Chapitre XIII. L’espace pédestre : un hédonisme de l’être-ensemble
p. 141-152
Texte intégral
NOUVELLES AMÉNITÉS PAYSAGÈRES
1La rue à Waikiki ne ressemble pas tout à fait à celle décrite par Cynthia Ghorra Gobin concernant Los Angeles, où le marcheur (et le piéton en général) reste quasi absent ou suspecté1. Non que l’automobile y soit bannie. Les édiles ont même permis non seulement que ce type de véhicule y circule mais aussi qu’il y trouve à se stationner grâce à la multiplication des parkings souterrain et aérien.
2Néanmoins, si l’on retrouve un certain cynisme dans l’étroitesse des trottoirs de l’avenue Kuhio qui obligent régulièrement les piétons à empiéter sur la chaussée, l’avenue Kalakaua incarne le projet synergique de certains résidents de Waikiki, des touristes, et des personnels politiques, qui cherchent à redonner de la consistance à l’espace pédestre.
3La réhabilitation du front de mer au tournant du xxie siècle, a même vu la création de compositions qui font échos à l’art des jardins japonais en mêlant le minéral, le végétal et le floral. De fait, l’archipel paysager (des compositions physiquement discontinues entre elles mais aussi par rapport à leur espace contigu, un parterre herbeux enclosant chacune d’elles et formant un contour perçu) est formé d’unités mettant idéalement en scène un assemblage de roches basaltiques sur lesquelles viennent empiéter des essences végétales et florales et desquelles sourdent des cascades d’eau (voir cahier photographique, image 14).
4Il s’agit là de motifs symboliques appréciés des Japonais, pour peu notamment que la construction basaltique suscite l’image de « la montagne qui vient dans la ville2 ». Ces compositions paysagères sont d’autant plus amènes qu’elles bordent ici l’élément marin, un motif très valorisé mais dont l’accessibilité a été compromise au Japon par la posture prédatrice de certains développeurs3.
5Mais la profondeur valorisée par les Japonais dans l’archétype de la montagne semble partagée ici. Les passants, quelle que soit leur provenance, ne sont pas rares à les explorer par les sens, et pas seulement par la vue puisqu’ils prennent plaisir à les toucher notamment en s’asseyant dans les flaques minuscules produites par les chutes d’eau qui s’auto-alimentent. Ces pratiques, traversant les générations même si les enfants et les adolescents se montrent les plus entreprenants, sont autant d’appropriations temporaires d’un monde miniaturisé dans lequel les individus semblent chercher à se lover, au détour d’une marche qui n’avait pas forcément programmé cette action.
6Isaac Joseph rappelle combien l’être humain est d’abord un « être de locomotion4 », plutôt qu’une unité fixe. Reste qu’il s’agit d’une réalité si bien intériorisée qu’elle en échappe à l’analyse et donc au sens qu’elle revêt. Or, le déplacement (le changement de lieu) par la marche suppose une relation singulière à l’espace et au temps, notamment parce qu’elle propulse l’individu dans un rapport au monde par le corps. Cette relation concrète à l’étendue terrestre et aux autres par le mouvement suppose, au regard de la sphéricité de la Terre, non pas d’abord la dispersion mais la rencontre (potentielle), laquelle désigne étymologiquement « venir en face5 ».
LA RUE ET LE PLAISIR DES LIENS FAIBLES
7Stevenson, qui dans sa volonté d’écart avec la société urbaine pouvait éventuellement entreprendre à Waikiki des marches solitaires au contact de la Nature, trouverait maintenant un contexte rendant impossible cet engagement dans le monde. Marcher à travers Waikiki, même si l’espace parcouru est changeant suivant les lieux et les moments, suppose désormais pour tout un chacun de s’exposer en public, opérer des proximités physiques avec les autres, négocier une action en cours et située. C’est encore plus vrai au début de la nuit.
8Downtown offre bien des lieux animés par et pour les noctambules. Il ne s’agit pas seulement des établissements les plus « branchés » d’Honolulu où les jeunes citadins peuvent en tirer quelque prestige en y entretenant voire en y amorçant (y compris à l’état de fantasme) des sociabilités avec ceux qui comptent, autour de musiques avant-gardistes, mais aussi de petits bars populaires comme ces minuscules karaokes.
