L’image de la foule dans Les Nuits révolutionnaires de Restif de la Bretonne
p. 95-113
Texte intégral
1Les Nuits Révolutionnaires englobent une part importante de la Révolution Française, car elles s’étendent des derniers jours précédant le 14 juillet 1789 à octobre 1793, s’achevant avec l’exécution de Marie-Antoinette. Elles couvrent, directement ou indirectement, des événements spectaculaires comme le retour du roi à Paris, ou encore les massacres de septembre 1792. Restif s’intéresse avant tout à ce qu’il voit dans la rue, et c’est la raison pour laquelle la foule tient une place si importante dans le recueil. Le narrateur se promène de nuit comme de jour dans les différents quartiers parisiens, où il est le témoin privilégié de l’actualité, grande ou petite, concernant autant l’aristocratie que la bourgeoisie ou le peuple. Ces « choses vues » (et entendues) donnent ainsi lieu à une véritable radioscopie du monde parisien, dans laquelle la foule rythme, voire infléchit les événements. Restif la présente d’abord sous un jour très négatif, elle est alors la populace ordurière et sanguinaire ; mais sa position évolue au fur et à mesure que les périls extérieurs et la désaffection à l’égard du roi imposent l’idée de Nation et engendrent le patriotisme. Parallèlement, il affirme sa propre appartenance à un monde du travail instruit, consciencieux, se définissant comme le porte-parole implicite d’un peuple honnête et respectable, pris malgré lui dans une époque complexe et cruelle.
2La foule est, chez Restif, une notion double et ambivalente ; elle représente, tout naturellement, les grands mouvements diurnes qui rythment les événements révolutionnaires (prise de la Bastille, massacre du Luxembourg, massacres de septembre) souvent marqués au coin de la fureur, de la violence, du sang. Au sein de cette multitude ouverte à la rumeur, malléable entre les mains des agitateurs, Restif se promène, observe, relate, sans jamais dépasser le domaine descriptif et événementiel. Mais elle présente aussi un autre visage, nocturne, répondant davantage au titre de l’ouvrage : cette « foule » très particulière serait plutôt une faune ; il ne s’agit plus de vagues massives, mais d’un nombre souvent réduit de personnages, évoluant dans un espace restreint à l’extrême. Au cœur de ce Paris nocturne qu’il connaît parfaitement, l’auteur rencontre des inconnu(e) s qui lui racontent leur histoire, où le sexe et la débauche, les épisodes et désirs inavouables prennent la première place. Dans cet espace clos, souvent le Palais royal, un coin de rue, un jardin, d’autres personnages se joignent au premier et, autour de Restif, qui satisfait sa curiosité, une nouvelle forme de foule apparaît, celle de l’interdit.
L’auteur et le contexte des Nuits Révolutionnaires
Un monde en rupture. Populace et aristocratie
3Les Nuits Révolutionnaires commencent avec la tenue des États Généraux, convoqués en août 1788 et réunis à partir du 1er mai 1789. Cette convocation s’explique par les difficultés que traverse le pays, bien qu’il soit le plus peuplé et l’un des plus riches d’Europe. Mais l’année 1787-88 a été marquée par un hiver rigoureux, une pénurie agricole généralisée alors que l’agriculture représente l’essentiel des ressources nationales. À cette conjoncture difficile s’ajoute un problème de société : l’Ancien Régime, marqué par la féodalité, est contesté de toute part en raison des bouleversements socio-culturels qui ont commencé à modifier la structure de la société française dès le xviie siècle et culminent cent cinquante ans plus tard : la bourgeoisie représente l’élite intellectuelle de la Nation alors que la répartition en trois ordres ne lui donne pratiquement aucun droit politique. L’aristocratie est quant à elle profondément divisée, entre une caste privilégiée très minoritaire, vivant à Versailles où elle reçoit des pensions élevées, et une noblesse provinciale, parfois très prospère, parfois dans la gêne voire la misère, qui n’éprouve qu’une aversion méprisante et envieuse à l’endroit des courtisans.
4Le pays traverse une crise structurelle profonde, car l’évolution de la pensée et de l’économie se heurte de plus en plus à des principes monarchiques relevant du Moyen Âge ainsi qu’à une organisation politique dépassée. Entre ces principes et cette réalité s’est glissé un élément particulièrement impopulaire, quel que soit l’angle sous lequel on le considère, la Cour, attachée au nom de la reine Marie-Antoinette, également haïe. Elle avait eu, sous Louis XIV, une justification politique : priver les grands du royaume de leur base arrière en province et les rendre matériellement dépendants de la faveur royale pour empêcher une nouvelle Fronde. Mais elle est désormais perçue comme un parasitisme d’État, et Restif, qui a pareillement horreur du luxe ostentatoire comme de la pauvreté, partage cette opinion, étendant cette appellation à l’ensemble de ceux qui vivent sans fournir de travail effectif :
Les aristocrates (c’est-à-dire les ministres, les grands, les gens du conseil, les intendants, les subdélégués, les évêques, les chanoines, les moines, les employés de toute espèce, les procureurs et une partie de leurs clercs, les rentiers, les agioteurs, presque tous les riches, enfin les bourreaux1) [...]
5Dès la première page, il s’attaque à la Cour sous forme de prosopopée, l’accusant d’avoir fomenté des troubles afin de créer une atmosphère de panique et de saboter la tenue des États-Généraux :
La gueuse orgueilleuse, ivre de joie d’avoir de l’argent, de l’or, s’avance dans le faubourg : elle affecte des manières gracieuses ; elle plaint le peuple, non l’artisan utile, occupé, mais le fainéant, qui se repaît de chimères, et ne s’occupe que de vains désirs de fortune... L’or coule de ses mains : elle sent qu’il faut ôter à une foule de malheureux l’occupation que leur donne l’utile et vertueux citoyen, elle le dénigre ; elle engage à le piller.
Ses paroles dorées furent efficaces : les fainéants, qui ne travaillent jamais, qu’à de vaines commissions publient que l’artiste veut diminuer le prix des journées ; les vrais ouvriers s’effraient [...]
Le lendemain les oisifs reparaissent. Aristocratie [...] a obtenu la liberté des mauvais sujets bicêtriers [...] elle les fait sortir, elle les amène au faubourg. Les scélérats n’avaient pas besoin d’être excités au pillage2.
