Chapitre 11. Territoires et mises en espace des mobilisations
p. 185-195
Texte intégral
1Que, comme toute pratique sociale, l’activité des mobilisations protestataires s’ancre dans l’espace relève du truisme le plus pur. Pourtant, ce n’est qu’assez tardivement que cette dimension spatiale a commencé à faire l’objet d’une attention spécifique parmi les analystes des mouvements sociaux. Depuis une dizaine d’années, les articles, ouvrages ou dossiers de revues consacrés à l’espace des luttes ou aux luttes pour l’espace se sont multipliés, principalement aux États-Unis, sous forme d’études de cas ou de synthèses théoriques (Tilly, 2000, p. 135-159 ; Miller, 2000 ; Sewell, 2001, p. 51-88 ; Martin & Miller, 2003).
2L’objet du présent chapitre n’est pas d’apporter une nouvelle pierre totalement originale à cet édifice conceptuel, ni de proposer une nouvelle revue des multiples dimensions spatiales des phénomènes contestataires (Auyero, 2005, p. 123-132 ; Hmed, 2009, p. 220-227). Il est davantage, et plus modestement, d’introduire à certains aspects de l’ancrage spatial des mouvements sociaux en prenant pour exemples des situations tirées de mes précédents travaux. L’enjeu, plus précisément, sera de revisiter un ancien terrain, pour l’étude duquel la problématique spatiale avait le plus souvent été sinon négligée, au moins reléguée au second plan, pour tenter de faire ressortir l’intérêt de cet angle d’approche.
DE LA LUTTE DES PLACES À LA LUTTE POUR LE TERRITOIRE
3L’espace ne se limite pas à sa dimension strictement matérielle – bâtiments et constructions, voies de circulation, obstacles naturels divers, etc. Il est aussi porteur de significations pour les individus qui y vivent ou y voisinent, et chargé de valeurs différenciées. C’est cette dimension symbolique qui contribue à faire de l’espace, et plus exactement de certains territoires, un enjeu de mobilisation et de contestation. Le terme de territoire est ici utilisé car il permet de préciser les ressorts de ces processus conflictuels : c’est parce qu’une forme de maîtrise ou de propriété plus ou moins exclusive est revendiquée que certains agents ou groupes se mobilisent contre d’autres, qu’ils considèrent comme des intrus et qui, de leur côté, entendent bien se voir accorder une forme d’accès, là encore plus ou moins exclusif ou partagé, plus ou moins ponctuel ou durable, à ce même espace.
4Cet enjeu était présent, quoique sous des aspects largement informels et inorganisés, dans les luttes que se livraient différentes catégories de prostituées lyonnaises que j’étudiais au début des années 1990. Le marché de la sexualité vénale s’inscrit en effet dans une géographie signifiante, chaque zone ou emplacement étant considéré comme sa propriété par celle ou celui qui l’occupe régulièrement, mais aussi l’objet d’une évaluation pratique par les pairs, spécialement comme source de capital économique ou symbolique – d’où l’intérêt d’aborder cet univers en termes d’espace de la prostitution (Mathieu, 2007), constitué de positions classées et classantes. De la sorte le monde de la prostitution apparaît-il traversé par une permanente « lutte des places » : chaque prostituée a pour principale préoccupation de préserver son territoire de la concurrence et de la mauvaise réputation (« on ne veut pas de toxicos ici »), cela d’autant plus que l’emplacement occupé est supposé attractif (bonne visibilité des automobilistes, conditions appréciables de confort et de sécurité…). D’où d’innombrables confrontations entre prétendantes à l’occupation d’un même emplacement, dans lesquelles la propriété légitime est généralement associée à l’antériorité (« c’est moi qui ai créé ma place ») mais également des pratiques telles que des « locations » (faire payer un loyer en contrepartie de l’autorisation à occuper sa propre place aux heures où l’on est absente), des tentatives d’imposition de zones réservées (« les travestis doivent rester rive gauche, la rive droite est réservée aux femmes ») ou des expéditions collectives visant à expulser manu militari les indésirables – toutes pratiques qui, aux yeux de la loi, relèvent du proxénétisme.
