthographié do dièse-sol-si bémol-mi, ce qui en fait un septième degré de ré mineur. Joué sforzando au terme d’un crescendo dans la nuance forte, il se fait remarquer, avant de se résoudre par chromatisme sur le deuxième renversement de l’accord de septième de dominante de do majeur, tonalité générale du passage. Pas de la bémol mineur, donc, mais joué au piano, l’accord est bien le même.
30Est-ce à ce passage et à cet accord qu’a pensé le poète, effectuant alors une sorte de « collage » imaginaire avec l’extrait du « Prestidigitateur chinois » ? Difficile de se prononcer. Cette indétermination nous rappelle simplement que c’est l’accord en lui-même qui intéresse Cendrars, et non son rôle dans une trame harmonique. En même temps, l’imprécision et le caractère finalement assez abstrait de la description musicologique nous permettent de penser que pour lui, l’« accord diminué en la bémol mineur » a au fond, symboliquement, la même valeur et la même signification que les accords « de septième diminuée » que nous avons vus précédemment. De fait, acoustiquement, chacun des deux accords diminués de la bémol mineur entre dans la composition de la septième de sensible de cette tonalité, la septième diminuée sol bécarre-si bémol-rébémol-fa bémol. Aussi semble-t-il justifié de rapprocher, comme nous l’avons fait, la mention qui est faite dans le poème de 1916 de cet « accord diminué » en mineur, et la présence de la « septième diminuée » dans les textes de Moganni Nameh et de Vol à Voile. Au-delà des approximations de détail, la persistance du recours à cet agrégat sonore particulier et à ce qui s’y rattache de puissance expressive et d’efficacité dramatique montre que l’écrivain Cendrars a perçu dans cette réalité musicale quelque chose qui avait pour lui une certaine portée poétique. C’est cette dimension poétique qu’il convient maintenant d’élucider.
Un rôle symbolique
31Le fait même que Cendrars recoure à des termes musicaux est significatif et autorise à s’interroger, on l’a vu à propos du Lotissement du ciel, sur le rôle que joue la musique dans l’écriture du poète Cendrars. Pour ce qui est de la septième diminuée, et du rapport qu’elle entretient avec l’écriture poétique, les quatre romans autobiographiques des années quarante semblent offrir un terrain d’exploration privilégié. On peut en effet considérer que cette tétralogie est le témoignage d’un accomplissement : celui de Cendrars en tant que poète, celui de son écriture en tant qu’écriture poétique. Claude Leroy le rappelle dans sa préface aux Poésies complètes :
« Dans ses entretiens avec Manoll, Cendrars précisera sa pensée : c’est du poème qu’il a pris congé en 1917, et non pas de la poésie. Ce qui revient à faire entendre que, poète, il l’est resté tout au long de son œuvre et dans toutes ses pratiques d’écriture. » (TAA 1 xxvi-xxvii.)
32En effet la poésie pour Cendrars n’est pas une question de forme d’expression. Même, elle ne peut se déployer complètement, semble-t-il, qu’à la condition de sortir de ces formes préétablies dont le poète s’est plu, dès les années dix, à casser les moules trop connus en les « dénaturant », comme il fit du sonnet, par exemple. Claude Leroy explique :
« La poésie telle que la conçoit Cendrars commence à la levée des frontières qui séparent le rêve et la vie, la fiction et la réalité, l’écriture d’un seul et l’écriture de tous. Le poète n’est pas un homme de lettres ni un spécialiste. Quand il écrit, ce n’est pas toujours en vers, même libres et sans ponctuation. Plus qu’à la métrique ou à la typographie, c’est à la vision qu’on le reconnaît. Et la vision ne naît pas sans un épanchement des signes, une réversibilité des identités sous le signe du double, des “empiétements inavouables” du temps et de l’espace, un rebrassage des textes du monde sous la forme du collage et du palimpseste. » (TAA 1 xx.)
33La vision poétique se reconnaît à ce qu’elle suscite une écriture inédite qui fait fi des canons réalistes de la représentation, des contraintes de l’espace-temps du monde physique, des conventions de style. Cette écriture unique, propre à son auteur, se forge à mesure que le poète explore le foisonnement de sens développé par chacun des mots qui sont censés dire le réel, tout en déchiffrant les correspondances secrètes qu’entretiennent entre elles les différentes facettes de ce réel dont le langage tentera de rendre compte. Rien de moins prosaïque que cette écriture-là, même si elle se donne à lire en prose. Or c’est bien elle qui triomphe dans la tétralogie autobiographique des années quarante, ces œuvres à l’apparition desquelles Cendrars s’est redécouvert le droit de se dire « poète », comme le souligne Claude Leroy dans son ouvrage sur La Main de Cendrars. Il note l’absence, dans tel texte extrait d’Une Nuit dans la forêt32, du qualificatif attendu de « poétique » :
« Ce qualificatif, il l’élude, de même qu’il se refusera à se nommer lui-même poète pendant la longue période – vingt-cinq ans – qui sépare les “Inclassables” des Mémoires. Avec une rage onomastique surprenante, il se qualifie alors de tout ce qu’on voudra, sauf de poète. Homme d’affaires, journaliste, voyageur, romancier, cinéaste, aventurier si l’on y tient, mais pas poète. Cette forclusion cessera avec L’Homme foudroyé dans la lettre-préface duquel, avec solennité, il restaure un titre dépouillé depuis longtemps : “toi, le marin, moi, le poète” […], c’est ainsi qu’il s’adresse à Peisson. Il y a là plus qu’une recherche d’exactitude, mais la définition de deux lieux d’écriture incomparables. Et le poète Cendrars regagne le sien après un long périple33. »
34Puisque c’est dans les Mémoires que l’écrivain s’accomplit en tant que poète, c’est là, dans cette écriture poétique d’un genre particulier, que nous tâcherons de déceler les traces de cette réalité musicale à laquelle il semble avoir été particulièrement sensible. C’est dans cette tétralogie que nous rechercherons les connexions qui ont pu s’établir entre l’agencement des mots et l’agencement des sons de la septième diminuée. Que de telles connexions soient probables, c’est ce que suggère la nature même de l’imaginaire cendrarsien, dont certaines notions-clefs rejoignent de façon remarquable les propriétés musicales de la septième diminuée. Ainsi en est-il des figures de la roue et de la spirale, qui marquent son œuvre dès les débuts, mais se font particulièrement insistantes dans la tétralogie. Dès la quatrième des « Rhapsodies gitanes » qui forment la deuxième moitié de L’Homme foudroyé apparaît le thème littéraire de « la Roue des Choses », qui devient ensuite une sorte de refrain dans le chapitre « Gênes » de Bourlinguer, où Cendrars en rend la paternité à Kipling : « Est-ce cela la Roue des Choses à laquelle les Hommes sont liés, semant le Mal, selon ce que le vieux lama enseignait à Kim, cette Roue dont les ornières sont les faubourgs des grandes villes, pleins de mauvaise semence ? » (B 157). Le motif est repris, avec une répétition littérale du début de la phrase, dans les pages suivantes : sorte de thème mélodique varié qui suggère que pour Cendrars, ce thème littéraire a quelque chose à voir avec la musique.
35Moins pessimiste est l’évocation de la Roue des Choses dans L’Homme foudroyé, où ce motif correspond à la vision d’un univers déployé en cercle autour d’un axe central, et à l’espoir – peut-être vain – d’un déchiffrement pour celui qui saura se placer au point central de la roue, au cœur des choses, à l’endroit de leur signification primordiale. De cet endroit partent en éventail toutes les réalités du monde, ces réalités multiples et apparemment divergentes, comme sont les rayons de la roue. Réalités en fait réunies entre elles par leur lien avec le moyeu, et par leur appartenance commune à cette réalité englobante qu’est l’univers, qui établit d’une chose à l’autre une succession de ponts dont l’ensemble dessine le cercle de la Roue, sa jante. Accéder au centre de la Roue, c’est percevoir le monde dans sa totalité. Placer un être au centre de la Roue, c’est déceler les connexions secrètes qui l’unissent au reste du monde, c’est découvrir quels sont les « rayons » qui rendent compte de son expérience de vie et de son mystère. Moyen de connaissance qui rejoint pour le narrateur-auteur de L’Homme foudroyé celui auquel l’a initié une femme, Paquita, en lui apprenant à lire l’écriture aztèque, selon une méthode qu’il utilise à son tour pour tâcher de déchiffrer le mystère de cette femme dont il vient de faire le portrait :
« Ainsi, voici Paquita “cadrée”, à son tour et selon la méthode, la plus pure méthode de l’alphabet aztèque.
Je me défends de l’avoir mise sur la sellette mais je l’ai placée au milieu de la Roue pour l’interroger, de la Roue des Choses, de la Roue de l’Univers, comme elle m’avait enseigné de le faire pour m’aider à déchiffrer les papyrus du Vatican. Et si je replie la Roue, elle est dans une caverne jusqu’à la fin des temps.
Mais peut-on déchiffrer une femme ? » (HF 364.)
36La Roue des Choses et l’écriture aztèque sont liées en ce qu’elles relèvent de la même perception de l’univers et des conditions de son déchiffrement. La troisième « Rhapsodie gitane », déjà, le faisait comprendre lorsque le poète y exposait les principes qui régissent l’écriture aztèque :
« Étant donné une caverne demi-circulaire, on pose à l’intérieur de ce cadre le buste d’un personnage mortel que l’on déplace, que l’on interprète et que l’on lit par rapport à l’évolution des éléments de la nature qui ont pris pied, racine, ou reposent ou s’écoulent sur la voûte de la caverne, à l’extérieur […]. Tel est le principe fondamental de l’abécédaire aztèque dans lequel Paquita avait appris à lire, chaque lettre étant à l’image d’une grotte et finissant par être surpeuplée car le buste initial n’est jamais seul mais s’accompagne de son double et de son plus proche voisin (la trinité de l’homme : le corps, l’esprit et le cœur), également figurés en buste, si bien que chaque grotte s’adjoint des grottes adjacentes […], ce qui complique terriblement l’écriture chaque buste satellite étant à son tour spécifié par une caverne secondaire dont il est le personnage central, où il évolue à son tour en compagnie de son double propre et de son plus proche voisin à lui et par rapport aux éléments permanents qui encadrent la nature, et ainsi de proche en proche et d’image en image, à l’infini, […]. » (HF 285.)
37Dans ce mode d’écriture, chaque réalité prise pour point de départ d’une « lettre » de l’alphabet engendre une prolifération de signes dont l’abstraction va croissant, ce qui fait que chaque « lettre » finalement renvoie à une multitude de sens selon un mode de relation entre signifiant et signifié de plus en plus incertain, arbitraire et quasi incompréhensible. Mais pour qui s’attache au décryptage des significations, celles-ci s’éclairent dans la mesure où le lecteur sait y découvrir la réalité des liens qui unissent entre elles toutes choses au sein de l’univers. C’est ce que Cendrars précise en note :
« Or, si je ne veux pas perdre de vue aucun des innombrables personnages […], je suis bien obligé, faute de place dans ma page d’écriture, d’abandonner la pictographie pour avoirs recours à l’idéogramme et marquer chaque être d’un signe synthétique pour préciser son attribut, son rôle, sa place, sa grandeur, et ce signe est fatalement stylisé, un accent, un symbole, signe, accent, symbole qui pour marquer plus efficacement les conjonctions entre les désirs, les actes, la façon d’être, le comportement de l’homme terrestre peuvent se noter directement (et ils le sont comme des accents toniques) sous la représentation des forces élémentaires de la nature extérieure qui conditionnent ou influencent la vie de l’homme. » (HF 286.)
38La consonance platonicienne du terme de « caverne » n’est certes pas le fait du hasard, et l’écriture aztèque ainsi décrite finit par rejoindre l’écriture de l’écrivain Cendrars dans une même volonté de rendre compte des connexions invisibles qui régissent les êtres et les choses, au-delà des apparences les plus immédiates. Aussi la pratique de cette écriture est-elle la révélation de la structure profonde de l’univers dans lequel chaque être ou chaque chose constitue un centre d’où rayonnent « en éventail » une multiplicité de phénomènes et donc de significations qui s’enchaînent les unes aux autres :
« Alors le cadre de chaque lettre qui détient l’homme prisonnier est un signe du zodiaque, et cette écriture seconde, tout externe quoique hermétique, rayonne en éventail et s’inscrit dans les constellations, projection de la destinée, astrologie… » (HF 286-287.)
39Cette écriture-là mime la réalité qu’elle traduit en signes, et cette réalité peut être synthétisée symboliquement par la figure de la roue qui signifie à la fois la dispersion (les rayons partent en éventail) et la conjonction (autour d’un centre et par le moyen de la jante). Figure par laquelle sont réconciliées la linéarité et la circularité comme principes antagonistes et complémentaires, aptes à rendre compte du temps et de l’espace, de l’histoire humaine et de la vie intérieure de chacun. Aussi le poète s’insurge-t-il contre ceux qui dénient aux Indiens de l’Amérique précolombienne l’usage de la roue et il proteste contre
« cette ineptie manifeste que l’on trouve dans tous les manuels d’archéologie et les dissertations sur la civilisation précolombienne : il n’y a pas un de ces savants américanistes qui n’ait affirmé que les Indiens ne connaissaient pas l’emploi de la Roue, alors que sur les 132 manuscrits connus et conservés dans les bibliothèques du monde depuis la destruction de la civilisation du Mexique et du Pérou au xvie siècle, il n’y en a pas un où la Roue ne figure pas ! Il est vrai que c’est la roue du potier.
Mais qu’est-ce que cela prouve […] ? » (HF 293.)
40Une roue est une roue, en effet, et les rayons, pour n’être pas concrétisés, n’en sont pas moins sous-entendus même par une roue de potier. Aussi la dernière section de la « Troisième rhapsodie », section au titre révélateur de : « ROUE… ROUES », revient-elle en note sur le thème de la roue comme clé de compréhension à la fois de l’univers entier et de l’écriture qui tâche d’en rendre compte, selon Paquita :
« Elle me disait : “– Si idéographiquement vous placez sous la caverne demi-circulaire par exemple le signe de l’eau, vous verrez que le buste premier, et les personnages secondaires, et l’extérieur de la caverne avec ses signes, ses accents, ses symboles éternels s’y mireront fatalement (ce qui est l’aspect nocturne de la nature des choses, et non pas le monde à l’envers !) ; mais si vous inscrivez tout cela plastiquement, c’est-à-dire en pictographie, vous fermez le cercle de la caverne et obtenez une roue, la roue de l’Univers, qui est la signature des choses. Voyons, c’est évident, Blaise !” » (HF 318-319.)
41Quel est le lien entre ce motif de la roue et la septième diminuée ? Il découle des propriétés harmoniques que nous avons vues plus haut, et notamment des possibilités de modulation qu’offre cet accord. En effet, si on l’exécute au clavier, sur un piano par exemple, on se rend compte que le nombre des agrégats possibles de notes pouvant former un accord complet de septième diminuée, compte tenu des relations d’enharmonie, reste limité à trois. Posé sur le do, l’accord sera formé de notes que l’on peut lire : do-mi bémol-sol bémol-si double bémol. Si on le forme à partir du ré, on jouera : ré-fa-la bémol-do bémol. À partir du mi : mi-sol-si bémol-ré bémol. Ces trois agrégats contiennent à eux seuls les douze sons de la gamme chromatique. On s’aperçoit alors, en poursuivant ce jeu, que tout autre accord de septième diminuée est nécessairement constitué par les notes de l’un de ces trois agrégats, qui seront simplement disposées et orthographiées d’une autre façon.
