Kierkegaard et la foule
p. 43-51
Texte intégral
1Celui qui souhaita voir inscrit, pour toute épitaphe, sur son tombeau : « Il fut l'Individu », ne pouvait que s'opposer à « une conception de la vie pour laquelle là où est la foule, là aussi est la vérité », et par conséquent au fait que « la vérité est dans la nécessité d'avoir pour elle la foule ». Car c'est au nom de ce parti pris illusoire que la société accorde une signification décisive, pour Kierkegaard, au vote, au « tapage », aux joutes oratoires, à l'opinion, à tout ce qui, au contraire, témoigne pour lui que « la foule est le mensonge ».
2Bien avant les analyses de Heidegger sur le monde du « on », Kierkegaard décèle l'aliénation au nombre, à l'abstraction et le poids de l'inauthentique que véhiculent les fausses valeurs sociales liées à l'idéalisation d'un universel trompeur dont sont victimes ses contemporains. Le carcan du quantitatif se fait sentir dans trois domaines majeurs de l'existence humaine, celui de la politique, celui de la presse et celui de la religion. Or la délivrance ne pourra venir que d'un renversement de point de vue permettant le triomphe de la vérité sur un ordre établi par une sociabilité destructrice.
3Un tel renversement de point de vue ne peut s'opérer qu'à partir d'une analyse lucide de ce qu'est la foule, pour dénoncer les formes d'aliénation que cette dernière peut engendrer. Au siècle du romantisme et du triomphe de la « belle âme mourant d'ennui », Kierkegaard réaffirme après Hegel, et surtout après Socrate, que la mission du philosophe est avant tout de se mêler à ses concitoyens. La tentation de la tour d'ivoire, ou même celle du mystique se choisissant hors du monde doivent être rejetées. La solitude indifférente est une mauvaise solution, une fuite des autres et de soi-même. L'exemple de Socrate est à cet égard significatif pour Kierkegaard : Socrate enseignait au milieu des hommes, sur l'agora, mais il n'en méprisait pas moins la foule que le sophiste démagogue ne savait que flatter. Dès septembre 1846, rêvant d'être « un nouveau Socrate », Kierkegaard se positionne par rapport à une vision aristocratique, au sens étymologique du terme, qui n'a rien de commun avec un élitisme ostraciste. « Certes, je suis aristocrate, affirme-t-il, (et c'est ce qu'a été et reste tout homme en vérité conscient de vouloir le bien, et on les compte), mais je veux avoir ma place dans la rue, au milieu des humains, là où est le danger et la résistance. Je ne veux pas d'une vie lâche et molle, à distance des autres dans des cercles fermés sous la garde d'un trompe-l'œil... On doit exister pour tous les autres hommes et non, dans un égoïsme de caste, rechercher un profit : fût-on même raillé par la foule, on est pourtant pour elle, par là même, un rappel1 ».
4Un tel passage témoigne bien de l'héritage socratique, du refus du faux élitisme, de l'ostracisme fondé sur l'exclusion, qui caractérise l'esprit de caste avec lequel se confond à tort la revendication moderne de l'aristocratie. S'il doit y avoir aristocratie, pour Kierkegaard, c'est au sens d'une reconnaissance des meilleurs, comme idéal à atteindre, un idéal auquel chacun peut et doit prétendre.
5Aussi, ce que notre auteur va peu à peu exclure, c'est la foule. Dans l'appendice au Point de vue explicatif de mon œuvre, il précise que cette notion ressort bien du numérique. « “La foule” est le nombre, le numérique ; un nombre de nobles, de millionnaires, de grands dignitaires, etc., dès qu'ils agissent par le nombre, deviennent “foule”, la “foule”2 ».
6La foule ainsi conçue est par excellence le lieu de l'anonymat le plus impersonnel et le plus dangereux. Elle est négatrice de la véritable dimension d'autrui, cet autrui qui doit être au contraire la préoccupation majeure de « l’aristos ». Car la foule réduit l'homme à n'être qu'un exemplaire d'une espèce, elle réduit le dialogue au bavardage, la communion à la promiscuité.