5Si les mobilisations relatives à la prostitution les plus récentes ont également pour enjeu la maîtrise d’une portion d’espace urbain, elles se distinguent de la lutte des places propre au monde du trottoir par leurs protagonistes et par leur caractère davantage organisé. Des associations de riverains ont vu le jour, qui exigent des pouvoirs publics qu’ils mettent fin aux nuisances qu’occasionnent la présence et les activités des prostituées dans leur quartier. Il s’agit bien, là encore, de mobilisations ayant pour enjeu une forme de propriété légitime sur un espace plus ou moins défini et étendu, et dont la valeur tant symbolique que matérielle apparaît menacée. Le partage d’un territoire commun apparaît impossible à ces résidents, du fait des multiples troubles qu’induit à leurs yeux l’activité prostitutionnelle, source de pollution à la fois sonore (le ballet incessant des voitures des clients, les disputes entre prostituées), visuelle (les traces que laissent derrière elles les prostituées, telles que préservatifs et kleenex usagés, seringues, canettes, mégots… mais aussi leur simple présence sur le trottoir, surtout lorsqu’elle est visible des enfants), olfactive (odeurs d’urine dans les zones dépourvues de toilettes publiques), etc. S’il s’agit de ne pas méconnaître la réalité matérielle de ces nuisances, on peut aussi y percevoir des enjeux proprement symboliques : préserver la « réputation » d’un espace de vie auquel on s’identifie, mettre à distance physique celles et ceux que l’on estime trop distants socialement. C’est en tant que marqueurs sociaux, et plus précisément en tant que stigmates nuisant à la valeur tant symbolique que matérielle des zones urbaines qu’elles occupent, que les prostituées sont ostracisées.
6Les mesures destinées à interdire aux prostituées de faire intrusion dans l’espace que l’on estime à soi réservé peuvent être variables dans leur importance et leurs conséquences : du simple changement de digicode, visant à interdire aux prostituées d’accéder aux halls d’immeuble où elles réalisent leurs passes, aux pétitions à la mairie exigeant l’intervention des forces de l’ordre afin de les chasser du quartier. On sait que ces mobilisations de riverains ont recueilli un écho positif dans plusieurs municipalités dont les édiles ont adopté des arrêtés interdisant la prostitution sur tout ou partie de leur territoire, et qu’elles ont connu une forme de consécration par la loi sur la sécurité intérieure de 2003 : en rétablissant le délit de racolage passif – dans les faits la simple présence dans l’espace urbain d’une personne connue comme se livrant à la prostitution – celle-ci offre aux policiers un instrument de « nettoyage urbain » des plus efficaces. Dans une ville comme Lyon, les prostituées ont depuis 2002 été successivement chassées de plusieurs quartiers de plus en plus excentrés ; leur dispersion et leur clandestinité sont à l’heure actuelle les principaux obstacles que rencontrent les structures d’assistance qui leur sont destinées.
7Aux yeux de certains sociologues urbains, ces mobilisations de riverains sont une des expressions de la gentrification des anciens quartiers populaires des centres-villes, et en révèlent ce que l’on peut considérer comme une de leurs faces morales. En exigeant et en obtenant des mesures répressives d’expulsion de différentes catégories d’indésirables (la loi sur la sécurité intérieure vise également les mendiants, les gens du voyage et les jeunes désœuvrés), les familles des classes moyennes soucieuses de la réputation, du confort et de la sécurité de leur environnement direct contribuent à une forme de purification indissociablement sociale et morale (Hubbard, 2004, p. 1687-1702). Sous l’effet des politiques répressives, l’espace public tend à être réservé à certaines formes de sociabilité (familiale) et d’activité (consommation), et à refuser son accès à ceux et celles (trop déviants et/ou trop pauvres) qui ne peuvent ou ne souhaitent s’y engager, et dont la prétention à y occuper une place est considérée comme illégitime. Ce que L. Wacquant (2004) désigne comme un processus de criminalisation de la pauvreté peut ainsi être appréhendé dans sa dimension spatiale : l’objectif est d’invisibiliser plutôt que d’éliminer la misère sociale, en éloignant, en enfermant ou en rendant clandestins ceux et celles qui en sont les incarnations.