6L’aristocratie de Cour apparaît comme l’élément corrupteur du pays, qu’elle draine de ses ressources financières pour servir son luxe indécent et ses débauches. Elle trompe délibérément les honnêtes gens par le biais d’une rhétorique madrée, dans le seul dessein d’asseoir ses privilèges alors que le pays tente de mettre sur pied les réformes structurelles qui seules permettront à la France de garder son statut de grande nation européenne3. Elle le fait avec une certaine adresse en amalgamant devant le roi le « peuple » au sens de « peuple de France », « ensemble des Français », le Tiers État dans toute sa diversité, avec la « canaille ». Restif procède exactement au même amalgame, mais selon des paramètres différents :
Les aristocrates […] entreprennent de démontrer au roi, que le peuple était indomptable, que c’était une bête féroce qui, s’il avait le dessus, renverserait toutes les barrières, et ferait d’un royaume bien ordonné, sous le despotisme, un effroyable chaos d’anarchie4.
7Or la France ne peut échapper à un ajustement, à une restructuration entraînant des répercussions dans le domaine social, économique et financier. Mais la Cour préfère brandir le spectre de l’anarchie devant un roi calfeutré à Versailles, coupé du pays réel, qui se rappellera bientôt à lui en le contraignant à regagner Paris. Restif établit une étrange similitude entre le peuple « indomptable », la « bête féroce » et l’aristocratie de Cour. Tous deux en effet, sont pauvres, ni l’un ni l’autre ne possède quoi que ce soit en propre. La plèbe est composée de prolétaires, au sens romain du terme ; la noblesse courtisane ne dispose que des énormes pensions octroyées par le roi tout en dépensant plus encore. Luttant pour sa survie, elle n’hésite pas à s’attaquer à la Nation. L’aristocratie et la plèbe sont pareillement paresseuses ; la première ne travaille pas par essence, la seconde par paresse. En effet, Restif établit au sein du Tiers État des strates aussi cloisonnées entre elles que celles existant au sein de la noblesse. À ses yeux il n’est pire stigmate que le parasitisme, quelle que soit l’origine sociale ; l’on n’est véritablement homme et citoyen que si l’on produit tout en consommant le moins possible. Le petit peuple comprend donc différents degrés : au sommet se trouvent les artisans dont il fait partie ; en dessous les ouvriers plus ou moins qualifiés travaillant pour eux. Dépendant d’un patron, d’une corporation, ils s’inscrivent dans une structure sociale solide, quoiqu’elle ne leur assure, même en temps de prospérité, qu’une existence très modeste, voire la simple survie.
8Restif revendique son appartenance au Tiers-État, entre plèbe et bourgeoisie. Né en 1734 dans le Morvan, au sein d’une famille paysanne très nombreuse et relativement aisée, mais qui ne répond pas à l’ascendance aristocratique dont il aimera à se prévaloir par la suite, il est mis dès 1746 en pension à l’école des enfants de chœur de l’hôpital de Bicêtre où il est l’élève de son demi-frère, l’abbé Thomas. Après avoir fait son apprentissage d’imprimeur à Auxerre (1751-1755), il se fixe à Paris en 1755, où, très vite, il se met à son compte et entame un travail d’écrivain, publiant lui-même ses œuvres, dont la plupart feront scandale. Il relève donc de l’élite du monde du travail, en raison de l’instruction requise par sa profession. En revanche il ne possède pas de capitaux ni de ressources financières suffisantes pour se mettre à l’abri des temps difficiles qui se préparent. Il a déjà essuyé maintes difficultés avec son imprimerie, mais les quatre années de Révolution seront pour lui un véritable chemin de croix financier. Pour l’heure, il ne s’en doute absolument pas et se considère comme relevant de ce que l’on appellerait aujourd’hui « les forces vives de la Nation », par opposition aux parasites d’origines opposées : l’aristocratie versaillaise d’un côté, la plèbe des chômeurs, journaliers, repris de justice et vagabonds de l’autre. L’écrivain-journaliste n’hésite pas à les amalgamer. Restif apparaît donc moins comme un réactionnaire que comme un conservateur qui relèverait de nos jours du centre-droit. Le citoyen idéal est, à ses yeux, celui qui se nourrit de son labeur, contribue à l’existence de plusieurs ouvriers et de leurs familles, menant lui-même une vie ordonnée et paisible où le travail alterne harmonieusement avec le repos. Celle-ci s’oppose autant à la dépravation et à l’absence de scrupules de l’aristocratie qu’à l’animalité de la foule. Mais c’est aussi un élément passif, victime potentielle autant de la disette que des balles perdues en cas d’émeute.
Débuts de la Révolution ; début des violences
9Les premières journées véritablement révolutionnaires se situent aux environs du 14 juillet 1789 ; elles sont déjà marquées par plusieurs massacres, isolés encore, perpétrés par la meute plébéienne, mais orchestrés par l’aristocratie à travers les rumeurs mensongères qu’elle se complaît à répandre. De manière révélatrice, les victimes relèvent des deux camps : de l’élite fortunée du Tiers État (l’intendant de Paris, Foulon et son gendre Bertier, massacrés vers le 12 juillet) ; de l’aristocratie elle-même, qui n’a pas vu qu’elle sciait la branche sur laquelle elle était assise, car la victime la plus connue du 14 juillet est de Launay, le gouverneur de la Bastille :
[...] Je trouve un corps, tronqué de sa tête, étendu au milieu du ruisseau, et qu’environnent cinq ou six indifférents. Je questionne... C’est le gouverneur de la Bastille. [...] Après avoir passé l’arcade de l’Hôtel de ville, je rencontre des cannibales. L’un, je l’ai vu, réalisait un horrible mot, prononcé depuis. Il portait au bout d’un taillecime les viscères sanglants d’une victime de la fureur, et cet horrible bouquet ne faisait frémir personne5 !...
10Dans les deux cas, la mort est à la fois un supplice et un spectacle, une orgie de sang et de viscères répandus, promenés comme des mannequins de carnaval, pour le plus vif plaisir de la foule parisienne qui, tous sexes et âges confondus, jouit sans retenue de voir les têtes de De Launay et de son ordonnance brandies au bout de piques tandis que se déroulent les exécutions sommaires et que débute le règne de l’inhumanité :
De jeunes et jolies bouches criaient : Pendez – Pendez ! [...] Un génie destructeur planait au-dessus de la ville6.
11Restif se démarque stylistiquement de cette foule en lui donnant le nom de « cannibales », la renvoyant symboliquement à une autre race, un autre continent, d’autres mœurs. Il ne peut que constater son existence, tout en refusant de la reconnaître.