7Bien plus, dans une perspective de psychologue des foules, Kierkegaard remarque que l'homme connaît une véritable mutation au sein de l'hyper individualité que développe la foule. Mais loin de gagner un supplément d'être, il devient une abstraction : l'hyper individualité est synonyme d'abandon de la responsabilité personnelle. C'est pourquoi : « Jamais le plus lâche d'entre les lâches, pris individuellement ne l'est comme l'est toujours la foule ». D'où le caractère incontrôlable des mouvements de foule, les phénomènes d'escalades et de folies collectives.
8À partir de là, toute la réflexion politique de Kierkegaard va s'élaborer contre cette notion de foule. Il le souligne explicitement dans son Journal, en janvier 1847 : « La foule, écrit-il, c'est là au fond ce que vise ma polémique et j'ai appris çà de Socrate ». À la tyrannie du nombre, notre auteur va opposer un pouvoir authentique qui ne se mesure pas au nombre de personnes qui l'ont plébiscité ou au nombre de personnes qui y sont assujetties. « Ce n'est qu'une pauvre idée de la dialectique du pouvoir, soutient-il, que de le croire plus grand plus il contraint et assujettit. Non, Socrate alors a mieux compris que l'art du pouvoir est précisément de rendre libre ». L'idéal de la politique n'est pas plus d'exercer un pouvoir que de rendre sujet, au contraire, le plus beau rêve de la politique pour Kierkegaard, c'est de « réaliser la parfaite égalité humaine », seule expression authentique de la liberté. Pour lui, comme pour Rousseau, l'homme n'est fait ni pour commander ni pour obéir ; liberté et égalité sont indissociables. Or le triomphe de la multitude, de la foule, qui génère par réaction des maîtres et des esclaves, est incompatible avec ce rêve, il confond égalité et nivellement. C'est pourquoi la foule est inhumaine « Qu'est-ce que l'humain ? », se demande encore Kierkegaard dans son Journal, et il répond : « L'égalité entre les hommes ». « L'inégalité est inhumaine », ajoute-t-il.
9Si Kierkegaard est convaincu d'avoir compris son temps, la réciproque, pour lui, n'est pas vraie. Fin 1847, il confie à son Journal : « Ce qui rend ma position des plus difficiles dans la vie publique, c'est que les hommes sont hors d'état de comprendre ce contre quoi je lutte. Faire front contre la foule, c'est dans l'idée de la plupart parfaitement absurde, car la foule est la pluralité, et le public n'est-il pas justement le pouvoir sauveur, ces ligues amies de la liberté d'où doit venir le salut ».
10Bien de loin de libérer, le pouvoir de la foule est aliénant. Et dans une analyse très profonde Kierkegaard va déceler l'aliénation réciproque des gouvernants et des gouvernés que génèrent inexorablement les mécanismes de pouvoir liés au quantitatif.
11Pour ce faire, Kierkegaard va dénoncer les politiciens démagogues, soumis au suffrage populaire et qui ne peuvent garder leurs mandats qu'en bernant la foule qu'ils prétendent servir. La tyrannie du nombre est là encore le grand « péché » de la politique.
La foule, c'est le mensonge, précise-t-il C'est pourquoi, au fond, nul ne méprise plus la condition de l'homme que ceux qui font profession d'être à la tête de la foule. Que l'un de ces meneurs voie un homme venir le trouver : certes, il ne s'en soucie pas ; c'est beaucoup trop peu ; il le renvoie orgueilleusement ; il ne reçoit pas à moins de centaines. Et s'il y en a mille, il s'incline alors devant la foule et distribue force courbettes ; quel mensonge ! Non, quand il s'agit d'un homme isolé, on doit exprimer la vérité en respectant la condition humaine ; et si peut-être, suivant le langage cruel, il s'agit d'un pauvre diable d'homme, on a le devoir de l'inviter chez soi dans la meilleure pièce et, si l'on a plusieurs voix, de prendre la plus charitable et la plus amicale : cette conduite est la vérité3.
12La démagogie est une solution de facilité, car « il ne faut pas un grand art pour gagner la foule ; il suffit d'un peu de talent, d'une certaine dose de mensonge, et d'un peu de connaissance des passions humaines4 ».