8On se trouve, avec ce type de phénomène, à l’intersection de plusieurs domaines de recherche : la sociologie de l’action collective, bien sûr, mais également la sociologie urbaine et l’analyse des politiques publiques (Danet & Guienne, 2006). Les théorisations issues de ces domaines ne semblent pourtant guère en mesure de fournir les instruments à même de rendre compte des ressorts sociaux des mobilisations portant des revendications de propriété sur des portions d’espaces, ni des réponses que les pouvoirs publics sont susceptibles de leur apporter. La tradition interactionniste apparaît ici la mieux outillée pour éclairer les enjeux et les dynamiques de ces mobilisations. Des protestations exigeant la purification sociale et morale d’un espace de vie sont, bien sûr, le plus souvent menées par ceux que H. Becker appelle les « entrepreneurs de morale ». Un tel entrepreneur est un individu qui, « fervent et vertueux » et à l’« éthique intransigeante », s’engage pour éliminer « telle ou telle forme de mal qui le choque profondément » mais avec « le souci d’amener les autres à se conduire “bien”, selon son appréciation » car « il croit qu’il est bon pour eux de “bien” se conduire » (Becker, 1985). Elles peuvent également, en suivant cette fois J. Gusfield (1963), être appréhendées comme des « politiques statutaires » (status politics) visant à préserver la supériorité sociale et morale que revendiquent certains groupes par rapport à d’autres, dont ils tendent à disqualifier le mode de vie afin de les tenir à distance tant socialement que, souvent, géographiquement (Elias & Scotson, 1997).
9Mais c’est surtout auprès de l’interactionnisme goffmanien que des outils peuvent être trouvés qui permettent d’éclairer les ressorts et les enjeux de telles campagnes. E. Goffman (1973) utilise le concept de « territoire du moi » pour rendre compte de cette zone qui entoure chaque individu et qu’il considère comme un prolongement de lui-même, dans lequel les autres ne peuvent pénétrer que dans certaines circonstances et sous certaines conditions. Le vocabulaire utilisé par Goffman pour rendre compte des intrusions dans cette zone est à la fois moral (offenses ou « violations » du territoire du moi), religieux (« profanations » du territoire du moi, appelant des « cérémonies » réparatrices) et médical (« contamination » de ce territoire par des objets, odeurs, bruits d’autant plus indésirables qu’ils viennent d’un ailleurs et sont supposés porteurs de dangers plus ou moins définis), et s’avère particulièrement évocateur des sentiments d’angoisse morale et sociale au principe de mobilisations telles que celles des riverains des zones de prostitution. Il conserve toute sa puissance analytique lorsqu’on l’étend au-delà de la seule zone qui entoure le corps de l’individu, comme celle beaucoup plus large du quartier qui constitue son environnement quotidien.
L’ÉCOLOGIE DES MOBILISATIONS
10La manière dont les mobilisations sont façonnées par l’espace dans lequel elles émergent et se déploient constitue un deuxième axe d’analyse fructueux.
11Deux travaux sont emblématiques de cette démarche de recherche. Celui que R. Gould (1995) a consacré à la commune de Paris rapporte le recrutement dans la garde nationale à la zone de résidence : c’est en tant qu’habitants de tel ou tel quartier, et parce qu’ils étaient pris dans des réseaux spécifiques d’interconnaissance constitutifs des relations de voisinage, que les Parisiens ont rejoint les troupes communardes. La forme qu’a prise la révolte de 1871 est de la sorte indissociable des transformations urbaines des années précédentes (en l’occurrence l’haussmanisation, qui a tendu à séparer lieu de travail et zone de résidence et à repousser les classes populaires dans les quartiers périphériques récemment annexés par Paris). C’est cette détermination spatiale qui amène Gould à envisager la commune avant tout comme une lutte urbaine, fondée sur une identité de résidence, à la différence de la Révolution de 1848 selon lui davantage fondée sur une identité de classe.