12La bassesse de la populace l’entraîne à vouloir contaminer ses homologues urbains, les petits ouvriers des faubourgs parisiens qui se laissent entraîner surtout par bêtise, alors qu’elle-même fait preuve d’une jalousie mesquine se transformant en désir de meurtre :
Dans la journée, les bandits du faubourg St Marcel étaient passés devant ma porte, pour aller se réunir aux bandits du faubourg St Antoine. Ces bandits étaient des mendiants de race, avec les horribles tireurs de bois flotté ; tout cela formait une tourbe redoutable, qui semblait dire : « C’est aujourd’hui le dernier jour des riches et des aisés7 ».
13Or il faut la conjonction de deux éléments pour constituer une foule dans le sens qu’abhorre Restif : d’une part la réunion d’individus vils, permettant aux plus bas instincts des autres de se déchaîner à leur tour ; de l’autre une absence totale de contrôle, de toute force de l’ordre. Les émeutiers des faubourgs sont repoussés par la Garde Nationale, qui en est l’antonyme, car elle est constituée de braves citoyens patriotes décidés à défendre leurs familles, leurs biens et leur outil de travail, c’est-à-dire à sauvegarder la structure économique et sociale. Restif omet du reste de préciser que cette intervention de la Garde fit deux cents morts chez les émeutiers.
14La partie de la population que l’aristocratie emploie pour ses basses besognes, relève du sous-prolétariat de journaliers, chômeurs, de tous ceux qui ont échappé au maillage social, les déclassés de toute espèce, coupés de leurs origines et de leur terroir qui, par ce biais paradoxal, se rapprochent de l’aristocratie ; comme elle, ils n’ont aucun principe, aucune attache hormis la main qui les nourrit. Entre ces extrêmes se situe le « vrai peuple » : les petites gens qui travaillent dur et contribuent de manière essentielle à la prospérité du pays. Il faut donc distinguer le peuple de la populace. Comme l’aristocratie, cette dernière a son orgueil, mais un orgueil perverti, basé sur la jalousie et l’envie devant toute forme de réussite, même modeste, car son propos est de niveler le pays par le bas. Le 14 juillet 1789 marque une date symbolique essentielle, car les puissants, les riches, les aristocrates, tous les emblèmes de la fortune, de l’autorité, de l’ordre traditionnel ne sont plus inattaquables. La Révolution politique ne prend son essor qu’un peu plus tard ; son premier acte, le plus significatif aussi, est de mettre un terme à la monarchie absolue lorsque les États Généraux deviennent Assemblée Constituante. Mais les désillusions ne tardent pas et la foule devient le sismographe de la situation politique parisienne, se caractérisant par sa violence, ses débordements, au sein d’un univers en déliquescence face à la gravité imprévue des événements : émigration, pénurie, suivies de la menace étrangère et du déclenchement de la Terreur.
La foule révolutionnaire et sanguinaire
Du peuple de France à la Nation française
15La France avait fondé sur la Constituante de grands espoirs dont Restif se fait l’écho en les cristallisant sur la personne du roi, notamment lorsque, durant la fête de la Fédération (1790), le monarque cesse d’être « roi de France » pour devenir « roi des Français » :
Au milieu des alarmes, il se trouva un jour d’allégresse et de joie... O Roi ! Chef de la Nation ! En t’honorant, elle donne le signe le plus puissant de la confraternité générale !... Béni sois-tu, bon Louis xvi ! La postérité parlera toujours de toi, et tu es plus immortel que dix rois ensemble8 !
16Le roi est épargné, car il incarne la Nation, il est l’émanation directe de tous ceux qui, par leur travail et l’honnêteté de leur conduite font la grandeur et la prospérité de la France. « Tout est à la Nation » dit Restif, c’est-à-dire que tout revient au mérite qui a si longtemps pâti de la cupidité aristocratique et s’est opposé victorieusement aux débordements de la canaille. Mais cette vision positive se modifie rapidement, en premier lieu en raison de l’émigration, qui commence très tôt et laisse craindre que le roi ne se laisse gagner à son tour par les objurgations de son entourage9. Il se crée donc progressivement une atmosphère de méfiance s’adressant plutôt à la reine et aux courtisans, mais dont le roi fera les frais. D’autres éléments viennent conforter les Parisiens dans leurs doutes : le roi fait très rapidement usage du droit de veto que lui accorde la constitution, et sur des sujets fort sensibles : le clergé réfractaire, l’émigration, ce qui contribue encore à échauffer les esprits. Alors que le roi semble manquer de conviction dans la tenue de ses engagements, que les armées autrichiennes et prussiennes se massent aux frontières de l’Est, la disette et le chômage s’installent à Paris.
17Le roi n’est pas vraiment impopulaire, mais le peuple parisien a pris la mesure de sa pusillanimité, tout en le soupçonnant de plus en plus de vouloir s’enfuir. Apparaît ainsi une nouvelle configuration politique : un roi désarmé, peu fiable face à ce peuple de plus en plus décidé et alarmé par toutes sortes de rumeurs qui aggravent la détresse présente du poids de l’incertitude. Entre les deux opposés, l’ordre « légal » est incarné par La Fayette qui tente d’éviter les débordements les plus graves et de protéger la personne du roi. Il est l’un des rares, sinon le seul à pouvoir jouer ce rôle, car il est à la fois aristocrate, loyal au souverain et populaire auprès du peuple. Jamais pourtant il ne parvient à détourner de ses desseins une foule qui s’est arrogé spontanément le rôle d’exécutif bis. Un glissement important s’est opéré : le sous-prolétariat criminel a fait place à la masse du petit peuple parisien inquiet pour son existence même et décidé à la défendre par tous les moyens, le monarque leur offrant une garantie symbolique de survie. C’est dans ce sens que va le premier geste marquant de la domination populaire, lorsque la foule ramène de force la famille royale de Versailles à Paris (octobre 1789).
18La « 7e Nuit » raconte cet épisode d’une manière dramatique, avec un prélude sombrement musical (« Le 4, l’irruption commença ; c’était un bruit sourd... »). L’expédition vers Versailles est en fait une véritable insurrection de l’exaspération, menée par les marchandes de la halle, tandis que Restif continue de distinguer soigneusement les honnêtes gens de la racaille, qui a pris le visage d’une cinquième colonne :
Par elles-mêmes, ces dames [de la halle] ne sont jamais à craindre ; elles sont bonnes et citoyennes : mais il se mêle deux sortes de personnages avec elles : des hommes déguisés, instruits de véritables projets ; et de viles créatures, le rebut et l’abus de la civilisation, qui après avoir été prostituées dans leur jeunesse, sont vieilles, courtières et maquerelles. Ce furent ces dernières qui commirent tout le désordre10.
