De la foule à la horde (Freud lecteur de Le Bon)
p. 25-42
Texte intégral
1L’importance accordée par Freud au petit ouvrage de Gustave Le Bon sur La psychologie des foules pourrait surprendre. L’auteur, qui était médecin, avait crée une collection longtemps célèbre, la Bibliothèque de philosophie contemporaine ; il a multiplié les publications en physiologie, en physique théorique aussi bien qu’en préhistoire (Les premières civilisations 1889), en ethnologie, en psychologie sociale et en théorie politique, mais elles ne semblaient pas avoir été très prises au sérieux malgré la diffusion de ses œuvres et le retentissement particulier de la Psychologie des foules (1895). Il n’est de nos jours plus guère connu que par ce dernier écrit qui introduisit la notion même de foule désormais prise en considération par les psychologues et les sociologues. Le livre parut en Allemagne, traduit sous le titre Massenpsychologie, en 1913, l’année même où Freud publia la dernière partie de Totem et tabou. Rappelons que c’est là que le fondateur de la psychanalyse développe, avec l’audace que lui permettait une notoriété déjà très grande, le « mythe scientifique » de la horde humaine primitive. L’équivalence établie par la psychanalyse entre le phantasme et la réalité dans l’histoire du sujet autorise le développement d’une suggestion de Darwin. Le modèle du complexe d’Œdipe tel qu’il a été découvert par l’analyse du moi, trouve sa réalité dans la horde primitive dominée par le vieux mâle jaloux de la possession des femelles. Un jour les frères chassés, se sont unis pour tuer le tyran, l’ont tué et dévoré, ce que reproduit le repas totémique pendant le quel est dévoré l’animal identifié à l’ancêtre. Les ethnologues ne manquèrent pas de « réfuter » une hypothèse aussi hardie qui ne leur paraissait pas correspondre à leurs observations. C’est pourtant en recourant à ce même mythe que Freud se proposera d’approfondir la psychologie des foules contemporaines.
2Lorsqu’il publie, seulement en 1921, sa propre Massenpsychologie, Freud utilisa la traduction allemande sans recourir au texte français de Le Bon. Se pose alors le problème de « retraduction » bien connu. Faut-il transposer directement l’allemand Masse par le français « masse » comme l’ont fait les traducteurs des « Œuvres complètes » (PUF 1991) ? Ce serait accorder trop de crédit au choix du premier traducteur allemand, alors que manifestement pour Freud l’allemand Masse renvoie très précisément à la notion introduite par Le Bon sous le vocable de « foule ». Or c’est bien l’interprétation qu’en a donnée Freud qui nous intéresse ici. Quoi qu’il en soit la première traduction parue en 1924 et longtemps réimprimée sous le titre : « Psychologie collective et analyse du moi » ne pouvait être maintenue, ne serait-ce que parce qu’elle élimine d’emblée la notion centrale de foule à laquelle ne renvoie pas en français l’adjectif « collectif1 ». Freud n’aurait pas cité et discuté aussi longuement Le Bon, plus sans doute qu’il ne l’a jamais fait d’aucun sociologue ou philosophe, s’il n’avait voulu invoquer qu’une autorité du moment, ou se donner l’occasion d’introduire ses propres conceptions. Il ne se contente pas de poursuivre les recherches commencées dans Totem et tabou (1912) en se servant du petit livre de Le Bon comme d’un prétexte : en reprenant à son compte les thèses de la Psychologie des foules, Freud va bien au-delà de la méthode comparative présentée dans la préface de Totem et tabou comme « la première tentative que j’ai faite en vue d’appliquer à certains phénomènes encore obscurs de la psychologie des peuples, les points de vue et les données de la psychanalyse2 ». La première page du premier chapitre limitait d’ailleurs les résultats attendus : « En établissant une comparaison entre la psychologie des peuples primitifs (Naturvölker) telle que nous la révèle l’ethnographie (Völkerkunde), et la psychologie des névroses telle qu’elle ressort des recherches psychanalytiques, nous devrons trouver entre l’une et l’autre de nombreux traits communs et être à même de voir sous un jour nouveau dans l’une et l’autre des traits déjà connus ».
3Onze ans plus tard, l’introduction à la Massenpsychologie déclare d’emblée avec assurance : « L’opposition entre la psychologie sociale ou psychologie des foules et la psychologie individuelle, qui peut à première vue paraître très profonde, perd beaucoup d’acuité si on les examine de près ». Encore ne s’agit-il que d’une toute première présentation : il apparaîtra au chapitre 10 que la psychanalyse n’est pas tout entière du côté de la psychologie individuelle, qu’elle peut rendre compte de ses rapports avec la psychologie sociale, et même de la façon dont elle s’en différencie. La psychologie des foules de Le Bon permet ainsi à Freud de faire l’économie d’une démarche comparative. « Quelques traits de la caractéristique des foules, telle que la retrace M. Le Bon, montrent à quel point est justifiée l’identification de l’âme de la foule avec l’âme de primitifs », ce qui permet de retrouver, sans autre argumentation, les résultats de la démarche de Totem et tabou. D’ailleurs Freud s’explique clairement sur la place qu’il donne à la psychologie des foules de Le Bon, au début du chapitre 3 lui-même intitulé « Autres conceptions de la vie de l’âme collective3 » : « Nous nous sommes servis à titre d’introduction de l’exposé de M. Le Bon, parce que, par l’accent qu’il met sur le rôle inconscient de la vie psychique, la psychologie de cet auteur se rapproche considérablement de la nôtre ». Cette rencontre avec Le Bon ne sera jamais vraiment mise en question, malgré les développements et les corrections apportées. Freud rappelle lui-même que la description des foules par Le Bon systématise les indications recueillies d’une longue tradition d’historiens, d’écrivains et d’hommes d’État4. En définitive, « ce qui reste particulier à M. Le Bon c’est sa conception de l’inconscient et la comparaison avec la vie psychique des primitifs5 ».