42De fait, si l’on prend comme nouvelle fondamentale le fa, du fait de la structure particulière de l’accord composé d’une superposition d’intervalles égaux, on obtient un accord qui sonne et se joue comme le premier renversement de l’accord de septième diminuée posé sur le ré. Simplement, comme il s’agit d’un accord de 7e de sensible de sol bémol mineur, il sera orthographié : fa-la bémol-do bémol-mi double bémol. Au piano, la différence entre cet accord et le premier renversement de l’accord posé sur ré sera inaudible et invisible. Semblable démonstration peut être menée sur tous les degrés de la gamme chromatique : on obtiendra toujours sur le clavier du piano un des trois accords ci-dessus, à l’état fondamental ou sous la forme d’un des renversements possibles. Or on a vu que chaque accord de septième diminuée offrait un grand nombre de résolutions possibles : chaque note de l’accord peut être considérée comme la sensible d’une tonalité mineure, ou de la tonalité majeure ayant la même tonique. Ce qui donne, pour chacun des trois accords existants, huit résolutions possibles, ouvrant la voie à huit tonalités différentes. Trois accords permettent donc d’avoir accès à l’ensemble des vingt-quatre tonalités majeures et mineures du système tempéré.
43Or il faut se souvenir que les musiciens ont l’habitude de disposer graphiquement sur un cercle l’ensemble des tonalités, de façon à visualiser le rapport de « proximité » ou d’« éloignement » qu’elles entretiennent les unes avec les autres. Deux tonalités « proches » auront en commun un grand nombre de notes. Deux tonalités « éloignées » l’une de l’autre auront très peu de notes communes. Il se trouve que la proximité la plus grande s’établit avec la tonalité située à la quinte supérieure ou à la quinte inférieure d’une tonalité donnée – les deux tonalités les plus proches de do majeur sont ainsi sol majeur et fa majeur. D’où le nom de « cycle des quintes » donné à cette représentation schématique circulaire, sur laquelle sont disposées sur douze points différents les douze tonalités majeures flanquée chacune de sa relative mineure34. Ainsi, les trois accords de septième diminuée peuvent être vus – et Cendrars les a peut-être vus de la sorte – comme le centre d’un faisceau de relations qui relient chacun d’entre eux, potentiellement, à huit parmi les douze points qui désignent l’emplacement des tonalités sur le cercle des quintes. N’a-t-on pas là, idéalement, le dessin d’une roue, de ses rayons, de son moyeu ? L’idée de trois accords de septième diminuée donnant accès à la totalité des moyens d’expression de la musique occidentale ne rejoint-elle pas l’idée des trois figurines de la caverne centrale d’une lettre aztèque, donnant accès au déchiffrement de l’univers entier ? Et le cycle des quintes ne nous fait-il pas parcourir l’ensemble du système tonal « de proche en proche », selon un schéma où chaque tonalité figure « en compagnie de son double et de son plus proche voisin » ? Son double : la relative mineure, ou majeure de la tonalité donnée ; son plus proche voisin : la tonalité voisine, qui selon le sens de rotation choisi pour parcourir le cercle35 différera de la tonalité donnée par une altération de plus ou de moins. On est certes tenté de lire comme pouvant s’appliquer au système musical européen les termes dont use le poète pour décrire la structure de chaque lettre de l’alphabet aztèque, constituée d’une caverne centrale « trine » reliée à ses cavernes adjacentes selon une configuration qui permet d’obtenir, finalement, une roue36.
44Aujourd’hui les théoriciens considèrent que la figure du cercle est fondée sur une relation enharmonique qui ne tient pas tout à fait compte de la réalité acoustique37 : mi double bémol, ré et do double dièse ne coïncident pas vraiment, et les tonalités dont ces notes sont les fondamentales ne sauraient en toute rigueur être considérées comme identiques. Aussi préfèrent-ils dessiner, plutôt qu’un cercle, une spirale, et on ne peut qu’être frappé, là encore, de la coïncidence de cette figure graphique avec un des motifs favoris de Cendrars : celui de la spirale comme symbole du mouvement de la vie. Présent dans son œuvre dès 1917, avec L’Eubage, ce motif se fait de nouveau remarquer dans la tétralogie. Dans L’Homme foudroyé, il surgit à propos d’un lotissement pour cheminots, dans cette même « Troisième rhapsodie » qui voit la description de l’alphabet aztèque :
« Une cité pour les célibataires et une pour les gens mariés, et entre les deux une place en forme d’étoile. […] À cause de cette curieuse disposition en forme d’étoile de la grande place de l’endroit et de l’emmêlement en spirale du tracé des grandes avenues, c’était tout un voyage que de se rendre d’un quartier à l’autre. » (HF 313.)
45Simple allusion passagère ici, le thème prend toute son ampleur dans la troisième partie du Lotissement du ciel, celle qui est intitulée « La Tour Eiffel sidérale ». C’est en spirale que le narrateur effectue avec son automobile l’ascension du Morro Azul, au son d’une émission de radio retransmettant de la musique de chambre jouée par le quatuor Poulet : élévation qui débouche « en plein ciel », sur un lieu propice à la contemplation (LC 203-206, 211). Spirale et musique de Mozart se sont ainsi conjointes pour favoriser un état de perception des choses invisibles à l’œil ordinaire. Un peu plus loin, la vision du faisceau de lumière qui dans une salle de cinéma va du projecteur à l’écran, transportant les images qui semblent animées d’un mouvement de rotation continue, fait également surgir l’idée de la spirale (LC 241-242). Évocation de séances de cinéma qui découle du souvenir des nuits passées au front, derrière un créneau propice à la contemplation de la nuit et aux visions. C’est là que le poète a eu la vision de l’antique homme magique, du Lémurien, habitant du continent disparu de la Lémurie et acteur d’une cosmogonie dans laquelle la spirale tient une place particulière, puisqu’il est question « du tatouage concentrique que l’homme lémurien arborait sur son visage de tous les jours et sur tous ses masques de fête les jours d’initiation, la spirale, symbole de la liberté de la chute de la vie au centre de l’épanouissement universel » (LC 249). Les êtres ainsi dotés d’une spirale ont les avant-bras taillés en sifflets, et sont également doués du sens du rythme. C’est en scandant un nom d’abord indistinct, puis de plus en plus perceptible, dans une incantation magique rythmée, qu’ils sont sur le point de révéler au poète le secret du monde et de la vie :
« Car tous ces cris qui montaient séparément des îlots flottant dans la boue se réunissaient en l’air selon un rythme bien scandé pour former les syllabes d’un nom qui portait terriblement loin, et comme j’allais saisir, comprendre ce nom, m’en emparer… un deuxième obus… » (LC255.)
46L’initiation échoue à cause d’une attaque aux gaz : la matérialité terrestre est la plus forte. Il faudra toute une vie pour approcher de nouveau du mystère, par la poésie.
47Est-ce un hasard si ce motif de la spirale s’accompagne ainsi de réalités d’ordre musical : Andante avec variations de Mozart, rythme des Lémuriens ? Mozart, que nomme le texte, appartient à une époque où triomphe le système tonal. Cendrars connaissait-il déjà la spirale des quintes ? Il est probable qu’à l’époque où il a pu être initié à l’harmonie, durant ses années d’étude à Berne et peut-être avant, il a eu affaire au cycle des quintes sous sa forme circulaire : soit celle que l’on trouve, dessinée par A. Sérieyx dans le Cours de composition musicale de Vincent d’Indy, qui a longtemps fait autorité dans le monde francophone ; soit, puisque son professeur à Berne, Hess-Rüetschi, était germanophone, celle qu’adopte le schéma établi par G. A. Sorge au xviiie siècle, toujours usuel en Allemagne de nos jours 38. Mais s’il a entendu parler ultérieurement de la spirale des quintes, il n’a pu que se réjouir de pareille concordance avec ses propres représentations, qui ne rend que plus évidente la parenté de structure entre l’univers tel qu’il le perçoit et la musique dont il a hérité.
48Autre concordance symbolique : celle qui met en jeu les chiffres trois, cinq et sept. Les commentateurs ont relevé la place qu’occupaient ces nombres dans l’imaginaire cendrarsien. Redoublé, trois donne trente-trois, dont Yvette Bozon-Scalzitti souligne que c’est « le dernier degré de l’initiation maçonnique, et l’âge où le Fils, le Christ, meurt et ressuscite39 ». Elle ajoute en note : « Cendrars voyait dans le nombre 33 “le chiffre-clé de l’activité et de la vie40” ». Claude Leroy de son côté rappelle que Cendrars inscrivait régulièrement en page de garde de ses ouvrages trente-trois volumes en préparation, et que le double trois se laisse reconnaître jusque dans la vie même du poète, dans la durée des deux crises (1914-1917 puis 1940-1943) qui l’ont réduit au silence avant de le voir renaître à l’écriture avec une profondeur et une maîtrise nouvelles41.
49Francis Boder, en analysant la phrase cendrarsienne d’un point de vue stylistique, montre que les groupements de syllabes et de mots dans les quatre romans autobiographiques sont couramment régis par les chiffres trois, cinq et sept. Il analyse par exemple une phrase de Bourlinguer qui a pour thème, selon son expression, « le secret de l’entrée au paradis de l’enfance du poète » :
« Il suffit de mouvoir un bout de planche du vantail qui pivote sur un clou à grosse tête, de glisser la main dans la fente ainsi obtenue, d’atteindre le verrou à l’intérieur, de le faire glisser d’un effort du doigt en se tortillant et en se démanchant le poignet, de pousser du genou, et la vieille porte cède, tourne sur ses gonds, grince, on peut entrer42. » (B 109.)
50Voici l’analyse :
« Dans le membre A, nous avons un verbe modal “il suffit de…”, introducteur d’un système en juxtaposition de cinq noyaux prédicatifs : “mouvoir, glisser, atteindre, faire glisser, pousser”, cinq infinitifs […]. Pourquoi cinq ? Il n’est pas trop déplacé d’y voir un sens symbolique, celui des cinq parties du monde. Le jardin de l’enfance représente donc la totalité de l’univers terrestre offert au poète. Encore faut-il, pour rejoindre ce paradis, suivre un parcours initiatique précis. Mais alors, le miracle a lieu. La porte agit en trois temps : “elle cède, elle tourne, elle grince”, trois verbes au présent de l’indicatif. C’est la réalisation de la promesse. Le chiffre trois désignerait-il la totalité céleste répondant à la totalité terrestre43 ? »
51Plus loin, à propos de la phrase : « Si vous ne marquez pas trop d’étonnement… », extraite du Lotissement du ciel (LC 62), Francis Boder revient sur le chiffre cinq : « La première accumulation (neuf infinitifs) débouche sur une seconde de cinq termes désignant les instruments familiers de l’Amazonien, eux-mêmes fruits de son activité. Le chiffre cinq, très fréquent chez Cendrars, désigne ici une plénitude44. » Aussi la phrase cendrarsienne invite-t-elle le lecteur à compter, notamment les éléments syntaxiques :
« Aucune phrase chez Cendrars n’est vraiment ingénue. Un des moyens les plus couramment utilisés est l’encryptage par le chiffre. Dès l’instant où Cendrars accumule dans une phrase des éléments parallèles de même rang, le lecteur est en droit de se poser la question : quel est le chiffre45 ? »
52Compter le nombre de syllabes sur lequel se fondent les groupes rythmiques est également révélateur. Dans telle phrase du Lotissement du ciel – « C’est ce jour-là et justement à cause de la coupure du courant électrique… » (LC 286-287) –, où Cendrars évoque la révélation qu’il eut du doux scintillement des pierres précieuses offertes à la lumière des bougies, prédominent les groupes rythmiques de sept syllabes :
« L’heptasyllabe […] comporte toujours, quelle que soit sa coupe […], une cellule impaire.
L’“heptasyllabe”, en vers ou en prose, par son essence, s’oppose, on le voit, à l’idéal classique d’ordre et de symétrie. Il recèle, en profondeur, le dynamisme d’un rythme anarchique. […]
Un autre fait mérite d’être souligné dans C’est ce jour-là : la présence de plusieurs mesures majestatives qui, avec leurs 5 syllabes, viennent grossir les rangs des mesures à rythme impair. […]
Là où elles s’insèrent, ces mesures ajoutent, à chaque fois, un caractère de majesté qu’il convient de porter en compte46. »
53À cela il faut ajouter que le passage dont est extraite la phrase en question culmine un peu plus loin dans la contemplation d’une représentation de la Trinité selon une miniature de Jean Fouquet, reconstituée à l’aide des gemmes dont le bijoutier qui l’emploie lui a confié la garde (LC 287-288). Moment de plénitude intense, presque d’extase, devant La Trinité dans sa gloire, qui ajoute aux chiffres sept et cinq sur lesquels repose le paragraphe précédent, le chiffre trois.
54Sept et trois sont, dans la culture biblique, des chiffres de complétude, de plénitude et de perfection. Au trois le christianisme a donné une valeur particulière, lui faisant représenter la divinité, et Cendrars reprend la chose à son compte. Quant au cinq, outre le symbolisme terrestre déjà signalé, il se rapporte très évidemment au nombre des doigts de la main, comme le souligne Francis Boder lorsqu’il lit dans ce chiffre « le monogramme de la main de Cendrars47 ». À ce titre, c’est encore un chiffre de plénitude. Plénitude de la main musicienne d’avant l’amputation, « car faire de la musique c’est sanctifier » (LC 264). Plénitude retrouvée au prix d’une mort et de la perte de la main « coupable », comme le montre Claude Leroy dans La Main de Cendrars, car ce fut le prix d’une renaissance à l’écriture et à la poésie véritables.
55À cette « magie du chiffre » l’accord de septième diminuée participe à sa façon, et là est peut-être une des clés de l’attrait qu’il a exercé de tout temps sur Cendrars. De par son nom, en effet, l’accord renvoie au chiffre sept. De par sa structure, faite de l’enchevêtrement de deux quartes diminuées, autrement dit deux tritons, intervalles ainsi appelés parce qu’ils se composent de trois tons entiers, la septième diminuée renvoie au chiffre trois – et même, à deux fois trois. Enfin, l’accord inscrit exactement cinq notes dans l’intervalle d’une octave, c’est-à-dire, sur un clavier, de quoi occuper les cinq doigts de la main, dans une position assez confortable, on l’a dit. Si l’on tient compte du fait que l’intervalle d’octave, dans le système tonal, permet le déroulement d’une gamme complète qui, majeure ou mineure, fait se succéder sept intervalles, on peut méditer sur cette façon qu’a le cinq de s’inscrire dans le sept…
56Ainsi, le souvenir de l’accord ou de l’arpège de septième diminuée a pu rester associé dans l’esprit de Cendrars avec la sensation d’une main « heureuse », heureuse de jouer avec le clavier en traits virtuoses dans lesquels main droite et main gauche alternent rapidement. Mais en vertu du principe de dualité de toute chose cher au poète, dont l’univers est selon Claude Leroy à placer sous le signe de Janus, tant les signes y sont doubles48, ce qui signifie la plénitude présente en même temps un aspect diabolique. Cendrars pouvait-il ignorer que l’accord de septième diminuée, composé de deux quartes augmentées, était par là même doublement marqué par cet intervalle de triton que les compositeurs du Moyen Âge proscrivaient de leur polyphonie, sous le nom de diabolus in musica – le diable dans la musique ? Qu’il connût la dénomination de cet intervalle, on ne saurait en douter après avoir lu le passage de L’Homme foudroyé où est décrit le numéro d’homme-orchestre du Grêlé, ce Gitan doué du génie de la représentation théâtrale, avec un clin d’œil – diablerie oblige – à L’Apprenti sorcier de Paul Dukas :
« On le voyait s’effondrer dans le tintamarre burlesque qu’il déclenchait comme l’apprenti sorcier qui n’est plus maître de son outil. Il perdait la tête. Toute fuite lui était impossible. Tout mouvement de recul ne faisait qu’ouvrir de nouvelles chausse-trapes dans cette musique diabolique. Mais c’est le crescendo, la folie musicale, […] c’est ce drame sonore de la conscience que je ne puis raconter et que le Grêlé réussissait à rendre évident, même à son public de simples, par la cacophonie. On assistait à cela hilarant mais effrayé. Socrate avait son démon. Pascal aussi. Et le Grêlé. “Diabolus in musica”, disait-on au moyen âge, époque où l’on croyait au diable. Ce soir-là, je l’ai vu, le diable, de mes yeux vu… »
(HF 264-265.)