19« Désordre » est un euphémisme par lequel Restif entend l’assaut donné aux appartements de la reine, qui cristallise sur elle la haine populaire et échappe de peu à la mort :
Les brigands et les malhonnêtes femmes déguisées en poissardes, faisaient effort pour enfoncer les portes de l’appartement de la reine. Les gardes du corps les repoussaient. Mais dévoués à la haine publique, par l’effet d’une erreur accréditée, qu’ils avaient tiré sur les femmes, ils allaient être forcés. [... Les gardes ...] repoussèrent les Tigres, dont les horribles expressions décelaient les desseins. C’est ainsi que le crime imprudent se trahit lui-même11.
20La foule devient honnête, voire vertueuse lorsqu’elle est citoyenne ; la métaphore du tigre ne reparaît que pour qualifier et récuser les débordements. Car si la canaille demeure identique sous ses déguisements divers, l’idée de Nation s’approfondit, tout en s’attachant de plus en plus le cœur de la population parisienne alors que le roi s’enfonce dans le discrédit. Au départ, c’est sur sa personne et sa qualité inédite de monarque constitutionnel que la foule fondait ses espérances. Mais l’idée de Nation est à présent devenue une entité qui dépasse l’individu en le mettant en communion avec tous les hommes de bonne volonté partageant ses convictions. Le mot lui-même est devenu magique, presque incantatoire, au même titre que l’adjectif citoyen car désormais la France n’est plus personnifiée par le roi, mais par l’ensemble des citoyens. La disparition de l’Ancien Régime est confirmée de facto, non plus par le biais de la Fête, grandiose mais fallacieuse, mais par la naissance d’une communauté de pensée et de sentiments ; le concept de Nation vient occuper le vide laissé par la démission royale. Le centre de gravité s’est déplacé de la personne du roi sur la foule protéiforme, du moment qu’elle est « citoyenne », opposée par définition à l’aristocratie, à la populace, à l’invasion étrangère. Cette translation apparaît clairement lors d’un incident relaté dans la « 7e Nuit » : à la fin d’un banquet, en présence de la famille royale, des gardes nationaux ivres foulent aux pieds la toute nouvelle cocarde bleu-blanc-rouge, ce qui est vu comme une injure faite à la Nation, montrant que l’entité abstraite est devenue vivante et concrète pour les Parisiens.
La foule parisienne : de rumeurs en massacres
21Restif livre une chronique en apparence fidèle des événements, mais il se montre sélectif, omettant ainsi des faits politiques entrés dans l’Histoire comme le Serment du Jeu de Paume ou l’abolition des privilèges. Ce qui se passe dans les délibérations et les assemblées lui importe peu ; il se concentre sur la rue, où se manifestent les conséquences de celles-ci12. Par contre, il permet de suivre fidèlement l’évolution de l’opinion publique et de l’atmosphère parisienne. À ce titre, il existe une profonde différence entre la première moitié des Nuits et la seconde13, qui est beaucoup plus dure, même si la première comportait aussi la description de scènes pénibles. L’auteur restitue la dégradation de l’atmosphère, poussant la foule à des excès qui ne sont plus ceux d’une lie de la population assoiffée de basse vengeance, mais s’apparentent à la réaction d’un grand animal blessé, attaqué de l’extérieur sans que son maître ne vienne le secourir et qui, en désespoir de cause, se retourne contre celui-ci. Ainsi, lorsque Louis XVI tente de partir pour St Cloud, la foule l’en empêche, craignant qu’il n’en profite pour gagner l’étranger, et déborde les représentants de l’ordre qui tentent de la canaliser :
Aussitôt d’horribles cris partent des groupes disposés. Le commandant général, le maire exhortent le peuple à laisser partir le monarque, mais ils parlent à des sourds. « Ha ! ben oui ! répondit une femme ; nous y avons été attrapés, et nous ne le serons plus. » [...] La foule s’écrie : « Dételons la voiture ! Dételons la voiture ! ». La Fayette commande. On le menace. Il est furieux autant que peut l’être un blond. [...] « Ha ! tu as fait partir les tantes ! lui crie un homme ; mais tu ne feras pas partir le roi ! – Non ! non ! », s’écrient les femmes. Une foule de voix discordantes répètent : « Non ! non ! » sur tous les tons possibles. C’était un bruit à étourdir, autant qu’à effrayer. [...] ainsi se termina cette seconde tentative. Louis est obligé de descendre de carrosse, et de remonter dans ses appartements14.
22La notion de foule a évolué de nouveau ; elle n’a rien perdu de son caractère animal ni de sa brutalité, mais elle ne représente plus uniquement la lie de la société. Elle détient désormais la puissance, la réalité du pouvoir et se radicalise, La Fayette lui-même est entraîné dans et par le discrédit royal. Derrière son apparente indiscipline, elle est canalisée en sous-main par divers groupements révolutionnaires, notamment les plus extrémistes (cordeliers, jacobins). Elle prend désormais des initiatives, même si elles lui sont soufflées discrètement par les professionnels de la politique15. Elle fait corps pour se préserver, ce qui la rend vulnérable aux rumeurs. Ainsi s’explique la proclamation de la loi martiale, à la suite d’une émeute fomentée par des agitateurs, continuée par des ivrognes et aboutissant à la mort d’innocents promeneurs :
Ceux-ci [les agitateurs] excitèrent le peuple, ou les mauvais sujets du peuple, avant même qu’on vît les hommes. Ils les représentèrent comme des profanateurs de l’autel de la patrie. On s’attroupe. On les environne. [...] On proclame une proclamation que personne n’entend. 50 garçons perruquiers, qui avaient goûté dans les cabarets du Gros-Caillou, entendent dire qu’on vient là, pour empêcher de signer une pétition qu’ils ne connaissent pas. Ils jettent des pierres à la Garde qui les offusque, et se sauvent. Quelques particuliers ivres les imitent dans leur attaque et dans leur fuite. On tire, et l’on tue... Des femmes, des enfants... Quelques citoyens paisibles, qui ne savent où fuir, et qui ne sont venus là que pour prendre l’air16.