4Encore, faut-il préciser que cette conception de l’inconscient est empruntée à la psychologie « moderne » de la fin du xixe siècle, dès avant la psychanalyse. « Il y a entre la conception de M. Le Bon et la nôtre une certaine différence résultant de ce que sa notion de l’inconscient ne coïncide pas en tous points avec la notion adoptée par la psychanalyse. L’inconscient de M. Le Bon renferme les caractères les plus profonds de l’âme de la race (Rassenseele), caractères qui ne présentent pour la psychanalyse individuelle aucun intérêt. Nous reconnaissons que le noyau du moi (le “ça”, comme je l’ai appelé plus tard) dont fait partie “l’héritage archaïque” de l’âme humaine est inconscient, mais nous postulons en outre l’existence du “refoulé inconscient” dérivé d’une part de cet héritage. C’est cette notion du refoulé qui manque chez Le Bon6 ». Remarquons la précision « psychanalyse individuelle », nécessaire justement parce que la métapsychologie freudienne ne se limite pas à l’analyse du moi. Tout en marquant l’apport de la psychanalyse, Freud ne fait pas grief à Le Bon d’avoir méconnu la théorie du refoulement : l’essentiel est qu’il ait su décrire les traits caractéristiques de l’âme de la foule et reconnaître dans la psychologie sociale, fondamentalement, une psychologie de l’inconscient.
5Or la notion même de foule est celle qui permet d’articuler les notions de psychologie sociale et d’inconscient. Le Bon distingue le « sens ordinaire » du mot de foule et son sens « psychologique » : « Mille individus accidentellement réunis sur une place publique ne constituent nullement une foule au sens psychologique ». D’ailleurs, « des milliers d’individus séparés peuvent à certains moments, sous l’influence de certaines émotions violentes, un grand événement national par exemple, acquérir les caractères d’une foule psychologique ». Ou encore : « A de certains moments, une demi-douzaine d’hommes peuvent constituer une foule psychologique, tandis que des centaines d’hommes réunis par hasard peuvent ne pas la constituer ». Bien des objections superficielles faites à Le Bon, tombent après cette élaboration de la notion de foule, et sans laquelle ne se comprendrait pas la troisième partie de son livre sur la « classification et description des diverses catégories de foules ». Il nous suffira de reproduire le tableau qui ouvre cette partie, en le complétant de brefs éclaircissements.
Foules hétérogènes
6Elles réunissent des individus quelconques, quelles que soient leurs professions ou leurs capacités mentales. Le seul facteur à considérer ici est la race7, notion très largement confondue ici par Le Bon avec celle de nation (par exemple : la race anglaise) :
- anonymes (foules des rues par exemple) ; elles sont caractérisées par l’irresponsabilité.
- non anonymes (jurys, assemblées parlementaires) ; avec elles apparaît le sentiment de la responsabilité.
Foules homogènes
7Elles comprennent :
- Les sectes (politiques, religieuses...) ; elles sont caractérisées par la communauté de croyance.
- Les castes (militaires, sacerdotales, ouvrières.) ; elles sont caractérisées par la communauté professionnelle.
- Les classes (bourgeoises, paysannes...) ; elles sont caractérisées par la communauté d’intérêts et de genre de vie.
8Sans autrement le discuter ou le développer, il fallait donner ce tableau qui est présent à l’esprit de Freud dans sa Massenpsychologie : il permet de comprendre l’extension qu’a pour Le Bon et à sa suite Freud, la notion de foule. Si les foules homogènes ont seules un degré marqué d’organisation (avec l’apparition des sectes), toute foule qui n’est pas un simple rassemblement physique d’individus au sens large, est « une foule organisée ou, si l’on préfère, une foule psychologique8 ». Les institutions juridiques ou politiques ne constituent pas des critères d’organisation, puisque les assemblées parlementaires ou les jurys sont classés parmi les foules relativement inorganisées. En revanche, dans la foule la plus élémentaire, la « simple multitude », il faut supposer au moins la présence d’un chef : « elle n’a pas d’autre lien commun que la volonté plus ou moins respectée d’un chef9 ».
9La description de l’âme des foules est longuement développée dans les premiers chapitres du petit livre de Le Bon et résumée par Freud avec de copieuses citations. Elle semble illustrer tout entière ce que Le Bon appelle dans un vocabulaire marqué par le positivisme, la loi de l’unité mentale des foules. La foule provoque l’effacement, ou même la disparition des différences individuelles et fait naître « les caractères nouveaux fort différents de ceux des individus composant l’agglomération10 ». Voici comment Le Bon lui-même résume ces caractères : « Donc, évanouissement de la personnalité consciente, prédominance de la personnalité inconsciente, orientation par voie de suggestion et de contagion des sentiments et des idées dans un même sens, tendance à transformer en actes les idées suggérées, tels sont les principaux caractères de l’individu en foule11 ». L’opposition entre l’individu en foule et l’individu isolé correspond à celle des pulsions irréfléchies, soumises à la contagion affective, d’une part, et des facultés intellectuelles, rationnelles et critiques, d’autre part. On reconnaîtra donc un phénomène de foule à la régression des facultés supérieures proprement humaines auxquelles se substituent les réactions affectives exagérées et simplifiées.
