La foule dans Le Tremblement de terre du Chili de Kleist entre Éros et Thanatos
p. 115-132
Texte intégral
1Freud voit dans l’Éros le ciment qui agglomère les individus et leur permet de constituer une foule : « La foule doit manifestement sa cohésion à un pouvoir quelconque. Mais à quel pouvoir pourrait-on attribuer cet état si ce n’est à l’Éros à qui le monde entier doit sa cohésion1 ? »
2Il considère l’Éros comme la force unificatrice par excellence. À ses yeux, là où il y a réunion d’éléments vivants, l’amour est forcément présent sous une forme ou sous une autre.
3Et pourtant les foules, que dépeint Kleist, semblent loin de rayonner l’amour. C’est plutôt la haine qui les anime. Elles s’acharnent avec férocité contre les principaux protagonistes du récit, Josephe et Jeronimo, victimes de leur sectarisme. Parce qu’ils se sont aimés hors mariage et que Josephe a mis un enfant au monde dans un couvent, ils sont déclarés sacrilèges, poursuivis par une vindicte générale et finissent par être massacrés au cours d’une scène tragique de lynchage. La mort est donc étroitement associée à la foule kleistienne. Mais où se situe l’amour ? Peut-on observer une coexistence en elle d’Éros et de Thanatos ?
L’Éros, unificateur de la foule
4Le concept d’Éros est vaste et renferme diverses acceptions. De prime abord, il paraît plutôt étranger à la foule. Freud reconnaît d’ailleurs que le sentiment amoureux amène deux individus à rechercher la solitude et donc à se scinder de la foule : « Les deux personnes, réduites l’une à l’autre dans la poursuite de la satisfaction sexuelle, s’insurgent contre la pulsion grégaire, contre le sentiment de foule, en recherchant la solitude2. »
5Les amants considèrent la présence de tiers comme une gêne. Ils ne s’intéressent plus aux autres : « Au plus fort de l’amour, il ne subsiste aucun intérêt pour le monde ambiant ; les amoureux se suffisent l’un à l’autre3. » Il semblerait donc qu’il existe une antinomie entre l’Éros et la foule. Effectivement, dans le récit de Kleist, le couple des amants a non seulement recherché la solitude pour s’unir, mais encore il est exclu de la communauté parce qu’il s’est aimé. Il existe un double mouvement de rejet, provenant d’une part des amants, qui ont besoin de s’isoler, mais, d’autre part, de la société qui voit d’un mauvais œil certains de ses membres lui échapper.
6Kleist fait apparaître très nettement cet antagonisme. Il souligne dans son récit la malveillance de la société à l’égard des deux principaux protagonistes, Josephe et Jeronimo. Cette malveillance provient, selon Freud, de ce que l’amour est une force subversive qui contrarie le mouvement civilisateur. Les amants ne respectent pas les interdits sociaux. Josephe et Jeronimo s’aiment malgré une origine sociale différente – elle est issue d’une famille noble et riche, il est un modeste précepteur –, ils s’aiment malgré les préceptes religieux, car elle a été enfermée au couvent par son père.
7La société est hostile à ceux qui refusent de se plier à ses lois. Elle mobilise selon Freud « la plus grande quantité de libido inhibée quant au but sexuel, afin de renforcer le lien social4 », et de l’utiliser pour des activités utiles à la communauté. Elle ressent donc l’amour sexuel comme un concurrent. Ce qui lui importe, c’est de détourner la libido de son but sexuel pour l’annexer à son propre développement. Un individu amoureux a moins d’énergie à investir dans une tâche sociale. Freud met donc en valeur les sources profondes de l’animosité entre amour sexuel et société, la sourde lutte à laquelle ils se livrent, le rapport de compétition qu’ils entretiennent l’un avec l’autre.
8Certes, la foule n’est pas la société. Elle peut même l’ébranler fortement et la remettre en cause au cours d’une révolution. Cependant, elle est marquée par elle et parfois même elle va plus loin qu’elle dans le rigorisme et le sectarisme. C’est ce que fait ressortir Le Tremblement de terre du Chili. L’opinion est encore plus féroce pour Josephe que les autorités, et exige une punition exemplaire :
On parlait dans la ville avec une si grande aigreur de ce scandale [...] que ni l’intercession de la famille Asteron ni même le désir personnel de la Supérieure qui avait pris en affection la jeune fille, à cause de sa conduite irréprochable, ne purent adoucir la sévérité de la loi du couvent qui pesait sur elle. Tout ce que l’on put faire, ce fut que la peine de bûcher à laquelle elle avait été condamnée fût commuée en décapitation par une décision souveraine du vice-roi5.
9Les autorités sont ici à la remorque de l’opinion publique (« on parlait »). Elles sont contraintes par elle à une rigueur, à une inhumanité qu’elles ne souhaitent pas exercer. Elles n’osent que très timidement commuer la peine. La foule est plus impitoyable que les gouvernants. Ainsi Kleist met en valeur l’élément irrationnel, viscéral, qui motive son hostilité aux amants. La concurrence entre société et amour sexuel s’exacerbe chez elle et devient de la jalousie.
10Il est effectivement caractéristique que les femmes soient les plus âpres, les plus acharnées dans la réprobation. Ironiquement, Kleist évoque l’indignation des « matrones et des jeunes filles de Santiago6 », lorsqu’elles apprennent l’adoucissement tout relatif de la peine prévue. Elles trouvent la décapitation trop clémente, et se sentent frustrées de la satisfaction qu’elles escomptaient tirer de ce spectacle.
11Kleist laisse pressentir leur dépit à l’égard de celle qui a connu l’amour et la maternité. Elles l’envient d’avoir eu le courage de briser certains tabous, et paradoxalement, c’est parce qu’elles l’envient et voudraient l’imiter, qu’elles réclament une punition aussi féroce. Kleist lève donc le voile sur les mobiles inconscients et illogiques qui déterminent le comportement des foules. Ces femmes si vertueusement indignées trouvent dans la punition de Josephe une justification à leur propre renonciation. Aussi la veulent-elles aussi dure que possible. Elles ne sont si opposées à la force subversive de l’Éros que parce qu’elles ne l’ont pas connue dans leur vie.