9Néanmoins, cette animation se réfugie dans l’« intimité » de lieux « fermés ». Aussi, aucun lieu mieux que Waikiki ne condense l’animation vespérale de la rue. Alors que les trottoirs de Downtown se vident la nuit venue comme dans la plupart des villes américaines – même si ici se maintient une population résidentielle non négligeable diversifiant la concentration de bureaux du CBD –, Waikiki devient au même moment un espace densément parcouru. L’observation du Honolulu Advertiser à la fin des années 1930, selon laquelle la lumière ne s’éteignait jamais à Kalakaua Avenue alors que l’obscurité de la nuit recouvrait les autres lieux de la ville, ne serait pas totalement anachronique aujourd’hui, même si les choses se sont compliquées.
10Et si Waikiki est régulièrement qualifié de safe par les touristes, contrairement à Downtown qui a tendance à susciter l’angoisse la nuit venue, ça n’est pas seulement parce que la « force de paix » y est ici plus visible que partout ailleurs à Honolulu, c’est aussi parce que l’ambiance foisonnante suscite davantage les images de la vie et donc de l’action (« the place where the action is ! » se plaisent souvent à dire les commerçants). Le passant a la perception continue que quelque chose s’y passe, qu’il n’est pas le sujet solitaire d’intentions nuisibles.
11Mais il faut prendre « la nuit » moins comme l’existence objective d’un ordre cosmologique que comme un temps social, lequel déborde l’obscurité. Pour les Américains comme pour les Japonais, la « soirée » commence tôt, dès la fin de l’après-midi vers 18 ou 19 heures, une fois le temps du travail rompu, et cet « habitus6 » ne semble pas profondément changer pendant le temps des vacances. Mais ici, c’est un des moments privilégiés où les touristes peuvent côtoyer les Honoluliens qui viennent animer et profiter de l’animation nocturne de Waikiki. Ces derniers, en faisant surtout usage de l’automobile pour s’y transporter, sont un peu moins « noctambules » que les visiteurs ou les résidents de Waikiki. Il faut dire aussi que si l’accessibilité par le réseau d’autobus est possible à l’aller, elle l’est beaucoup moins au retour, le transport public ne fonctionnant que jusque vers 23 heures ou minuit selon les lignes.
12Au vrai, il est possible que la socialité vespérale commence avec le changement dans les apparences, lorsque après le bain d’eau douce accompli dans l’intimité de la chambre d’hôtel, les touristes se débarrassent des éléments du monde de la plage dont ils sont encore tout imprégnés mais dont ils souhaitent se purifier pour accéder au monde de la nuit et des désirs qu’il véhicule. Les Japonaises notamment, souvent déjà apprêtées dans la journée, impriment un code vestimentaire sophistiqué à la rue nocturne.
13C’est vrai aussi que si la ville est le lieu privilégié de la théâtralité, du jeu des masques sociaux par lesquels le citadin se définit toujours par ailleurs, opère une circulation des rôles selon les lieux et les moments, la ville baignée par l’obscurité ambiante qui est sans cesse révélée au travers de sa transgression par l’artifice de la lumière, exacerbe cette dimension. L’imaginaire nocturne a tendance à voir le contrôle social et les contraintes de rôle se relâcher au cours de ce temps social – ce que fait déjà plus ou moins le lieu touristique diurne. Il devient alors plus aisé d’essayer de nouveaux masques. Ainsi que le souligne Jean-Michel Deleuil, « Dès la nuit tombée, on veut croire que le contrôle social est aboli par l’obscurité relative de la ville, et que dès lors “tout est possible”, même ce qui n’est pas permis7. » La nuit redistribue la carte des repères, même ceux que l’on croyait les plus stables, brouille les codes les mieux établis.
14D’où la mise en branle de l’appareillage sensoriel selon un gradient d’acuité qui culmine la nuit – et qui est nourri par l’activation des désirs. Le régime vespéral, y compris avec ses images angoissantes qui participent pleinement de l’attractivité nocturne et de sa cohérence, est sans doute d’abord structuré sur le mode relationnel. C’est ce qui fait dire à Jean-Michel Deleuil qu’il existe une « érotique de l’espace » nocturne ou une « érotisation de la ville par la nuit8 ». La ville nocturne est hantée par le désir fusionnel qui opère une transgression des identités : jamais sans doute les individus ne sont autant travaillés par l’intention de plaire à soi et aux autres que par cette temporalité. Mais il s’agit aussi d’un autre soi, qui pour le touriste est à la fois différent du soi diurne et du soi quotidien.