23La garde nationale elle-même est débordée ; c’est ainsi que Restif intervient, pince sans rire devant le grotesque, pour secourir un jeune garde en mauvaise posture :
Il était environné par un groupe de marchandes de pommes et d’harangères qui l’étouffaient. Un polisson de seize ans allait lui porter un coup de couteau prêté par une tripière17.
24Le roi ne jouit plus d’aucun respect ; il est devenu la « chose », le jouet de la foule-Nation qui ne se contient plus et déverse sur l’infortuné monarque le tropplein d’agitation, d’angoisses, de rancœurs dû à la situation. Un jour par exemple, elle monte à l’assaut des Tuileries, coiffe Louis XVI du bonnet phrygien et lui demande de boire un verre de vin rouge.
25Derrière le geste symbolique et l’humiliation apparemment gratuite se profile le besoin de se créer un garde-fou et un exutoire, comme ce sera le cas, en bien plus violent, lors des massacres de septembre. Le roi a pris une valeur symbolique différente de celle qu’il avait dû adopter en devenant monarque constitutionnel et qu’il n’avait du reste jamais vraiment acceptée. Il est désormais pour la foule le gage de son existence ; elle existera tant qu’elle aura du pouvoir sur l’exécutif – désormais plus que théorique – qu’il représente. Louis XVI a dû se plier à ses exigences et la relation faite par Restif montre combien il a cessé d’exister en tant que monarque, voire en tant qu’homme et même symbole pour devenir un simple exutoire. Il n’est plus qu’un otage désormais : pouvant jouer de lui comme d’une marionnette, la foule se rassure sur ses propres possibilités d’action, donc de survie :
Il ne fut en aucune manière manqué de respect au chef du pouvoir exécutif ; on ne proféra aucune injure contre sa famille, et l’on se retira vers les 6 heures, après environ 3 heures de séjour dans les appartements18.
26En fait, l’incident a été beaucoup plus grave que ne l’indique Restif. Le « séjour » a commencé par un véritable assaut causant la mort de plusieurs gardes ; les assaillants fouillent les meubles de la reine qui, une fois de plus, n’échappe que de justesse à la mort ; le roi est contraint de boire, non au verre, mais au goulot. Ces détails montrent que la déchéance de la famille royale est consommée aux yeux d’une foule qui se l’est appropriée et n’hésite plus à violer son intimité. L’atmosphère de violence s’aggrave avec la fuite manquée de Varenne (juin 1791), allant de pair avec une pression accrue des armées étrangères. Les Parisiens mesurent soudainement combien le monarque est, même par le sang, plus proche de l’étranger que des Français19. La haine, qui se cristallisait sur Marie-Antoinette, rejaillit désormais sur lui et il ne regagne Paris que pour être emprisonné au Temple le 10 août 1792, ignorant que ce sera pour lui l’antichambre de la mort. La période allant d’août 1792 à janvier 1793 porte la tension à son paroxysme. Paris est en état de siège, le manifeste de Brunswick est connu de tous, la suspicion et la crainte sont générales. La moindre parole suffit pour déclencher les effets les plus extrêmes. C’est ainsi que Restif attribue les massacres de septembre à une cause tout à fait incidente : un homme que l’on s’apprête à exécuter sommairement, annonce que les détenus des différentes prisons parisiennes ont été armés et qu’ils ne tarderont guère à écraser la Révolution. Contrairement à ce qui s’est passé lors de l’instauration de la loi martiale, il n’y a pas d’émeute, mais la réponse à la fois inhumaine et cohérente d’une foule qui cherche à tuer d’abord pour s’assurer de sa capacité de survie, sans s’inquiéter de la véracité des accusations portées. Tuer devient une manière d’antidote à la mort potentielle, peut-être inévitable, symbolisée par le péril extérieur, qui prend les Parisiens en tenaille, pour le plus grand malheur des détenus, victimes d’un simulacre de justice :
Les tueurs étaient à la porte, en dehors comme en dedans. Les juges étaient dans la salle du geôlier. On leur amenait les prisonniers. On leur demandait leur nom. On cherchait leur écrou. Le genre d’accusation décidait de leur sort. Un témoin oculaire m’a dit que, souvent, les tueurs de l’intérieur prononçaient avec les juges20.
27Tuer signifie que l’on est en vie et capable de se défendre ; les malheureux détenus sont le substitut des Autrichiens, Prussiens et émigrés. Les massacres s’effectuent méthodiquement, prison par prison (Châtelet, La Force, La Salpêtrière puis St Firmin où se trouvent enfermés les prêtres réfractaires et les galériens). Même si la foule échappe, en raison de son importance numérique, à la condamnation, Restif ne peut contenir une certaine gêne devant les scènes d’horreur qu’il décrit. Il essaie de s’en dédouaner de plusieurs manières, invoquant en premier lieu son devoir de témoin et d’écrivain :
Le 10 août avait renouvelé et achevé la Révolution : les 2, 3,4 et 5 septembre jetèrent sur elle une sombre horreur. C’est avec impartialité qu’il faut décrire ces événements atroces, et l’écrivain doit être froid, lorsqu’il fait frissonner son lecteur. Aucune passion ne doit l’agiter ; sans cela, il devient déclamateur, au lieu d’être historien21.
28En second lieu, il tente d’absoudre les Parisiens de souche auxquels il s’identifie :
Vers les deux heures, j’entends passer sous mes fenêtres une troupe de cannibales, dont aucun ne me parut avoir l’accent du Parisis ; tout était étranger. Ils chantaient, ils mugissaient, ils hurlaient22.
29Il va plus loin, car sans cela il y aurait simple réitération, à grande échelle, des massacres précédant le 14 juillet 1789 : la foule est désormais investie de l’héroïsme romain. Derrière le recours à la caution historique et contrairement à ses déclarations d’intention, Restif est devenu « déclamatoire », et quelque peu incohérent :
Dans cette nuit terrible, le peuple faisait le rôle des grands d’autrefois qui s’immolaient dans le silence et sous le voile de la nuit, tant de victimes innocentes ou coupables ! C’est le peuple qui régnait cette nuit ; et qui, par un horrible sacrilège de ces agitateurs, était devenu despote et tyran23 !