12C’est pourquoi Freud voit dans l’Éros le lien constitutif des foules. Ce n’est pas un hasard si, dans Le Tremblement de terre du Chili, l’amour est objet de scandale. Il ne scandalise que parce qu’il touche, chez les gens, une zone particulièrement sensible et réveillent en eux des sentiments refoulés, des frustrations qui se traduisent par ces explosions de haine.
13En ce sens, on peut dire que l’Éros est fédérateur de la foule kleistienne. L’amour interdit de Josephe et de Jeronimo fait l’unanimité contre lui et crée dans l’opinion un vaste mouvement hostile. Il représente une passion idéale dont chacun rêve et qu’il n’a le plus souvent pas rencontrée. Il a donc un double rôle unificateur, par l’idéal qu’il représente et par la similitude des sentiments de jalousie qu’il suscite dans la population. Cette similitude entraîne un rapprochement entre les individus, établit entre eux un lien de solidarité. Il est bien connu qu’une haine commune réunit. Paradoxalement, elle est créatrice d’Éros.
14Assurément, il s’agit d’une forme inférieure et embryonnaire. Freud utilise d’ailleurs aussi le terme de libido, et lui confère une large acception :
Libido est un terme emprunté à la théorie de l’affectivité. Nous désignons ainsi l’énergie, considérée comme grandeur quantitative – quoique pour l’instant non mesurable –, de ces pulsions qui ont affaire avec tout ce que nous résumons sous le nom d’amour7.
15Dans Le Tremblement de terre du Chili, la foule communie dans une même exécration. Or, cette exécration produit de l’énergie, et même du plaisir, un plaisir sensuel. La décapitation de Josephe est considérée comme un spectacle que les femmes de Santiago attendent avec impatience : « On loua [...] des fenêtres, on enleva les toits des maisons8. »
16Kleist, certes, ne parle pas de pulsion libidinale, mais on peut remarquer qu’il emploie toute une terminologie destinée à suggérer l’existence d’un bloc compact, homogène et anonyme. Le pronom indéfini « on » rythme le récit et apparaît dès le début, lorsqu’il est question du scandale provoqué par l’enfantement de Josephe : « On mena immédiatement en prison la jeune pécheresse [...] On parlait dans la ville avec une si grande aigreur de ce scandale9 » ; « On racontait10 »... Le passif est également beaucoup utilisé et constitue une variante du pronom indéfini « on » : « Un procès de la dernière rigueur fut instruit11 [...] » ; « Tout ce que l’on put faire, ce fut que la peine du bûcher à laquelle elle avait été condamnée fût commuée en décapitation12. » Plus loin il est fait allusion à « un spectacle, qui était offert à la vengeance divine13. »
17Ces formules impersonnelles suggèrent le mimétisme qui règle le comportement des gens, et surtout leur sentiment d’impunité et d’irresponsabilité. L’anonymat est créateur de lâcheté. La foule constitue un abri protecteur, qui autorise les actes les plus vils, car les individus fondus dans un tout n’ont plus besoin de les assumer. Cette force qu’elle communique, cette fusion des gens, cette sensation de protection, tout cela s’apparente bien à l’Éros.
18Kleist varie les tournures impersonnelles. À la place de « on », il utilise parfois « il » (« es ») : « Klostermetze ! erscholl es schon », « un cri résonna : “Catin de couvent14 !” ». Il évoque aussi des voix qui se font entendre : « “C’est lui le père !” » cria une voix – “Et c’est Jeronimo Rugera !” fit une autre. Une troisième : “Voilà les deux sacrilèges !” – “Lapidez-les ! Lapidez-les !” tel fut l’exclamation de toute la chrétienté rassemblée dans le temple de Jésus15. Ces voix qui s’élèvent sont comme privées de support individuel. Elles semblent être la manifestation d’une âme collective, elles expriment les passions qui agitent le groupe et, en même temps, contribuent à leur donner corps et à les attiser.
19À cet égard, on peut parler de libido à l’œuvre dans la foule kleistienne. Il s’agit de l’énergie qui circule entre les individus et les rassemble contre ceux qu’ils considèrent comme des coupables. Il est manifeste que Kleist, en mentionnant la lapidation, s’inspire directement des scènes bibliques qui précédent la crucifixion de Jésus et dépeignent une foule exaspérée, criant à Ponce Pilate : « Crucifie-le, crucifie-le ! ». Kleist assimile la mort de ses héros à celle du Christ et tourne en dérision une chrétienté qui recommence à le crucifier.
20Ce terme de chrétienté indique également sa prédilection pour les vocables globalisateurs. On rencontre par ailleurs des termes comme « le peuple16 », la « mêlée » (« das Gewühl17 »), « les esprits » (« die Gemüter18 »), appellation qui met l’accent sur la sentimentalité des réactions de la foule. Kleist se sert en outre de termes ayant trait à la rumeur : « cet accident fit un scandale extraordinaire19 », « les langues se mirent à critiquer si violemment le couvent tout entier20... ». Par ailleurs, il témoigne d’une prédilection pour la métaphore de « l’amas », rendu en allemand par le mot « Haufen » : « des victimes entassées21 », « les masses d’êtres humains hagards22 », « la masse furieuse23 », « masse frénétique24 ». Toutes ces tournures soulignent l’inorganisation, la multitude, la perte d’identité. Dans Candide on rencontre des évocations similaires : « Trente mille habitants de tout âge et de tout sexe sont écrasés sous les ruines25. ». Comme Voltaire, Kleist suggère que cette catastrophe naturelle dépersonnalise les êtres humains, les nivelle, les amalgame en une masse compacte et indistincte. Elle est facteur d’égalité, une égalité devant le danger et la mort, une égalité qui, selon Freud, engendre la cohésion. « Tous ces individus pris isolément doivent être égaux les uns par rapport aux autres26. » Ils peuvent certes éprouver une jalousie commune à l’égard d’un membre extérieur, mais ils ne doivent pas se jalouser les uns les autres, ce qui ferait éclater leur unanimité. Le tremblement de terre qui réduit les hommes à leur plus petit commun dénominateur : l’instinct de conservation, contribue à resserrer leurs liens.
21Kleist dépeint donc la foule comme un ensemble fusionnel, marqué par l’affectivité, réagissant émotionnellement, et exagérément à certains événements, et par conséquent éminemment injuste. La déraison de la foule, sa sentimentalité sont le signe d’une prédominance en elle de la libido.