10Le jugement de valeur, défavorable aux foules, est habituel, sinon constant. Pourtant Le Bon souligne que « l’infécondité mentale » n’est pas lié à un jugement d’ordre moral : « C’est là ce qu’ont parfaitement méconnu les écrivains qui n’ont étudié les foules qu’au point de vue criminel. La foule est souvent criminelle, mais aussi souvent héroïque ». Lorsque Freud se demande s’il est possible d’opposer à Le Bon « d’autres manifestations des formations de foule (Massenbildung) susceptibles de suggérer un jugement plus favorable à l’âme des foules », il ne fait pas objection du désintéressement ou de l’esprit de sacrifice des foules, mais d’une description qui se limite aux formes inférieures et les plus instables de la vie sociale. Un Mac Dougall, par exemple dans The group mind, oppose aux foules simples les foules qui possèdent une organisation supérieure. Après avoir repris les principales caractéristiques de cette organisation, Freud ne croit pas cependant nécessaire d’accepter cette notion : « Il nous semble que la condition que Mac Dougall désigne sous le nom d’organisation, pourrait être décrite autrement. Il s’agit de créer chez la foule les facultés qui étaient précisément caractéristiques de cet individu et qu’il a perdues par suite de son absorption par la foule12 ». Freud ne pouvait pas plus nettement donner raison à Le Bon, d’autant que tout au long de son troisième chapitre, il n’a jamais cessé d’utiliser la notion de foule (Masse), même pour traduire l’anglais « group » de Mac Dougall. Si hautement organisée que soit une foule, les facteurs régressifs, toujours présents, ne peuvent être qu’atténués par cette organisation. Le lien social primitif se trouve d’ailleurs masqué par la complexité des sociétés modernes et l’enchevêtrement des multiples foules auxquelles un même individu peut appartenir. « Chaque individu participe ainsi de plusieurs âmes de foule, de celle de sa race, de sa classe, de sa communauté confessionnelle, de son État etc., et peut, de plus, s’élever à un certain degré d’indépendance et d’originalité13 ». Loin de se réduire à une extrapolation abusive d’un phénomène de foule passager, la psychologie des foules de Le Bon atteint bien les formes élémentaires du lien social ; ce qui ne veut pas dire bien sûr que l’explication ne doive pas être reprise et complétée.
11Cependant ce n’est que tardivement en 1921, longtemps après la première édition française (1895), longtemps encore après la traduction allemande (1912) parue au moment où il élaborait Totem et tabou, que Freud s’est avisé de l’intérêt d’une lecture attentive du petit livre de Le Bon. Sans doute faut-il rappeler l’extraordinaire bouleversement qu’a été la première guerre mondiale pour une Europe trop assurée d’elle-même et de son destin. Ni Freud, ni les milieux psychanalytiques n’y avaient échappé. Les Considérations actuelles sur la guerre et la mort parues en 1915 annoncent une étape importante dans la constitution de la dernière théorie psychanalytique des pulsions, souvent contestée et taxée de pessimisme par une partie des disciples de Freud. Or Le Bon participait bien du pessimisme « fin de siècle » plus ou moins schopenhauerien, politiquement réactionnaire, lorsqu’il prévoyait comme un cauchemar une « ère des foules » dans laquelle l’Europe était déjà entrée : « Les foules n’ont de puissance que pour détruire. Leur domination représente toujours une phase de barbarie » disait l’introduction de 1895 intitulée précisément « l’ère des foules ». Or la guerre mondiale, les impasses de la diplomatie dynastique, les crises révolutionnaires, les tueries massives étaient apparues comme une terrible régression de la civilisation européenne. Les intellectuels européens étaient brutalement confrontés à une barbarie qui n’était pas « primitive » et utilisait les techniques les plus élaborées. Le réexamen des thèses de Le Bon était une façon de mettre en question une sociologie trop naïvement inspirée par le positivisme et l’idée de progrès scientifico-technique.
12Rien ne fait mieux contraste à la tradition de psychologie sociale représentée par Le Bon et Freud que la tradition purement sociologique représentée par Durkheim et Mauss. Ceux-ci, soucieux d’éviter toute confusion avec la psychologie, veulent avant tout dégager l’objet propre de la sociologie, et le trouvent dans les formes de la vie individuelle qui préexistent et survivent à l’individu. « Ces habitudes collectives et les transformations par lesquelles elles passent incessamment, voilà l’objet propre de la sociologie14 ». C’est ici qu’apparaît la notion d’institution, caractéristique des durkheimiens : « Qu’est-ce en effet qu’une institution, sinon un ensemble d’actes et d’idées que les individus trouvent devant eux tout constitué et qui s’impose plus ou moins à eux ». Ainsi comprise, l’institution n’a pas seulement un sens politique ou juridique : son extension est beaucoup plus large et comprend tout usage ou mode. Remarquons qu’une telle extension n’est ni plus ni moins arbitraire que celle de la notion de foule chez Le Bon : désigner une simple mode éphémère comme une institution fait tout autant violence au langage courant que d’appeler foule une église ou un jury. Quoi qu’il en soit, « ce sont les institutions vivantes, telles qu’elles se forment, fonctionnent et se transforment aux différents moments, qui constituent les phénomènes purement sociaux, objets de la sociologie15 ».
13Cette définition est satisfaisante parce qu’elle élimine toute référence à la psychologie, l’institution étant reçue du dehors par l’individu. Pourtant les durkheimiens rencontraient une objection possible : si élargie que soit l’extension du concept d’institution, il faut sans doute admettre l’existence de sociétés sans institutions. C’est alors que se retrouve la notion de foule, inévitable même si l’extension en a été aussi restreinte que possible. « Mais les seules sociétés sans institution sont des agrégats instables et éphémères comme les foules, ou bien en cours de formation. Or des unes et des autres on peut dire qu’elles ne sont pas encore des sociétés proprement dites, mais seulement des sociétés en devenir ». L’embarras de M. Mauss est évident devant ces phénomènes qu’il faut bien, cependant, qualifier de « sociaux » : « Il n’est donc pas surprenant qu’ils ne puissent entrer exactement dans les cadres d’aucune science. Certes, la sociologie ne doit pas s’en désintéresser ; mais ils ne sont pas son objet propre ». Singulier statut que celui des phénomènes sociaux qui sont déclarés hors de toute science ! Cette place vide est évidemment celle d’une psychologie sociale dont M. Mauss a, dès le principe, nié l’existence. La non-surprise de Mauss n’est qu’une dénégation.