15Noctambule, un mot qui signifie étymologiquement « celui qui marche la nuit », semble assez bien s’accorder aux choses s’agissant de l’individu qui fréquente l’espace nocturne de Waikiki, notamment celui du début de la soirée et des premières heures de la nuit.
16Comme il a été suggéré, la rue nocturne y est suffisamment dense pour ne pas faire de chaque individu croisé et dépassé une anomalie, et en même temps suffisamment discontinue pour ne pas plonger le passant dans un contrôle obsédant de l’« évitement mécanique9 » rendant impossible les petites interactions en face-à-face et ses jeux subtils du regard. En somme, elle laisse libre cours au cheminement, en tout cas le passant s’y sent libre de cheminer, sans que le monde devienne une succession d’obstacles à éviter ou un flot impossible à remonter. Car cheminer n’est pas effectuer un trajet qui suppose la détermination a priori d’un transit, la programmation d’une origine et d’une fin, une succession sans bifurcation possible.
17Ce qui signifie que la linéarité de la forme ne doit pas nous tromper. D’ailleurs, celle-ci est toute relative. Nous ne retrouvons guère dans la rue de Waikiki l’« enfilade de façades » ou les « immeubles accolés les uns aux autres [qui] semblent solidifiés en une muraille10 ». Il n’y pas véritablement de lignes de fuite commandées par l’ordre esthétique de la perspective qui guideraient l’œil vers l’horizon le plus lointain de la rue, comme dans le modèle occidental. Certes il manque à Honolulu en général et à Waikiki en particulier la mixité des fonctions aux échelles les plus fines, ce qui écarte ce modèle urbain de celui qui prévaut au Japon – encore que les immeubles les plus récents comme ceux qui sont disposés le long de l’avenue Kapahulu mêlent la résidentialité et le commerce. En ce sens, le modèle se rapproche plus de celui de la ville américaine. Mais la diversité des hauteurs, des styles architecturaux, et des matériaux, les décrochements et autres interstices dans la continuité du bâti sont là pour aimanter l’œil qui butine de forme en forme, un agencement qui n’est pas sans faire penser à l’urbanité nipponne.
18Plus globalement, la rue waikikienne des avenues Kuhio et Kalakaua foisonne de micro-événements. Par micro-événement, il faut entendre ce seuil qui fait passer le flâneur d’une posture flottante à la conscience qu’il « se passe quelque chose ici », autrement dit à une petite rupture dans l’ordinaire. Ces micro-événements participent pleinement de la latéralité. Par de « minuscules sollicitations11 », ils écartent les passants de leur ligne de flottaison interne pour les faire participer au monde.
19Sans doute la vue est-t-elle plus que jamais sollicitée la nuit. Wirth, en parlant de la vie urbaine plus généralement, avait montré que les citadins des grandes villes avaient tendance à privilégier l’œil en tant qu’opérateur de la coprésence, à la différence des petits agrégats où l’interconnaissance engage sans cesse le passant dans des interactions focalisées sous la forme des salutations langagières12.
20Mais alors que l’avenue Kuhio et ses méridiennes s’apparentent à un « envers » concentrant certaines pratiques transgressives (fréquentation des lieux à strip-tease, usage de l’alcool dans la rue, etc.) et intimes (lieux de chalandise fréquentés par les résidents), l’avenue Kalakaua se déploie comme un « endroit », un espace moins sulfureux, plus respectable, davantage public aussi.
21Les mime-statues ne sont pas pour rien dans la forte densité des micro-événements, et dans la polarisation maximale des circulations le long du trottoir intérieur de l’avenue Kalakaua, alors que le trottoir disposé le long du front de mer est bordé de parterres végétaux rétrécissant l’espace piétonnier et rendant plus difficile la théâtralisation et la coagulation du public. Ils sont quelques-uns à se mettre en scène en bordure de trottoir dès la fin de l’après-midi (voir cahier photographique, image 15), exposés aux automobilistes et parfois à leurs provocations verbales pouvant faire perdre la face à l’acteur et le faire sortir de ses gonds.