12La seconde recherche emblématique est celle consacrée par D. Zhao (1998, p. 1493-1529) au mouvement étudiant chinois de 1989. La révolte est ici envisagée dans son écologie, i. e. dans un environnement matériel, celui des campus universitaires pékinois, qui a dans un premier temps permis la diffusion des idées contestataires mais également des informations relatives à l’engagement et au développement de la protestation. Parce qu’ils étaient concentrés en grand nombre dans des zones délimitées (les campus eux-mêmes, et en leur sein les bâtiments de cours et les dortoirs) traversées par des réseaux de sociabilité et de communication extrêmement denses, les étudiants chinois ont bénéficié de conditions favorables à une rapide et ample mobilisation. D. Zhao avance que dans de telles situations de concentration des membres du groupe contestataire et de densité de ses rapports sociaux internes, la mobilisation est davantage à même de se diffuser par elle-même, c’est-à-dire sans l’intervention des organisations de mouvement social.
13Ces recherches confirment, sur le plan spatial, certains des acquis les plus anciens de la mobilisation des ressources, et spécialement des propositions d’A. Oberschall (1973) relatives au degré de consistance collective préalable des groupes en voie de mobilisation. La distinction que le sociologue américain établit entre six cas de figure (selon que le groupe considéré bénéficie ou non de canaux de communication avec les élites, et selon qu’il dispose d’une assise de type communautaire, associationnelle ou se révèle socialement inorganisé) connaît une transposition dans l’espace, sous forme de concentration de population, de zones de sociabilité, de voies de circulation ou de canaux de diffusion des communications. On sait ainsi que c’est parmi les groupes où les rapports sociaux sont les moins denses et les moins solidaires que la mobilisation rencontre le plus de difficultés.
14Ces travaux rejoignent également certains des développements récents de la sociologie de la contestation, tel le modèle de la politique contestataire élaboré par D. McAdam, S. Tarrow et C. Tilly (2001) lorsqu’ils relèvent l’importance des connexions entre unités contestataires plus ou moins dispersées. Le vocabulaire du courtage (brokerage) est utilisé par ces auteurs pour rendre compte de ces mécanismes de connexion et des agents, les courtiers (brokers), qui en assurent la charge et qui contribuent à ce processus décisif pour toute mobilisation qu’est l’agrégation au sein d’un collectif d’un ensemble d’unités (individus, groupes, organisations) antérieurement isolées les unes des autres. Un des traits caractéristiques des courtiers est leur capacité à se mouvoir dans un espace et à surmonter des distances qui peuvent être géographiques (D. McAdam et al. prennent l’exemple des marchands ambulants kenyans qui transmettaient les informations entre groupes Mau-Mau dispersés sur le territoire) mais aussi, sur un registre davantage métaphorique, linguistiques, sociales ou encore ethniques. L’importance cruciale de ce mécanisme se repère également à l’énergie que consacrent les adversaires de telles mobilisations à entraver ces connexions en posant des obstacles à la mobilité des individus ou des messages : barrages routiers, neutralisation ou élimination des courtiers, censure, surveillance de courrier, brouillage des émissions radio, etc.