14Dans un autre passage du même article, M. Mauss introduit des transitions entre la vie psychique de la société et celle de l’individu : « De l’individuel on passe insensiblement à la société, par exemple quand on série les faits d’imitation épidémique, de mouvements de foule, d’hallucinations collectives16 ». Ces phénomènes « intermédiaires » sont justement ceux que Le Bon et Freud considéraient comme les plus caractéristiques et les plus fondamentaux de la psychologie sociale. Mais, pour Mauss, ils ne sont pas explicables, si peu claire qu’en soit leur nature, qu’en rapport avec des représentations collectives qui leur sont irréductibles : « La vie psychique de la société est donc faite d’une tout autre matière que celle de l’individu ». Il ne s’agit d’ailleurs que de vie psychique consciente. Les phénomènes sociaux quand ils ne sont pas de simples faits de structure (formes du groupe sur un sol déterminé), sont désignés sans la moindre réserve comme des phénomènes de conscience17. Aucun rapprochement n’est donc possible avec la psychologie des foules, même en comparant, comme on l’a fait, l’emprise de la foule sur l’individu avec la contrainte caractéristique du fait social selon Mauss : « Le caractère obligatoire dont sont marquées les manières sociales d’agir et de penser, est le meilleur des critères que l’on puisse souhaiter18 ». Mais les durkheimiens cherchent les illustrations de cette contrainte dans les sanctions de la loi, ou encore de la plus haute conscience morale. Pour la psychologie des foules, il ne peut s’agir que d’une régression de la personnalité consciente de l’individu : la foule est toujours intellectuellement inférieure à l’homme isolé.
15Le contraste est total : pour Durkheim et Mauss, l’évolution intellectuelle de l’humanité ne peut être qu’une conséquence de l’évolution sociale, et les premières catégories logiques ont été des catégories sociales : « Les classifications primitives ne constituent pas des singularités exceptionnelles, sans analogie avec celles qui sont en usage chez les peuples les plus cultivés ; elles semblent au contraire se rattacher sans solution de continuité aux premières des significations scientifiques19 ». En définitive : il faut voir dans les méthodes de la pensée scientifique de véritables institutions sociales dont la sociologie peut seule expliquer et retracer la genèse20. Sans doute est-ce à Lucien Lévy-Bruhl que Durkheim et Mauss pensent quand ils écrivent : « On voit généralement dans la société un être alogique ou illogique qui ne s’est nullement constitué pour satisfaire des besoins spéculatifs. Mais nous nous sommes appliqués à faire voir que, contrairement aux apparences, la vie logique avait sa source première dans la société21 ». Mais on comprend mieux pourquoi Mauss ne pouvait pas inclure l’étude des foules dans la sociologie et quel était son embarras devant des phénomènes tout de même sociaux, mais dont cependant il était difficile de faire la source des catégories de l’entendement. Le Bon et Freud voient l’origine du lien social dans la vie instinctuelle et affective qui menace constamment la personnalité consciente et rationnelle. Pour Durkheim et Mauss, il y a passage continu de la représentation collective au concept universel : « Les formes les plus hautes et les plus récentes ne s’opposent pas aux formes les plus primitives ou les plus inférieures, mais sont nées de ces dernières22 ». Mais voici sans doute la formule décisive, il faudrait peut-être dire le postulat : « Car l’intellectualité de la société est infiniment plus haute que celle de l’individu ».
16Reste à expliquer que la classification scientifique ne soit apparue qu’au terme d’une longue évolution et qu’elle ne se soit formée que difficilement. La fin de l’article de Durkheim et Mauss sur les formes primitives de classification est consacrée au conflit entre l’analyse par concept et la contagion des émotions ; laquelle « surtout quand elle est d’origine collective, défie l’examen critique et raisonné ». D’autre part la même évolution sociale développe à la fois la pensée individuelle et les constructions intellectuelles qu’elle fait siennes. En voici l’aboutissement : « ainsi l’histoire de la classification scientifique est-elle en définitive l’histoire même des étapes au cours desquelles cet élément d’affectivité sociale s’est progressivement affaibli, laissant de plus en plus la place libre à la pensée réfléchie des individus ». Sans doute Durkheim et Mauss maintiennent-ils que cette pensée réfléchie des individus est elle-même le produit d’une évolution sociale ; mais cette évolution ne fait que rendre plus aigu le conflit de la personnalité consciente et de la contagion affective, caractéristique d’une psychologie des foules qui avait pourtant été d’abord éliminée comme phénomène infra-social23.
17Dans un article célèbre de 1924 sur les Rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie, M. Mauss insiste davantage sur l’histoire des catégories de l’esprit humain : « Nos concepts généraux sont encore instables et imparfaits [...], car ce travail lui-même fut complexe, hasardeux, chanceux24 ». Dans le même article, Mauss introduit la notion d’homme complet, ou plutôt d’homme total. Que faut-il entendre exactement par là ? : « C’est cet homme, cet être indivisible, pondérable, mais insécable que nous rencontrons dans nos statistiques morales, économiques, démographiques ». Il s’agit donc, semble-t-il, du représentant moyen d’une société donnée : on aura noté la comparaison implicite avec l’atome de la théorie classique. Mais d’autre part, il est caractérisé comme complexe psychophysiologique total : « Par exemple, rythmes et symboles mettent en jeu non seulement les facultés esthétiques et imaginatives de l’homme, mais tout son corps et son âme à la fois25 ». Les commentateurs mettent en rapport la notion d’homme total avec celle de « fait social total », particulièrement célèbre par l’interprétation qu’en donne Lévi-Strauss26. Rappelons seulement qu’un fait social total « met en branle » la totalité des institutions d’une société, ou du moins un grand nombre d’institutions. Il est à la fois juridique, économique, religieux et même esthétique et morphologique, comme l’est le fameux potlach de l’Essai sur le don. Voulant montrer l’avantage pour le sociologue d’étudier de tels faits, Mauss rapproche ce type d’étude du souci du « concret », du « complet » qui est celui de la psychologie ou de la psychopathologie. « Nous, nous observons les relations complètes et complexes de quantités numériquement définies d’hommes, d’êtres complets et complexes. Nous aussi, nous décrivons ce qu’ils sont dans leurs organismes et leur psychaï, en même temps que nous décrivons le comportement de cette masse et les psychoses qui lui correspondent : sentiments, idées, volitions de la foule, ou des sociétés organisées et de leurs sous-groupes ».