22Surtout, les mimes, pour peu qu’ils flattent les sens des passants, sont les acteurs privilégiés de la coagulation des flux. Certes, il est possible d’y voir des figures génériques que l’on retrouve dans de nombreux lieux touristiques du monde, comme celle du sarcophage égyptien. Mais les acteurs ne s’interdisent pas de mobiliser leur inventivité. C’est le cas de cet acteur parvenu avec quelques haillons à se fabriquer un costume robotisant agrémenté par des sonorités électroniques et une gestuelle imitant le rythme saccadé de la machine. L’agrément du spectacle culminant ici au moment où un individu rétribue l’acteur pour sa prestation, ce dernier répondant en tendant une main qui à la surprise générale se dérobe du reste du corps, provoquant l’alarme de l’individu surpris et les rires nourris – mêlés de quelques cris – des badauds13.
23Il n’est pas déraisonnable de penser que le spectacle ne prendrait pas aussi bien s’il n’y avait un renouvellement constant des spectateurs, qui sont pour l’essentiel des touristes, et dont la curiosité « naïve » (une capacité à rafraîchir le monde, à s’étonner de ce qui pour la société locale pourrait relever de l’évidence) donne de la consistance à la théâtralisation de la rue. Il est même possible que le spectateur soit décisif dans le déroulement de la mise en scène, sur le fait que la mayonnaise prenne ou non. C’est ce que montre le plaisir des Japonais notamment à participer activement au spectacle en le récompensant matériellement par un billet de un dollar mais aussi symboliquement en faisant preuve de bonne volonté pour se prêter au jeu de l’acteur qui consiste toujours à surprendre le badaud en sortant de son immobilité.
24Ce qui est édifiant ici, c’est qu’à chaque fois le spectateur piégé se transforme en acteur, passe de l’observateur à l’observé, et constitue un prisme grossissant de la théâtralité urbaine d’une manière générale, qui assure sans cesse la réversibilité des rôles. Cela manifeste bien ce « goût de la rue et de ses spectacles » dont parle Philippe Pons14 et de cette « culture du piéton » évoquée par Augustin Berque15. Les Japonais n’abandonnent pas ces deux thèmes indissociables lorsqu’ils pratiquent le tourisme, mais les mobilise au contraire pour investir au mieux les potentialités du lieu, et pour élever son degré d’urbanité. Augustin Berque a montré que les fonctions qui sont garanties en Occident par la place, celles notamment de la rencontre des citadins, et dont la fête constitue une des figures, l’est au Japon par la rue et prend la forme d’une « procession16 ». À Waikiki, les touristes japonais ne transitent pas, ils cheminent, restent disponibles à ce qui surgit dans l’instant. La centralité n’est pas fixée a priori, elle n’existe pas en soi mais est potentiellement partout à travers le déploiement de la marche.
FIGURES DU SHOPPING
25Quant aux objets non humains, ils sont eux-mêmes mis en scène, transfigurés par la lumière. L’indigence des néons et des enseignes à Waikiki par rapport au Strip de Las Vegas – sans compter qu’à Honolulu les jeux d’argent (gambling) sont interdits si bien que l’on n’y trouve aucun casino – ou aux rues de Shinjuku à Tokyo, semble détourner et polariser la vue vers les vitrines illuminées qui sortent les objets de leur pure utilité.
26Ils perdent plus qu’à l’habitude leur unique fonctionnalité pour accéder à l’ordre esthétique. Ils débordent leur limite matérielle, absorbent et réfractent la lumière, se détachent par contraste et se mettent en valeur les uns par rapport aux autres. Les vitrines flattent l’œil, même si l’on sait que les objets exposés, notamment ceux qui ont trait à la mode vestimentaire, sont pour beaucoup inaccessibles à l’appropriation matérielle.
27De fait, nombre de vitrines appartiennent à l’univers du luxe et en reproduisent les codes. La théâtralisation sert de principe dans leur agencement et leur conception. Comme le montre en effet Leila Adham,
« l’aspect éminemment théâtral des boutiques de luxe n’est plus à démontrer : non seulement les produits y sont véritablement mis en scène, mais nous savons, depuis un moment, que des professionnels du monde du spectacle sont régulièrement appelés à y intervenir17 ».