22De même sa versatilité, sa mobilité, ses changements brutaux et extrêmes d’humeur reflètent cette prépondérance de l’affect. Kleist le souligne de façon exemplaire. La foule, qui attendait avec impatience l’exécution de Josephe, l’oublie, dès que la vie de ses membres se trouve menacée par la catastrophe naturelle. Sa situation s’inverse. Elle ne donne plus la mort, mais la reçoit. Préoccupée de se sauver elle-même, elle ne pense plus à tuer autrui. Elle partage maintenant avec celle, qu’elle condamnait, la peur de la mort. Victime et bourreaux se trouvent par un brutal retournement de situation mis sur pied d’égalité. Cette crainte de perdre la vie, qui saisit tout un chacun, est un lien.
23La foule, dépouillée de son sentiment de puissance, oublie sa férocité, à laquelle succède un angélisme très surprenant dans la seconde partie du récit. C’est qu’elle a changé d’ennemi : au couple des jeunes gens s’est substitué le tremblement de terre. Il lui faut donc faire bloc contre ce nouvel adversaire, beaucoup plus dangereux.
24Après la destruction de la ville, les survivants se retrouvent à l’extérieur de ses murs, dans la nature, et y forment une communauté fraternelle :
Dans la campagne, aussi loin que portaient les regards, on voyait des hommes de toutes classes étendus confusément, princes et mendiants, dames et paysannes, fonctionnaires et manœuvres, religieux et religieuses se porter une sympathie mutuelle, se venir en aide les uns aux autres et se partager avec joie ce qu’ils avaient pu sauver pour le soutien de leur vie, comme si l’universel malheur n’avait fait qu’une famille de tout ce qui lui avait échappé27.
25L’amour, sous sa forme sublimée de l’altruisme, unit tous ces hommes. Ce qui le fonde, c’est le malheur commun avec l’égalité qu’il entraîne. Les barrières, les préjugés sont tombés. La catastrophe, en anéantissant une construction sociale assez artificielle, a paradoxalement rapproché les hommes les uns des autres. Un danger identique, la perte des prérogatives et des signes distinctifs ont créé une solidarité.
26Kleist montre que ce groupe d’individus rendus à la nature accueille avec bonté les parias d’hier, Josephe et Jeronimo. Ceux-ci se voient traités avec douceur et confiance par la famille de don Fernando, jeune aristocrate, dont Josephe a accepté d’allaiter le fils. Kleist évoque une réconciliation générale : « C’était comme si les esprits, depuis l’épouvantable coup de tonnerre qui les avait secoués, étaient tous réconciliés28. » L’écrivain semble se rallier à la vision rationaliste, défendue par un Lessing, d’une humanité devenue une grande famille. Le terme lui-même est employé : « comme si l’universel malheur n’avait fait qu’une seule famille de tout ce qui lui avait échappé29. » Le malheur, en rappelant l’individu à l’essentiel, qui est la sauvegarde de sa propre vie, et en lui ôtant, de ce fait, les préoccupations annexes, est fédérateur. L’unité recouvrée est soulignée par la mise en valeur de l’article (« une famille »).
27Cependant, à l’inverse de Lessing et en donnant à la réalisation inattendue de cette utopie sociale une explication ponctuelle et somme toute égoïste : la nécessité d’être solidaire dans le dénuement sous peine de périr, Kleist la dévalue. Cet altruisme soudain prend racine dans l’intérêt, dans l’instinct de survie, ce qui le discrédite. Il est imposé par les circonstances, par une contrainte extérieure plus que par des convictions. C’est pourquoi il ne durera pas. Le caractère éphémère et superficiel de cette transformation est souligné par la tournure hypothétique (« comme si »).
28Cette idylle d’une entraide réciproque est donc moins destinée à proposer un modèle social, qui reste utopique aux yeux de Kleist, qu’à dénoncer l’instabilité, le caractère impulsif et impressionnable de la foule. L’écrivain pressent donc ce qu’évoque Freud : le fort potentiel affectif présent au sein de la foule et l’existence de liens libidinaux entre ses membres. Freud déclare à ce sujet : « Nous allons donc maintenant risquer l’hypothèse que les relations amoureuses (en termes neutres : liens sentimentaux) constituent également l’essence de l’âme des foules30. » Or, l’amour est changeant et mobile. Il n’est pas loin non plus de la haine. Cette foule, ivre de bons sentiments, qui semble avoir oublié ses anciens griefs à l’égard du couple de condamnés et qui les accueille en son sein, opère un ultime revirement dans la dernière partie du récit.
29La décision de Josephe de se rendre à une messe d’action de grâces dans l’église des Dominicains est l’un des facteurs de ce revirement. La foule retrouve alors, sous une forme potentialisée, son visage haineux du début du récit. Elle présente bien cette extrême versatilité, qui, selon Gustave Le Bon, est une caractéristique de sa psychologie : « Les excitants susceptibles de suggestionner les foules étant variés, et ces dernières y obéissant toujours, elles sont extrêmement mobiles. On les voit passer en un instant de la férocité la plus sanguinaire à la générosité ou à l’héroïsme le plus absolu31. »
30Kleist montre qu’il ne faut pas se fonder sur l’opinion. Les amants commettent l’erreur d’éterniser un état transitoire32 : « Il lui dit que, devant cette disposition des esprits et le renversement de tous les rapports sociaux, il abandonnait son projet de s’embarquer pour l’Europe33. »
31Jeronimo se fie à la nouvelle « disposition des esprits » (« Stimmung der Gemüter »). La tournure est symptomatique. Elle renvoie à l’affectivité, c’est-à-dire à une composante instable et irrationnelle. Kleist établit un parallélisme entre la foule et la nature. Cette dernière est capable en un court laps de temps d’exterminer une multitude, puis d’offrir aux quelques survivants le refuge paradisiaque d’une vallée luxuriante. De même on retrouve dans la foule ces deux aspects antithétiques, tantôt le déferlement de rage, tantôt la tendresse attentionnée, sans que l’un ou l’autre puisse s’expliquer. Kleist la dépeint comme une force élémentaire.
32Il fait d’ailleurs usage de métaphores aquatiques pour l’évoquer. Il est question du « fleuve des fuyards34 », des « flots » de gens qui se hâtent vers la ville35, de la foule innombrable, qui « ondule » (« wogt36 ») vers l’église des Dominicains. Comme la mer, elle est soumise à des mouvements de flux et de reflux. Elle est incontrôlable. Comme le tremblement de terre, elle tue aveuglément, bons et mauvais. Elle massacre non seulement Jeronimo et Josephe, mais aussi Donna Constanze, belle-sœur de don Fernando, et le fils de ce dernier, le petit Juan.