18On notera ici la réapparition de la notion de foule. Car si la notion d’homme total renvoie bien au fait social total, elle renvoie aussi à la psychologie des foules, ce qui a été moins souvent aperçu. Mauss identifie explicitement l’homme total à l’homme instinctif qui ne sait pas « contrôler les différentes sphères de sa conscience ». Cette notion permet de mettre en évidence « l’importance considérable de l’instinct chez l’homme moyen, même dans nos sociétés modernes » ; voilà qui n’apparaissait guère dans la notion de fait social total, surtout dans l’interprétation qu’en donnera l’anthropologie structurale. Mauss est finalement conduit à distinguer deux psychologies qui correspondent assez bien à celles de la foule et de l’individu selon Le Bon : « Plus nous reculons vers des formes moins évoluées de la vie sociale, plus nous avons affaire à des hommes instinctifs, ou si vous voulez me permettre l’expression, j’aimerais mieux dire des hommes totaux27 ». Cet homme total ne saurait mieux être compris que par contraste avec « l’homme de l’élite, l’homme civilisé des hautes castes de nos civilisations et d’un petit nombre d’autres », qui est ainsi caractérisé : « Mais surtout, il est encore divisé dans sa propre conscience, il est conscient. Il sait résister à l’instinct, il sait exercer grâce à son éducation, à ses concepts, à ses choix délibérés, un contrôle sur chacun de ses actes ». Il parvient ainsi à dominer ses émotions, et à résister « aux impulsions violentes du moment ». D’ailleurs Mauss ne se fait guère d’illusions sur l’importance numérique de cette élite : « L’homme moyen de nos jours, et ceci est surtout vrai des femmes, et presque tous les hommes des sociétés archaïques ou arriérés, est un total28 ». On se prend à penser, en lisant cette page, que l’analyse de Le Bon, une trentaine d’années plus tôt, montrait davantage de nuances !
19Revenons donc à la psychologie des foules telle que Freud va la reprendre en quelque sorte en sous-œuvre, à l’aide des acquis de la théorie psychanalytique et des résultats de la méthode comparative de Totem et tabou. La critique freudienne de Le Bon porte sur la description des phénomènes de foule et, par suite, sur l’explication de ces phénomènes. « Nous insisterons plus particulièrement sur une distinction à laquelle les auteurs n’ont pas prêté une attention suffisante : sur celle des foules sans meneurs et des foules guidées par des meneurs ». Dans le même chapitre, quelques pages plus bas, Freud écrit : « Nous croyons pouvoir déjà reprocher aux auteurs de n’avoir pas suffisamment tenu compte de l’importance du chef dans la psychologie des foules29 ». Nous pouvons déjà soupçonner que la distinction des foules avec chef et sans chef n’est pas radicale ; en effet, « il y a lieu de se demander si les foules ayant un chef ne sont pas les plus primitives et les plus parfaites, et si dans certaines foules le chef ne peut pas être remplacé par une abstraction, par une idée30 ». Il ne fera, en définitive, aucun doute que « la présence d’un chef est une condition indispensable pour qu’une simple réunion d’hommes se transforme en foule psychologique ». Or Le Bon n’introduit qu’assez tard, dans son livre, le personnage du « meneur » (c’est son terme habituel) qui semble donc ne pas jouer de rôle dans la formation même de la foule31. Et pourtant Le Bon note « un besoin instinctif de tous les êtres en foule d’obéir à un meneur » et pose en principe : « La foule est un troupeau servile qui ne saurait se passer de maître32 ». Mais le rôle du chef semble plutôt une conséquence nécessaire de la constitution de la foule, plutôt qu’une condition, du moins tant que la foule n’a pas atteint un certain degré d’organisation ; car « eux seuls (les meneurs) peuvent créer la foi et donner une organisation aux foules ». La théorie du meneur chez Le Bon est ambiguë, car la foule explique le meneur et sa caractérisation est seconde par rapport à celle de la foule ; d’autre part, au moins dans un passage, Le Bon explique expressément qu’une multitude hétérogène pourra être considérée comme une foule quand « elle n’a d’autre lien commun que la volonté plus ou moins respectée d’un chef33 ». Mais il ne s’agit que d’une simple indication, et Freud est fondé à estimer peu satisfaisant ce que dit Le Bon des meneurs.
20Aussi décevante est la théorie du prestige, puissance mystérieuse, qui permet au chef d’exercer une fascination véritablement magnétique, et dont les effets sont comparables à ceux de l’hypnose. C’est d’ailleurs ce recours aux effets, eux-mêmes inexpliqués, de la suggestion qui rend l’explication de la psychologie des foules aussi insuffisante. « Or les observations les plus attentives paraissent prouver que l’individu plongé depuis quelque temps au sein d’une foule agissante, se trouve bientôt placé, par suite des effluves qui s’en dégagent, ou pour toute autre cause que nous ne connaissons pas, dans un état particulier qui se rapproche beaucoup de l’état de fascination où se trouve l’hypnotisé dans les mains de son hypnotiseur34 ». Freud n’a pas de mal à montrer qu’il ne peut s’agir là que d’une simple métaphore puisque la contagion affective qui caractérise les foules n’est qu’un effet de la suggestion. S’il en est bien ainsi, la place de l’hypnotiseur reste vide dans la théorie de Le Bon. Nous savons déjà qu’elle va être occupée par le meneur ; mais Le Bon lui-même ne semble pas se rendre compte que la présence du chef était indispensable au principe même de la foule psychologique
21La méconnaissance du rôle du chef est inséparable des obscurités d’une explication par la suggestibilité. Le Bon se réfère à une « psychologie moderne », elle-même fascinée par les phénomènes de l’hypnose. Or l’originalité de Freud à la fondation même de la psychanalyse est d’avoir pris en considération les résultats obtenus par l’hypnose, tout en se refusant à faire de l’hypnotisme un principe d’explication : « Mon opposition a pris plus tard la forme d’une révolte contre la manière de penser d’après laquelle la suggestion, qui expliquait tout, n’aurait besoin elle-même d’aucune explication35 ». Freud ne pouvait se contenter de l’aspect quelque peu mystique de la méthode hypnotique, et surtout de la violence qu’elle semble faire au patient, entièrement soumis à l’hypnotiseur. De ce refus, résultera la découverte fondamentale de la résistance et la théorie du refoulement qui lui correspond. La critique de l’hypnotisme est à l’origine même de la méthode psychanalytique ; que Freud juge nécessaire de la reprendre et de la compléter à partir de l’œuvre de Le Bon montre assez l’intérêt qu’il porte à cette dernière. La relation hypnotique n’est plus seulement un fait thérapeutique qui requiert une explication psychologique ; elle devient le modèle. En rendre compte par la psychanalyse, ce n’est pas seulement « appliquer » à de nouveaux objets ; c’est situer la métapsychologie au-delà même de la distinction d’une psychologie sociale et d’une psychologie individuelle. En même temps, il devient possible d’avancer dans l’énigme de la suggestion dont la psychanalyse semblait se détourner. Va alors s’opérer un renversement sur lequel il faut insister. Le Bon voulait expliquer les phénomènes de foule par l’hypnose ; Freud va, lui, rendre compte de l’hypnose par la psychologie des foules : « Le rapport hypnotique représente, s’il est permis de se servir de cette expression, une formation de foule (Massenbildung) à deux ». Voilà une expression surprenante et qui demande élucidation !