28On y retrouve une forme de liminalité qui assure notamment la disjonction avec l’environnement urbain immédiat donnant à voir de grands nombres, des costumes considérés comme étant en rupture avec les « habitus » de l’univers mondain (au moins durant la période diurne), etc. La vitrine, à travers la création d’une certaine opacité, est configurée de telle sorte qu’elle rend quasi inaccessible au regard, l’intérieur de la boutique (voir cahier photographique, images 16 et 17). Si la vitrine présente certains objets selon une scénographie qui peut s’apparenter à une narration18 dont les référents sont déterritorialisés (les vêtements mis en scène renvoient davantage aux ambiances esthétiques des grandes métropoles européennes), elle en dissimule en effet beaucoup d’autres, suscitant la curiosité en même temps que la sélectivité, principe fondamental dans l’univers du luxe qui continue de jouer parmi les ressorts de la distinction sociale.
29Si l’activité de shopping culmine la nuit, elle prend parfois une allure frénétique chez les jeunes Japonaises qui contribuent pour une part non négligeable aux lourdes dépenses des Japonais en général. Ces derniers, en restant presque deux fois moins longtemps que les Américains, dépensent presque autant sur la totalité du séjour. Alors qu’un touriste en provenance des États-Unis dépense dans le cadre du shopping, entre 16 et 18 dollars environ en moyenne par jour, un touriste japonais dépense environ 102 dollars en moyenne par jour en 2011, ce qui le place juste derrière le touriste chinois, lequel dépense la même année 125 dollars en moyenne19.
30D’une part, la consommation d’objets est le signe d’une économie du don et du contre-don qui reste très vivace au Japon, l’objet ayant valeur d’échange social, indépendamment de la valeur que lui confère le marché ou l’usage. D’autre part, la consommation erratique d’objets manifesterait chez les Japonais un « présentisme » qui privilégie et exagère le caractère éphémère de la mode, laquelle exprime à la fois un principe de généralisation (de diffusion et de continuité) et de distinction (de segmentation et de changement). Cette polarisation sur l’impermanence des choses qui favorise l’attachement à la mode comme forme de socialité n’est d’ailleurs pas indifférent lui-même au « souci de l’apparence20 » qui tarauderait la société japonaise. Il prend un tour particulier chez les jeunes Japonaises habitant encore chez leurs parents et disposant de la quasi totalité d’un revenu qu’elles investissent surtout dans le loisir. Elles font alors du goût des apparences l’enjeu d’une individuation, grâce au travail sur un corps à la fois fardé et habillé par les produits de marque.
31Ce consumérisme trouve à se réaliser de manière prégnante au centre commercial Ala Moana Shopping Center, ouvert jusque tard dans la soirée mais particulièrement fréquenté dans la journée, d’autant que le lieu est travaillé par une urbanité qui l’éloigne du modèle du shopping center habituellement analysé, quoique des travaux récents en ont renouvelé en partie les interprétations21.
32Certes en venant des hôtels les plus centraux de Waikiki, et en s’engageant sur le boulevard Ala Moana, la marche borde d’un côté huit voies express peu conviviales et de l’autre les façades banales des structures hôtelières et des immeubles à loyer modéré, le long d’un trottoir étroit et faiblement animé. Mais il est possible de joindre le centre commercial par l’autobus, malgré les milliers de places de parking disponibles pour les automobilistes. Déployé sur trois étages accessibles par des ascenseurs et un lacis d’escaliers pour la plupart roulants, construit à ciel ouvert mais développant des arcades, intégrant l’art du jardin japonais, concentrant 200 boutiques orientées du prêt-à-porter de luxe (voir cahier photographique, image 18) aux produits alimentaires les plus variés en passant par les objets ludiques, il constitue un lieu qui fait converger tous les groupes sociaux et toutes les générations de la société urbaine. Si la diversité sociale ne se côtoie pas dans les boutiques représentant toutes les grandes marques de luxe mondialisées, d’autres moments et lieux peuvent jouer ce rôle.
