Conclusion
p. 169-171
Texte intégral
1Ces analyses nous ont montré la diversité et la richesse des approches du texte littéraire. Elles suggèrent aussi que chaque interprétation s’appuie sur un implicite de lecture. En guise de conclusion, il a semblé opportun à notre groupe de recherches de montrer en quoi la diversité des interprétations d’un même texte joue sur un implicite de lecture qui varie d’un lecteur à un autre. Notre groupe s’est donc donné pour tâche la mise au jour de ces implicites à partir d’un échange sur ce qui, d’une manière générale, motive, structure et limite chacune de nos interprétations, puis nous avons confronté ces idées à nos interprétations d’une légende urbaine intitulée « Super Glue » incluse dans le texte d’Adam Mars-Jones « Structural Anthropology1 » et dont le texte suit :
Nurses in a nearby hospital recently took charge of a man who had been bizarrely punished by his wife for infidelity. She had returned unexpectedly to the family home, and could hear him misbehaving. He was engaged in sexual congress that was both noisy and enthusiastic, characteristics which had been missing for some time from his dealings with his wife. She herself made no noise, let herself out of the flat, and returned at her usual time. She cooked a fine dinner, taking care to grind up some sleeping-pills and include them in the mashed potatoes. Her husband retired early to bed, pleading tiredness, and a little later on she stripped him as he slept, and stuck his hand to his penis with Super Glue.
The doctors and nurses faced the problem of separating manual and genital flesh from their tangle, and they had moreover to improvise an arrangement to enable the patient to urinate : plastic surgery was eventually required to restore the appearance of the parts.
2Le texte d’Adam Mars-Jones (classé par Malcolm Bradbury comme nouvelle du fait de son inclusion dans son anthologie) se donne comme une interprétation, au ton humoristique, de cette légende urbaine à partir de concepts de l’anthropologie structurale. Les participants à ce débat font état des approches qui produisent habituellement du sens pour leurs interprétations littéraires et diverses interprétations de la légende urbaine sont évoquées.
3L’analyse textuelle nous indique à comment le récit nous fait voir la scène et nous place en position de voyeur. Elle nous interroge sur le genre de la légende urbaine et ses principes (vraisemblance ou vérité ?, justice idéale, pouvoir de la rumeur, ton à l’effet comique).
4Une lecture psychanalytique mettra en relief le désir de castration qui exécute, sous la forme d’une sorte de passage à l’acte (cette légende urbaine s’inspire apparemment d’un fait divers dont les média se sont fait l’écho ; d’autre part, le genre de la légende urbaine donne pour vrai sous forme de rumeur un événement considéré comme incroyable), une vengeance de type sadique. Satire du mariage, le texte nous plonge aussi dans les profondeurs de la psychè. Le texte d’Adam Mars-Jones, qui a l’avantage de mettre sous les yeux une interprétation — tout de même un peu distanciée par quelques remarques burlesques — englobant la légende urbaine présentée en récit hypodiégétique, se donne comme lecture anthropologique qui rejoint sur plusieurs points une lecture psychanalytique.
5La légende urbaine « Super Glue » implique le lecteur. La théorie de la réception l’invitera à analyser les effets qu’elle produit et à en déterminer les causes textuelles. L’investissement libidinal du lecteur ne fait aucun doute, pas plus que le fait que la scène produit chez le lecteur une sorte de plaisir par procuration. Le lecteur critique est alors confronté à ses propres désirs et à ses peurs. Il semble que la psychosexualité de l’instance lectorale détermine en grande partie l’effet produit. Franchement comique pour les femmes du groupe, la légende l’est apparemment beaucoup moins pour les hommes. Nous nous interrogeons aussi sur l’implicite du contexte de production et de réception qui semble orienter notablement la signification du texte. Il est notamment évident que notre pratique interprétative d’enseignants-chercheurs s’appuie sur le désir de dire, d’expliciter et d’expliquer, ce qui implique un intérêt plus ou moins conscient pour les textes qui appellent un certain type de métadiscours et qui correspondent à ce que nous pouvons en dire. La lecture interprétative sera donc « perverse », c’est-à-dire détournée de son objet premier qui est le plaisir de lire. Les interprétations du lecteur critique se situent aussi dans un contexte historique chargé de tout un implicite culturel, idéologique et théorique à partir duquel et vis-à-vis duquel se structure l’interprétation. L’interprétation de « Super Glue » par Adam Mars-Jones en est un témoignage flagrant.
6Les catégories de la linguistique ne suffisent pas à rendre compte de l’implicite du texte littéraire. Pour dégager l’implicite — il vaudrait mieux dire un implicite parmi d’autres — du texte littéraire, les connaissances et le désir du lecteur sélectionnent les données textuelles, accomplissant un travail à demi-conscient par lequel l’intuition de ce qui est à dire naît, intuition qui sera par la suite expliquée. Si l’on distingue l’explication de la compréhension, on doit aussi reconnaître que la compréhension elle-même est structurée par ce qu’il est possible de comprendre dans un contexte culturel et idéologique donné. On pourrait même énoncer l’idée que l’on ne trouve que ce que l’on cherche, ou plus exactement, je ne trouve que ce que l’on cherche (le « on » incluant ici le « je » et représentant l’ensemble des structures qui déterminent le sujet).
7La présence d’une légende urbaine, production anonyme d’une culture populaire contemporaine, au sein d’un texte hybride (mi-nouvelle par sa place dans le recueil, mi-essai par ses caractéristiques rhétoriques) nous interroge aussi sur ce qu’est la littérature. Les productions anonymes, souvent d’origine orale, et reflétant la culture populaire — le conte, le mythe, la blague, la chanson traditionnelle sont-elles de la littérature ? La légende urbaine, qui tient en grande partie du fait divers, transcende-t-elle le genre journalistique par ses profondeurs symboliques ? Il semble que les réponses à ces questions dépendent bien souvent d’un implicite esthétique qui conditionne notre jugement littéraire.
Notes de bas de page
1 Mars-Jones, Adam, « Structural Anthropology », (première publication dans Quarto) in Malcolm Bradbury, éd., The Penguin Book of Modern British Short Stories, Harmondsworth, Penguin, 1987, p. 443-8.
Auteur
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