15La mobilisation des prostituées lyonnaises de 1975 fournit une bonne illustration de ce façonnement spatial de la protestation (Mathieu, 2001). Le marché local de la sexualité vénale n’était pas, à l’époque, doté d’une forte cohésion car il était traversé par des logiques de concurrence entre réseaux de proxénétisme rivaux. Pour autant, sa concentration dans des zones urbaines bien délimitées – en l’occurrence les petites rues de la presqu’île de Lyon – et l’existence de sites de sociabilité spécifiques (les bars du quartier à la clientèle essentiellement composée de prostituées) ont permis de surmonter partiellement ces logiques de concurrence via l’existence de canaux de communication et de relations d’interconnaissance. Plus encore, la multiplication des gardes à vue engagée au même moment par la police a paradoxalement contribué à renforcer la cohésion du groupe des prostituées. Enfermées de longues heures dans l’espace restreint du « violon » (les locaux de la sûreté urbaine), des prostituées appartenant à des réseaux concurrents ont pu, au cours de discussions informelles et de parties de cartes, faire connaissance et tisser des relations amicales fondées sur une communauté d’expérience et d’identité, lesquelles ont constitué une assise favorable au moment de la mobilisation. De même, ce sont des prostituées propriétaires de voitures qui ont joué le rôle de courtiers en visitant, afin de les prévenir et de les inviter à se joindre au mouvement, leurs consœurs qui travaillaient à distance du centre-ville, telles celles travaillant dans des camionnettes sur le boulevard périphérique.
16Un des aspects de l’extension spatiale des mobilisations pointé par McAdam et al. est ce qu’ils désignent comme le mécanisme de « changement d’échelle » : un épisode conflictuel initialement localisé et d’ampleur restreinte gagne en importance et se diffuse au-delà de son foyer originel. Ainsi un incident de frontière peut-il entraîner une guerre, un arrêt de travail dans un atelier se répandre à toute l’usine, une mobilisation étudiante impulser une crise politique, etc. Ici encore, l’existence de canaux de communication à même de surmonter les distances géographiques ou sociales s’avère déterminante puisqu’en livrant une information (éventuellement fausse, d’ailleurs) sur l’état de la mobilisation sur d’autres sites elle renvoie à chacun une représentation du plausible et du jouable plus ou moins favorable ou défavorable à la poursuite de l’action : ainsi que l’a relevé M. Dobry (1990, p. 366), « un mouvement qui prend, c’est toujours un processus dont les protagonistes peuvent vérifier que d’autres unités naturelles de l’espace de la mobilisation entrent également en mouvement, ou sont sur le point de le faire ». Le mouvement des prostituées lyonnaises fournit une nouvelle fois une bonne illustration de ce type de processus : une fois connue par les médias la nouvelle de l’occupation de l’église Saint-Nizier, des prostituées d’autres villes (Paris, Marseille, Grenoble) se sont à leur tour mobilisées en occupant des bâtiments religieux. Mais en changeant ainsi d’échelle – d’une mobilisation locale à une protestation d’ampleur nationale – le mouvement a également connu ce que McAdam, Tarrow et Tilly (2001) appellent un changement d’identité : ce qui était à l’origine une mobilisation aux enjeux restreints (la fin de la répression menée par les policiers lyonnais) s’est mué en un mouvement posant les problèmes plus généraux du statut social à accorder aux prostituées et de la redéfinition juridique de leur activité.
LA MISE EN ESPACE DES PROTESTATIONS COLLECTIVES
17Le dernier aspect que l’on souhaite évoquer est celui de l’inscription spatiale des actions collectives protestataires. Celles-ci prennent généralement la forme de l’occupation d’un espace, en rupture avec ses usages routiniers et chargée d’une intention expressive. Un des meilleurs exemples est précisément l’occupation de sites ou de bâtiments, particulièrement usitée en 1936 et 1968 mais toujours fréquemment mobilisée lors des épisodes grévistes : l’espace de l’entreprise est investi par les salariés pour une temporalité (la nuit, le week-end…) et pour des activités (assemblées générales, jeu de cartes ou de boules, barbecue, discussion informelles…) qui ne sont pas celles ordinairement prévues pour sa mission productive (Pénissat, 2005, p. 71-93). On retrouve ici une dimension précédemment évoquée : occuper un lieu, c’est en pratique prétendre en avoir une forme de propriété, et les salariés qui occupent leur entreprise manifestent ainsi qu’ils la considèrent comme la leur et qu’ils entendent à ce titre peser sur son destin, contre la prétention contraire des dirigeants. L’expérience autogestionnaire de l’entreprise horlogère Lip, en 1973, est de ce point de vue exemplaire : la police ayant mis fin à l’occupation de l’usine par ses salariés, ceux-ci continuèrent leur action – en l’occurrence la poursuite de la production et de la vente alors que l’entreprise avait déposé son bilan – dans un centre social, prouvant par là même non seulement que « l’usine se trouve là où sont les ouvriers » mais que ceux-ci disposent d’une forme légitime de propriété sur l’entreprise qui les emploie (Mathieu, 2010). De même les fréquentes décorations (banderoles, drapeaux, graffiti…) qui ornent les bâtiments occupés peuvent-ils s’entendre comme ces marqueurs dont parle E. Goffman (1973, p. 55) et qui expriment une revendication de propriété sur le territoire où ils sont placés.