13Ainsi Kierkegaard a eu le mérite de déceler, bien avant la vogue des sondages d'opinion, quel mécanisme aveugle finit par asservir au nombre et le politicien et la foule. La dialectique du maître et de l'esclave, chère à Hegel, trouve ici un prolongement dérisoire. Car non seulement le maître, le politicien, est esclave de l'esclave, la foule, mais tous deux sont esclaves du nombre, c'est-à-dire d'une abstraction.
14À ces politiciens démagogues, il faut opposer deux témoins de la vérité qui furent justement deux incompris de la foule : Socrate et le Christ. Il ne pouvait en être autrement, car si la foule pardonne à ses suborneurs, elle ne peut accepter les témoins de la vérité : « Tout homme qui veut en vérité servir la Vérité est eo ipso martyr d'une façon ou d'une autre5 ». Il faut, au contraire, tirer parti de cette incompatibilité entre le témoin de la vérité et la foule. Nul témoin de la vérité ne doit mêler sa voix à celle de la foule.
15Que doit faire alors le témoin de la vérité ? Il ne doit, en aucune façon, se complaire dans un splendide isolement, nous l'avons vu. Il a pour tâche, nous dit Kierkegaard, de se commettre si possible avec tous, « mais toujours individuellement, de parler à chacun isolément, dans la rue et sur la place – pour disperser –ou de parler à la foule, non pour la former, mais pour que tel ou tel s'en retourne chez lui de l'assemblée pour devenir l'Individu6 ».
16Si Kierkegaard met l'accent sur le danger qu'il peut y avoir à s'adresser à la foule, c'est pour mieux valoriser le dialogue, qui ne peut s'instaurer que d'Individu à Individu. Car dans l'anonymat de la foule, aucun dialogue véritable ne peut s'établir. Ou bien on ne transmet rien, ou bien on transmet n'importe quoi.
17L'un des exemples les plus révélateurs de ce viol des foules par la communication inauthentique est à trouver dans la presse. Et l'on peut louer à la fois la lucidité et l'intuition prophétique de Kierkegaard dans un siècle qui ne connaissait qu'une montée des médias encore embryonnaire. Il soutient déjà que la presse, où un anonyme parle à d'autres anonymes, est une des misères de notre temps. Car le domaine de la presse demeure le domaine de l'anonymat. Les lecteurs sont anonymes, même s'ils déversent leurs opinions dans le courrier des lecteurs. La signature des articles peut donner une illusion d'absence d'anonymat, mais elle donne surtout l'illusion au lecteur de connaître un auteur qui restera pour lui un inconnu dont il sait le nom. Et la plupart du temps, sous l'anonymat de l'information, se glissent la déformation, la propagande et la calomnie. Kierkegaard y est d'autant plus sensible qu'il en fut victime dans l'épisode qui l'opposa au journal Le Corsaire.
Quand je vois qu'un anonyme, écrit-il, peut faire dire par la presse jour après jour (et même en matière intellectuelle, éthique et religieuse) tout ce qu'il veut, des choses dont il n'aurait peut-être nullement le courage de faire, personnellement, la moindre mention en tant qu'Individu ; quand je vois que, chaque fois qu'il ouvre – je ne saurais dire sa bouche, mais sa gueule, en une seule fois à mille fois mille personnes, il peut avoir dix mille fois dix mille personnes pour répéter ce qu'il a dit – sans que nul n'ait de responsabilité ; je soupire quand je vois qu'à la différence de l'Antiquité où elle ignorait relativement le repentir, la foule est cet être tout-puissant, mais absolument dénué de repentir, qu'on appelle : personne, qu'on a un être anonyme pour auteur, qu'un résidu anonyme constitue le public, parfois même composé d'abonnés anonymes, c'est-à-dire de personne7.
18Là aussi il y a inversion de la finalité première. La presse, qui pouvait être un moyen privilégié de communication, risque d'aboutir à la ruine de tout échange véritable, au profit d'opinions stéréotypées qui se donnent pour la vérité ou veulent tenir lieu de culture.