33C’est le cas à l’occasion des spectacles organisés quasi quotidiennement sur une scène enchâssée dans un espace multipliant les points de vue et les modulations sonores, chaque étage – à l’exception du plus élevé – rendant accessible par une ouverture en balcon la diffusion des sonorités et l’observation des acteurs. Ces spectacles, variant les thèmes depuis le hula « moderne » jusqu’aux arts musicaux produits par les descendants des Japonais d’Okinawa, parviennent à opérer le côtoiement de la plus grande diversité.
34Or, pour les touristes japonais dont beaucoup proviennent du Japon central (et notamment de Hondo, la « terre principale », qui correspond à Honshû) et plus encore de la mégalopole du Tokaïdo, le plaisir du spectacle offert par ces descendants des Japonais d’Okinawa ne peut être assimilé au Même. Aussi bien sont-ils saisis par les Japonais de « l’intérieur » par le prisme de la « surinsularité22 » qui caractérise les habitants d’Okinawa, lesquels appartiennent certes au « paradis des mers du Sud », mais restent dans une position géopolitique compliquée et ambiguë en sorte qu’ils ne sont pas perçus comme tout à fait « japonais ».
35Ils sont d’autant moins assimilables comme Japonais que la biographie des acteurs du spectacle est pour une part découplée de celle des habitants d’Okinawa eux-mêmes, quoique des liens ont pu être entretenus avec les lieux d’où ont été lancées les migrations. Il s’agit donc bien, à travers l’agrément du spectacle, de se frotter à l’altérité.
36Ces frottements s’opèrent peut-être encore mieux par l’espace de concentration des lieux de restauration. Directement accessibles une fois que l’on a franchi la porte qui ouvre sur une multiplicité de lieux possibles où se sustenter, les plats ne sont pas représentés comme dans certains lieux de haute volée de Waikiki – selon un principe qui prévaut au Japon – par le réalisme de la cire imitant en vitrine les aliments que l’on trouvera à l’intérieur. Ils sont en revanche présentés, exposés, et le visiteur est ici plongé d’emblée dans un bain sensoriel. Et c’est dans la plus grande diversité culinaire que s’y mêlent les saveurs et les odeurs. Des étiquettes ethniques semblent être attachées à des cuisines juxtaposées (ici « hawaïenne », là « italienne », etc.). En réalité, chacune d’elles, comme c’est le cas ailleurs à Honolulu, est faite aussi d’emprunts à celle qui est exposée au voisinage, multiplie les variations sur un même thème, privilégie la diversité gustative, une disposition que vient ramasser ce qui ressemble à un bento, le plat offert étant compartimenté pour rendre plus effective la pluralité des choix possibles. Le « type-idéal » du déjeuner est une composition associant deux ou trois boules de riz (l’ingrédient de base d’un repas « local »), une, deux ou même trois variétés différentes de viande ou de poisson, et une large boule de « macaroni salad23 » – une salade froide de macaronis agrémentés de mayonnaise. Si la composition culinaire de chaque individu est singulière, il est toujours possible par la convivialité des longues tables publiques de retrouver dans l’assiette du voisin des aliments communs, mais aussi d’apercevoir certains fragments d’un spectre culinaire qui fait mieux que refléter celui des seuls groupes ethniques locaux, pourtant très fourni et tout aussi entremêlé. On y observe des manières de table que l’on apprécie ou que l’on répugne, on s’essaye à de nouvelles pratiques, on mange du regard les plats appétissant au voisinage ou on repousse leur tactilité et leur odeur, mais c’est à chaque fois un bain sensoriel renouvelé, riche de ses contradictions.
37Le shopping center, comme forme de l’urbanité, est donc un peu plus qu’un nouveau « temple » de la marchandisation. La fonction commerciale qui apparaît immédiatement ne recouvre pas l’ensemble des intentions de ceux qui le pratiquent. Elle est même peut-être secondaire, subvertie en tout cas par sa dimension ludique. Dans l’espace-temps limité du centre commercial labyrinthique se joue une théâtralité au travers de laquelle les frontières de l’utilité marchande et de l’esthétique sont indécises, interpénétrées. La marchandise y est autant un enjeu économique que culturel (symbolique), qui se dit dans sa mise en spectacle.
38Le shopping pourrait alors constituer une pratique touristique « totale », intégrant, suscitant à certains moments au moins, des images et des actions associées au jeu, à la découverte, et à la sociabilité, voire au repos. De ce point de vue, l’analyse rejoint celle de Dallen Timothy lorsqu’il affirme que le
« shopping est une activité multidimensionnelle qui implique l’interaction sociale, l’échange économique, et très souvent, la participation à des activités non marchandes24 ».