57Peut-être faut-il voir une réminiscence de cet intervalle interdit parce que, justement, cacophonique, dans la façon dont José, le personnage de Moganni Nameh, se voit dégringoler des hauteurs de l’extase signalées par un long accord de septième diminuée : « En une triple suite de quartes, démoniaques et pénibles, il retombait, du plus haut de son zénith, en son animalité quotidienne » (MN 88). Ces quartes, dont la nature exacte n’est pas spécifiée, n’auraient-elles pas quelque chose à voir avec le diabolus in musica ? La fascination pour le motif de la septième diminuée rejoindrait ainsi chez Cendrars le côté diabolique que Claude Leroy se plaît à souligner dans l’écriture de la tétralogie. Le Cendrars des années quarante, en effet, ne cache pas son admiration pour l’écriture des Pères de l’Église. Dans une lettre à Jacques-Henry Lévesque, datée de Pâques 1944, il recopie pour son ami un passage des Monuments inédits de Monsieur Faillon, sulpicien, ouvrage publié par l’abbé Migne en 1848 :
« Après avoir posé qu’“il n’est pas rare dans les Écritures de trouver qu’une personne soit figure de plusieurs événements, ni qu’un événement soit désigné par plusieurs figures”, Faillon précise qu’“une allégorie est une sorte de parole dont Dieu se sert pour manifester quelque chose de ses desseins cachés […].” Et il ajoute : “les hommes qui sont obligés de se servir de la parole pour découvrir leurs pensées, n’expriment qu’une chose à la fois. / Mais si je pouvais m’exprimer autrement, dit St Augustin, je dirais à la fois d’un seul mot tout ce que je pense49.” »
58C. Leroy commente la citation :
« Cette inattendue mais superbe définition du texte moderne apporte une autre preuve de la passion de Cendrars pour l’écriture plurielle. Mais il ne fut pas pour autant un copiste scrupuleux du modèle. À l’écriture allégorique du Père, il préfère des pratiques dissociatrices, diaboliques plutôt que symboliques. Son pluriel n’est pas d’assomption, mais de fragmentation. »
59Saisie du réel dans sa multiplicité foisonnante, l’écriture proliférante de la tétralogie est en même temps le signe de la dissociation, de la division interne du monde et des êtres et à ce titre, elle manifeste l’œuvre de « celui qui divise », le diabolos, le Diable. La dualité propre à l’être humain se retrouve dans l’écriture et en ce sens, l’écriture des mots rejoint dans sa signification symbolique l’écriture musicale de cette réalité particulière qu’est l’accord de septième diminuée.
60Mais la dimension symbolique n’est pas tout, surtout lorsqu’on a affaire à un poète-musicien. Aussi nous appartient-il de voir désormais la façon dont cette concordance, au niveau du sens et de l’imaginaire, entre la pratique littéraire du poète et la réalité musicale de la septième diminuée va, semble-t-il, jusqu’à s’inscrire dans la facture même du texte, au cœur des phrases.
Présence dans l’écriture
61Si l’on soupçonne la présence d’une réalité harmonique au sein d’une écriture poétique, ce ne peut être qu’à des endroits où sur la linéarité du discours verbal vient se greffer autre chose, qui laisse entrevoir une perception verticale du langage, par la suspension de l’effet de déroulement narratif continu et l’ouverture de la phrase vers les profondeurs du sens, vers la perception d’une superposition de sens simultanés. L’inscription par le poète d’un effet d’harmonie dans la texture éminemment monodique de la phrase littéraire peut en outre s’appuyer sur le fait que la réalisation d’une harmonie, dans l’œuvre musicale, ne s’effectue pas seulement au moyen d’accords plaqués : une harmonie peut être « monnayée » en formules mélodiques dont la plus simple est l’arpège. De fait, la septième diminuée fournit, notamment au piano50, l’occasion de dérouler des traits de virtuosité particulièrement appréciés, on l’a dit, des instrumentistes. Les compositeurs classiques et romantiques ne se sont pas faits faute d’exploiter cette ressource51, et Cendrars le sait bien, lui dont l’apprentissage se fit au clavier.
62Or parmi les traits stylistiques propres à l’écriture cendrarsienne, il en est un qui retient l’attention, par le pouvoir qu’il a d’introduire dans le déroulement linéaire de la phrase une sorte d’ouverture, de « créneau » – pour reprendre une image cendrarsienne – par lequel le regard entrevoit des perspectives plus larges que celles qui découlent du simple niveau prosaïque de la narration. Il s’agit de l’énumération, qui donne lieu à ce que Francis Boder appelle la construction de la phrase « sur éléments parallèles de même rang », c’est-à-dire de même niveau fonctionnel, ayant une fonction grammaticale identique. L’effet ainsi obtenu est un effet d’ouverture et de quasi-suspension du mouvement, particulièrement sensible lorsque l’accumulation par juxtaposition de ces termes met en jeu des groupes nominaux, ou de simples adjectifs. Telle est la description du château de Paquita que nous offre le poète dans la troisième des « Rhapsodies gitanes » de L’Homme foudroyé :
« J’étais chez Paquita, dans le château que Paquita avait acheté et restauré pour l’offrir à son mari. 997 hectares clos de murs, en pleine banlieue, entre les berges de la Seine et de la Marne, le parc de la Belle au bois dormant percé d’allées centenaires et rectilignes, un terrain mouvementé à souhait avec des fonds, des vallons, des belvédères, des étangs, des cascades, des moulins, des fontaines, des terrasses avec des jets d’eau, un jardin à la française, un lac artificiel et, au milieu du lac, dans une île également artificielle et sur un rocher truqué, le château du plus beau Louis XV baroque, avec ses ponts-levis, ses élégantes passerelles en filigrane, ses balcons renflés, ses triples fenêtres en dentelles, ses tourelles ajourées, son escalier à double circonvolution rococo, sa gondole d’or et d’ébène qui menait à la grille d’honneur, sa flottille de cygnes blancs et noirs, ses armoiries répétées à foison, ses grottes : architecture, ferronnerie d’art, lanternes, balustres, toitures polychromes, jardins, statues, le tout, avec la géométrie des vitres et du carrelage et l’immensité du ciel, inversé dans un grand miroir d’eau, voilà ce que Paquita avait réussi à fourrer dans la corbeille de son mariage pour le rendre à son mari. » (HF 274.)
63La nature des éléments accumulés ici selon le procédé de l’énumération dépasse largement ce qui est nécessaire d’un point de vue purement informatif, et une telle phrase a nettement pour but de rendre la réalité décrite semblable à une lettre de l’alphabet aztèque : c’est en tout cas ce que suggère la mention du « tout » se reflétant, inversé, dans un miroir d’eau, conformément à ce que Paquita, toujours elle, expliquera au poète à propos de l’écriture des papyrus indiens.
64Dans le cas où l’énumération, sous forme de coordination asyndétique, concerne des verbes ou des groupes verbaux, l’effet produit est en revanche, le plus souvent, le sentiment d’être entraîné par le dynamisme irrésistible de l’action en cours dont nous sont détaillées toutes les séquences constitutives. Ainsi du passage de La Main coupée où est exposée la progression de l’escouade de la Légion chargée de nettoyer les tranchées ennemies en 1915, à la crête de Vimy :
« Nous avancions prudemment, le fusil haut, cisaillant les barbelés, jetant des grenades dans tous les abris, plongeant dans les trous d’obus, rampant pour nous rapprocher et faire sauter une casemate, coiffant un poste de mitrailleuse, gagnant un mètre, un autre mètre, enfilant un boyau ravagé ou faisant une cinquantaine de mètres à découvert, sautant les pieds en avant dans un bout de tranchée, tuant, retuant du Boche, chassant les prisonniers devant nous, descendant au fond des sapes pour les nettoyer, remonter au jour, nous perdant, nous appelant, nous retrouvant, ivres de joie et de fureur. Ce fut un joli massacre. » (MC 76.)
65De l’énumération ou « construction sur éléments parallèles de même rang », Francis Boder estime qu’elle est une des caractéristiques essentielles qui donnent à la phrase de Cendrars, en combinaison avec d’autres procédés, « son originalité propre », qui est d’être « une phrase poétique » offrant des traits plutôt baroques que classiques52. De fait, dès les premières œuvres, celles qui révélèrent Cendrars comme le poète de la modernité – Les Pâques, Prose du Transsibérien et de la petite ]ehanne de France, Le Panama ou les aventures de mes sept oncles –, on le constate : « Lorsque la phrase prend de l’ampleur, elle est morcelée et chargée d’énumérations53. » C’est une des choses qui permettent ensuite, tout au long de l’œuvre, de la reconnaître comme phrase de poète, dans la mesure où « elle s’est orientée vers la forme même du message et non vers son contenu. Elle met en évidence le côté palpable des signes pour citer Roman Jakobson qui voit là le trait distinctif du langage poétique54 ».
66Dans la prose des années quarante, accumulation et énumération révèlent une « virtuosité syntaxique » qui atteint son sommet. Mais on est loin d’avoir affaire à un simple jeu formel, fût-ce celui qui signalerait l’intention poétique. Francis Boder l’affirme :
« Que l’art de cette dernière période repose en bonne partie sur l’emploi régulier des figures cardinales, telles que l’accumulation et l’énumération n’a, en soi, rien d’étonnant. C’est l’aboutissement logique d’un écrivain dont la vocation profonde est, d’une part de représenter, dans sa totalité, le monde qu’il porte en lui tout en le recréant, et d’autre part de faire voir ce monde dans son perpétuel tourbillonnement55. »
67Les énumérations qui mettent en jeu des noms, groupes nominaux ou simples adjectifs ont en effet pour rôle de nous faire percevoir le foisonnement, le grouillement de la vie, dont F. Boder souligne qu’il « correspond à un goût profond de Cendrars » et s’exprime de préférence sous la forme de « molécules » juxtaposées56. Aussi n’hésite-t-il pas à présenter l’énumération comme « figure génératrice » du texte cendrarsien des Mémoires, lorsqu’il constate « que l’énumération est partout dans le texte cendrarsien et dans la quadrilogie, qu’elle est, sinon “la” figure cardinale, du moins l’une des figures cardinales de Cendrars, une figure génératrice du texte57 ». Et le critique de poser la question : « Pourquoi accorder tant de place à une figure d’apparence si triviale ? Répondons incontinent : il lui plaît d’être trivial. Mais encore : Cendrars est un contemplatif, enclin à la description. »
68Peut-être y a-t-il encore une autre réponse, qui aurait à voir avec la musique, du moins pour certaines de ces énumérations. Un signe allant en ce sens nous est donné par la façon dont, à l’intérieur de La Vie dangereuse, un texte publié en 1937 dans le recueil Histoires vraies, la métaphore musicale surgit précisément au sein d’un passage énumératif, qu’elle commente et justifie à sa façon, la double énumération présente dans le passage étant interprétée comme les deux lignes mélodiques d’un contrepoint. Il s’agit d’un extrait de la nouvelle « Febronio », qui relate l’histoire d’un Noir du Brésil, enfermé en prison pour crimes sadiques :
« Tant que la Loi ou la Science des blancs ne tiendra pas compte ou n’étudiera pas cette basse-chiffrée que je note en contrepoint, – visions, rêves, voix, raisonnements et langage gratuits, images-force, actes symboliques dont l’histoire de Febronio est pleine – on ne comprendra jamais rien à la psychogénèse, au mécanisme morbide, au comportement de la mentalité, ni rien aux refoulements, aux imaginations, au délire, à l’épuisement de l’âme des indigènes et des transplantés58. »
69Sur une ligne mélodique, la ligne de basse : le comportement d’un Noir particulier, Febronio ; à la voix supérieure, une autre ligne mélodique, dont les contours se définissent nécessairement par les rapports que chaque note entretient avec la note correspondante de la basse (« point contre point ») en même temps qu’avec celle qui, sur sa propre ligne, la précède et celle qui la suit : c’est la ligne de la description scientifique du comportement et de la mentalité du Noir transplanté.
70Rien là qui nous fasse subodorer la présence de quelque septième diminuée que ce soit. La référence musicale nous renvoie à une période de l’histoire de la musique occidentale où le principe contrapuntique prédomine encore sur le principe harmonique dans la composition musicale. Période où s’affirme la pratique de la basse continue chiffrée, c’est-à-dire le xviie siècle et la première moitié du xviiie siècle (la pratique de la basse chiffrée disparaît à partir des années 1770)59. Le xviie siècle est précisément le moment où la septième diminuée commence à s’affirmer comme accord expressif, mais ses propriétés harmoniques ne sont véritablement exploitées qu’à partir du xviiie siècle et surtout, au xixe, où elle contribue à l’ébranlement du système tonal. Elle prend son essor et sa véritable place avec le triomphe de la pensée harmonique et appartient donc plutôt à un style de musique postérieur à celui qu’évoque Cendrars à propos de Febronio.
71Mais ce texte est intéressant, dans la mesure où il attire l’attention sur une certaine différence de facture entre deux types d’énumération pratiqués par Cendrars. Cette différence est affaire d’oreille, de rythme et de phrasé. La première énumération présentée ici (la « ligne de basse ») est faite de noms et groupes nominaux juxtaposés, sans article, ce qui lui donne un caractère tendu et nerveux, un peu sec, comme une succession de notes ou de petits groupes de notes détachées. On entend ici comme les notes de base de la basse continue – les accords chiffrés restant sous-entendus –, destinées à scander rythmiquement la progression du morceau, tandis que la mélodie se développerait plus souplement à la voix supérieure. Et de fait, ici, la deuxième énumération, qui réintègre articles, prépositions et compléments de nom, donne l’impression, pour qui la transpose en musique, d’entendre plus de notes sur chaque temps, d’avoir une ligne mélodique plus continue et plus fournie, un phrasé plus ample et plus lié.
72Dans la tétralogie des années quarante, on retrouve ces deux types d’énumération, bien que l’effet obtenu soit différent, puisqu’il ne s’agit plus de mimer une relation de contrepoint entre deux lignes mélodiques. Mais on perçoit toujours une différence de phrasé et de rythme entre certaines énumérations, assez amples, dont les éléments constitutifs peuvent être assez développés, et dont l’enchaînement donne une certaine impression de legato ; et d’autres énumérations, au rythme plus serré, donnant plutôt un effet de staccato. Les premières mettent en jeu des groupes nominaux comprenant articles, adjectifs épithètes, compléments de nom, en quantité variable, ou encore des verbes avec complément. La coordination entre les éléments de même rang syntaxique peut y être explicitée par une conjonction, comme dans le cas suivant, tiré de L’Homme foudroyé. Il s’agit du lotissement pour cheminots dont il a déjà été question plus haut :
« Les centaines, les milliers de pavillons étaient d’une architecture déséquilibrée, aux formes extravagantes, avec des portes et des fenêtres absurdes ou inutiles et des marches superfétatoires et des fausses vérandas et des angles rentrés et des balcons soufflés et des profils en accordéon et des façades en redans et des toits en damier et des perspectives en trompe-l’œil. » (HF 313.)