19L'aboutissement d'un tel processus est la disparition de la notion de prochain. La catégorie du prochain ne peut se manifester, pour Kierkegaard, qu'à partir du moment où l'on accepte d'honorer tout homme, pris isolément, quel qu'il soit, c'est-à-dire indépendamment de sa fonction sociale ou même de ses qualités propres. Car le prochain « est le terme d'une vérité absolue qui exprime l'égalité humaine ; si chacun aimait en vérité son prochain comme soi-même, on aurait inconditionnellement atteint la parfaite égalité humaine : tout homme qui, avouant comme je le fais, affirme Kierkegaard, la faiblesse et l'imperfection de son effort, s'aperçoit pourtant que sa tâche consiste à aimer le prochain, reconnaît aussi en quoi consiste l'égalité humaine8 ».
20Le démagogue est incapable d'aimer le prochain parce qu'il prétend aimer la foule. Aimer la foule, ou feindre de l'aimer, c'est en faire le tribunal de « la vérité » ; ce chemin conduit toujours, ajoute Kierkegaard, à l'obtention du pouvoir et à toutes les sortes d'avantages temporels et mondains, et il est en même temps le mensonge.
21C'est pourquoi il convient d'affirmer que l'Individu est bien « la catégorie chrétienne décisive ». Dieu s'adresse à l'Individu, non à la foule. La notion d'édification personnelle est ici capitale. L'édification implique une relation encore plus personnelle que l'amour auquel elle est liée. Or, pas plus qu'on ne peut aimer en masse, on ne peut être édifié en masse. « Tout esprit un peu sérieux, soutient Kierkegaard, instruit de ce que c'est que l'édification, toute personne quelle qu'elle soit, de haute ou d'humble condition, sage ou simple, homme ou femme, qui s'est sentie édifiée et a ressenti en soi la présence de Dieu, m'accordera sans réserve qu'il est impossible d'édifier ou d'être édifié en masse, plus encore que d'être « aimé en quatre » ou en masse : l'édification a trait à l'Individu plus catégoriquement encore que l'amour9 ».
22La crise que Kierkegaard décèle dans l'Église de son temps et l'aliénation à la foule de la conscience religieuse de son époque vient, en partie, d'une conception erronée des rapports de l'Église et du siècle, des rapports du politique et du religieux. Car au nom d'une absence de séparation entre l'Église et l'État, au Danemark, les prêtres sont devenus des fonctionnaires et la fonction sacerdotale s'embrasse comme une carrière. Aussi, dès le n° 1 de L’Instant, Kierkegaard va-t-il montrer que les prêtres sont devenus les vrais fossoyeurs du christianisme.
23En premier lieu, parce qu'ils ont réduit le christianisme à un spectacle, au pire sens du spectacle théâtral. Le culte s'épuise dans la recherche de l'effet, qu'il s'agisse d'effets de voix ou d'effets de manches. On ne recherche plus la vérité, mais le succès. Comment ne pas critiquer alors l'artifice d'un culte qui ne s'inscrit plus dans la vie même, qui devient un épisode en marge de la vie, une représentation célébrée dans un lieu appelé temple, alors que le vrai témoin de la vérité est celui dont la vie même est un culte ?
24Aussi les prêtres sont-ils responsables du sentiment de malaise qui saisit Kierkegaard devant ce qu'est devenue la religion. La responsabilité des prêtres est d'autant plus lourde que certains même sont de bonne foi, ce qui ne fait que souligner leur inconscience. « Le culte officiel, qui se prétend le christianisme du Nouveau Testament, est au point de vue chrétien un faux ; ce faux est tellement enraciné qu'il y a même des prêtres vivant avec une entière bonne foi dans l'illusion que tout est dans l'ordre et qu'il s'agit du christianisme du Nouveau Testament10 ».
25Qu'ils soient de bonne ou de mauvaise fois, le danger est le même, les prêtres deviennent de véritables « cannibales » et Kierkegaard se propose de nous le montrer. Car, qu'est-ce que le christianisme du Nouveau Testament ? La vérité qui souffre. Celle de la vie du Christ qui, du début à la fin, a été souffrance. C'est pour elle qu'a souffert l'apôtre, le martyr, le témoin de la vérité. Et le Christ ne nous a demandé qu'une chose : l'imitation.