33Effectivement, dans l’église des Dominicains se produit un retournement des esprits. Le fanatisme et l’intolérance se déchaînent. Cependant, ces débordements de haine n’excluent pas la composante libidinale, dans la mesure où la force de cette hostilité découle d’une opposition à un ennemi commun et du sentiment de cohésion qui en résulte.
Lien érotique avec le meneur
34Kleist fait intervenir un autre élément : le meneur. Selon Freud, il existe un lien d’amour entre les membres d’une foule et son chef :
Les individus en foule ont besoin de l’illusion d’être aimés de manière égale et juste par le meneur, mais le meneur, lui, n’a besoin d’aimer personne d’autre, il a le droit d’être de la nature des maîtres, absolument narcissique37.
35Le meneur s’apparente quelque peu à l’hypnotiseur, au magnétiseur. S’il n’aime pas vraiment ceux qu’il entraîne, il les plonge dans un état de sujétion, qui est celui d’une personne amoureuse ou hypnotisée. Il leur ôte leur personnalité et leur pouvoir de réflexion. Ceux-ci s’identifient à lui, voient en lui l’idéal de ce qu’ils voudraient être, ce qui correspond à la définition freudienne de l’état amoureux : « Dans maintes formes de choix amoureux, il devient même évident que l’objet sert à remplacer un idéal du moi propre, non atteint. On l’aime à cause des perfections auxquelles on a aspiré pour le moi propre et qu’on voudrait maintenant se procurer par ce détour pour satisfaire son narcissisme38. » Inconsciemment, l’individu pris dans une foule, trouve dans le meneur un exemple qu’il cherche à suivre.
36Kleist insiste sur le rôle joué par certains personnages clés. Il souligne que la foule est manipulée, alors qu’il avait démontré au début de la nouvelle qu’elle contraignait les autorités à un châtiment rigoureux et pouvait donc être manipulatrice. Dans la scène de lynchage, il met en valeur l’influence sur elle de quelques personnalités fortes. Une fois de plus, il s’avère un précurseur de la sociologie. Gustave Le Bon affirme : « Dès qu’un certain nombre d’êtres vivants sont réunis, qu’il s’agisse d’un troupeau d’animaux ou d’une foule d’hommes, ils se placent d’instinct sous l’autorité d’un chef, c’est-à-dire d’un meneur39. » En fait, Kleist est plus subtil, car il montre qu’il existe une pluralité de meneurs. On peut surtout en distinguer deux dont le rôle est prééminent.
37L’instigateur, celui qui a su mobiliser et potentialiser l’affectivité de la foule, est le prédicateur de l’église des Dominicains. Kleist suggère que ce manipulateur est parfaitement lucide et procède à une mise en scène, visant à tisser un lien émotionnel entre la foule et lui. Il s’agit d’un vieillard aux mains tremblantes. Or la vieillesse émeut, inspire le respect dû à l’expérience et à la fragilité. Ce vieil homme porte des vêtements d’apparat : « La cérémonie commença par un sermon que l’un des plus anciens chanoines, revêtu des ornements de fête, prononça en chaire40. » Ces éléments : l’âge du prédicateur, la pompe sacerdotale, le prêche du haut de la chaire, ne sont pas fortuits, mais font partie d’un cérémonial, d’un dispositif savamment orchestré, destiné à sacraliser l’orateur, à impressionner l’auditoire de manière à annihiler son jugement et à susciter son adhésion.
38Ce caractère arrangé et artificiel est également mis en valeur dans le prêche. Kleist insiste sur la grandiloquence du prêtre, une grandiloquence qui se manifeste aussi bien dans les gestes que dans les paroles :
Dressant vers le ciel ses mains tremblantes qui flottaient dans le large surplis, il commença par louer Dieu et lui rendre grâces de ce qu’il y avait encore, dans cette partie du monde en ruines, des hommes capables de balbutier vers lui leurs prières41.
39Il est dépeint comme un cabotin, recherchant les effets faciles, les postures pathétiques. Ainsi il profite des larges manches de son vêtement religieux pour lever les mains vers le ciel, ce qui donne plus d’ampleur et de solennité à son geste. De même, il utilise un style emphatique, parlant à l’affectivité : « Le jugement dernier ne peut être plus effroyable42 ». Il pratique l’outrance, a recours à des images et des procédés rhétoriques éculés pour instaurer un climat de peur et d’épouvante.
40Il laisse craindre le pire, et fait passer un « frisson » de terreur sur toute l’assemblée : « Là-dessus, entraîné par un flot d’éloquence ecclésiastique, il en vint à évoquer la corruption des mœurs dans la ville, il l’accusa d’horreurs, comme Sodome et Gomorrhe n’en ont pas vu43. » Kleist dévalue ce discours en le qualifiant « d’éloquence ecclésiastique ». Il l’assimile à une phraséologie routinière, vide de sens, mais utilisée pour agir sur les nerfs et la sensibilité de l’assemblée. Il souligne donc que l’orateur procède à un conditionnement des esprits. L’ecclésiastique ressemble à un montreur de marionnettes. Il établit entre l’as semblée et lui un réseau de fils conducteurs, grâce auxquels il la suggestionne, si bien qu’elle lui obéit aveuglément.
41Comme les deux amants, mais dans un sens opposé, il se targue d’interpréter les intentions divines. Il reconstitue le raisonnement de Dieu, ce qui est ridicule : « Il n’attribua qu’à l’infinie mansuétude de Dieu que [la ville] n’eût pas encore été totalement arrachée de la surface de la terre44. » On comprend qu’il veut empêcher la foule de se poser des questions, de réfléchir et de remettre en cause l’orthodoxie, en particulier la représentation d’un dieu bon et d’une création judicieusement conçue. C’est pourquoi son prêche s’adresse non à l’intelligence, mais à l’émotivité. Il porte l’excitation, l’agressivité ambiantes à leur paroxysme, pour les canaliser vers un objet extérieur au dogme chrétien. Son discours suit un mouvement ascendant.
