Avant-propos
p. 7-9
Texte intégral
1En découvrant ces pages, le lecteur sera peut-être frappé par une constatation. Les auteurs dont les contributions sont rassemblées dans ce volume ont choisi de présenter la foule sous son aspect indifférencié, capricieux, destructeur, cruel, irrationnel, mauvais, démoniaque, nous n’en finirions pas d’ajouter des qualificatifs péjoratifs. Le peuple n’apparaît pas sous des traits qui forcent le respect ou qui nous inviteraient à communier avec lui, sauf dans les représentations iconiques et littéraires du peuple russe qui le réhabilitent dans une certaine mesure mais dans une autre aire culturelle, sous d’autres cieux que les nôtres, peut-être aussi comme l’image d’une ferveur qui se serait préservée chez eux plus longtemps que chez nous.
2Cependant les contributions réunies dans ce livre ne font qu’analyser fidèlement les œuvres des écrivains ou artistes qu’elles abordent et il se trouve que leur palette est ample. Beaucoup de genres littéraires sont représentés, souvent par des auteurs demeurés célèbres, sans qu’apparaissent des querelles de doctrine décisives. Le poète, le chroniqueur ou le mémorialiste, le romancier, l’auteur d’une autobiographie n’ont pas dès la fin du xviiie siècle une perception radicalement différente de celle que le philosophe, le « psychologue » tel Gustave Le Bon, auquel la psychanalyse emboîtera bientôt le pas, le sociologue, Mauss par exemple, ou les peintres vont bientôt détailler pour notre plus grand effroi. Les modes d’expression changent mais les jugements convergent même quand un penseur croit devoir corriger pour mieux affirmer son originalité un point quelconque de la doctrine de ses prédécesseurs.
3Nous avons choisi de faire figurer l’analyse et la définition des notions dans la première partie de l’ouvrage, qui pourra fournir des points de repère au lecteur et lui servir d’orientation. Si la variété des modes d’approche de la part des auteurs ou des artistes traités et de ceux qui les traitent est extrêmement grande, nous n’en sommes que plus frappé par une sorte de consensus inquiet qui s’en dégage spontanément. Nous nous installons dans le temps de la crise, comme si elle n’était pas nécessairement une explosion brutale, tragique peut-être mais éphémère et pouvait s’installer dans la durée sans perdre de son intensité et de sa virulence. Nous n’aurions pas constaté de rupture ni même de véritable inflexion des perspectives en préférant une classification chronologique à l’ordre thématique que nous avons retenu. Il n’est même pas sûr que la cause en soit entièrement imputable à la Révolution française puisque le phénomène est tout aussi patent dans des aires culturelles différentes de la nôtre. Il semble que nous entrions dans une ère qui ne croit plus à la rédemption. L’homme qui ne se distingue pas par des qualités personnelles éminentes, le représentant type de la foule anonyme est en cette fin du xviiie siècle, ce siècle qui a tant cru au pouvoir de l’éducation, définitivement exilé de l’humanité respectable, privé de possibilité d’amendement. Cette perception de la foule, qui ne peut épargner la dignité de l’homme ordinaire dont la dignité n’est pas reconnue, scelle paradoxalement l’échec ou l’effacement simultané de la Révolution et du catholicisme qui tous deux veulent croire que naturellement ou surnaturellement l’homme est perfectible. Il ne reste plus alors comme autre alternative qu’une nouvelle révolution dont le vocabulaire ignorera la foule et préférera le prolétariat, c’est-à-dire le peuple magnifié et pour ainsi dire sélectionné, fût-ce seulement par l’injustice qui le frappe, au peuple arasé et destructeur que nous fréquentons au long de ces pages. L’étude de la foule pointe l’échec d’une « modernité » qui désespère d’elle-même.