73Ici la succession des « et des… » assure une certaine continuité tout en instaurant une pulsation rythmique. L’adjonction d’une qualification à chacun des noms de l’énumération, donnant des groupes nominaux assez fournis sémantiquement aussi bien que phonétiquement, fait que l’attention s’attarde sur chaque réalité évoquée, tandis que l’oreille perçoit que les pulsations rythmiques se succèdent à intervalles assez larges. Tout cela correspond à la volonté de multiplier les détails successivement perçus par l’œil, de façon à créer un effet d’accumulation, d’abondance, de profusion visuelle.
74Un effet équivalent est obtenu par la juxtaposition de groupes verbaux relativement développés dont le noyau est soit un participe ayant valeur verbale, soit un verbe conjugué, comme dans cet autre extrait de L’Homme foudroyé où l’intention est visiblement de multiplier en mini-saynètes les marques de l’action ravageuse et délicieuse du sourire du conducteur automobile lancé à toute vitesse :
« Mon sourire abrasé par le vent de la vitesse fait s’écarter les hommes, frappe les femmes de stupeur, tombe parmi les poules, effraye les oies et les cochons, fait se cabrer les chevaux et détaler les mulets qui ruent et les ânes hilares, et je passe, ramassant tout cela des yeux. » (HF 332.)
75L’effet de legato est moins marqué sur l’ensemble de la période, car la coordination se fait en mode asyndétique cette fois, et la pulsation rythmique se fait sentir de façon un peu plus heurtée. Mais ce legato demeure sensible à l’intérieur de chaque groupe verbal, où les mots sont liés entre eux par la cohérence de la syntaxe et la continuité du sens. L’ensemble offre une accumulation d’événements dont la diversité fantaisiste et l’enchaînement en cascade sont précisément ce qui fait le plaisir du conducteur.
76Tout autre est l’effet produit par une énumération telle que celle-ci, extraite de La Main coupée, où il est question du soldat Bikoff :
« Sur le chapitre des abeilles, je suis inépuisable et c’est à force de lui parler rucher, élevage, reine (que ce curieux garçon appelait “la mère des abeilles, les mouches à miel vivant en république et n’étant de mœurs bourgeoises”, affirmait-il), noces, essaimage, ouvrières, larves, ponte, cellules, rayons, sucre, sirop, cristallisation, qualité, saveur, parfum du terroir, que j’avais su lui inspirer confiance et gagner sa sympathie60. »
77La juxtaposition de substantifs sans article, mots courts en général, donne quelque chose d’incisif à cette liste d’éléments qui, tous, se rapportent à un même sujet – les abeilles – pour en présenter les diverses facettes. Cela se fait sur un tempo que l’on entend rapide et selon un phrasé que l’on perçoit, sinon franchement staccato, du moins plutôt détaché, articulé, selon ce qui est requis du pianiste qui exécute un trait rapide et brillant. Il ne s’agit plus ici d’enrichir la matière sonore et sémantique de toujours plus d’éléments nouveaux et inattendus, pour créer un effet d’accumulation. On assiste plutôt à la dissociation en menues parties d’un élément unique qui résume et rassemble tout – ici : l’apiculture – et dont il s’agit simplement de dérouler le plus rapidement possible les éléments constitutifs, de la même façon que dans un trait virtuose un accord se trouve « déroulé » sous la forme d’un arpège qui peut s’étendre sur plusieurs octaves. Que le jeune Freddy Sauser ait lui-même pratiqué et aimé ce genre de virtuosité, on en trouve la trace dans le passage de Vol à Voile que nous avons vu.
78L’impression de « trait » arpégé se retrouve partout où l’énumération met en œuvre une suite de mots seuls, qui sont en général des noms ou des adjectifs, parfois des participes lorsque ceux-ci, sans forcément perdre leur valeur verbale, peuvent être traités comme des adjectifs. Ainsi des colliers des clientes du bookmaker Lili, dans la quatrième « Rhapsodie gitane » de L’Homme foudroyé :
« […] Lili, un Grec, bookmaker, mais qui rêvait d’une écurie et de faire courir ses couleurs […] et qui venait au Criterion au sujet des colliers de ses clientes du turf, colliers perdus, empruntés, prêtés, loués, rendus, engagés, dégagés, rengagés, vendus, revendus, disparus, retrouvés, donnés, nantis, hypothéqués dont il réclamait le capital ou les intérêts ou la location et faisait le décompte sur ses manchettes […]. » (HF 369-370.)
79L’énumération n’est pas nécessairement très longue. Elle conserve son effet, même brève. Ainsi de M. Jean, un des personnages de L’Homme foudroyé :
« À ce dada près, M. Jean était de bonne compagnie, émoustillant, pétillant, renseigné, vif d’esprit, ayant la répartie inattendue et souvent cinglante. »
(HF 353-354.)
80Il se peut que la structure syntaxique de la phrase impose d’adjoindre à chaque nom de ce genre d’énumération une préposition suivie d’un article en général contracté. Le sentiment de la brièveté n’en demeure pas moins perceptible, et l’impression musicale de jeu articulé, quasi détaché, se laisse sentir. C’est ainsi que l’oreille entend, dans une période comme celle qui dans L’Homme foudroyé décrit la cathédrale de Chartres, étape d’importance sur la N10, la différence entre les énumérations de type « accumulatif », amples et fournies, et celles qui, de type « dissociatif » – il s’agit de dissocier les éléments constitutifs d’une réalité donnée – sont plus sèches dans leur nudité :
« Un peu plus loin c’est Chartres… La cathédrale de Chartres qui, pour moi, quand je quitte Paris, par ses dimensions, ses proportions, le clair-obscur qui règne à l’intérieur, sa crypte, par la multiplication et la diversité des formes architecturales qui grouillent derrière son abside, à croire que le maître d’œuvre et le maître maçon et tous les bons compagnons tailleurs de pierre qui ont coopéré à l’édification du nouveau temple de Dieu se faisaient en douce la main et essayaient en petit, derrière le chevet de l’antique basilique […] ce qu’ils allaient réaliser dans le grandiose monument de la Beauce à l’échelle des tours, de la façade, du porche, des piliers, des colonnes et du chœur, la cathédrale de Chartres est, pour moi qui m’y rends, la première évocation de la forêt vierge, de ses arbres architecturaux, de sa façade rongée d’ombres et de soleil, des trouées de ses frondaisons, du silence religieux et plein d’échos mourants et de longs murmures qui régnent sous la voûte des branches, des fûts de colonne moussus, des contreforts et des architraves d’où pendent les lianes jusqu’à terre, les tapisseries des verdures, les bouquets des orchidées qui rutilent dans la pénombre comme des verrières, les coulées fauves des plantes parasitaires et, au niveau du sol ou à hauteur d’homme le fouillis des feuilles, des herbes, des fougères arborescentes dans la mosaïque des racines et des surgeons et l’odeur entêtante des pollens, des champignons, de la pourriture végétale et son humidité de crypte, de cave61 […]. »
81Les énumérations « dissociatives » – appelons-les ainsi par commodité –, pour être moins nettes ici que dans les exemples précédents, n’en demeurent pas moins sensibles : même resserrement rythmique par accélération de la pulsation, qui crée l’impression de « détaché » et fait penser à un trait arpégé. Selon les cas, on a ici l’équivalent d’un trait d’arpèges complets (deuxième énumération en gras), d’une ébauche d’arpège qui s’infléchit vers autre chose (première énumération), d’un début de trait qui reste comme suspendu dans les deux dernières énumérations, où l’adjonction d’un adjectif introduit un élargissement rythmique. Des arpèges plutôt que des gammes, comme si l’espace rythmique induit par les virgules permettait de traduire dans les mots, outre l’effet de jeu articulé, l’idée d’intervalle mélodique. Des arpèges et non des gammes, car il s’agit, sémantiquement, de dérouler devant nous des mots reliés entre eux par l’appartenance à une réalité commune, comme autant de notes d’un accord unique. Bien entendu, il ne s’agit pas de dire que chaque mot correspond à une note de l’arpège, et de chercher à lire dans le texte poétique une transposition exacte de portées musicales : l’effet obtenu ainsi, à supposer qu’un écrivain le tente, ne saurait guère être que trivial et prosaïque. Il s’agit de prendre conscience du fait que pour une oreille musicienne, la perception de ces énumérations-là éveille à la lecture du texte poétique quelque chose d’analogue à la perception de traits arpégés dans une œuvre pour piano, par exemple.
82Des arpèges, soit, dira-t-on, mais en quoi sont-ils arpèges de septième diminuée ? Ce qui peut nous incliner à le penser est la concordance entre l’usage que fait Cendrars de ces énumérations « dissociatives » et le rôle que remplit l’accord de septième diminuée dans l’écriture musicale des époques classique et romantique. Ainsi, dans la construction des grandes périodes caractéristiques du style de la tétralogie des années quarante, les énumérations serrées ont cette fonction de dramatisation et d’expressivité que les musiciens reconnaissent à la septième diminuée depuis le xviie siècle. Peut-être cela se joue-t-il justement autour de la notion de resserrement : resserrement de la pulsation rythmique au sein d’une période verbale ; resserrement des intervalles de l’arpège en même temps qu’accélération du tempo dans le cas d’un trait musical. L’intention expressive est nette, par exemple, dans l’extrait suivant d’une longue période du Lotissement du ciel (la phrase complète fait presque trois pages et demie), où il est question du sort réservé par l’Église aux extasiés :
« Et si après leur mort les actes des vénérables sont soumis à de rigoureuses enquêtes où leur vie, leur conduite, leurs paroles, leur humilité, leur comportement, leur foi et jusqu’à leurs intentions (prières et pratiques orthodoxes – jeûne, confession, communion – équivalent à une invocation à l’esprit du Mal, si elles ont pour but d’acquérir un pouvoir extranaturel) sont passés au crible serré du dogme, de la tradition et de l’expérience catholiques, de leur vivant tous les extasiés, et plus particulièrement les lévités et les stigmatisés, ont été observés de près, étudiés, moqués, châtiés, jalousés, punis, mis à l’index et en pénitence, interdits, enfermés, soumis à de cruelles expériences de contrôle, épiés, brûlés, piqués par leurs frères, soupçonnés d’hypocrisie, de simulation et méprisés par leur entourage, accusés de supercherie ou de magie par leurs supérieurs qui les livraient volontiers à l’Inquisition62. »
83D’une facture de plus en plus serrée, surtout lorsqu’aux substantifs succèdent les participes passés, les énumérations successives créent chez le lecteur un effarement qui va croissant avec chaque liste de mots, en même temps que la dimension dramatique s’accentue en se nourrissant de l’attente du résultat de pareil procès.
84De ce fait, les énumérations serrées, à l’intérieur de périodes longues et méandreuses, permettent d’effectuer des reprises de tension et de relancer le dynamisme de la phrase, un peu comme le fait une harmonie en septième diminuée dans le courant d’un discours musical classique. Le chapitre « Venise », au début de Bourlinguer, nous en offre un magnifique exemple à propos de la biographie de Nicolao Manuci, auteur au xviiie siècle de la Storia do Mogor. La phrase dure trois pages entières (B 8-10), et c’est en resserrant le rythme à plusieurs reprises par ce type d’énumérations63 que Cendrars parvient à maintenir l’attention du lecteur.
85Outre cette fonction expressive, l’accord de septième diminuée peut avoir dans la phrase musicale et ce, dès l’époque classique, un rôle structurel : celui d’amener, en qualité de sous-dominante altérée64, une cadence ou une demi-cadence destinée à ponctuer le discours musical. Dans ce cas, ce qui peut intéresser le poète est moins la nature harmonique de l’agrégat sonore ainsi obtenu que sa faculté d’amorcer la conclusion provisoire (dans le cas d’une demi-cadence ou d’une cadence évitée) ou bien définitive (cadence parfaite) d’une période du discours. L’accord de septième diminuée agit alors pour l’oreille comme le signal annonciateur d’une suspension intermédiaire ou d’une retombée finale, à laquelle il prépare l’auditeur.
86C’est ce rôle de préparation d’une ponctuation forte – rôle syntaxique dans la mesure où l’on peut parler d’une syntaxe de la phrase musicale65 –, dont Cendrars semble s’être inspiré dans la composition de tel ou tel paragraphe de la tétralogie, où une énumération serrée amorce la conclusion de la phrase poétique. Ainsi de ce passage de la troisième « Rhapsodie gitane » de L’Homme foudroyé, où il est question de l’évolution désastreuse de la banlieue de Paris :
« Ces premiers établissements, où petit à petit on trouvait à se loger dans des soupentes à courants d’air […] sont à l’origine de la plupart des lotissements qui s’esquissèrent alors sous forme d’îlots de misère encerclés de barbelés ou d’un mince quadrillé de sentes piétinées parmi les orties, les ordures, les tessons de bouteille, les fondrières des agglomérations furieusement particularistes et divisées en nations qui virent alors le jour en bordure des champs d’épandage. » (HF300.)
87Ici, la fin de la phrase coïncide avec la fin d’un paragraphe. Dans l’exemple suivant, pris dans Bourlinguer, c’est à l’intérieur d’un grand paragraphe évoquant la destruction de Hambourg bombardée par les Anglais qu’une phrase offre cette même conclusion caractéristique :
« En un clin d’œil des quartiers entiers étaient engloutis, les églises se tordaient comme des torches et tout disparaissait dans un brouillard rose-rose, soudainement envahi par les nuages d’une épaisse fumée noire, vivement éclairée par en dessous et par en dessus, son plafond crevé par les gigantesques “arbres de Noël” enflammés qui descendaient en se dandinant du haut des nues, une pluie d’étincelles et d’éclats tourbillonnant, les essaims vertigineux des balles traçantes, la culbute, la course, les moulinets, les coups de faux des projecteurs, les globules de la Flak qui montent, le plongeon des chasseurs de nuit qui virent du ventre, noir et or dans le sillage rougeoyant des bombardiers abattus dont la coque s’ouvre et lâche son tonnerre en percutant au sol. » (B 303.)
88Ailleurs, toujours dans Bourlinguer, une longue description de Paris au soleil couchant se termine de façon analogue :
« Un pied dans la beauté éternelle de Paris comme on a un pied dans la tombe de toute éternité, tandis que les premières étoiles s’allument, que reflètent les premiers lumignons des quais que l’on voit comme en transparence dans une buée crépusculaire faite de poussières et de miroitements et que l’on devine au fond du siècle et tout au fond de l’eau la nuit qui vient, trop pleine, trop mûre, trop riche, trop habillée, trop profonde, débordante et d’une beauté qui vous imprègne de volupté, tristesse angoissante dont on reste amoureux pour la vie. » (B 325.)
89Le quatrième volume des Mémoires, Le Lotissement du ciel, offre lui aussi des exemples semblables. L’endroit le plus caractéristique se situe sans conteste au terme de la partie intitulée « Le Miracle de l’an 1000 », expressément consacrée à un long passage en revue des lévités de l’histoire de l’Église catholique. Ici, la fin de phrase amenée par une énumération est à la fois fin de paragraphe et fin de chapitre, ce qui lui confère un aspect doublement conclusif :
« In principio erat Verbum !…,
murmurait saint Joseph de Cupertino élevé en prière, perdant pied, prosterné, adorant, comblé, effaré, idiot, se soulageant d’un profond soupir, poussant sa clameur :
Amen !…,
s’envolant en extase, ravi. » (LC 145.)