42Après avoir épouvanté le peuple par la menace du châtiment divin et de la fin du monde, il leur désigne les responsables :
Mais nos deux infortunés reçurent comme un coup de poignard en leur cœur déjà profondément déchiré par ce sermon, lorsqu’à ce propos le chanoine rappela dans ses détails le sacrilège qui avait été commis dans le couvent des Carmélites45.
43Le prédicateur attise l’animosité. Il emploie le terme suggestif et très fort de « sacrilège ». Josephe et Jeronimo jouent le rôle de paratonnerres. Le prêtre les sacrifie pour maintenir l’édifice des dogmes et croyances, et les voue « à tous les princes des enfers46 » Il les livre à la violence populaire.
44Kleist procède ainsi à une démonstration des diverses techniques de manipulation des foules. Bien avant Gustave Le Bon ou Freud, il montre qu’elles sont peu accessibles aux raisonnements, mais bien plus à une suggestion mentale d’ordre hypnotique, obtenue par l’emploi d’images frappantes, l’exagération des propos et la propagation de la terreur. Le prédicateur crée une symbiose avec elle et la fait vibrer à son gré. La relation qu’il établit avec elle n’a rien à voir avec la raison. Elle est de nature libidinale au sens large et freudien du terme.
45Ainsi, Kleist dénonce la crédulité et la naïveté de la foule. Elle se laisse facilement abuser par une éloquence verbeuse. « En dirigeant sa rage contre la femme, qui a osé défier la loi de la société, le peuple soutient le système qui l’opprime47. » Cette foule se nuit à elle-même, se retourne d’une certaine manière contre elle-même. C’est la preuve que l’intelligence est chez elle complètement occultée. Une fois sa tâche terminée, l’orateur disparaît. Il a semé la violence et l’esprit de vengeance. Il les laisse agir.
46Cependant il est relayé par un autre meneur. Alors que Don Fernando et les siens semblent pouvoir s’esquiver grâce à un subterfuge, des voix anonymes dénoncent la présence des amants maudits et surtout un autre individu se manifeste pour entraîner la foule. Il s’agit du cordonnier Pedrillo. Celui-ci achève l’œuvre du prédicateur. Alors que le prêtre est un homme cultivé, un chanoine qui appartient à une classe sociale élevée et utilise les ressources de la technique oratoire, Pedrillo est un homme du peuple, issu directement de la foule. Il est donc plus proche d’elle et entretient avec elle un rapport charnel. Il partage viscéralement sa haine.
47Il ne compose pas son personnage comme le chanoine. À l’inverse de celui-ci qui obéit à un plan concerté, et dont l’action est beaucoup plus intellectualisée, même si elle s’adresse à l’affect, Pedrillo, qui a déjà été conditionné par l’orateur, semble se laisser guider par son instinct. Le mécanisme qui meut la foule kleistienne est donc à double niveau. Il y a l’instigateur, celui qui s’occupe de la préparation psychologique, puis vient l’exécutant, l’homme de main, qui permet le passage du conditionnement à l’acte. Cet homme est plus grossier, plus primitif, mais peut-être moins retors.
48Il possède l’art de la répartie et une personnalité frondeuse, grâce à laquelle il ne se laisse pas intimider par ses interlocuteurs, fussent-ils des notabilités ! Ainsi, il contredit Don Fernando, lorsque celui-ci tente de faire diversion et de masquer l’identité de Josephe. Il pose une série de questions gênantes : « Qui est le père de cet enfant48 ? » et à propos de Don Fernando : « Qui de vous, citoyens, connaît ce jeune homme49 ? » Il attaque le groupe des suspects. Il fédère les autres membres de l’assemblée, en s’adressant à eux (« citoyens »), en les incitant à la délation. Il est question de « l’insolence provocante50 » (« frechem Trotz ») avec laquelle il parle à Josephe. Ce n’est pas par son savoir, comme le chanoine, qu’il conquiert la foule, mais par sa façon d’être, son tempérament, son audace.
49Pedrillo correspond au type du meneur tel que l’esquissera Gustave Le Bon :
Les meneurs ne sont pas, le plus souvent, des hommes de pensée, mais d’action. Ils sont peu clairvoyants, et ne pourraient l’être, la clairvoyance conduisant généralement au doute et à l’inaction. Ils se recrutent surtout parmi ces névrosés, ces excités, ces demi-aliénés qui côtoient les bords de la folie. Si absurde que soit l’idée qu’ils défendent ou le but qu’ils poursuivent, tout raisonnement s’émousse contre leur conviction51.
50Pedrillo diverge de ce portrait dans la mesure où il n’est pas un idéologue. Cependant, il est bel et bien possédé par la folie. La fin de la nouvelle le dépeint dans un état de transe sanguinaire. Il est en proie à l’idée fixe du meurtre. Les qualificatifs de « névrosé », « excité », « demi-aliéné », utilisés par Le Bon, pourraient donc parfaitement lui convenir. C’est un irrationnel et il faut qu’il le soit, car il s’adresse à l’irrationnel des gens.
51Il les impressionne, prend de l’ascendant sur eux. Comme le prédicateur, bien que de manière différente, il a le sens de la formule, sait utiliser la parole pour entraîner les autres. Il est symptomatique qu’ils se calquent sur son attitude inquisitoriale et répètent sa question : « Plusieurs alors dans l’assistance répétèrent : “qui connaît Jeronimo Rugera52 ?” ». Kleist souligne le mimétisme de la foule, son instinct grégaire, qui la pousse à se référer à un modèle. Il y a identification des individus au chef et donc par voie de conséquence entre eux. Freud définit la foule en ces termes :
Une telle foule primaire est une somme d’individus, qui ont mis un seul et même objet à la place de leur idéal du moi et se sont en conséquence, dans leur moi, identifiés les uns aux autres53.
52Ainsi s’explique que la foule suive Pedrillo et participe à ses forfaits.
53L’Éros est également présent dans les mobiles de Pedrillo. Son acharnement ne s’explique pas uniquement par l’influence du prédicateur, mais aussi par des motivations personnelles, évoquées de manière allusive par Kleist, car elles plongent leurs racines dans l’inconscient. Il semble que le cordonnier soit mû par une jalousie de classe, doublée d’une jalousie sexuelle. On apprend qu’il a travaillé pour Josephe. Kleist ne fournit pas plus ample explication, mais il entrouvre une perspective. Il laisse entendre que, après avoir chaussé les pieds de Josephe, le cordonnier est heureux de prendre sa revanche et d’inverser une relation dans laquelle entre de sa part une attirance sexuelle frustrée. L’indication selon laquelle il connaissait la jeune femme aussi bien que « ses petits pieds54 » le donne à penser55. Ce qui a trait au pied féminin et à la chaussure possède une connotation érotique56. Ce penchant sensuel refoulé débouche sur un meurtre. Ainsi l’Éros se meut dans le voisinage de Thanatos. C’est ce que cette nouvelle fait apparaître constamment.