18Ainsi entendues, les occupations de locaux ont tout à craindre des intrusions d’éléments indésirables : les policiers, bien sûr, ainsi que tous ceux (vigiles, indicateurs…) susceptibles de nuire à l’action collective. Mais elles doivent également maintenir et affirmer la cohésion et l’ampleur du groupe mobilisé. D’où l’importance des piquets de grèves, qui visent à affirmer la maîtrise des protestataires sur l’espace occupé et l’exclusion de ceux (couramment stigmatisés comme « jaunes ») qui entendraient y pénétrer pour une activité – le travail – contraire à la protestation. D’où l’importance également (ce fut spécialement le cas en mai 1968) de l’entretien des machines et du refus de toute déprédation, qui visent à affirmer une identité ouvrière responsable et respectable. Mais également l’enjeu que représente la clôture de ce territoire lorsque tentent de s’y rallier des éléments considérés comme étrangers et qui risquent de provoquer un changement d’échelle ou d’identité non souhaité. Il en fut ainsi en mai 1968 lorsque, sur ordre de la CGT, les ouvriers grévistes qui occupaient leurs usines fermèrent leurs portes aux cortèges d’étudiants venus leur apporter leur soutien. À Lyon, par exemple, les salariés de l’usine Rhodia déclarèrent aux étudiants venus en cortège devant les portes de l’usine que « nous n’avons jamais donné de leçon aux étudiants mais nous entendons n’en recevoir aucune de leur part », tandis qu’à Saint-Étienne un dirigeant CGT s’opposait à un projet de manifestation de rue au prétexte que « les ouvriers occupant les usines [sont] calmes » et que « ce genre de manifestation ne [peut] qu’amener l’excitation » (Mathieu, 2008, p. 195-206). Ce faisant, les composantes respectivement salariée et étudiante du mouvement restèrent le plus souvent cloisonnées, cantonnées à des espaces distincts (l’université ou l’usine), chacune œuvrant de son côté pour imposer sa définition de la lutte et de ses enjeux.
19Ces enjeux ne sont bien sûr pas spécifiques à cette seule forme protestataire qu’est l’occupation, mais se retrouvent selon des modalités variables au sein de l’ensemble du répertoire de l’action collective. La manifestation de rue mérite cependant une attention particulière. Elle aussi constitue une revendication pratique de propriété sur une portion de territoire, celle de la rue ou du quartier. D’où les enjeux identitaires des parcours suivis et des sites visités par les manifestants, qui viennent proclamer, en dépit des dénégations ou des contestations, que ce territoire est le leur et qu’il est support d’une identité collective. En suivant un parcours hérité de la tradition, les cortèges les plus routiniers – type République Bastille-Nation – affirment leur attachement à une histoire des luttes dont ils se veulent la continuation. Les temps d’arrêts ou les fins de manifestation en des sites mémoriels (le métro Charonne, le mur des Fédérés…) eux aussi relèvent de cette sémantique spatiale, dont l’importance a été relevée par William Sewell lorsqu’il évoque ces « lieux sacrés » (sacred places) où « l’action prend une signification renforcée, aux yeux des participants aussi bien que des témoins » (Sewell, 2001, p. 65). On retrouve le vocabulaire religieux déjà relevé chez Goffman, dont la perspective se révèle une fois encore heuristique : certaines actions publiques peuvent être vécues comme des profanations par ceux qui s’estiment propriétaires d’un territoire, et exiger de véritables cérémonies réparatrices. Il en est ainsi de la manifestation gaulliste sur les Champs-Élysées du 30 mai 1968, venue restaurer, au chant de la Marseillaise, la sacralité d’un espace « profané » le 7 mai par le cortège des étudiants qui s’étaient arrêtés sur la tombe du Soldat inconnu pour y entonner l’Internationale (Mathieu, 2008, p. 195-206).