90De la sorte, l’énumération serrée qui introduit le dernier membre de phrase structuré par les trois participes présents assume à cet endroit une double valeur de dramatisation expressive (un discours se termine avec ce chapitre, un autre va commencer) et d’amorce d’une clausule finale qui – simple hasard, ou volonté musicale du poète ? – présente une structure ternaire analogue à celle de ces cadences parfaites composées d’un accord de quarte et sixte, d’un accord de dominante et d’un accord de tonique, auxquelles l’accord de septième diminuée sert couramment d’introduction dans la musique tonale.
Cendrars wagnérien ?
91Reste à se demander ce qui demeure de la dimension proprement harmonique, verticale, de l’écriture musicale dans l’usage que fait Cendrars de ces énumérations « dissociatives » où se dissimule bien, semble-t-il, un souvenir de l’accord de septième diminuée. Ce que l’on a vu jusqu’ici – pouvoir de dramatisation, rôle cadentiel – renvoyait à une commune dimension linéaire du discours musical et du discours poétique. Mais les énumérations « dissociatives », dans la mesure où elles déroulent dans le temps, sur un rythme serré, différentes facettes d’une même réalité, d’un même concept, offrent une unité sémantique que l’on peut rapprocher de l’unité sonore d’une harmonie faite de la superposition de notes distinctes et pourtant reliées entre elles par l’appartenance à cet accord qu’elles constituent ensemble, qu’il se présente sous une forme d’accord plaqué ou d’accord arpégé. Si l’on est tenté de rapprocher les énumérations « dissociatives » de Cendrars de l’accord de septième diminué, comme cela vient d’être fait, on ne peut que s’interroger sur le parti qu’a pu tirer le poète de la dimension modulatoire de l’accord, dont on a vu qu’elle jouait un grand rôle dans la prédilection que lui vouaient les compositeurs.
92La modulation : un procédé aussi typiquement harmonique, aussi profondément lié à la dimension verticale de l’écriture musicale peut-il trouver place dans le discours verbal, linéaire par essence ? Il semble que oui, si l’on considère que les énumérations « dissociatives », précisément, instaurent au sein de la phrase linéaire cet effet de profondeur sémantique dans lequel on peut percevoir le désir du poète de créer, par l’étagement des sens, quelque chose qui rappelle l’étagement des sons de l’accord. Et de la même façon que chacune des notes de l’accord de septième diminuée est susceptible d’être prise pour sensible de la tonalité vers laquelle va bifurquer le discours musical, de même, chaque mot de l’énumération, parce qu’il porte en soi, outre le sème commun à l’ensemble de la série énumérative, d’autres sèmes qui lui sont propres, est susceptible de faire bifurquer le discours poétique dans une direction inattendue, faisant émerger un nouveau champ sémantique et une nouvelle thématique (au sens littéraire).
93L’analogie, bien évidemment, reste approximative, mais la façon dont l’écriture cendrarsienne de la tétralogie donne parfois l’impression d’avancer en zigzags laisse penser que Cendrars a bien cherché à faire sien l’art des changements inattendus de couleur, l’art des modulations-surprises qui fait la musique vivante. Dans une logique qui est celle de l’écriture aztèque, chaque élément de l’univers qui se déploie autour d’un centre est susceptible de devenir à son tour le centre d’un nouvel univers offert au déchiffrement : chaque mot d’une énumération centrée sur un certain sens peut devenir le centre sémantique autour duquel se déploiera un nouveau domaine d’exploration langagière. Témoin ce passage de Bourlinguer où le poète, parti de la thématique du Brésil, passe à celle de la France autour d’une énumération-pivot détaillant ce qui fait les bonnes manières, les mots « revues, journaux » amenant la mention des « romans de Paul Bourget » ; puis le thème de la France ayant introduit, par l’intermédiaire des mêmes mots « revues, journaux », celui du snobisme des propagandistes de la culture française, une énumération des signes de ce snobisme fait bifurquer le texte, par le biais du mot « américanisation », qui suscite l’idée du jazz, vers la thématique de la culture nègre ; enfin une dernière énumération d’adjectifs caractérisant le rythme des danses africaines fait surgir le thème de la magie, ultime « modulation » de cet extrait : une modulation qui s’effectue, selon toute apparence, autour du terme « en tam-tam » par lequel se conclut l’énumération dissociative, un terme développé, amplifié, explicité ensuite dans l’évocation de « l’âme de l’Homme invoquant les forces élémentaires de la Nature pour se livrer à la Magie ». Voici l’extrait :
« Pour mon ami brésilien, Français de cœur, d’esprit et de formation comme on l’était partout à l’étranger depuis sa plus tendre enfance dans les familles de la société qui se respecte et a des manières : bonnes, institutrices, précepteurs, modes, revues, journaux, livres de cuisine comme les savonnettes, les parfums, les romans de Paul Bourget sont de France (et c’est pourquoi la France n’avait pas besoin comme l’Allemagne et les autres arrivistes ou parents pauvres jaloux de son passé d’un service officiel de propagande, et depuis que le système officiel fonctionne et que les propagandistes sont sur place, le prestige baisse, la fonction étant à double tranchant, et malgré les millions dépensés les freluquets qui s’en chargent étant les premiers à donner le mauvais exemple de la montre-bracelet, du stylo, du goménol, du clair de lune en auto, du cinéma, de la radio, des loisirs forcés, des vacances payées, des flirts sportifs, des divorces à la chaîne, des naissances en série, eugéniques et sans père, gynogènes, de la drogue, du short, de l’impuissance, de l’américanisation et de la bolchévisation des mœurs comme si les jazz endiablés des anciens esclaves du Mississipi qui l’entraînent et les orchestres infiniment tragiques des Noirs brésiliens libérés par le conseiller Antonho Prado qui retentissent toutes les nuits au cœur même de la capitale, du haut des mornes de Rio de Janeiro, du Morro do Favella, le Haricot, le piton sacré de la macoumba, n’étaient pas la malédiction annonciatrice de la fin de cette brillante société des Blancs qui les ont exclus ! – c’est du moins l’opinion des Pères du Saint-Esprit, une congrégation spécialement affectée aux nègres dans le monde, composée en majorité de religieux français qui administrent les deux paroisses catholiques de Harlem, le Congo à New York, qui vont faire leurs premières passes d’armes de missionnaires en Afrique centrale et qui reviennent du cœur du continent noir, en prétendant tous “qu’on y sent” indubitablement le Diable, le Diable qui souffle dans ses cornes d’antilope comme dans des tubas, ses adorateurs enfonçant des clous dans la tête du Grand Fétiche, et je crois bien volontiers à cette forme précipitée, syncopée, dansante, accélérée, coulissée, en tam-tam de la fin du monde moderne avec la batuta et la maraca des bombes atomiques : c’est l’âme de l’homme invoquant les forces élémentaires de la Nature pour se livrer à la Magie, comme avant le Déluge et l’invention du Péché, quand l’Homme primitif se rendait maître du Feu d’où découle toute civilisation et y retourne, cendres et braises66 !). »
94Dans le cas de la première et de la troisième de ces « modulations », certes, la surprise est atténuée par le fait que le thème de la France, dans le premier cas, et celui du Diable, dans le second, ont déjà amorcé, avant même l’intervention de l’énumération, la bifurcation vers un nouveau thème. Tout comme les notes d’une nouvelle tonalité peuvent se présenter au cours d’un morceau de musique avant même qu’une cadence parfaite dans cette nouvelle tonalité ait établi fermement pour l’oreille le fait de la modulation. C’est que l’énumération dissociative conserve, dans le processus même de « modulation » que nous venons de voir, son rôle d’équivalent littéraire de l’élément introducteur de cadence, tel que nous l’avons analysé plus haut.
95Dans les premières pages de « La Tour Eiffel sidérale », dernière section du Lotissement du ciel, l’analyse de la mentalité brésilienne où se lit la double influence des « Toupis anthropophages » et des Portugais aboutit à une énumération serrée des signes de « la prolifération de la vie » :
« Les Brésiliennes d’aujourd’hui sont des refoulées. Elles sont passionnées. Sous les tropiques l’amour est une maladie mentale. […] Et le vilain jaloux, l’honorable vengeur, “le vengeur de son honneur”, le Lusitanien se perd volontiers en forêt, fier de son exploit. On rencontre parfois son squelette. Le suicide hante parfois la forêt vierge où, entre autres horreurs, la prolifération de la vie, totems, bêtes, serpents, végétaux, vermines, pourritures, phosphorescences, est un cauchemar de jour et de nuit. » (LC 191.)
96Annoncée par « horreurs », qui conserve toute l’ambivalence du processus de décomposition et de grouillement propre à la vie, l’idée de « vermines » et de « pourritures » infléchit la suite du texte vers une vision du monde européen d’où émerge le seul souvenir des « guerres exterminatrices », liées au triomphe d’une science matérialiste et à la toute-puissance d’une économie rationalisée. Vision qui aboutit au constat d’un processus inéluctable de « décadence du genre humain », à l’annonce d’une mort spirituelle aux antipodes de la « prolifération de la vie » (LC 191-192). Ainsi, de l’énumération où s’énonçaient les éléments constitutifs du grouillement vital de la forêt vierge, seuls sont retenus les éléments les plus négatifs : « vermines, pourritures », à partir desquels Cendrars développe son texte selon une « tonalité » exclusivement morbide et pessimiste – et il semble bien que l’on puisse ici utiliser ce terme de « tonalité » dans un sens à la fois littéraire et musical, tant ce qui se passe au niveau sémantique dans les mots du texte poétique rappelle ce qui se produit au niveau émotionnel lors d’une modulation musicale. L’énumération serrée des horreurs de la vie a ainsi servi de pivot de modulation permettant au texte de bifurquer vers les horreurs mortifères de la civilisation moderne.
97Plus loin, dans le troisième chapitre de « La Tour Eiffel sidérale », une nouvelle énumération dissociative rappelle celle que nous venons de voir par son caractère morbide et semble, musicalement parlant, appartenir au même accord dont elle serait le prolongement arpégé, offrant peut-être simplement un renversement différent. Il s’agit cette fois, non plus de la forêt vierge, mais des immensités du ciel nocturne :
« Tous ces soleils morts, ces rayons posthumes qui mettent des millions d’années-lumière pour nous parvenir, les astroïdes, tous ces fragments de vieux mondes fracassés, d’explosions, chancres et vieilles lunes rongées, croûtes, démangeaisons, rougeurs, lupus froid, lèpre dévorante, sanie, et cette ultime goutte de lumière et la plus pure qui perle au plus haut des cieux et qui suinte, et qui va tomber…, n’est pas une larme ni une goutte de rosée, mais une goutte de pus. L’univers est en pleine décomposition et comme un cimetière, il grouille de devenir et sent bon. » (LC 211.)
98La direction que prend le texte à partir de là diffère radicalement de celle qu’avait prise le passage précédent, infléchi par « vermines » et « pourritures ». Ici la décomposition est redevenue l’envers de la vie, la pestilence équivaut à la pensée, et la « modulation » sémantique nous conduit – le sème de la maladie ayant débouché sur celui du cerveau humain – vers le souvenir du « cerveau de Goethe conservé dans un bocal » à Weimar. L’évocation de cette misérable relique morte nous met alors dans l’obligation de considérer « le génie vivant du poète », l’infini du Verbe, la puissance de « l’Esprit-Saint » de l’Apocalypse, tout ce qui échappe au calcul, à la définition, à la reproduction mécanique et que signifie, à la fin du développement, l’évocation du « sac à charbon » du ciel nocturne, ce trou noir qui laisse pressentir l’accès possible à un autre monde, à un au-delà du monde visible (LC 212-213). Si l’on admet avoir affaire ici à un développement résultant d’une autre possibilité de modulation offerte par un même accord – celui auquel renvoie l’énumération fondée sur le sémantisme de la décomposition – on se trouve en présence de quelque chose qui rappelle ce que nous avons vu des propriétés modulatoires de l’accord de septième diminuée, qui en font un accord d’une grande polyvalence tonale.
99De cette polyvalence, et de l’ambiguïté tonale qui en résulte, les compositeurs du xixe siècle ont su tirer un parti que Cendrars, probablement, n’ignorait pas. Serge Gut en pose le principe lorsqu’il expose les règles de résolution des accords de tension :
« Dans ce jeu subtil des résolutions, l’accord de 7e diminuée occupe une place à part puisque, grâce au tempérament égal, il divise l’octave en 4 intervalles égaux (3ces mineures) qui peuvent s’interpréter enharmoniquement et permettre de passer directement aux tons les plus éloignés […]. C’est ce qui explique que l’accord de 7e diminuée va servir de ferment dans l’h. classique et être le premier artisan de la dissolution tonale67. »
100De fait, l’accord de septième diminuée est, selon Claude Abromont, un des trois accords qui jouent un rôle essentiel dans l’évolution du langage harmonique à la fin du xixe siècle, et qu’il désigne du nom d’« accords vagues » :
« Trois accords passionnent les compositeurs de la fin du xixe siècle : l’accord de quinte augmentée, l’accord de septième diminuée et l’accord de septième et quinte diminuée (septième de sensible). La particularité de ces accords est d’appartenir, selon leur orthographe musicale, à différentes tonalités, et de pouvoir ainsi servir de passage instantané d’une zone du cycle des quintes à une autre très éloignée, voire à “l’antipode” (six quintes d’écart), créant un “flou” tonal.
Lorsque Liszt, dans certains passages de ses œuvres, parvient à des instants qui semblent n’appartenir à aucune tonalité précise, c’est souvent par la force des 7 barrés ou des +568. »
101La façon dont Cendrars, dans le poème de 1916 dédié à Erik Satie, parle d’« accord diminué » nous amenait, on l’a vu, à considérer qu’il pouvait s’agir, autant que d’un accord de septième diminuée à proprement parler, de tout accord contenant une quinte diminuée. Pourquoi pas un accord de septième et quinte diminuée, sur le deuxième degré de la bémol mineur en l’occurrence ? Quoi qu’il en soit, l’imprécision même de la désignation donne à penser qu’au-delà de la composition précise de l’accord, c’est peut-être sa nature d’« accord vague » et son ambiguïté tonale qui intéressait avant tout le poète-musicien.
102Or le plus célèbre de ces « accords vagues », celui qui eut le plus grand retentissement sur l’histoire de la musique à la fin du xixe et au début du xxe siècle, est sans conteste celui par lequel Wagner ouvrit le Prélude de son opéra Tristan und Isolde, achevé en 1857 : un accord qui est resté dans les annales de la musicologie sous le nom d’« accord de Tristan », et fit couler beaucoup d’encre, tant il fut sujet à analyses parfois contradictoires, et à discussions parfois vives. Cendrars a-t-il pu l’ignorer, lui qui suivit à l’Université de Berne les cours de cet ardent défenseur de la musique de Wagner que fut le professeur Hess-Rüetschi69 ? Si, laissant les aspects les plus récents de la controverse, on se contente de ce que le poète a pu entendre ou lire dans sa jeunesse sur ce fameux accord, on se trouve en face de deux hypothèses principales, qui toutes deux font intervenir, de près ou de loin, la notion de quinte diminuée.