Interdépendance d’Éros et de Thanatos
54Le tandem amour et mort est omniprésent chez Kleist et s’explique par son pessimisme existentiel, par ses propres problèmes sexuels. Kleist multiplie les exemples. Lui-même n’a pu s’unir à une femme que dans la mort, par son suicide en commun avec Henriette Vogel. Ses héros meurent parce qu’ils se sont aimés. C’est cet amour, objet de scandale, qui leur est fatal. L’enfant de Don Fernando Juan est lui aussi tué parce que, au moment du départ pour la messe, il ne veut pas quitter les bras de sa mère nourricière. C’est cet attachement viscéral qui causera sa mort. Kleist semble vouloir démontrer que l’amour, parce qu’il s’agit d’un sentiment fort, déclenche contre lui des réactions à sa mesure, c’est-à-dire violentes et meurtrières. Il se meut dans une zone dangereuse. Il met en jeu des instincts primordiaux et surtout il fait naître la jalousie. Pedrillo tue une femme qu’il a probablement désirée, parce qu’elle appartient à un autre.
55Il existe également un épisode particulièrement énigmatique, c’est lorsqu’une voix s’élève pour identifier Jeronimo et se prétendre son père : « Celui-là, c’est Jeronimo Rugera, citoyens, car c’est moi son père57 ! » Et l’auteur de la voix assomme Jeronimo d’un coup de massue. Là encore, c’est la jalousie qui semble être à l’origine du crime. Ce père qui tue son fils est mû par un complexe d’Œdipe inversé. Kleist suggère l’existence de rapports de rivalité entre le père et le fils. Le père envie son fils parce qu’il est destiné à prendre sa place, à lui succéder. Ainsi, l’attachement paternel s’est mué en haine et débouche sur l’élimination physique du fils, le mobile religieux n’étant que le prétexte à cette élimination.
56En outre le spectacle de la mort procure une sensation de plaisir. C’est ce que souligne Kleist. Il met en évidence le voyeurisme de la foule, qui, au début du récit, considère l’exécution capitale comme un divertissement. La mort d’autrui devient source de jouissance58, comme l’érotisme. Elle satisfait en l’homme des pulsions sensuelles et agressives59, qui, refoulées habituellement par la civilisation, trouvent une légitimité dans l’exécution capitale ordonnée par la justice, et peuvent ainsi s’exprimer.
57Elles s’expriment d’autant plus qu’elles empruntent le biais d’une instance qui habituellement leur est hostile : la morale. Ainsi l’éthique, destinée à endiguer les instincts, se trouve subvertie par eux et mise à leur service. Ces instincts sont non seulement confortés par le jugement officiel, mais par le sentiment de puissance qu’éprouvent les individus pris dans un groupe face à une condamnée faible et isolée. La violence de la foule s’explique par un rapport de forces inégales entre elle et celui qui est exclu de la communauté. Ce rapport de forces entraîne ce que Freud appelle une « désinhibition de l’affectivité60 » Freud note que « l’individu se trouve dans la foule, mis dans des conditions qui lui permettent de se débarrasser des refoulements de ses motions pulsionnelles inconscientes61. ».
58Dans le plaisir procuré par le spectacle de la mort d’autrui entre également un besoin de revanche. Le sentiment d’envie qu’éprouvent les « pieuses filles de la ville62 » à l’égard de l’une d’entre elles est aussi ce qui motive l’assemblée tout entière des fidèles à la fin du récit. C’est en tout cas le sentiment que le chanoine prédicateur mobilise dans son sermon. Il décrit « de façon circonstanciée » l’acte accompli par les amants dans le jardin du couvent des carmélites. Cette description détaillée, hypocritement entreprise dans un but moralisateur, a pour objectif réel de stimuler la pulsion sexuelle grâce à des évocations suggestives.
59Mais, comme cette pulsion ne peut se satisfaire, elle se transforme en agressivité contre ceux qui ont connu un plaisir auquel elle ne peut atteindre. Il est frappant que l’injure employée contre Josephe soit celle de « catin de couvent ». Son délit, en admettant qu’elle en ait commis un, n’est si sévèrement puni que parce qu’il est lié à la sexualité, domaine tabou dans la société. Freud constate que la « civilisation est construite sur la répression des pulsions63 ». L’orateur utilise donc cette frustration engendrée par le refoulement, ainsi que la rancœur qu’elle inspire, contre les amants.
60C’est alors qu’a lieu la scène de lynchage, au cours de laquelle Donna Constanze, belle-sœur de Don Fernando, Josephe, Jeronimo et le petit Juan sont mis à mort de façon barbare et primitive. Des massues64 sont utilisées, et Pedrillo fait tournoyer l’enfant au-dessus de sa tête avant de le projeter de toute sa force contre un pilier de l’église. Kleist souligne le retour des individus à un état de sauvagerie, leur régression dans la bestialité. Ils sont comparés à des « tigres assoiffés de sang65 » et à des « chiens sanguinaires66 ». L’écrivain insiste sur leur déshumanisation. Ils sont ivres de sang et ne s’arrêtent qu’après avoir atteint le sommet de l’ignominie, avec le meurtre du nouveau-né.
61Dans ces conditions, on peut se demander dans quelle mesure ces meurtres ne constituent pas des substituts de l’acte sexuel. Freud souligne qu’il existe une composante destructrice dans l’amour, comme en témoigne le sadisme. Kleist met l’accent sur le côté physiologique et sensuel de la pulsion meurtrière. Il montre qu’elle trouve en elle-même sa satisfaction et que les motifs religieux fournis de l’extérieur par le prêtre sont depuis longtemps oubliés.