LA LUMIÈRE DE LA VILLE REND LIBRE
39De fait, la mise en scène des objets à Waikiki ne doit parfois rien à la consommation marchande. Quand certains objets comme Diamond Head deviennent, par l’obscurité, des angles morts, d’autres comme la statue de Duke Kahanamoku – érigée en 1990 après sa mort, à l’entrée de Kuhio Beach (voir cahier photographique, images 20 et 21) – tombent sous les feux des projecteurs et deviennent plus que jamais des emblèmes transformés en « quasi-totems » que l’on photographie, touche, enserre, célèbre par des leis. Il est vrai aussi que sa posture tournée vers la rue, avec ses bras tendus et ses paumes ouvertes touchant symboliquement ceux qui l’entourent, expriment plus encore que le jour l’allégorie de l’hospitalité.
40Autour de la statue, c’est aussi un halo de lumière diffuse qui empiète sur la plage et se dégrade à mesure que l’on s’écarte de la rue. Préservée de toute lumière frénétique, la plage devient un espace ambigu, ni totalement illuminé ni totalement obscur, son hybridation étant attractive pour certains et répulsive pour d’autres mais ne laissant dans tous les cas jamais indifférent. L’ambiance trouble, anxiogène, qui rapatrie plus facilement les images engloutissantes de l’espace marin, et qui contraste avec la rue mais aussi avec la plage diurne, étant cela-même qui est valorisé positivement ou négativement par les touristes.
41C’est au fond tout le dispositif sensoriel qu’active la ville nocturne. Bachelard a même montré que l’ouïe devenait la nuit le sens privilégié de la perception, « l’obscurité [étant] amplificatrice du bruit, […] résonance25 ». Nous avons vu que la rue à Waikiki était imprégnée du bruit des véhicules motorisés qui provoquent une gêne parmi certains résidents. C’est ce dont témoigne une dame de 80 ans (« caucasienne » comme la plupart des résidents de Waikiki) installée ici depuis plus de 50 ans, avec laquelle nous nous sommes entretenus au début des années 2000 (sous forme d’entretien non directif). Distribuant pourtant ses mots avec parcimonie, évitant les questions comme si elle empruntait une ligne de fuite signant une posture nostalgique, elle avoue regretter le temps où l’espace était moins saturé en sonorité désagréable, où le silence pouvait avoir sa place à certaines heures de la nuit, surtout si l’on habitait comme elle en marge des avenues animées de Kuhio et Kalakaua. Et le phénomène est allé pour elle en s’amplifiant avec la massification de l’usage de l’automobile qui parvient désormais à faire du bruit même à l’arrêt, par les alarmes.
42Mais si l’effervescence de la rue émerge tôt dans la soirée, elle s’essouffle précocement dans la nuit. La densité de noctambules baisse selon un gradient continu à partir de 23 heures environ, et la rue semble presque vide vers minuit. On pourrait penser que l’animation saisit alors plus facilement les établissements de nuit comme les cafés et les discothèques, mais ces géotypes urbains (des espaces concrets et typés de la ville occidentale au moins) ne parviennent pas à relayer les fortes densités de la rue. Tout se passe comme si l’agrément de la ville nocturne, qui passe ordinairement par la pratique déambulatoire de la rue et la fréquentation d’une diversité de types d’établissements, privilégiait ici davantage le plaisir sensuel de la rue et l’aménité de l’offre culinaire, sans que l’itinéraire se prolonge ou passe forcément par des lieux urbains ordinairement valorisés.