103L’accord est en effet formé des notes fa-si-ré dièse-sol dièse (un sol dièse que l’on peut considérer comme une appoggiature du la sur lequel il se résout en fin de mesure) et se résout à la mesure suivante sur l’accord de septième de dominante de la mineur, tonalité de ce début : mi-sol dièse-ré bécarre-la dièse appoggiature du si qui le suit immédiatement. Considérer le sol dièse comme appoggiature du la permet de lire le premier accord comme un « accord de septième du IIe degré en fonction de sous-dominante », selon la formulation de Serge Gut, qui précise qu’alors, il faut considérer le ré dièse comme une altération ascendante du ré :
« On a donc comme accord d’origine Si-Ré-Fa-La, septième du IIe degré en la mineur en fonction de sous-dominante, préparant la dominante qui va suivre selon l’enchaînement classique bien connu II −> V. […]
Cette conception est partagée par de nombreux théoriciens dont entre autres Hugo Riemann, Vincent d’Indy.70»
104En d’autres termes, il s’agirait du deuxième renversement d’un accord de septième et quinte diminuée placé sur le deuxième degré d’une gamme mineure, avec altération du ré, quatrième degré de la gamme de la mineur.
105Une autre lecture est possible. Dans la mesure où le ré dièse est un quatrième degré haussé, l’accord peut être interprété comme l’équivalent d’un deuxième renversement de l’accord de septième de dominante de la dominante de la mineur (si-ré dièse-fa dièse-la), affecté cette fois d’une altération descendante de la quinte qui transforme le fa dièse en fa naturel : la quinte juste si-fa dièse est devenue quinte diminuée si-fa. Sous cette forme de deuxième renversement, il offre la configuration des accords dits de « sixte augmentée » (la sixte augmentée est ici l’intervalle fa-ré dièse) et l’on assiste ainsi entre cet accord et le suivant « à l’enchaînement classique de deux septième de dominante », selon les mots de Serge Gut.
106Dans l’un et l’autre cas, on a ainsi affaire à un renversement d’accord diminué. Surtout, quelle que soit l’analyse privilégiée, on observe que cet accord, tel que l’a écrit Wagner, repose sur un intervalle fa-si qui n’est autre que l’intervalle de triton, équivalent enharmonique d’une quinte diminuée. Encore une… Le goût de Cendrars pour les accords diminués s’est-il nourri de semblables analyses de « l’accord de Tristan », exposées par le professeur Hess-Rüetschi, par exemple ? Il est impossible de le dire, et cela demeure une inconnue. Mais s’il a paru opportun de s’attarder un peu sur l’usage que fait Wagner de la quinte diminuée, c’est que la coïncidence est remarquable entre le goût du poète pour les accords diminués et les possibilités offertes aux musiciens de la fin du xixe siècle par ces accords « vagues » dont « l’accord de Tristan » reste un exemple magistral.
107De fait, cet accord, qui revient à différents moments de l’opéra, le fait dans des contextes harmoniques très différents qui lui donnent à chaque fois, comme le note Claude Abromont, une signification différente. Présentant cinq de ces contextes, il montre que la signification harmonique change selon le contexte, tandis que la sonorité de l’accord reste la même : seule l’orthographe diffère, par le jeu des notes enharmoniques, ce qui rend l’accord « susceptible d’appartenir à cinq tonalités extrêmement éloignées : c’est le début de la systématisation des accords vagues, accords qui ne sont intelligibles que par leurs enchaînements et qui peuvent en envisager plusieurs distincts71 ». On retrouve là un caractère polyvalent analogue à celui que possède l’accord de septième diminuée. Et ce n’est pas sans rappeler la façon dont Cendrars joue sur le polysémantisme des termes qui composent ses énumérations.
108La prédilection du poète pour les accords diminués, celui de septième diminuée en particulier, serait-elle donc le signe d’un certain « wagnérisme » de l’écriture cendrarsienne ? La question peut faire sourire, tant on a pris l’habitude d’associer Cendrars à Bach, à la faveur de ce qu’il s’est plu à souligner lui-même : son goût pour l’écriture polyphonique en musique ; le rôle de défenseur de Bach qu’il attribue à son personnage dans l’improvisation à quatre mains qui, dans la suite du texte de Vol à Voile cité au début de ce chapitre, l’oppose au facteur de pianos munichois :
« Comme dans son prélude le facteur de pianos de Munich avait ouvert une lutte entre deux principes irréconciliables et qu’au fur et à mesure de son développement ce thème se dramatisait, depuis que je tenais ma partie, cette lutte devenait un combat personnel entre nous deux […].
Par exemple, son thème d’orage, qui était wagnérien et qui semblait devoir tout emporter, je l’avais repris au vol et je le menai à bout sans paroxysme aucun, mais dans un crescendo selon le mode de Bach, usant d’une fugue à quatre voix pour le précipiter, dans laquelle fugue j’introduisis des motifs de roues fatidiques qui saccageaient tout sur leur passage. » (VV 465-466.)
109N’oublions pas la référence explicite au Clavecin bien tempéré que l’on trouve dans le célèbre passage de Bourlinguer où il définit lui-même l’écriture à laquelle il est parvenu à l’époque de son grand ensemble autobiographique : « En d’autres termes donc, j’écris ma vie sur ma machine à écrire avec beaucoup d’application comme Jean-Sébastien Bach composait son Clavecin bien tempéré, fugues et contrepoint » (B 193). L’étude du « Ravissement d’amour » nous a montré la pertinence de cette référence. Son importance capitale se dessinait déjà dans le texte de Vol à Voile dont J.-C. Flückiger montre qu’il est riche d’implications, si l’on rapproche les « orages » musicaux des « orages » familiaux que le jeune fugueur a cherché à fuir en sautant dans le premier train, avant d’échouer à Munich :
« Le moment bouleversant, “alchimique”, c’est bien celui où, assis au clavier, l’apprenti sorcier réussit à se libérer de son fardeau d’orages en le transfigurant dans “une fugue à quatre voix”. Miraculeusement, le cluster tonitruant de l’“orage” se transmue en écriture fuguée “selon le mode de Bach”. C’est une révélation : c’est dans cette écriture polyphonique qu’il trouvera la parole qui lui permet d’exprimer l’ébranlement dont il a souffert dans son enfance et qui a ravagé son adolescence. C’est elle qui donnera à l’écrivain les instruments dont il aura besoin pour entreprendre la vertigineuse descente en lui-même qu’il accomplira dans L’Homme foudroyé, Bourlinguer, La Main coupée et Le Lotissement du ciel72. »
110Et pourtant… Il convient de se rappeler ce que les débuts littéraires de Cendrars doivent à l’héritage symboliste73 légué à sa génération par l’époque où il a grandi, héritage que la musique de Wagner marqua d’une puissante empreinte, surtout en France. Il convient aussi de remarquer que dans l’extrait de Vol à Voile cité plus haut, s’il y a bien combat entre un principe esthétique « wagnérien » et un principe « selon le mode de Bach », et si ce dernier est attribué à un narrateur dans lequel transparaît le souvenir d’un certain Freddy Sauser, il n’en est pas moins vrai que le résultat obtenu est un moment de musique exécutée à quatre mains, une œuvre improvisée dans laquelle, justement, les deux principes se trouvent conjugués. C’est la conjonction des deux esthétiques qui fait sonner le piano dans une unique improvisation magistrale. Puisque le nom de Hess-Rüetschi apparaît dans la suite du texte, ne faut-il pas y voir un signe ? Cendrars aurait-il oublié que son professeur, en tant qu’organiste liturgique et compositeur, professait une égale admiration envers Bach et envers Wagner, ainsi qu’en témoignent deux des trois opuscules qui nous sont restés de lui74 ? Dans le « combat » musical de Vol à Voile, rédigé en 1931, on pourrait alors entendre la tension créatrice entre les deux conceptions artistiques qui se partagent à égalité la sensibilité du poète lui-même et demandent à s’exprimer dans un duel fécond. On est tenté de lire comme un autoportrait esthétique la description du « combat personnel » entre les deux musiciens, qui se déroule, nous dit le narrateur, « avec beaucoup de romantisme, de traîtrise, de bravoure, d’autorité dans ses moyens à lui et beaucoup de fausses notes, de maladresses, d’enfantillages, de drôleries de mon côté, mais il y avait tout de même plus d’émotion dans mon jeu à moi, car si je manquais de puissance et souvent de souffle, mes développements n’étaient pas dépourvus d’une originalité vraie, alors que les siens, qu’il menait toujours à bout avec brio, n’étaient pas exempts de banalité et de grandiloquence » (VV 465).
111Les quatre volumes de la tétralogie autobiographique ne manifestent-ils pas au plus haut point l’alliance de l’émotion et du brio, de la drôlerie et de la puissance ? Du reste, et le texte est clair là-dessus, c’est bien sur un thème wagnérien proposé par son partenaire que le jeune pianiste construit sa fugue dans le style de Bach, dans laquelle non seulement il « mène à bout » le thème en question, mais encore introduit « un motif de roues fatidiques » inspiré par sa récente expérience des chemins de fer allemands : motif dont la dénomination pourrait nous ramener à Wagner et aux forces tragiques de L’Anneau du Nibelung, plutôt qu’aux œuvres du Cantor de Leipzig.
112Du reste, si Bourlinguer souligne de façon explicite la présence de Bach à l’arrière-plan de l’œuvre, comme référence pour l’écriture, c’est bien Wagner qui apparaît dans Le Lotissement du ciel. Le compositeur n’est pas nommé, mais la référence à Parsifal est évidente, dans ce passage où sont énumérés divers « trucs de la technique du cinéma » auxquels fait concurrence la fantasmagorie de la guerre aperçue à travers un créneau de tranchée :
« “Carré dans l’cul”, mon créneau de luxe donnant sur le no man’s land, tel l’objectif d’un appareil de prises de vues aurait tout aussi bien pu être muni d’un œil de chat, qui n’est simple accessoire de caméra mais aussi, mais surtout un truc à sûr effet psychologique, ainsi que d’autres trucs de la technique du cinéma […] tels que le fondu enchaîné […], le phrasé des images, leur cadence, la mise en vedette, la beauté inhumaine d’un visage cuit et recuit, craquelé comme une porcelaine au creuset du survoltage ou illuminé de l’intérieur par transparence et rayonnant comme le saint ciboire du Graal. » (LC 241.)
113Le souvenir est en effet celui du jeu de lumières grâce auquel une clarté pourpre émane de la coupe du Graal exposée à la contemplation des chevaliers, une première fois à la fin de l’acte I, puis à la fin de l’acte III de Parsifal. Une didascalie décrit le phénomène tel qu’il se produit à la fin du premier acte, alors que tout est plongé dans l’obscurité : « À cet instant, un éclatant rayon de lumière tombe d’en haut sur la coupe de cristal ; elle resplendit aussitôt d’une couleur pourpre radieuse, qui illumine doucement toute la scène75. » Du coup, on ne peut s’empêcher de prêter attention aux multiples allusions à l’opéra qui parsèment l’ensemble de la tétralogie cendrarsienne. N’y a-t-il pas là d’autres indices de la présence de Wagner dans l’imaginaire du poète ? Certes, toutes les références ne sont pas wagnériennes. Bizet est présent dans L’Homme foudroyé, où le souvenir de Carmen s’impose logiquement dans le cadre des « Rhapsodies gitanes » (HF 307). Dans la nuit contemplative de Saint-Pétersbourg telle que l’évoque Le Lotissement du ciel, c’est le souvenir de Mozart qui s’impose, par l’intermédiaire de La Flûte enchantée : Reine de la Nuit oblige (LC 278). Mais le récit du bombardement de Hambourg que fait, dans Bourlinguer, le jeune évadé du STO attablé avec le poète dans le Restaurant de l’Opéra (le bien-nommé…), n’a-t-il pas tout le grandiose d’un opéra wagnérien ? C’est quelque chose comme une transposition du finale du Crépuscule des dieux, et le fait qu’il s’agisse du crépuscule de l’empire nazi, dont on sait la place qu’y occupa la mythologie wagnérienne, n’est sans doute pas étranger à cette impression :
« Je ne vais pas raconter à mon tour ce que le jeune mécanicien de locomotive […] nous racontait, le cheminot parlant comme halluciné encore par le terrifiant spectacle. […] Le port n’était plus qu’une mer de feu qui se déversait sur le centre de la ville. En un clin d’œil des quartiers entiers étaient engloutis, les églises se tordaient comme des torches et tout disparaissait dans un brouillard rose-rose, soudainement envahi par les nuages d’une épaisse fumée noire, vivement éclairée par en dessous et par en dessus, son plafond crevé par les gigantesques “arbres de Noël” enflammés qui descendaient en se dandinant du haut des nues, une pluie d’étincelles et d’éclats tourbillonnant, […]. Cela était démesuré […]. Mais ce qui semblait l’avoir le plus frappé dans ce spectacle sans nom de la destruction d’une grande ville et d’un grand port et de la convulsion du ciel et de la terre, c’était son aspect de féerie. » (B 303.)
114Si bien que le souvenir de Wagner revient tout naturellement lorsque le narrateur évoque dans Le Lotissement du ciel ses nuits au front en 1915, dont le spectacle d’atroce féerie lumineuse et sonore tient pour lui autant de l’opéra que du cinéma, ces deux arts jumeaux :
« La canonnade ininterrompue qui venait du nord, de Bapaume, était comme la respiration de l’océan dans la nuit, son flux et son reflux, crescendo, decrescendo, donnaient l’idée d’un ballet cosmique, invisible au ciel, mais s’inscrivant comme des constellations sonores sur la membrane du tympan. On en était abasourdi […]. Et bien d’autres choses encore, et les plus absurdes par leur coïncidence, passaient par mon créneau : […] tout à coup, une tempête de sons déchirés et de vertigineux mélismes fondait sur moi du haut des airs et cinq, six, sept grands fuseaux d’ombre me tombaient dessus, c’étaient les zeppelins […] ; en saison d’hiver et à son heure, je voyais Orion, cette main géante, accrochée comme l’enseigne d’un gantier avenue de l’Opéra. » (LC 226-228.)
115Et l’on peut se demander si, un peu plus loin dans l’ouvrage, lorsque le poète compare les pierres précieuses que lui a confiées le bijoutier Léouba avec une ronde de jeunes filles en fleurs, il ne s’agit pas, autant que d’une référence à la Sylvie de Nerval, que note Claude Leroy76, d’un rappel de la scène des filles-fleurs du deuxième acte de Parsifal. L’association des deux œuvres, et de deux scènes si dissemblables par leur ambiance et leur signification, serait bien caractéristique de l’ambiguïté propre à Cendrars :
« Car, selon celle77 que je visais, l’inondant de flots de lumière crue, chaque pierre dominait à tour de rôle comme fleurit chaque plante dans le cycle des saisons, comme chaque fille apparaît tour à tour dans une ronde, s’avance, se présente, s’isole un instant, se met en vedette, chante et rentre dans la danse et se cache à son rang et se mêle à ses compagnes :
… embrassez la plus belle… » (LC 277-278.)