4Il est frappant que des auteurs très différents par leur philosophie, leur appréciation de la religion et de la société, par les genres littéraires qu’ils ont choisis, tels Octave Mirbeau, Restif de la Bretonne ou Kleist ne retiennent de la foule que ses débordements et ses excès pulsionnels, que des manifestations sadiques et démoniaques. En somme, ils illustrent par la fiction les théories que construiront plus tard Freud, Broch ou Canetti en appelant « masse » ce que les écrivains précédemment appelaient « foule ». L’œuvre littéraire anticipe et prépare la mise en forme conceptuelle du psychologue, du philosophe ou du sociologue auxquels Freud, entre autres, reconnaît qu’elle fournit de précieux matériaux.
5Encore le jugement contrôlé par la raison n’est-il pas décisif quand il s’agit d’œuvres d’art, de quelque nature que ce soit. Les impressions, l’effarement, l’angoisse avouée de l’écrivain ou du peintre noyé dans la foule ou la contemplant sans parvenir à s’en isoler, sont tout aussi saisissants que l’effort du penseur structurant sa réflexion en concepts impeccablement alignés sans parvenir à dissimuler qu’elle est habitée par une répulsion qui la commande. L’émotion esthétique et sa transcription confirment les résultats de la réflexion théorique Comme le vide, la foule n’attire que pour s’y perdre. S’il se distingue par quelque noblesse de l’âme, l’individu a peur de la foule. Il s’y sent mal. Elle est l’élément étranger dont il sent qu’elle le nie. L’honnête homme, l’esprit original la ressentent comme une ennemie sournoise. « Les poètes et peintres de la foule » ici réunis, qu’ils se signalent par leur retenue et la sobriété de leurs moyens ou qu’ils excellent dans la caricature dévastatrice ont en commun cette peur et cette aversion de la foule, cette terreur d’être absorbé par elle dans une résurgence de l’animalité. Car aucun parmi eux ne parvient à préserver sa sérénité devant le spectacle de la foule. La foule ne se prête pas à une vision objective. Le spectateur de la foule tend à devenir son procureur.
6Les foules méditerranéennes toujours bigarrées et joyeuses selon les stéréotypes à l’honneur, l’allégresse des foules flamandes célébrant la fin de l’hiver ou du Carême, la foule libératrice, la Grande Armée n’ont pas retenu l’attention. À une époque où les médias font régulièrement l’éloge de la fête – nous pensons entre autres au succès de l’expression « faire la fête » qui souffrait naguère d’une connotation franchement négative, comme une sorte d’offense à la vertu morale du travail –, dont ils nous enseignent qu’elle réunit les foules dans une communion altruiste et généreuse, sorte d’exorcisme des malheurs quotidiens, le topos n’a manifestement pas séduit les auteurs de l’ouvrage. Nous aurions tendance à flairer dans ces comportements dits « festifs » et dans leur flatteuse évaluation médiatique une perversion du sens premier, sinon une régression vers des conduites archaïques. Globalement, nous constatons que la foule tend à se rapprocher de la horde, qu’elle marque une régression et ne se confond avec le peuple que si les vertus de celui-ci ont été corrompues.
7Le repli sur une attitude objectivement aristocratique chez les auteurs étudiés, puisque les meilleurs ne sont évidemment pas dans la foule et estiment qu’ils seront meilleurs s’ils n’y sont pas, déconsidère indirectement la démocratie qui suppose l’adhésion et la capacité de décision du plus grand nombre. Le peuple n’était pas le sujet du livre et il ne s’y est pas introduit de force. Mais l’on peut penser qu’il n’est certainement pas entraîné dans un égal discrédit, après avoir été glorifié par tant d’excellents écrivains et penseurs du siècle précédent. On réédite Michelet... Les échecs répétés de l’Histoire font cependant que l’intellectuel a peur d’être happé par un mécanisme infernal en le côtoyant de trop près. Il a appris à être démagogue tout en ignorant son existence. Goethe formulait déjà clairement la redoutable alternative entre l’égoïste repli sur soi et l’engagement généreux mais peut-être insensé : « Si tu veux libérer la foule, ose la servir. Si tu veux savoir combien c’est dangereux, essaie ! ». Goethe non plus n’a pas pris de risque excessif.
Auteur
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