62La terminologie utilisée est à cet égard significative. Non seulement les assaillants sont appelés « tigres assoiffés de sang », mais il est question de « l’insatiable goût du meurtre » (« ungesättigte Mordlust67 ») de Pedrillo. Kleist suggère donc que le meurtre procure une jouissance physique quelque peu comparable à celle engendrée par l’acte sexuel. Elle exalte et agit comme une drogue, au point que celui qui l’éprouve est indifférent à sa propre souffrance. Pedrillo est blessé, mais « il n’a de cesse68 » d’avoir tué l’un des enfants. Pedrillo, « éclaboussé » par le sang de Josephe, en tire une stimulation supplémentaire, et réclame la mort du « bâtard69 ». Marjorie Gelus parle, à ce sujet, de « double meurtre orgasmique70 ».
63Comme l’acte sexuel, cette sensualité meurtrière suit une courbe ascendante. Il se produit une gradation dans les différents meurtres, qui commencent par celui de Jeronimo, auquel succèdent ceux de Donna Constanze et de Josephe, pour s’achever par celui de l’enfant. Avec ce dernier est atteint un paroxysme. C’est pourquoi il est suivi d’un apaisement : « Alors ce fut le silence et tout le monde s’éloigna71 ». Après la jouissance vient le dégrisement. L’énergie sensuelle mobilisée est dépensée. Au crescendo succède la chute.
64Kleist confère ainsi à cette scène de lynchage une forte coloration sexuelle. Il utilise par deux fois le verbe pénétrer (« eindrang », « vordrang72 »). La jouissance des meurtriers73 s’intensifie au fur et à mesure qu’ils s’attaquent à des êtres plus purs et désarmés. C’est pourquoi à un homme, Jeronimo, succèdent deux femmes, Constanze, puis Josephe, qui s’offre en sacrifice pour mettre fin au massacre. Le meurtre de l’enfant, être absolument pur, s’apparente au viol d’un enfant par un pervers. Il relève de la même dépravation et le plaisir qu’il procure est celui qui peut être ressenti à souiller et à détruire l’innocence.
65Le pessimisme fondamental de Kleist, sa conviction que l’homme est condamné à l’erreur, affleurent ici. Il se comporte dans ce récit avec une modernité surprenante. Il montre la vanité des philosophies et des religions pour éclairer l’humanité, et la permanence, la toute-puissance de quelques instincts primordiaux, et en particulier des deux pulsions fondamentales isolées par Freud, la pulsion agressive et la pulsion sexuelle, qui se mêlent dans le récit en un macabre ballet. Kleist, précurseur de Freud, laisse deviner les arrière-plans troubles et inconscients qui président au comportement des foules. Il montre que les meurtres perpétrés par elles mettent en jeu un érotisme dévié.
66Kleist, poète de l’inconscient, s’avère ici, plus que jamais, précurseur des théories psychanalytiques de Freud. Il a écrit un récit sombre qui frappe par la pertinence de ses analyses. Il y exprime une vision partiale et résolument négative de la foule. Cette vision est influencée d’abord par le culte de l’individu cher aux romantiques et ensuite par l’expérience de la Révolution française. C’est pourquoi l’écrivain souligne l’irrationalité et l’instabilité de la foule, et surtout met en valeur sa composante érotique. Cet élément est visible aussi bien dans la cohésion de ses membres, dans leur mimétisme, dans leur adhésion aveugle aux propos des meneurs, que dans leurs réactions passionnelles et excessives face à tout ce qui a trait à l’amour.
67La foule kleistienne se montre féroce à l’égard des amoureux, non seulement à cause de son fanatisme religieux, mais surtout parce que, obligée elle-même par les interdits de réprimer sa propre sexualité, elle ne peut supporter que d’autres connaissent une plénitude ignorée par elle. Elle le leur fait payer très cher. Kleist dénonce ainsi une société emprisonnée dans une morale puritaine, dont la relation avec la sexualité est profondément perturbée. Aussi l’Éros cherche-t-il des substituts et bascule-t-il dans le meurtre. C’est ce que le récit démontre. Le massacre final de ceux qui ont aimé et de celui qui passe pour leur enfant apparaît comme la conséquence d’un défoulement collectif rendu nécessaire par une trop stricte répression des instincts.
68Assurément, Kleist dénonce dans ce récit l’intolérance et le fanatisme religieux. Il présente la foule comme un phénomène météorologique, une force élémentaire, aussi violente et destructrice que le tremblement de terre, aussi peu prévisible et contrôlable que lui. Cependant, il va plus loin dans son analyse, témoignant ainsi d’une prescience géniale de la psychanalyse moderne, en plaçant l’amour au centre du récit et en soulignant la force à la fois attractive et répulsive, la fascination morbide qu’il exerce sur la foule et les profonds remous qu’il provoque en elle.
69Cette proximité de l’amour et de la mort est d’ailleurs un thème qui hante Kleist. Dans Les Fiancés de Saint-Domingue, Gustave tue celle qu’il aime, la fidèle Toni. Kleist lui-même a mis en scène son propre suicide en compagnie d’Henriette Vogel comme un rendez-vous amoureux. Il semble avoir voulu en faire le substitut de relations sexuelles qu’il ne lui a probablement pas été donné de connaître dans sa vie. La mort, par sa violence, présente à ses yeux une analogie avec l’intensité du plaisir amoureux. Voilà pourquoi, plus qu’un autre, il était à même de saisir l’intime relation entre Éros et Thanatos qui marque la psychologie et le comportement des foules.
Notes de bas de page
1 Sigmund Freud, Essais de psychanalyse. Psychologie des foules et analyse du Moi, Payot, 1981, p. 152.
2 Ibid., p. 213.
3 Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, P.U.F. 1983, p. 60.
4 Ibid., p. 61.
5 Heinrich von Kleist, Sämtliche Werke und Briefe, Das Erdbeben in Chili, zweiter Band, Carl Hanser Verlag, München, 1984, p. 144.