116Reprenons donc la question posée plus haut : peut-on parler d’un certain « wagnérisme » de l’écriture à propos de Cendrars ? De fait, quelque chose dans l’écriture et dans l’agencement du texte des quatre volumes autobiographiques pourrait bien être interprété comme une transposition de procédés wagnériens. Ainsi tout lecteur ne peut qu’être sensible au retour plus ou moins fréquent de certains thèmes littéraires, et au jeu de correspondances sémantiques que cela entraîne, à l’intérieur d’un volume donné, et d’un ouvrage à l’autre. Ces échos prennent une valeur non seulement littéraire, mais aussi proprement musicale dans la mesure où ils se manifestent notamment sous la forme de reprises littérales de certains mots ou expressions : ces reprises assurent le retour sonore (et non seulement sémantique) de ce qu’on est alors tenté d’appeler « leitmotive », à la suite des critiques de l’époque de Wagner. Certes ces motifs ont chez le musicien allemand un rôle éminemment dramatique, accompagnant l’action tragique pour mieux en souligner les implications et éventuellement, l’infléchir. On aurait du mal à leur assigner pareille fonction dans la tétralogie cendrarsienne dont la visée est, de l’aveu même du poète, plus contemplative78 que dramatique. Mais ce que ces motifs ont en commun avec les leitmotive wagnériens est le fait qu’ils assument à la fois une signification dans leur contexte immédiat et un rôle de facteur de cohésion pour l’œuvre entière : pour les quatre volumes de Mémoires cendrarsiens comme pour les quatre drames de L’Anneau du Nibelung.
117En dresser une liste exhaustive, comme on a pu tenter de le faire pour Wagner, n’aurait aucun sens ici. Contentons-nous de quelques exemples. On a signalé plus haut la façon dont l’expression « la Roue des choses » revenait dans Bourlinguer, non seulement comme élément constitutif d’une sorte de refrain qui scandait le chapitre « Gênes » (B 157, 161, 168, 172), mais aussi comme motif isolé au sein du chapitre « Paris, Port-de-Mer » (B 338). Par là même s’établit un lien entre Bourlinguer et les « Rhapsodies gitanes » de L’Homme foudroyé, où le motif de la Roue des Choses s’associe au personnage de Paquita (HF 364) et par extension, aux subtilités de l’écriture aztèque. On a vu du reste comment l’exposé de cette écriture très spéciale mettait en jeu la figure de la Roue, motif sémantico-phonétique que l’on entend, musicalement, comme le simple fragment initial du motif de la Roue des Choses, et qui apparaît très fréquemment dans L’Homme foudroyé. Ainsi se multiplient les échos sonores entre le premier et le troisième ouvrage de la tétralogie.
118À l’intérieur de Bourlinguer, la reprise textuelle de l’expression « cendres et braises » à une quarantaine de pages d’intervalle (B 369, 407) donne à ces mots d’autant plus de relief qu’on ne peut manquer de les mettre en relation avec le pseudonyme de l’auteur lui-même. C’est alors, en quelque sorte, le nom de Blaise Cendrars qui accède au statut de leitmotiv du roman entier et même des quatre romans sur la couverture desquels apparaît ce nom.
119Parfois, il faut une oreille particulièrement attentive, et une lecture répétée, pour saisir ces jeux sonores. La phrase d’origine schopenhauerienne « le monde est ma représentation », n’est introduite que discrètement au milieu d’un paragraphe de Bourlinguer (B 357), avant de devenir dans Le Lotissement du ciel le titre d’un chapitre, le cinquième de la section intitulée « La Tour Eiffel sidérale ». L’expression de L’Homme foudroyé à propos de la banlieue parisienne en gésine : « tout craque… » (HF 276) ne réapparaît que trois livres plus tard, dans « Le Ravissement d’amour », au milieu du Lotissement du ciel, à propos de la résurrection de la chair (RA §42).
120La répétition du motif peut être approximative, le motif lui-même se présentant sous une forme légèrement modifiée, et néanmoins reconnaissable. Il peut s’agir de la fusion de deux motifs fragmentaires présentés d’abord séparément. Ainsi la « féerie » du spectacle de la destruction de Hambourg, dans Bourlinguer, associée au nom du restaurant « L’Opéra », donne dans Le Lotissement du ciel le « féerique décor d’opéra » qu’offre le Morro Azul, au cœur du Brésil (LC 307). Il peut s’agir de motifs réduits à un seul mot, ce qui permet de les réintroduire de façon quasi imperceptible, avec une grande souplesse, dans les contextes les plus différents – et l’on songe ici à la manière dont Richard Strauss adapta à son usage le leitmotiv wagnérien, qui prend parfois chez lui la forme d’une simple cellule mélodico-rythmique apte à un grand nombre de combinaisons et de transformations. Ainsi du mot « lévitation », qui apparaît dans La Main coupée à propos du hérisson de Dompierre (MC 217), avant de connaître dans Le Lotissement du ciel la fortune que l’on sait. Le mot « moine » ainsi que le mot « capucin », présents dans ce même épisode de La Main coupée (MC 216), prennent tout leur sens lorsqu’on les met en relation avec les passages du Lotissement du ciel où ils réapparaissent : le début du « Ravissement d’amour », ou la biographie de Saint Joseph de Cupertino qui fit un rapide passage chez les capucins (LC 45). Et l’expression « moine hypocrite » qualifiant le hérisson pochard résonne différemment quand on lit que Joseph fut en son temps considéré comme « hypocrite » et suspecté de tirer orgueil des manifestations surnaturelles dont il était le bénéficiaire (LC 59).
121On pourrait prolonger longuement semblable relevé. Mais déjà, se confirme le trait qui est sans doute le plus significatif dans l’usage que fait Cendrars de semblables leitmotive : ils lui permettent, au sein d’une écriture foisonnante, disparate, pleine de ruptures et de bifurcations sémantiques, de maintenir la perception d’une unité profonde de vision et de conception. Peut-être est-ce là le fruit des leçons du Professeur Hess-Rüetschi. La présentation que fait Jean-Carlo Flückiger du texte de la conférence donnée par le musicien sur Richard Wagner montre clairement qu’un des points forts de l’art wagnérien est à ses yeux la cohérence, à côté du pouvoir de suggestion des leitmotive :
« Équilibre, unité, cohérence sont les termes dont il se sert pour décrire la visée dramatique de Richard Wagner. Équilibre et unité d’abord, auxquels parviennent les sensations auditives et visuelles en fusionnant avec le genre dramatique : c’est le “Gesamtkunstwerk”. De façon plus concrète, c’est l’examen des leitmotivs qui révèle l’artiste au travail. Hess-Rüetschi en cite plusieurs exemples tout en mettant en lumière leur pouvoir de suggestion et de caractérisation79. »
122Ce que souligne Hess-Rüetschi, c’est que les moyens expressifs chez Wagner sont cohérents avec la situation dramatique mise en scène. Ce que l’on peut ajouter, c’est que ce principe d’unité se retrouve au niveau de la conception d’ensemble d’un drame comme Tristan und Isolde, ou même d’un ensemble de drames tel que la Tétralogie.
123Une analyse attentive des premières mesures de Tristan permet en effet à Serge Gut de montrer que l’accord initial, le fameux « accord de Tristan » contient en germe tout le développement futur du drame, de par le symbolisme harmonique que l’on peut y déchiffrer. Le musicologue s’appuie sur une observation faite par Karl Mayrberger, maître de chapelle à la cathédrale de Presbourg et contemporain de Wagner, qui note que cet accord étrange est une sorte d’accord androgyne, appartenant à la fois à la tonalité de la mineur (à cause du fa naturel) et à celle de mi mineur (à cause du ré dièse). Ce qui permet une lecture symbolique de l’accord :
« Le deuxième symbole80 est lié à la nature même de l’“accord de Tristan” telle que l’a décrite Mayrberger […], c’est-à-dire son androgynie : il est à la fois en mi mineur et en la mineur : il personnifie à la fois Tristan et Isolde81. »
124Si l’on admet que le mi mineur se rapporte à Isolde, et le la mineur à Tristan, l’ultime apparition de l’accord, à la fin de l’opéra, se laisse elle aussi déchiffrer symboliquement :
« En effet, dans la dernière apparition de l’accord ambivalent […], Tristan est déjà mort et Isolde est en train de mourir en s’abîmant dans l’univers. […] En outre, il n’est plus androgyne : seule Isolde est ici en cause. Aussi l’accord – bien qu’acoustiquement et graphiquement le même – correspond à une analyse différente de celle du début. Ce n’est plus le Fa note réelle et le Ré dièse note altérée, mais exactement le contraire : le Ré dièse est note réelle (nous sommes en si majeur avec un emprunt provisoire à mi mineur) et le Fa bécarre quinte altérée descendante. Le Ré dièse ne va plus au Ré bécarre comme au début, mais monte au Mi, tout comme Fa descend vers lui. C’est la victoire définitive de Mi sur La dans cet accord androgyne qui, au début, tendait davantage vers La. »
125Lors de cette dernière apparition, l’accord se résout sur un accord de si majeur, « majestueusement étalé », qui scelle le dénouement :
« C’est lui82 qui symbolise la réunion dans la paix de l’au-delà, dans un état de transfiguration. Or Si est à la quinte supérieure de Mi, comme Mi l’était par rapport au La. On voit ainsi la trame fondamentale du drame qui, par quintes ascendantes, aboutit à la transfiguration en supprimant le désir : de La, monde de Tristan, on passe à Mi, monde d’Isolde, pour aboutir à Si, domaine du Nirvana. Et dès le début du drame, Wagner indique ces trois notes-clés dont il ne donnera la solution qu’au tout dernier accord […].
L’“accord de Tristan”, avec sa préparation et sa résolution, contient en germe tout le devenir du drame. Et c’est sans doute là son mystère le plus troublant, celui qui lui confère son incomparable magie. »
126De cette analyse, postérieure de plus de trente ans à l’achèvement du Lotissement du ciel, dernier volume de la tétralogie, on ne saurait attribuer à Cendrars la connaissance, ni même la prémonition. Mais elle méritait d’être citée en ce qu’elle confirme ce que l’audition attentive de l’œuvre laisse percevoir : sa profonde unité, que manifeste le retour, à plusieurs reprises et dans des contextes différents, de cet accord initial devenu dès l’époque de Wagner emblématique de l’opéra tout entier.
127On peut alors rapprocher cet aspect de la composition de Tristan de la façon dont Cendrars fait naître certains passages d’énumérations qui leur servent en quelque sorte de matrices. Et compte tenu de la relation d’équivalence que semble entretenir chez Cendrars le principe d’énumération littéraire avec la réalité de l’accord musical arpégé, on ne peut s’empêcher de trouver quelque chose de « tristanesque » à ce procédé consistant à élaborer d’amples développements à partir d’un « accord vague » initial dont la richesse harmonique (en littérature : la richesse et la polyvalence sémantiques) permet au créateur de se diriger dans les directions les plus différentes tout en gardant ce principe d’unité et de cohésion que constitue le commun rapport à un accord unique.
128Ainsi, dans le chapitre « Gênes » de Bourlinguer, l’énumération des sept péchés capitaux inaugure, à l’intérieur d’une digression qui suspend provisoirement le cours des souvenirs concernant la barque de Papadakis, une suite de développements par lesquels le poète entreprend de répondre (sans y parvenir) à la question : qui suis-je ? Cette digression dans la digression commence ainsi :
« En vérité, je crois que je ne puis répondre à cette question qu’en prenant pour échelle des valeurs les vices connus sous l’appellation des sept péchés capitaux : la gourmandise, la luxure, l’avarice, la colère, l’envie, la paresse et l’orgueil, en me mesurant par rapport à eux, à la notion que j’en ai, à l’art, à l’usure de leur pratique83. »
129Chacun des développements qui suivent reprend tour à tour, pour le gloser, chacun des péchés capitaux et résulte ainsi, dans une perspective musicale, d’une résolution particulière de l’« accord » initial où chaque note se trouve tour à tour privilégiée et commande la « résolution » adoptée ainsi que la « modulation » qui en résulte. De manière analogue, la fin du quatrième chapitre de « La Tour Eiffel sidérale », dernière section du Lotissement du ciel, présente sous forme d’énumération ce qu’on découvre ensuite être les titres des chapitres vi à x de cette même section :
« La nuit, les ombres dans le noir, les bêtes animiques, les êtres qui bougent, la chambre noire de l’imagination, on ne peut parler de ces choses secrètes qu’avec les enfants car seuls les enfants savent de quoi il s’agit, sont à l’affût des ombres dans leur lit, les suivent de l’œil l’œil fermé, les prennent au sérieux. » (LC215.)
130Là encore, une sorte d’accord initial joue le rôle de matrice pour un pan entier de l’œuvre. Ce qui donne à penser que, peut-être, la construction du chapitre intitulé « Le Miracle de l’an 1000 », où sont passés en revue dans l’ordre chronologique bon nombre des cas de lévitation recensés par Olivier Leroy, obéit implicitement au même principe d’élaboration. Cette longue liste de personnages auxquels se rattachent des anecdotes plus ou moins développées n’est-elle pas ressentie par le lecteur comme une sorte d’énumération amplifiée, à la manière dont les chapitres vi à x de « La Tour Eiffel sidérale » sont l’amplification de l’énumération initiale présentée au chapitre iv ? Dans le cas des saints qui, de l’an mil à l’année 1928, ont connu des phénomènes de lévitation, il nous manque certes la présentation d’une liste initiale, mais la présentation en paragraphes de ce curieux catalogue nous permet assez facilement de repérer les noms des saints, d’autant qu’ils sont accompagnés de leurs dates de naissance et de mort mises entre parenthèses, ce qui les signale à l’attention. On aurait ainsi, implicite mais facile à reconstituer, un « accord » initial fait de la litanie de tous ces lévités, d’où aurait pris corps le texte entier. Si l’on admet cette hypothèse, on admet du même coup que le principe de composition de ce chapitre déroutant est plus musical que littéraire et que c’est ainsi qu’il faut l’« entendre » pour l’accepter et être pris par lui, avant que le chapitre suivant, « Le Ravissement d’amour », n’impose le principe de perception musicale avec la force qu’on a vue. Peut-être, du reste, est-ce également la volonté d’établir une unité de composition du texte autour d’une figure musicale – l’accord arpégé, traduit en littérature par la figure de l’énumération – qui amène le surgissement, à la fin de ce « Miracle de l’an 1000 », d’énumération serrées qui se succèdent avec une fréquence et une vigueur particulières (LC 141-145). Comme si le texte s’attachait à nous fournir ainsi la clé de sa propre genèse.
131Dans Bourlinguer, c’est le chapitre « Paris, Port-de-Mer » qui semble lui aussi obéir à ce principe d’unité par développement à partir d’un « accord » unique, implicite, mais suggéré au lecteur attentif par l’agencement du texte même, et par le sous-titre « La plus belle bibliothèque du monde » qui figure en tête de chapitre. Cet « accord » auquel le texte revient périodiquement avant de bifurquer dans une nouvelle direction, cet « accord » autour duquel tout rayonne et auquel tout ramène, une fois passées les deux premières parties du chapitre qui lui tiennent lieu d’introduction, cet « accord » tient en deux mots : Chadenat libraire. Un « accord » réduit à sa plus simple expression, même pas une énumération. En musique, ce serait un accord de deux sons, susceptible de donner, par l’adjonction d’une troisième note, les harmonies les plus différentes. Ici, ce sont les sujets les plus variés qui surgissent autour de ces deux mots que Cendrars ne présente jamais de façon accolée – l’« accord », ici aussi, reste implicite – mais qui constituent bien pour le lecteur le centre et la source du texte entier. Est-ce un hasard si ce chapitre s’achève, en même temps que s’achève Bourlinguer, sur l’évocation de Liszt, de la musique, du génie qui est dit être « le propre de la musique », des orgues et du silence de l’écrivain qui « écoute » et « ne souffle mot » ? Ne faut-il pas voir là confirmation, une fois de plus, de la nature avant tout musicale du principe de composition qui présida à l’élaboration de ce chapitre ?