22Nous ne pouvons pas suivre ici toute l’argumentation fort complexe qui se déroule au long des chapitres de la Massenpsychologie. Freud met en œuvre trois éléments récemment développés de la théorie psychanalytique : la notion d’Éros, la distinction du Moi et de l’Idéal du moi, enfin l’identification. On sait que, dès l’origine de la psychanalyse, la notion de sexualité avait été étendue bien au-delà de l’acception habituelle, notamment par l’introduction de la sexualité infantile. À partir de Au-delà du principe de plaisir (1920), la notion d’Éros absorbe la dualité de la sexualité et des instincts du moi, et ne se comprend que dans une opposition plus radicale aux instincts de mort. L’Éros devient principe d’assimilation, de construction et prend une extension véritablement cosmique : « C’est ainsi que la libido de nos instincts sexuels correspondrait à l’Éros des poètes et des philosophes qui assure la cohésion de tout ce qui vit36 ». L’application en est directe à la psychologie des foules, sans qu’il soit nécessaire de passer par une méthode comparative, et bien entendu, sans avoir à discuter de l’importance des facteurs sexuels dans la vie sociale : « Pour que la foule garde sa consistance, il faut bien quelle soit maintenue par une force quelconque. Et quelle peut être cette force, si ce n’est Éros qui assure l’unité et la cohésion de tout ce qui existe au monde37 ? ».
23Mais nous ne pouvons en rester à cette assimilation très générale de la suggestion à la libido. La notion d’identification va permettre de préciser les liens affectifs entre les membres d’une foule. Plus primitive que la relation d’objet, l’identification s’oppose à elle comme l’être s’oppose à lavoir : « on a pu, à juste titre, comparer l’identification à l’incorporation orale cannibale de la personne étrangère38 ». Cette notion, liée au développement du complexe d’Œdipe (« être comme le père »), parut d’ailleurs très tôt dans la théorie psychanalytique. Mais il est notable que l’exposé le plus complet sur l’identification, Freud l’ait fait précisément dans la Massenpsychologie. C’est en effet l’identification qui permet d’élucider la relation hypnotique comme une sorte de cas limite de la relation amoureuse. Dans la passion amoureuse, en effet, apparaît une forme d’identification qui résulte d’une régression du choix d’objet : « On peut aussi s’identifier à la personne même qu’on a prise pour objet sexuel et modifier son moi d’après elle ». L’idéalisation de l’objet aimé a d’ailleurs souvent été décrite comme une sorte de fascination, comparable à l’abandon total à l’hypnotiseur dans la relation hypnotique. L’hypnose n’explique le sentiment amoureux que si la nature libidinale de la relation hypnotique a été reconnue. Que la satisfaction sensuelle en soit exclue ne fait que rendre plus net encore le phénomène d’identification. D’ailleurs, « il est intéressant de noter que ce sont précisément les tendances sexuelles inhibées quant au but qui créent entre les hommes les liens les plus durables39 ».
24Puisque dans une foule, la place du chef est celle de l’hypnotiseur, nous comprenons mieux le rôle véritablement essentiel qu’il joue, depuis la foule la plus élémentaire jusqu’à ces « foules artificielles » que sont l’Église ou l’Armée. Cependant les relations libidinales qui constituent la psychologie des foules ne sont pas entièrement élucidées : « Nous sommes portés à nous reprocher de n’avoir considéré que les rapports de meneur à menés et d’avoir négligé l’autre facteur, celui de la suggestion réciproque40 ». Le Bon distinguait de la suggestion proprement dite, la contagion affective, celle-ci étant subordonnée à celle-là, de façon peu claire d’ailleurs ; mais l’indication, là encore, est juste et la théorie psychanalytique va permettre de la développer. « Une foule primaire se présente comme une réunion d’individus ayant remplacé l’idéal du moi par le même objet, ce qui a pour conséquence l’identification de leur moi41 ». Freud reprend l’exemple de l’armée : « Le supérieur, c’est-à-dire le chef de l’armée, sert au soldat d’idéal, alors que le lien, qui existe entre tous les soldats est celui de l’identification, dont chacun déduit les obligations de la camaraderie42 ». Le soldat ne peut pas s’identifier de la même façon à son chef et à ses camarades. La distinction, introduite dans la dernière théorie freudienne, du Moi et de l’Idéal du moi permet de rendre compte complètement de ce que Le Bon appelait la « loi de l’unité mentale des foules » : le phénomène le plus apparent dans une foule, l’unification plus ou moins complète des réactions psychiques, est elle-même rendue possible par l’unité de l’Idéal du moi dans la personne du chef. D’autre part, il devient possible de faire l’économie de l’hypothèse d’un instinct grégaire, primaire, indécomposable, à la critique duquel Freud consacre tout un chapitre : sous ce nom c’est un phénomène dérivé et complexe qui est hypostasié en une tendance sociale primitive et qui n’explique pas grand-chose. « L’instinct grégaire ne laisse, en général, pas de place pour le meneur, lequel n’apparaît dans la foule que comme par hasard, et en outre, on ne voit pas comment cet instinct peut engendrer le besoin d’un dieu : il manque un pasteur au troupeau43 ». La psychologie des foules le lui a restitué par une nouvelle élucidation de la relation hypnotique.