30Comme de coutume, les « agitateurs » absolvent le peuple de tout. Mais Restif ajoute quelques sophismes pour expliquer ces massacres, trop embarrassés pour être crédibles : seuls les prêtres étaient visés. On a organisé un massacre général afin de dissimuler cette finalité. De la sorte, la foule assassine est innocentée car, dit Restif, les prêtres étaient coupables de trahison envers la Nation et ils n’ont reçu qu’un juste châtiment, simplement, ils n’ont pas été jugés en bonne et due forme. Le peuple a anticipé un jugement qui serait tombé de toute façon. L’écrivain déplore certes les dommages collatéraux, ainsi le sort des galériens, ajoutant cependant que la vie qui les attendait n’était qu’une mort lente, qu’elle ne valait pas la peine d’être vécue.
31L’auteur a donc profondément évolué depuis le début de la Révolution ; la manière dont il traite Louis XVI en est révélatrice. Sous la Constituante, le roi laisserait plus de souvenir « que dix rois ensemble » ; sous la Convention il n’est plus que Louis ou « le chef de l’exécutif », avant de devenir l’accusé Louis Capet. Cette position rapproche l’auteur des tendances dures, mais l’opportunisme n’en est pas absent, comme il le reconnaît lui-même24Jamais il n’apparaît affilié à une section quelconque, à l’inverse du Marquis de Sade, libéré de Charenton par la Révolution, devenu le citoyen Sade et qui, dans la Section des Piques, la plus radicales de toutes, à laquelle appartenait également Robespierre, joue avec enthousiasme les commissaires de quartier. Au contraire de Chamfort, « souffleur » de Mirabeau et qui a longtemps travaillé à l’éclosion de la Révolution avant d’être broyé par elle, l’intérêt de Restif est ailleurs ; il ne se préoccupe pas d’être acteur, mais pour rien au monde il ne renoncerait à sa mission de spectateur. Il devient de la sorte un témoin privilégié et sélectif, des événements qui font l’histoire en même temps de cet envers de la société, où le dévoiement sexuel, consortant fréquemment avec le crime, joue un rôle de premier plan.
L’univers secret de Restif. Voyeurisme et dévoiements
Le bas monde parisien
32Restif hante les lieux où il peut voir du monde : curiosité de journaliste, voyeurisme, peut-être aussi hantise de la solitude, car à cette époque son atelier d’imprimeur est fermé et son foyer désert : il est séparé de sa femme, ses filles ne sont plus avec lui et il doit craindre l’hostilité de son gendre Augé, mari de sa fille favorite, Agnès. C’est ainsi qu’il fréquente les cafés, notamment le café Manouri, mais surtout le Palais-Royal, à la fois centre d’attractions, de prostitution, d’agitation révolutionnaire ; un peu plus tard ce seront les séances de la Convention où il lie conversation avec toutes sortes de spectatrices, aristocrates aussi bien que femmes du peuple. Dans les récits qu’il recueille alors, la dépravation sexuelle occupe une place considérable. Lorsque c’est la foule qui est en jeu, tout est franc et vulgaire, comme au moment où les « dames » de la Halle reconduisent la famille royale de Versailles aux Tuileries :
Il y en avait une jeune, assez jolie qui, montée sur un canon, que traînaient deux chevaux, paraissait la générale de son sexe : « Eh bien, me fuit-on ? Disait-elle sans cesse [...] » elle montrait une partie de ses charmes et ne s’embarrassait guère. On assure même que quelqu’un en ayant admiré une certaine position, elle répondit : « Ce sera pour le grenadier qui aura le mieux fait son devoir25 ! »
33Par contre, lorsqu’il explore le trottoir parisien, il est pris dans une atmosphère délétère qui est celle du vice intemporel et universel, indifférent aux fluctuations politiques. Un soir, une maquerelle spécialisée dans les jeunes enfants le prend pour un client potentiel et lui donne des détails sur son commerce. Apparaît un trafic très organisé ; les enfants peuvent être achetés à des familles pauvres ; leurs nourrices peuvent être circonvenues afin de déclarer faussement leur décès ; souvent aussi, il s’agit d’enfants adultérins ou naturels, retenus dès le ventre de leur mère. C’est une cruauté impersonnelle, toute sadienne qui transparaît lorsque la maquerelle lui dépeint leur sort :
Quelquefois cependant [...] les clients les forcent, et assez souvent la mort s’ensuit pour les petites filles. On paie alors l’enfant comme on paie un animal grevé de fatigue, un prix convenu d’avance, entre les parents et la matrulle, qui gagne toujours sur le marché ; elle a ainsi son intérêt à sacrifier les enfants. [...] « Nous sommes heureuses, ajouta-t-elle, quand, dans les efforts, on ne nous rompt, on ne nous estropie pas un joli enfant. Ce n’est que demi-mal, quand un libertin ne fait que leur donner la vérole : nous avons des gens pour les traiter. Quand un enfant est trop délicat, nous ne faisons que le blanchir pour le faire durer six mois, pendant lesquels nous le mettons à toute sauce26... ».
34Durant la Révolution, la frénésie sexuelle s’empare d’un Paris virtuellement en état de siège. Érotisme, et sexualité sont devenus indissociables, complémentaires du Paris diurne et de sa dimension collective, le paroxysme étant marqué par les viols collectifs lors des massacres de septembre. La thématique nocturne se situe en contrepoint complémentaire de celle-ci. Elle engage un nombre de personnages réduit, caractérisés le plus souvent par une simple appellation permettant de les situer (« Une dame bien mise », « une jeune fille d’environ seize ans »...). La rencontre avec les informateurs se fait par hasard, souvent sous l’effet de la crainte d’une agression, car les rues sont peu sûres, entre les bandits déguisés en gardes nationaux, les prostituées voleuses et les comités de salut public. Les honnêtes gens se rassemblent autour d’un Restif qui trouve alors de quoi satisfaire sa curiosité, par exemple dans la « Dix-neuvième Nuit » :
Cette scène m’avait fort occupé. Pendant qu’elle durait, j’avais été abordé par un jeune homme, connaissance de café, qui avait recueilli deux femmes isolées, la mère et la fille [...] Elles se mirent avec d’autres femmes, à qui j’avais parlé ; ainsi elles formèrent une compagnie nombreuse et rassurante. Nous nous promenâmes27.
35Dans les histoires nocturnes, la sexualité joue un rôle essentiel, les viols, fréquents dans les mouvements de foule, reparaissent sous forme d’obsession sexuelle, notamment incestueuse (« La fille violée », « La fille parcheminée par sa mère », « La fille culottée »). Nombre de ces récits mettent en scène une fille jeune et jolie désirée par un homme plus âgé et tout-puissant, amoral et cruel, ayant pour lui la force physique comme l’autorité légale.