6 Ibid., p. 145.
7 Freud, Psychologie des foules et analyse du Moi, op. cit., p. 150.
8 Das Erdbeben in Chili, op. cit., p. 145.
9 Ibid., p. 144.
10 Ibid., p. 151.
11 Ibid., p. 144.
12 Ibid., p. 145
13 Id.
14 Ibid., p. 158.
15 Ibid., p. 157.
16 Ibid., p. 147, 153.
17 Ibid., p. 149.
18 Das Erdbeben in Chili, op. cit., p. 151, p. 153.
19 Ibid., p. 144.
20 Ibid., p. 144.
21 Ibid., p. 146.
22 Ibid., p. 146.
23 Ibid., p. 157.
24 Ibid., p. 158.
25 Voltaire, Candide ou l’optimiste, Introduction par René Pomeau, Nizet, Paris, 1979, p. 103.
26 Sigmund Freud, Psychologie des foules et analyse du Moi, op. cit., p. 188.
27 Ibid., p. 152.
28 Ibid., p. 151.
29 Ibid., p. 152.
30 Sigmund Freud, Psychologie des foules et analyse du Moi, op. cit., p. 156.
31 Gustave Le Bon, Psychologie des foules, PUF, 2002, p. 18.
32 Walter Müller-Seidel, Versehen und Erkennen. Eine Studie über Heinrich von Kleist, Böhlau Verlag, Köln, Graz, 1961, p. 139 : « Indem Jeronimo und Josephe von ihren Erfahrungen in jenem Tal her sich entschließen, die ursprünglich geplante Auswanderung aufzugeben, und indem sie aus Dankbarkeit und echtem religiösen Gefühl sich zum Gottesdienst in die benachbarte Stadt begeben, sehen sie über die gebrechliche Einrichtung der Welt hinweg. Sie versehen sich im Als-Ob-Charakter dieser Welt. ».
33 Das Erdbeben in Chili, op. cit., p. 153.
34 Ibid., p. 147 : « der Strom der Flucht ».
35 Ibid., p. 153 : « Das Volk [...] eilte in Strömen zur Stadt. ».
36 Ibid., p. 155.
37 Freud, Psychologie des foules et analyse du moi, op. cit., p. 191.
38 Ibid., p. 177.
39 Gustave Le Bon, Psychologie des foules, op. cit., p. 69.
40 Das Erdbeben in Chili, op. cit., p. 155.
41 Ibid., p. 155.
42 Ibid., p. 155.
43 Id.
44 Id.
45 Id.
46 Ibid., p. 156.
47 Marjorie Gelus, « Josephe und die Männer. Klassen - und Geschlechteridentität in Kleists Erdbeben in Chili ». In Kleist-Jahrbuch, 1994, (p. 118-140), p. 138.
48 Das Erdbeben in Chili, op. cit., p. 156.
49 Id.
50 Id.
51 Gustave Le Bon, Psychologie des foules, op. cit., p. 69.
52 Das Erdbeben in Chili, op. cit., p. 156.
53 Sigmund Freud, Psychologie des foules et analyse du Moi, op. cit., p. 181.
54 Das Erdbeben in Chili, op. cit., p. 156.
55 Marjorie Gelus, « Josephe und die Männer. Klassen - und Geschlechteridentität in Kleists Erdbeben in Chili ». In Kleist-Jahrbuch, 1994, (p. 118-140), p. 134 : « Pedrillos Verhältnis zu Josephe hat eine erotische Komponente, die einen sexuellen Anspruch auf die Frau enthält, neben dem offenbaren Wunsch, sie zu töten. Einige Literaturwissenschaftler haben bereits auf den erotischen Ton der Stelle über Josephes “kleine Füße” hingewiesen [...] die Erwähnung der Füße als Objekt des bewundernden Blicks – und begehrender Hände – rückt Josephe in eine sexuelle Perspektive. »
56 David E. Wellbery, « Semiotische Anmerkungen zu Kleists “Das Erdbeben in Chili” » in David E. Wellbery (Hrsg.), Positionen der Literaturwissenschaft. Acht Modellanalysen am Beispiel von Kleists « Das Erdbeben in Chili », C. H. Beck, München, 1993, p. 85 : « Damit wird aus dem Vergleich : “so genau kannte ( !), als ihre kleinen Füße” eine sexuelle Anspielung : Pedrillos Wut ist – interpretiert man sie im Rahmen der familialen Lesart – die eines Vaters, der die brutalste sexuelle Herrschaft über seine Tochter ausübt. ».
57 Das Erdbeben in Chili, op. cit., p. 158.
58 Alain Muzelle, L’écriture de Kleist comme élaboration progressive du discours. Une étude stylistique des nouvelles, Peter Lang, Berne, 1991 : « L’insistance avec laquelle les qualificatifs rappellent les valeurs chrétiennes consacrées : la piété, la fraternité, alors qu’en réalité cette population recherche seulement le plaisir morbide que procure tout spectacle sanglant, ne peut être comprise par le lecteur que comme une ironie, voire un sarcasme par lesquels le récitant entend fustiger la cruauté qui se cache derrière une prétendue indignation vertueuse. »
59 Freud, Malaise dans la civilisation, P.U.F., 1971, p. 64 : « L’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité. ».
60 Sigmund Freud, Essais de psychanalyse. Psychologie des foules et analyse du Moi, op. cit., p. 182.
61 Ibid., p. 129.
62 Das Erdbeben in Chili, op. cit., p. 145.
63 Sigmund Freud, La vie sexuelle, Puf, 1969, p. 33.
64 David E. Wellbery, « Semiotische Anmerkungen zu Kleists “Das Erdbeben in Chili” », op. cit., p. 84 : « Daß “der Mord” von der wilden, Keulen tragenden Menge begangen wird, läßt ihn gleichzeitig als Wiederholung eines primitiven Opfers erkennen, das den Übergang von einer natürlichen zu einer konventionellen Geselschaftsform bewirkt. Hinsichtlich der gesellschaftlich-politischen Lesart ist also eine merkwürdige Zusammenfügung von Archaischem und Modernem (französische Revolution) zu konstatieren. ».
65 Das Erdbeben in Chili, op. cit., p. 158 « ihr blutdürstenden Tiger ».
66 Id. « Bluthunde ».
67 Ibid., p. 158.
68 Id., « Doch Meister Pedrillo ruhte nicht eher... ».
69 Id.
70 Marjorie Gelus, « Josephe und die Männer », op. cit., p. 135.
71 Das Erdbeben in Chili, op. cit., p. 158.
72 Id.
73 René Girard, « Mythos und Gegenmythos. Zu Kleists “Das Erdbeben in Chili” », in David E. Wellbery (Hrsg.), Positionen der Literaturwissenschaft. Acht Modellanalysen am Beispiel von Kleists « Das Erdbeben in Chili », C. H. Beck, München, 1993, p. 143 : « Schließlich entlädt sich die aufgestaute Leidenschaft in den Morden, die, wie, Kleist sorgfältig zeigt, auf dem Phänomen willkürlicher Substitution beruhen. ».
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