25C’est alors mais alors seulement que Freud peut se référer au « mythe scientifique » de Totem et tabou. En effet, constate-t-il, « nous retrouvons dans les foules humaines ce tableau que nous connaissons déjà et qui n’est autre que celui de la horde primitive : un individu doué d’une puissance extraordinaire et dominant une troupe de compagnons égaux44 ». Ce retour à l’hypothèse de la horde primitive est d’autant plus remarquable que les résultats de Totem et tabou avaient été établis par une méthode toute différente, au terme de toute une série de rapprochements ethnographiques. Mais pour qui sait voir, ou plutôt pour qui sait lire Le Bon, la horde primitive est toujours déjà là, présente dans les phénomènes qu’il avait décrits. : « La foule nous apparaît comme une résurrection de la horde primitive45 » et, en quelque sorte la vérification d’une hypothèse qui avait paru aventureuse.
26En dépit de vives contestations des ethnologues, Freud en a toujours maintenu la valeur explicative. N’est-ce pas la horde primitive qui resurgit, menaçante pour le développement des valeurs intellectuelles, chaque fois que s’affaiblit dans une société la personnalité consciente des individus ? Le Bon avait déjà mis en rapport la « soif de soumission » caractéristique des foules avec ce que l’hypnotisme garde de mystérieux. Or, nous pouvons maintenant conclure : « L’hypnotiseur éveille chez le sujet une partie de son héritage archaïque qui s’est déjà manifesté dans l’attitude à l’égard des parents et surtout dans l’idée qu’on se faisait du père, celle d’une personnalité toute-puissante et dangereuse, à l’égard de laquelle on ne pouvait se comporter que d’une manière passive et masochiste, devant laquelle on devait renoncer à sa volonté propre et dont on ne pouvait soutenir le regard sans faire preuve d’une redoutable audace46 ». Si toute foule est une répétition de la horde primitive, alors se trouve pleinement justifiée la formule surprenante avancée plus haut : « L’hypnose est une foule à deux ».
27Le mythe scientifique de la horde primitive permet enfin d’élucider les rapports de la psychologie sociale et de la psychologie individuelle, en rendant vaine toute querelle d’antériorité : « Il a dû y avoir dès le commencement deux psychologies, celle des individus composant la foule, et celle du père, du chef, du meneur ». Or le narcissisme du chef ouvre l’histoire des sociétés humaines : « Ce sont sa jalousie sexuelle et son intolérance qui ont en dernière analyse créé la psychologie des foules47 ». Il n’y a donc pas à faire de la psychologie individuelle le produit tardif d’une longue évolution sociale, comme le suggère Mauss. Lorsque, après le meurtre du père, les fils qui avaient été introduits de force dans la psychologie des foules, retrouveront une certaine indépendance grâce au mythe du héros, ils constitueront le premier idéal du moi comme un héritage du père. En définitive, la horde primitive conjugue étroitement psychologie individuelle et psychologie des foules, ou plutôt elle se situe en deçà de cette distinction, et la psychanalyse ne cesse de retrouver ses fantasmes originaires, à travers les structures du complexe d’Œdipe qui valent aussi directement pour la psychologie sociale que pour la psychologie individuelle.
28Si célèbre que soit Freud de nos jours, l’originalité de sa psychologie sociale n’est guère reconnue, sans doute parce que les commentateurs se sont davantage intéressés à Totem et tabou qu’à la Massenpsychologie qui correspond pourtant à un développement ultérieur de la théorie psychanalytique. Mais surtout les conceptions freudiennes entraient mal dans les traditions sociologiques reconnues.
29C’est pourquoi les divers freudo-marxismes ont affecté de ne voir dans la théorie psychanalytique qu’une psychologie individuelle qu’il convenait de compléter et de subordonner à une philosophie de l’histoire profondément incompatible avec elle. L’instabilité théorique des divers freudo-marxismes tient à ce qu’on ne sait trop si la « révolution sexuelle » doit précéder, accompagner la révolution sociale comme simplement sa condition nécessaire, ou simplement en résulter comme sa conséquence ou son complément attendu. Est-ce seulement le conservatisme politique qui pousse Freud à récuser le primat de l’économie et l’interprétation dialectique de l’histoire ? Le marxisme lui apparaissait, au moins dans sa version bolchevique, comme une nouvelle conception religieuse du monde : « Les œuvres de Marx ont pris la place de la Bible et du Coran comme source de révélation48 ». Dans une conception du monde non plus religieuse mais scientifique, la discipline capable de rendre compte de l’évolution de la masse ou foule humaine ne peut être en dernière instance que la psychologie, telle du moins que la psychanalyse a permis de l’étendre et de la fonder (« métapsychologie ») : « Car même la sociologie qui traite du comportement des hommes en société ne peut être rien d’autre qu’une psychologie appliquée. À strictement parler, il n’y a en effet que deux sciences : la psychologie pure et appliquée, et la science de la nature49 ». Totem et tabou relevait déjà de cette psychologie appliquée.