Récits et histoires
36Ces histoires et anecdotes insérées dans les Nuits se lisent comme autant de nouvelles, dans lesquelles Restif met en scène l’envers de la foule : l’histoire privée des Parisiens, réelle ou inventée. Le récit est fondé sur l’alternance des scènes collectives et des histoires intimistes Dans la première partie celles-ci sont en général édifiantes, introduisant des jeunes filles pauvre et jolies désirées par des hommes riches qui écoutent la voix du bien et font leur bonheur au lieu de les deshonorer. C’est dans ce sens que vont par exemple « Les Deux n’en font qu’Une28 ». Parfois il y a un accroc dans la morale, ainsi dans « Les Trois n’en font qu’Une » où un jeune homme, incapable de se décider entre trois sœurs, épouse l’une d’entre elles et garde les deux autres pour maîtresses, faisant passer les très nombreux enfants qui en procèdent pour des triplés successifs mis au monde par sa femme. Mais les apparences, et surtout les liens familiaux, sont sauvegardés ; on se trouve tout au plus dans le vaudeville.
37Dans la deuxième partie, elles se caractérisent au contraire par une noirceur croissante, parallèle à l’aggravation de la tension politique, de la détresse matérielle et de la violence qui se généralise, notamment lors des massacres de septembre. Lorsqu’il relate ces derniers, l’auteur s’attarde avec complaisance sur certaines scènes horribles comme la mort de la princesse de Lamballe :
Enfin, je vis paraître une femme pâle comme son linge, soutenue par un guichetier. On lui dit d’une voix rude : « Crie Vive la Nation ! » « Non ! Non ! », dit-elle. On la fit monter sur un monceau de cadavres [...] On lui répéta de crier vive la Nation ! Elle refusa dédaigneusement. Alors un tueur la saisit, arracha sa robe et lui ouvrit le ventre. Elle tomba et fut achevée par les autres. [.] quand je revins à moi, je vis la tête sanglante. On m’a dit qu’on fut la laver, la friser, la mettre au bout d’une pique, et la porter sous les croisées du Temple. [...] Cette infortunée était Mme de Lamballe29 !
38Les massacres de femmes prisonnières à La Force, où périssent les détenues condamnées pour mœurs sont d’une violence identique, tandis que les orphelines élevées dans l’enceinte du pénitencier deviennent la proie des libertins :
Les libertins parcoururent tous les dortoirs, au moment où les jeunes filles venaient de se lever. Ils choisissent celles qui leur plaisent, les renversent sur leurs couchettes, en présence de leurs compagnes et en jouissent. Aucune de ces filles ne fut violée car aucune ne résista. Avilies comme des négresses, elles obéissaient au signe de se renverser. Celles qui plurent solidement furent emmenées par les libertins30.
39Les récits enclavés sont centrés de la même manière sur le viol, l’inceste, voire le meurtre, mais demeurent confinés à la sphère de la vie privée où le secret et la discrétion couvrent tous les débordements. Là encore, l’histoire est toujours introduite par une rencontre : durant ses pérégrinations nocturnes, Restif est amené à secourir quelqu’un, ou bien il surprend une conversation, ou encore il rencontre une personne qui l’intéresse, avec qui il noue la conversation. À chaque fois celle-ci lui raconte son histoire, il s’agit donc de « choses vues », mais indirectement. L’auteur insiste sur la véracité de ce qu’il décrit, en dépit de son caractère parfois invraisemblable et du fait qu’il n’en est pas le témoin direct, car il se contente de recueillir le récit d’autrui. Aux vertus ou à l’amoralisme anodin des bourgeois succède une sexualité débridée, reprise en fin de volume par les vices de l’aristocratie. La première concerne essentiellement des pères incestueux avides de posséder leur fille tandis que leur épouse tente de contrecarrer leurs desseins (l’« Histoire de la Fille Parcheminée par sa mère » raconte comment une mère fait fabriquer pour sa fille une sorte de masque destiné à faire croire au père qui la désire, que l’enfant a été défigurée par la petite vérole). Ces pères incestueux (comme l’était Restif) ne reculent pas devant la brutalité et la « famille » se compose alors de deux forces antagoniste : le père amoral et bestial, la mère attentive, qui se disputent une enfant innocente. Le plus souvent, la finesse et la prévoyance maternelles l’emportent, faible écho aux fins heureuses caractérisant le vaudeville bourgeois : la moralité a disparu, mais une certaine morale est préservée par des mères aimantes et déterminées.
40Lorsque Restif s’attaque à la noblesse, la luxure se double de cruauté active. En témoigne l’histoire de « La Dame qui prostitue une autre pour sa Fille » où, pour se venger d’une famille également noble, un aristocrate de haut rang tente de faire enlever la fille de la maison pour la renvoyer, déshonorée, à sa mère. Mais celle-ci le prend de vitesse et n’hésite pas à lui substituer une orpheline masquée, avant de lui révéler la supercherie. L’échange de correspondance entre les adversaires est édifiant :
Enfin, il trouva sur la dernière feuille, ces mots : « Monstre : tu crois avoir possédé la fille du duc de *** ton ennemi. [...] Celle que tu as eue est une orpheline, prise dans une maison d’éducation. Rougis, et gémis. »
Une heure après l’arrivée de l’orpheline, je reçus cette réponse :
« Je ne crois pas ce que la fureur te dicte. C’est ta fille : mes espions me l’ont assuré : mais sache que les deux dernières fois, ce n’est pas moi qui en ai joui, mais le valet du bourreau de ***.