26Mais que fait le prêtre ? « Il a des études et n'est pas fou. Les imiter, les suivre ! Belle proposition à faire à un homme intelligent ! Il faudrait d'abord qu'il ait changé et soit devenu fou pour s'aviser d'une pareille conduite11 ». Au lieu d'imitations, d'actes, le prêtre va se payer de mots et en tirer profit face à la foule :
Ne pourrait-on pas décrire les souffrances de ces magnifiques, ériger leurs doctrines en dogmes rationnels, pour en tirer un gros profit permettant à un homme désireux de jouir de la vie d'en avoir les moyens, de se marier et d'élever des enfants ? Autrement dit : ne pourrait-on convertir les magnifiques imitateurs en argent, les manger, vivre avec femmes et enfants de les manger ? Et tu as le mangeur d'hommes, le prêtre cannibale12 !
27Pour achever le portrait de ce prêtre, Kierkegaard ajoute : « Son cannibalisme est soigneusement conçu, habilement organisé ; il vise à ne vivre de rien d'autre pendant toute la vie et à permettre à la provision de nourrir un homme et sa famille en apportant un profit annuel croissant. Le prêtre, en son confortable presbytère de campagne, a la perspective de l'avancement ; sa femme est l'embonpoint même et la progéniture fait honneur aux parents. Et tout cela, grâce aux souffrances des magnifiques, du Sauveur, de l'apôtre, du témoin de la vérité ; c'est d'eux que le prêtre vit et se nourrit, d'eux qu'il rassasie les siens en jouissant allégrement de la vie13 ».
28Le christianisme est ainsi devenu un moyen au service d'une ambition. On ne vit plus le christianisme, mais on vit du christianisme. La pratique est d'autant plus honteuse qu'elle est inavouée, qu'elle se donne pour le véritable mode d'être chrétien, pour l'essence du christianisme.
29Ce phénomène dont les prêtres sont responsables s'inscrit en fait dans une dégénérescence globale du christianisme dont Kierkegaard a tenté de déterminer les étapes dans son ouvrage intitulé : L’Ecole du christianisme, qui fait écho à celui de Feuerbach : L’Essence du christianisme, Kierkegaard distingue trois stades de l'Église. D'abord l'Église militante, l'Église des témoins du Christ, ceux pour qui la vérité n'est pas une doctrine, mais reste le chemin. Puis vient l'Église triomphante, qui perd la notion essentielle de cheminement. « Ce qui a surtout contribué à l'hérésie de l'Église triomphante, soutient Kierkegaard, c'est d'avoir conçu le christianisme comme vérité où l'on distingue entre le chemin et le résultat, ou d'avoir conçu la vérité du christianisme comme un résultat, ou encore, si l'on veut, comme un reste, un produit14 ». Un produit qui doit servir à gagner la foule.
30C'est à partir de là que le christianisme devient avant tout une doctrine. Le plus grave, c'est que mettre l'accent sur la vérité comme résultat, c'est se condamner insensiblement à confondre le succès du christianisme et celui de l'humanité. Et l'on en vient à confondre le devenir de l'Église et celui du monde.
31Il faut chercher chez Hegel la source de cette confusion ; Feuerbach a donc beau jeu de montrer que, dans l'histoire, ce n'est pas Dieu qui se fait homme, mais l'homme qui se fait Dieu. Cependant, il convient de mettre en lumière la faille du raisonnement. L'analyse de Feuerbach ne vaut que dans le contexte de l'Église triomphante qui confond déjà le règne du divin et celui de l'humain. « L'accent porte sur la vérité comme résultat, sur l'humanité, la société, la communauté ». Une telle Église « a voulu instaurer le triomphe dans la temporalité et elle a de la sorte aboli le christianisme ». Mais l'analyse de Feuerbach ne peut atteindre les témoins de l'Église militante.
32Dans une troisième étape naît la chrétienté établie, qui repose sur la synonymie, la confusion entre l'humanité et la divinité. C'est bien cette chrétienté établie que vise Feuerbach en affirmant qu'il est temps de rendre à l'humanité ses droits, de lever le masque d'une déité qui risque d'être préjudiciable aux hommes. Kierkegaard admet non seulement le bien-fondé de la critique, mais il va même jusqu'à reconnaître aux « libres penseurs », Feuerbach et consorts, précise-t-il, la vertu d'avoir assumé « la tâche de défendre le christianisme contre les chrétiens de nos jours. La chose est que la chrétienté existante est démoralisée ; on a perdu tout respect au sens le plus profond (car ce respect tout en assurances est du néant) des obligations existentielles du christianisme. Or Feuerbach dit : Halte-là ! Si vous devez avoir le droit de vivre comme vous faites, vous devez aussi admettre que vous n'êtes pas chrétiens ! ».