30Le roman préhistorique, qu’il est si facile de railler, a peut-être détourné d’examiner suffisamment la relation au chef comme fondamentale, constitutive de toute société. Il est vrai que la psychologie des foules, tout de même que la psychanalyse, nous présente seulement quelques variations sur la nature humaine, auxquelles le sociologue reprochera justement leur généralité : « Si en effet, les phénomènes sociaux sont les manifestations de la vie des groupes en tant que groupes, ils sont beaucoup trop complexes pour que des considérations relatives à la nature humaine en général puissent en tenir compte50 ». Il est vrai que Mauss raisonne ici à l’intérieur de la seule alternative, considérée comme allant de soi, de l’étude des groupes en tant que groupes et de l’étude de la « constitution organico-psy chique de l’individu ». Nous avons vu qu’il y avait pourtant chez Mauss lui-même l’ébauche refusée d’une psychologie des foules. Il se pourrait que toute théorie sociologique fût amenée elle aussi à utiliser des notions d’une redoutable généralité (celle de totémisme par exemple, ou plus récemment celle d’’échange). Alain Besançon fait remarquer qu’il serait vain de reprocher à la théorie psychanalytique la monotonie de ses schémas, car « cette uniformité rend l’histoire psychanalytique possible, puisqu’elle postule l’unité et la fixité de la nature humaine inconsciente51 ». Au surplus une multiplicité indéfinie d’analyses est possible pour les situations sociales ou historiques, comme elle l’est pour les cas de névrose individuelle. En fait nous sommes plus près de la métaphysique qu’il n’y paraît. L’enjeu du débat est moins une méthode d’explication que l’essence du lien social. Faut-il s’en tenir à l’institution, consciente ou préconsciente, ou bien recourir à une métapsychologie ? Les durkheimiens voulaient effacer toute référence à une nature de l’homme individuel, et ne cessaient pourtant pas de croire que la raison humaine finit toujours par avoir raison. Il fallait tout l’optimisme des sociologues issus d’Auguste Comte pour repousser sans vraiment l’examiner l’observation liminaire de Le Bon : « L’action inconsciente des foules se substituant à l’action consciente des individus est une des principales caractéristiques de l’âge actuel52 ».
Notes de bas de page
1 Nous citerons donc la nouvelle version parue en 1981 dans les Essais de psychanalyse (Petite bibliothèque Payot).
2 Préface de Totem et tabou. Nous traduisons Völkerpsychologie par « psychologie des peuples » et non par « psychologie collective » qui fait évidemment confusion, en amenant le lecteur français à penser, par le manque d’exactitude des traducteurs, que la psychologie des foules de 1923 est la reprise pure et simple de la psychologie des peuples de 1912.
3 « Collectif » traduit ici l’allemand « Kollectiv ». L’expression « âme des foules » (Massenseele) se réfère donc bien à Le Bon.
4 C’est ainsi que le chapitre sur l’Église et l’Armée reprend deux exemples donnés par Le Bon. L’origine principale de cette tradition est à rechercher dans Tacite (bien qu’il ne soit cité ni par Le Bon, ni par Freud.
5 Essais de psychanalyse, (Petite bibliothèque Payot, p. 129).
6 On remarquera que Freud accepte sans difficulté ce facteur racial (voir la note reproduite plus haut)
7 Psychologie des foules (cité d’après la 11e édition de 1906, p. 12).
8 Ibidem, p.143.
9 Ibidem, p. 12.
10 Ibidem, p. 20.
11 Essais de psychanalyse, p. 145.
12 Essais de psychanalyse, p. 145.
13 Ibidem, p. 198.
14 M. Mauss et P. Fauconnet, La sociologie, objet et méthode, dans M. Mauss, Essais de sociologie, p. 13.
15 Ibidem, p. 16-17.
16 Ibidem, p. 27.
17 Sur la notion de « structure », voir la note au début de l’article sur la Division concrète de la sociologie, p. 42.
18 Ibidem, p. 15.
19 Dürkheim et Mauss, De quelques formes primitives de classification, dans M. Mauss, Essais de sociologie, p. 223.
20 M. Mauss, op. cit., p. 163.
21 Note critique sur le livre de Lévy-Bruhl, Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, signée par Dürkheim et Mauss dans le Journal de sociologie, vol. XII, 1909-1912.
22 Ibidem, et toujours en réponse à Lévy-Bruhl : « Même certains des contrastes qui ont été signalés demanderaient à être atténués ».
23 Dans Mauss, Essais de sociologie, p. 229. Dans cet article Durkheim et Mauss semblent croire à l’affaiblissement progressif de « l’affectivité sociale ». La rationalité ne serait donc pas vraiment menacée par « l’ère des foules », comme le craignait Le Bon. Malgré ses dénégations la sociologie durkheimienne repose sur une philosophie du progrès. Mais, en 1938, après la conclusion de l’article sur la notion de personne, Mauss est moins assuré : « Qui sait même si cette catégorie que tous ici nous croyons fondée, sera toujours reconnue comme telle ».
24 Mauss, Sociologie et anthropologie, p. 309-310.
25 Ibidem, p. 304-305.
26 Pour C. Lévi-Strauss, la notion de fait social total signifierait que : « le social n’est réel qu’intégré au système ». Cf. ibidem, Introduction, p. 25.
27 Sociologie et anthropologie, p. 305.
28 Ibidem.
29 Massenpsychologie, ch. 5, trad. française, Essais de psychanalyse, p. 153 et 156.
30 Ibidem, p. 161.
31 Voir Psychologie des foules, deuxième partie, ch. 3.
32 Ibidem, p. 106.
33 Ibidem, p. 143.
34 Ibid. p.19. « Les effluves » etc.
35 Essais de psychanalyse, p. 149.
36 Au-delà du principe de plaisir, ch. 6. Voir tout ce chapitre et la note sur la terminologie qui l’achève.
37 Massenpsychologie, ch. 4. Essais de psychanalyse, p. 152.
38 Nouvelles conférences sur la psychanalyse, trad. française, Gallimard, p. 88.
39 Massenpsychologie, ch. 8, trad. française, p. 180.
40 Ibidem, p. 183.
41 Ibidem, p.181.
42 Ibidem, ch. 12, trad. française, p. 205.
43 Ibidem, ch. 9, trad. française, p. 185.
44 Ibidem, ch. 10, trad. française, p. 185.
45 Ibidem, voir aussi le ch. 12, ainsi que Moïse et le monothéisme.
46 Massenpsychologie, ch. 10, trad. française, p. 191
47 Ibidem, p. 192.
48 Nouvelles conférences (Gallimard), trad. française, p. 240.
49 Ibidem.
50 Mauss, Essais de sociologie, p. 20.
51 A. Besançon, L’Histoire psychanalytique, p. 7.
52 Psychologie des foules, préface, p. 1.
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