[...] Il fit chercher dans quelle pension j’avais pris une orpheline, et il le découvrit facilement. Jugez quelle a dû être sa fureur et son désespoir, quand il a eu trouvé cette enfant, qu’il l’a eu reconnue, pour celle qu’on lui avait amenée, et qu’il n’a pu douter que ce ne fût une fille naturelle, dont il faisait payer indirectement la pension par une ex-femme de chambre31. »
41C’est le monde de Laclos, le monde d’hier, et celui de Sade, le monde du fantasme et de l’actualité qui s’entrouvre ici. La cruauté intelligente est associé à l’aristocratie, comme la bestialité l’était à la roture ; elles se rejoignent dans la dimension sadique qui réifie l’être humain pour en faire un exutoire au désir de jouissance ou de vengeance. Plus on s’élève dans l’échelle sociale, plus la dépravation s’accroît. Ainsi, « Les trois tribunitiennes » (« 3e Nuit Surnuméraire ») ont été louées par leur propre père à un aristocrate libertin qui les a traitées en jouets sexuels. Cette dépravation recèle occasionnellement des connotations historiques. Lors d’une autre rencontre, un vieillard raconte à Restif (« Les Jacobines des Tribunes », « Troisième Nuit Surnuméraire ») comment il a été victime, au règne précédent, de la rivalité entre Choiseul et la Pompadour. Sa femme a été déshonorée sur ordre du roi Louis XV ; lui-même n’a dû son salut qu’à la fuite tandis que des amis fidèles se chargeaient d’élever ses fils sous des noms d’emprunt. Il y a ainsi une justification implicite de la Révolution sur le plan éthique et moral. L’aristocratie et la royauté sont montrées perverses et criminelles par essence ; la Révolution est leur châtiment, d’autant plus violent qu’il a été longtemps différé. L’évocation des vices des générations passées, entretenus par un pouvoir sûr de son impunité, vient compléter l’image d’un monarque incapable et traître à sa patrie : rien ne s’oppose désormais à la liquidation physique de l’Ancien Régime à travers celle de ses représentants subsistants. De manière significative, l’ouvrage se termine sur le procès et l’exécution de Louis XVI en janvier 1793, suivis par ceux de Marie-Antoinette en octobre de la même année.
42Personnalité solitaire, journaliste opportuniste, Restif de la Bretonne trouve dans la foule parisienne, nocturne ou diurne, le matériau lui permettant de combler, plus que la nécessité matérielle de publier, son goût irrépressible de l’écriture. Sous sa plume, la foule se montre inséparable de la notion de transgression. Celle-ci apparaît en premier lieu à travers la violence meurtrière caractérisant les manifestations de masse lors desquelles le peuple parisien utilise comme exutoires à ses incertitudes et à ses propres peurs les infortunés dont le sort est entre ses mains, notamment, aux opposés de l’échelle sociale, la famille royale et les détenus de tout ordre, qui ont en commun d’être pareillement indésirables. En second lieu la transgression est celle de l’amoralisme qui, dans son désir de jouissance, n’hésite pas à traiter autrui en moyen au service d’une fin déterminée par le bon plaisir du plus fort. De la sorte, par le biais de l’orgie sanguinaire et du machiavélisme raffiné, Restif établit une manière de lien entre Laclos et Sade, tous deux produits de l’Ancien Régime, plus engagés dans la Révolution qu’il ne le fut jamais ; les Nuits Révolutionnaires sont la chronique de « choses vues » que le premier n’a jamais pu réaliser à la mesure de son désir et que l’autre n’a dépeintes que sous forme romanesque.
Notes de bas de page
1 Livre de poche classique p. 18.
2 Ibid., p.19-20.
3 Au sein du peuple, la théorie du complot aristocratique pour expliquer toutes les difficultés était très largement répandue. Elle se renforça encore durant la tenue des États Généraux, lorsque, par exemple, les représentants de la noblesse refusèrent le vote par tête. Le pillage de la manufacture de papiers peints de Réveillon, un patron libéral, dont il est question ici, et qui eut lieu le 27 avril 1789, fut tout particulièrement imputé au duc d’Orléans.
4 Op. cit., p. 18.
5 Ibid., p. 58-59.
6 Ibid., p. 59.
7 Ibid., p. 47.
8 Ibid., p. 73.
9 L’émigration commence le 17 juillet 1789, emmenée par les frères du roi. Le comte d’Artois part pour les Pays-Bas avec ses enfants, suivi par le prince de Condé et sa famille ; les Polignac gagnent la Suisse et le maréchal de Broglie le Luxembourg.
10 Op. cit., p. 102-103.
11 Ibid., p. 113.
12 Il précise d’ailleurs, très honnêtement, qu’il n’a pas vu tout ce qu’il relate, réfutant par avance toute prétention à une objectivité qui, en fin de compte, ne l’intéresse pas : « J’ai déjà donné l’avertissement que je mettais toujours mes récits à la première personne, pour ne pas varier mal à propos le style. Mais je dois à la vérité avertir que certains faits n’ont pas été vus par moi. Qu’importe, s’ils l’ont été par des personnes qui me valent bien, à tous égards, pour la véracité ? » (p. 190).
13 Les Nuits Révolutionnaires se composent de deux parties ; la première compte huit Nuits, la seconde vingt et une, mais elles sont d’un volume comparable. À cela s’ajoutent cinq « Nuits Surnuméraires » relatant essentiellement des événements intéressant la province.
14 Ibid., p. 208.
15 Restif ne s’étend jamais sur les débats politiques, se bornant à signaler l’existence de divers courants (« maratistes », « robespierristes »), mentionnant l’existence de clubs, le nom de Robespierre à l’occasion. Le seul révolutionnaire sur lequel il s’étende quelque peu est Marat, à l’occasion de son assassinat, qu’il relate en détail et en s’attardant sur la personne de Charlotte Corday (p. 367ss).
16 Ibid., p. 223.
17 Ibid., p. 225.
18 Ibid., p. 279.
19 Cf. A. Soboul : La fuite du roi constitua un élément décisif dans le renforcement de la conscience nationale parmi les masses populaires. C’est alors que le peuple sentit profondément [...] le lien qui existait entre Louis XVI et l’étranger. [...] Le peuple se mobilise donc à partir de Varennes. L’Assemblée Nationale tire 100 000 volontaires de la garde nationale. Les cordeliers soulèvent le peuple de Paris. (Précis d’Histoire de la Révolution Française Éditions sociales Paris 1972 p. 183-184).
20 Op. cit., p. 260.
21 Ibid., p. 259.
22 Ibid., p. 261.
23 Ibid., p. 264.
24 Un autre avis est nécessaire à donner, c’est que les faits sont écrits à mesure, et dans l’opinion alors dominante ; j’ai pensé que je devais laisser ce vernis, parce qu’il est historique autant que la narration elle-même. (p. 190) De même son éloge de Marat est plein de flagornerie et, à la fin de sa vie, lorsque la Révolution ne sera qu’un souvenir, Restif n’hésitera pas à se renier.
25 Ibid., p. 108.
26 Ibid., p. 227-228.
27 Ibid., p. 312.
28 Il en est de même pour « Les huit sœurs et les huit amis », « La gradation », « L’amante du mérite ».
29 Op. cit., p. 266.
30 Ibid., p. 271.
31 Ibid., p. 204.
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