43Il faut dire aussi que les établissements de nuit sont agencés selon un dehors/dedans disjonctif, ménageant peu les transitions, les ouvertures. Il y faut l’artifice de la climatisation pour croire encore que l’on peut profiter de la fraîcheur de la nuit. Le seuil d’entrée n’est constitué que d’un point de franchissement étroit et rigoureusement contrôlé par des vigils vérifiant avec le plus grand soin une pièce d’identité garantissant l’âge légal de l’accédant, fixé le plus souvent à 21 ans, selon un interdit cumulatif qui s’applique déjà sur l’alcool. Rares sont les boîtes de nuit qui autorisent l’accès aux jeunes de 18 ans au moins, encore que la stigmatisation que revêt le port obligatoire d’un bracelet signifiant l’impossibilité de consommer de l’alcool, puisse être vécu comme humiliante. Cet ordre normatif se transforme en frustration chez ceux qui sont habitués comme la plupart des Européens à une accessibilité plus extensive, mais aussi chez ceux qui restent entravés dehors et sont brutalement coupés de leur réseau social par un espace devenu une forteresse. L’événement éprouve la cohésion du groupe, et peut rejaillir sur la totalité des membres en infléchissant au besoin l’itinéraire nocturne. Il participe aussi de la « désillusion » qui module l’érotique de la ville nocturne, d’autant plus déchirante que l’« euphorie26 » avait été grande.
Notes de bas de page
1 Ghorra-Gobin C., Los Angeles. Le mythe américain inachevé, op. cit.
2 Berque A., Êtres humains sur la terre, Paris, Gallimard, coll. « Le Débat », 1996, p. 257.
3 Voir Berque A., Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986.
4 Joseph I., La ville sans qualité, op. cit., p. 64.
5 Lévy-Piarroux Y., « Dehors-Dedans : les lieux de l’urbanité », dossier Éloge de l’urbanité, Espaces Temps, n° 33, 1986, p. 20-26.
6 Au sens de « dispositions acquises, manières durables d’être ou de faire qui s’incarnent dans des corps ». Voir Bourdieu P., Questions de sociologie, Paris, Les éditions de Minuit, 2002 [1984 pour la 1re édition], p. 29.
7 Deleuil J-M., Lyon la nuit. Lieux, pratiques et images, Lyon, Presses universitaires de Lyon, coll. « Transversales », 1994, p. 107.
8 Ibid., p. 141.
9 Moles A., Rohmer E., Labyrinthes du vécu. L’Espace : matière d’actions, Paris, L’Harmattan, coll. « Villes et Entreprises », 1982, p. 145.
10 . Pons P., D’Edo à Tokyo. Mémoires et modernités au Japon, op. cit., p. 336.
11 Moles A., Rohmer E., Labyrinthes du vécu. L’Espace : matière d’actions, op. cit., p. 134.
12 Wirth L., « Le phénomène urbain comme mode de vie », dans Grafmeyer Y., Joseph I., L’école de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Paris, Aubier, 1990 [1938 pour la 1re édition], p. 255-281.
13 Coëffé V., Touristicité idéale. Hawaii, un parcours utopique, op. cit.
14 Pons P., D’Edo à Tokyo. Mémoires et modernités au Japon, op. cit., p. 338.
15 Berque A., Vivre l’espace au Japon, Paris, PUF, 1982, p. 120.
16 Ibid., p. 127.
17 Adham L., « La boutique de luxe : un espace théâtralisé », dans Allérès D. (dir.), Luxe… métiers et management atypique, Paris, Economica, 2006, p. 106-116.
18 Ibid.
19 Hawaii tourism authority, Annual Visitor Research Report, 2011.
20 Pons P., D’Edo à Tokyo. Mémoires et modernités au Japon, op. cit., p. 380.
21 Voir par exemple Ritzer G., Enchanting a Disenchanted World. Continuity and Change in the Cathedrals of Consumption, Thousand Oaks, Pine Forge Press, 2010 et Timothy J. D., Shopping Tourism, Retailing and Leisure, Cleveland, Buffalo, Toronto, Channel View Publications, 2005.
22 Pelletier P., La Japonésie. Géopolitique et géographie historique de la surinsularité au Japon, Paris, CNRS Éditions, coll. « Espaces et milieux », 1997.
23 Lewis D. N., « Poi, Pupus, SPAM Musubi and Hawaiian Regional Cuisine : A Fusion of Foods », dans Collectif, Hawai‘i : New Geographies, op. cit., p. 95-113.
24 Timothy J. D., Shopping Tourism, Retailing and Leisure, op. cit., p. 23.
25 Cité par Durand G., Les structures anthropologiques de l’imaginaire, 11e édition, Paris, Dunod, 1992, p. 99.
26 Deleuil J.-M., Lyon la nuit. Lieux, pratiques et images, op. cit., p. 149.
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