33Feuerbach a bien saisi les exigences, mais ne peut se contraindre à s'y plier :
« [...] ergo, il préfère renoncer à être chrétien. Et le voilà maintenant dans cette position non sans raison, quelque grande que soit la responsabilité qu'il endosse. Car il est faux de dire, comme le fait la chrétienté existante, que Feuerbach attaque le christianisme, ce n'est pas vrai ; il attaque les chrétiens en montrant que leur vie ne répond pas à la doctrine du christianisme15 ».
34Ainsi l'Église est responsable de la falsification du christianisme et Kierkegaard reprend le mot de Luther : « Le feu de la colère de Dieu frappe le plus souvent les Églises ». Elle est devenue le centre du paganisme et les chrétiens ne sont plus que des « païens baptisés ». La religiosité se trouve donc bien plutôt du côté de ceux qui les combattent.
35Appartenir à la chrétienté n'est plus un choix, ce n'est que la concrétisation d'une coutume familiale, voire mondaine c'est-à-dire sacralisée par la foule. Le baptême devient une marque sociale et non plus spirituelle. Au lieu d'être un « passeport officiel et divin pour l'éternité » il n'est plus qu'un simple « passeport officiel et mondain ».
36Ainsi on se croit chrétien par le baptême et on oublie de le devenir. Et Kierkegaard a soin d'insister sur la notion de « devenir chrétien ». S'il n'y a pas d'état chrétien, il y a un devenir chrétien et, ce qui compte, c'est le devenir, la progression vers le christianisme.
37Une telle progression est tout en intériorité et ne peut être comprise par des pharisiens modernes qui livrent tout au siècle, qui ont confondu christianisme et ordre établi. Dès que la religion devient une norme sociale, le rapport que soutient l'individu à Dieu est aboli au profit de la coutume, de l'usage, de la tradition et de la foule.
38Ainsi, au-delà d'une individualité qui divise, celle de l'égotisme exacerbé de l'esthétique, Kierkegaard maintient contre les diktats aliénants de la foule, la valeur de l'Individu, inséparable du prochain. Se reconnaître comme Individu c'est s'ouvrir au prochain, fuir la foule et travailler à concrétiser la parfaite égalité humaine. Car « nul politique, nul esprit du monde n'a pu et ne peut pousser jusqu'à sa dernière conséquence ou réaliser l'idée de l'égalité humaine. Il est à jamais impossible de la réaliser suivant le monde, c'est-à-dire en diversifiant16 ». Seule la notion de prochain, si elle est parfaitement comprise permet d'accepter que tous les hommes soient égaux, parce qu'ils le sont radicalement devant Dieu. Et pour Kierkegaard, « seul l'ordre religieux, par le secours de l'éternité, peut réaliser jusqu'au bout l'égalité humaine, laquelle est divine, essentielle, non mondaine, vraie et la seule possible ; et soit dit pour sa glorification, c'est aussi pourquoi le religieux représente l'humain véritable17 ». Alors, le triomphe de l'Individu, du prochain, sonnera le glas de celui de la foule.
Notes de bas de page
1 Journal, trad. Ferlov et Gateau, Paris, 1954, t. 2, p. 55.
2 Op. cit., p. 63.
3 Kierkegaard, Oeuvres Complètes, Paris, 1966-1986, t. 16, p. 84.
4 Op. cit., p. 85.
5 Op. cit., p. 86.
6 Ibid.
7 Op. cit., p. 87.
8 Op. cit., p. 93.
9 Kierkegaard, L’Instant, n° 9.
10 Ibid.
11 Ibid.
12 Ibid.
13 Ibid.
14 O.C., t. 17, p. 185.
15 Kierkegaard, Journal, t. 3, p. 248.
16 Kierkegaard, O.C., t. 16, p. 79.
17 Ibid.
Auteur
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