En bref…
132Coïncidences ? Ou réelle influence de Wagner sur la façon dont Cendrars confie le rôle d’unification et de cohésion à un ensemble sémantique – un « accord » – dont la polyvalence est ce qui permettra d’en faire la matrice de l’œuvre ou du moins, d’une partie de l’œuvre ? Si l’on admet l’hypothèse d’un « wagnérisme » de l’écriture cendrarsienne, on comprendra mieux, peut-être, le caractère interminable de certaines de ces amples périodes qui procèdent par vagues successives et ne font mine de s’arrêter que pour mieux repartir – au point que le commentateur en quête de citations courtes aura bien du mal à trouver le point où couper la phrase, tout comme l’auditeur d’enregistrements de Wagner est parfois bien en peine de trouver le point où interrompre l’audition… Le terme de « tétralogie » appliqué aux Mémoires ne paraîtra pas inadéquat, et l’on s’apercevra que la dernière partie du Lotissement du ciel, avec l’évocation des nuits au front, revient sur la première partie de L’Homme foudroyé – « Dans le silence de la nuit » – d’une manière qui rappelle la façon dont, dans la Tétralogie wagnérienne, Le Crépuscule des dieux répond à L’Or du Rhin.
133Semblable hypothèse s’accorde en tout cas avec la prédilection manifestée par Cendrars pour l’accord de septième diminuée, prototype des « accords vagues ». L’attrait du poète-musicien pour cette réalité musicale a pu ouvrir, consciemment ou inconsciemment, des pistes qui se sont réalisées dans l’écriture de la manière qu’on a vue. Notre enquête sur les mystères de la septième diminuée nous aura ainsi fait parcourir, entraînés par la Roue des Choses, les sentiers de l’ambiguïté et du foisonnement, ceux de l’unité et de la cohésion également. Et un constat s’impose : lorsque l’écriture réalise dans le texte et avec les moyens du langage verbal l’équivalent des potentialités musicales d’un accord tel que celui de septième diminuée, elle confirme sa nature véritablement « poétique », dans la mesure où, quittant les domaines de l’écriture prosaïque et de la représentation, elle se nourrit de l’essence même de la musique. Loin de se contenter d’une simple « musicalité » superficielle, le poète qui explore ainsi les points de rencontre possibles entre verbe et musique montre que c’est là que s’opère véritablement la transformation du langage en poésie. Laissons-le nous le répéter :
« La musique.
Le grand jeu des orgues.
L’esprit souffle où il veut…
J’écoute.
Je ne souffle mot. » (B 418.)
Notes de bas de page
1 Écrit sous le titre Aléa en 1911-1912, l’ensemble du texte fut publié sous une forme remaniée en 1922-1923 dans la revue Les Feuilles Libres, et le titre devint : Moganni Nameh.
2 Y. Bozon-Scalzitti, Blaise Cendrars et le symbolisme de Moganni Nameh au Transsibérien, Paris, Minard, 1972.
3 C. Leroy, « Invention de la prochronie », Sud, Marseille, 1988, p. 213-233, et La Main de Cendrars, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1996.
4 J.-C. Flückiger, « Présence de Charlot : aux sources du cinéma selon Cendrars », M. T. de Freitas, C. Leroy, E. Nogacki (dir.), Blaise Cendrars et les arts, Valenciennes, PUV, 2002, p. 196. NB : cet accord n’est pas nécessairement une septième.
5 E. Satie, Le Piège de Méduse, Bordeaux, Le Castor Astral, 1998, p. 11.
6 O. Volta, op. cit., p. 101.
7 J.-C. Flückiger, op. cit., p. 194-197.
8 A. Rey, Satie, Paris, Seuil, 1995, p. 88.
9 J.-C. Flückiger, op. cit., p. 197.
10 O. Volta, op. cit., p. 99 (note 27).
11 Ibid., p. 94-95.
12 A. Rey, op. cit., p. 81.
13 Ibid., p. 93. Voir aussi la lettre de Cendrars à Cocteau datée de février 1917 : P. Caizergues, « Blaise Cendrars et Jean Cocteau », Cahiers Blaise Cendrars n° 3. L’Encrier de Cendrars, p. 125.
14 J.-C. Flückiger, op. cit., p. 195.
15 E. Satie, Parade. Ballet réaliste en un tableau. Partition pour piano à quatre mains, Paris, Salabert, 1999.
16 Au piano, la continuité du battement de seconde majeure est sans doute plus nette que sur la partition d’orchestre sur laquelle se fonde J.-C. Flückiger, qui arrive à une conclusion différente.
17 Les spectateurs de la parade de cirque prennent celle-ci pour le vrai spectacle, et refusent d’entrer sous le chapiteau.
18 J.-C. Flückiger, op. cit., p. 197.
19 C. Rosen, Le Style classique. Haydn, Mozart, Beethoven, Paris, Gallimard, 1978, p. 86-87.
20 S. Gut, « Harmonie », M. Honegger (dir.), Science de la Musique, p. 450.
21 C. Abromont, E. de Montalembert, Guide de la théorie de la musique, Paris, Fayard-Henry Lemoine, 2001, p. 167.
22 D. Lampel, Manuel pratique d’harmonie tonale. Les bases de l’écriture musicale, Paris, Henry Lemoine, 2001, p. 65. Suit une série d’exemples montrant que chacun des différents renversements de l’accord de septième diminuée formé sur le septième degré de la mineur équivaut respectivement à un accord sur le septième degré de do mineur, de mi bémol mineur et de sol bémol mineur, à l’état fondamental.
23 J. Petit, Manuel d’harmonie, Paris, Cité de la Musique, 1998, t. 2, p. 56.
24 Ibid., p. 68.
25 Différent de celui de la 9e majeure, dont il est question juste avant.
26 Il s’agit là de différentes possibilités régissant le mouvement de toute note dissonante d’un accord, si l’on ne s’en tient pas aux règles de résolution naturelle (« en marche contrainte ») de la dissonance : l’ensemble (règle + exceptions) offre une grande variété de résolutions possibles en ce qui concerne l’accord de septième diminuée, puisque chaque note de l’accord y est traitée comme une dissonance et à ce titre peut se résoudre « naturellement » par mouvement conjoint, faire un mouvement chromatique ou bien rester en place.
27 T. Dubois, Traité d’Harmonie Théorique et Pratique, Paris, Heugel, 1921-1968, p. 96.
28 Ibid., p. 128.
29 H. de Balzac, Sarrasine. Gambara. Massimilla Doni, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1995, p. 143.
30 D. Lampel, op. cit., p. 40.
31 Indépendamment de toute référence à la partition de Parade, on imagine assez bien ici un brusque passage de la tonalité de do majeur, suggérée par l’insistant « do-ré », à celle de « la bémol mineur », qui suppose la présence de sept bémols (le maximum !) à la clef : plongeon surprise dans le ton le plus éloigné possible… Satie pratique couramment ce genre d’acrobatie et de fait, le point d’arrivée du passage en « do-ré », dans Parade, (passage dont les dernières mesures suggèrent effectivement un do majeur) est bien un agrégat sonore des plus surprenants.
32 Une Nuit dans la forêt (premier fragment d’une autobiographie), texte publié en 1929.
33 C. Leroy, La Main de Cendrars, p. 227.
34 M. Honegger, op. cit., p. 275-276 (« Cycle des quintes »).
35 Parcouru dans le sens des aiguilles d’une montre, le cycle est dit ascendant : nombre croissant de dièses à la clé, ou nombre décroissant de bémols, lorsqu’on passe d’une tonalité à l’autre de proche en proche. Dans l’autre sens, on lit le cycle comme descendant : nombre croissant de bémols à la clé, ou nombre décroissant de dièses.
36 Ne peut-on voir un rapport avec cette figuration circulaire des quintes, familière aux musiciens, dans les O majuscules qui parsèment « OpOetic », le premier des Sonnets dénaturés, consacré à Jean Cocteau ? C’est en effet l’ensemble des trois sonnets qui est imprégné de références musicales, et non le seul poème dédié à Satie : le deuxième sonnet, « Académie Médrano » offre visiblement l’exemple d’une tentative de transposition littéraire de l’écriture musicale dite « à l’écrevisse », qui consiste, dans un canon, à reprendre la mélodie initiale en sens inverse, en commençant par la dernière note – dans le poème, trois des « vers » ne prennent sens que si on les lit de droite à gauche ; un peu plus loin, dans ce même sonnet, l’accolade par laquelle sont superposées deux phrases destinées à être lues en même temps reproduit l’accolade qui réunit les portées d’une partition lorsqu’elles doivent être jouées simultanément.
37 S’il s’agissait vraiment d’un « cercle », la gamme que l’on obtient à partir d’une tonalité donnée, une fois que l’on a parcouru intégralement le cycle de quinte en quinte, devrait être identique, sept octaves plus haut, à la gamme de départ. Or ce n’est pas le cas, la superposition de douze quintes ne donnant pas, acoustiquement, l’équivalent de sept octaves justes. Seul le système tempéré, « corrigeant » la réalité acoustique, donne l’impression d’une identité. Voir M. Honegger, op. cit., p. 275.
38 L’un et l’autre schémas sont dans : M. Honegger, op. cit., p. 275-276.
39 Y. Bozon-Scalzitti, Blaise Cendrars ou la passion de l’écriture, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1977, p. 173.
40 Ibid., p. 339 (note 226). La citation renvoie à Trop c’est trop (TAA 11 461).
41 C. Leroy, op. cit., p. 274. Également p. 78.
42 Les termes soulignés le sont par F. Boder.
43 F. Boder, La phrase poétique de Blaise Cendrars. Structures syntaxiques, figures du discours, agencements rythmiques, Paris, Honoré Champion, 2000, p. 138-139.
44 F. Boder, op. cit., p. 228-229.
45 Ibid., p. 276.
46 Ibid., p. 286-287 (Les italiques du deuxième alinéa sont une citation d’Henri Morier).
47 Ibid., p. 49.
48 C. Leroy, op. cit., p. 134.
49 Ibid., p. 308.
50 La littérature d’orgue, d’usage essentiellement liturgique, est moins friande de ces « fusées sonores » que la musique pour piano. La septième diminuée s’y présente surtout sous la forme d’accords plaqués.
51 À titre d’exemples, dans la littérature pour piano : la Fantaisie en ré mineur, K 397, de Mozart ; le Nocturne en mi mineur, op. posthume, de Chopin.
52 F. Boder, op. cit., p. 46.
53 Ibid., p. 70.
54 Ibid. (La citation de Jakobson est tirée de : Essais de linguistique générale, Paris, Éditions de Minuit, 1963, t. 1, p. 218).
55 Ibid., p. 80.
56 Ibid., p. 49.
57 Ibid., p. 235.
58 TAA 8 241. Cité par F. Boder, p. 233.
59 S. Gut, « Basse continue », M. Honegger (dir.), op. cit., p. 82-84.
60 MC 67. C’est moi qui souligne en gras, ici comme dans les citations suivantes.
61 HF 336-337. Les énumérations « accumulatives » sont en italique, les énumérations « dissociatives » en gras.
62 LC 90-91. L’italique est de Cendrars, les caractères gras sont de moi.
63 On y distingue cinq séries caractéristiques : « […] dans les établissements des Européens auxquels il sert de négociateur, d’interprète, de correspondant, d’intermédiaire plus ou moins avoué […] » ; « […] de négociateur, de porteur de firman, d’ambassadeur blackboulé, d’agent secret à la merci d’un coup de poignard […] » ; « […] tous les dangers du climat, de la guerre, des aventures, des rivalités, de la politique, des intrigues, des jalousies, du favoritisme […] » ; « […] suivis des princes du sang, des plus fameux généraux et guerriers, des concubines, danseuses, musiciennes et autres dames du harem […] » ; « […] visitant les idoles païennes les plus monstrueuses, les plus sanguinaires, les plus folles […] ».
64 L’accord de septième diminuée est en effet une des formes sous lesquelles, dans l’harmonie classique, peut se présenter la fonction sous-dominante (J. Petit, op. cit., p. 80). Il correspond alors à une altération de l’accord de sensible de la dominante, autrement dit à un accord de IVe degré haussé dans lequel un autre degré se trouve abaissé ou bien haussé de façon à former une septième diminuée (D. Lampel, op. cit., p. 74). Cet accord se résout naturellement sur la dominante cadentielle, en passant fréquemment par l’accord de quarte et sixte sur la tonique, ce qui souligne la structure de la cadence et permet à la basse comme à la mélodie des mouvements chromatiques fort appréciés.
65 On n’entrera pas ici dans la controverse concernant les définitions respectives de la « période » et de la « phrase » musicales (laquelle est la plus longue ? Voir M. Honegger, op. cit., p. 774-775, « Période » et 785, « Phrase »). Il nous suffit pour la présente démonstration de considérer ces deux termes comme à peu près synonymes.
66 B 368-369 (les italiques sont de Cendrars).
67 S. Gut, « Harmonie », M. Honegger (dir.), op. cit., p. 450.
68 C. Abromont, E. de Montalembert, op. cit., p. 316-317. « 7 barré » : notation chiffrée de l’accord de septième diminuée ; « +5 » : accords de quinte augmentée.
69 On a conservé de lui, publié à Berne en 1908, un opuscule intitulé Richard Wagner, dont J.-C. Flückiger donne un aperçu dans son article : « Un art de la fugue […] », cf. supra, chap. 1, note 6.
70 S. Gut, « Encore et toujours : “L’accord de Tristan” », L’Avant-Scène Opéra, n° 34/35, Paris, juillet 1981, p. 149. Riemann et Vincent d’Indy faisaient autorité en matière de composition à l’époque où Freddy Sauser étudiait la musique à Berne.
71 C. Abromont, E. de Montalembert, op. cit., p. 310-311.
72 J.-C. Flückiger, op. cit., p. 50.
73 Voir supra, chap. 1, note 7.
74 J.-C. Flückiger, op. cit., p. 22-23 et 25-26.
75 R. Wagner, Parsifal, in L’Avant-Scène Opéra, n° 37/38, Paris, 1982, p. 64-65. La traduction est de Georges Pucher.
76 « Souvenir de la ronde qui permet à Nerval d’embrasser Adrienne dans Sylvie […] » (LC 473).
77 Parmi les pierres précieuses qu’il éclaire avec un matériel que ne renierait pas un éclairagiste de théâtre lyrique…
78 Témoin le passage de Bourlinguer (B 193) où il définit ce qu’est pour lui l’enjeu de l’écriture : donner du réel et de la vie une vision autre que « réaliste », si l’on entend par « réalisme » l’obéissance à certains critères de représentation dictés par la tradition littéraire et l’habitude. L’écriture est là pour témoigner de la possibilité de percevoir le monde selon un autre point de vue, non soumis au déroulement chronologique : de sorte que le temps, arrêté, étiré, replié sur lui-même par le poète (voir ce que C. Leroy dit de la notion de « prochronie » : La Main de Cendrars, p. 313-320), cesse d’être un destin, et que l’écriture effectue un saut méthodologique et qualitatif analogue à celui qu’a expérimenté la science du xxe siècle avec l’introduction de la relativité.
79 J.-C. Flückiger, op. cit., p. 26.
80 Après celui que constitue l’imbrication de deux lignes mélodiques divergentes, image de deux désirs qui ne peuvent se rejoindre – l’union des héros ne peut s’accomplir dans leur vie.
81 S. Gut, « Encore et toujours : “L’accord de Tristan” », op. cit., p. 151.
82 L’accord de si majeur.
83 B 202 (les caractères gras sont de moi, ici comme dans la citation suivante).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007