20La sémantique spatiale des actions protestataires ne s’arrête pas là. Comme l’a montré Pierre Bourdieu, les actions publiques telles que les manifestations de rue expriment dans un même mouvement l’existence et l’importance du groupe mobilisé et la légitimité des porte-parole qui ont appelé à son rassemblement. De la sorte, « une des fonctions de la manifestation est de manifester le groupe qui autorise le porte-parole autorisé. Et un porte-parole autorisé peut montrer la force dont il tient son autorité en appelant le groupe à se mobiliser et en le mobilisant effectivement, donc en l’amenant à se manifester » (Bourdieu, 2000, p. 84). Et P. Bourdieu de souligner dans le même passage l’enjeu que constitue le nombre (toujours débattu) de manifestants, puisqu’il atteste de la puissance relative du groupe et de ses représentants ; on pourrait y ajouter ces « techniques manifestantes » veillant à ne pas être trop serrés les uns contre les autres dans le cortège afin d’assurer à celui-ci une longueur et une occupation de l’espace les plus importantes et visibles possibles.
21La manifestation que les prostituées lyonnaises tentèrent d’organiser en août 1972 fournit un excellent exemple a contrario de ces enjeux. À peine une trentaine d’entre elles se rendirent le jour prévu sur ce qui devait être le point de départ du cortège, la place des Jacobins, sous le regard goguenard d’une foule de badauds. Ce faisant, elles exprimèrent à leurs dépens à la fois l’absence de légitimité de leurs porte-parole improvisées (puisque celles qui avaient appelé à la manifestation ne furent pas suivies), l’échec de leur tentative de s’inscrire dans une tradition contestataire (la place des Jacobins n’avait pas été choisie pour sa seule proximité avec le quartier de la prostitution, mais parce qu’elle est un point de départ fréquent des manifestations de salariés) et l’illégitimité de leur intrusion dans un espace (une des grandes places commerçantes de la ville) qui leur était étranger. C’est parce qu’elles ne « se sentaient pas à leur place », à la fois physiquement et socialement, que la majorité des prostituées a préféré ne pas s’exposer au grand jour, à distance des petites rues sombres et étroites qui constituaient alors leur véritable territoire.
22À l’inverse, l’occupation de l’église Saint-Nizier trois ans plus tard par les mêmes prostituées a su pallier ces difficultés. En occupant un espace fermé dont l’accès était strictement contrôlé, elles pouvaient exprimer une contestation collective tout en préservant leur anonymat et en empêchant toute comptabilité précise des effectifs réellement mobilisés. La nature religieuse du bâtiment leur permettait dans le même temps d’affirmer une protestation contre le stigmate qui les frappe ordinairement et la légitimité du réseau de soutiens (la mouvance catholique abolitionniste) qui leur avait permis de l’investir : loin de s’opposer comme dans les représentations communes, prostitution et religion s’avéraient compatibles puisque des ecclésiastiques avaient accepté de les accueillir. Elles inscrivaient également leur action dans un voisinage avec une mouvance préexistante, celle des luttes de sans-papiers souvent soutenues par les mêmes milieux chrétiens progressistes et qui avaient eux aussi occupé des églises pour y conduire des grèves de la faim (Siméant, 1998). Il s’agissait en outre d’un lieu familier, situé en plein cœur du principal quartier de prostitution et que certaines fréquentaient assidûment (une statue de saint Expédit y était vénérée de longue date par les prostituées dévotes). L’église constituait enfin ce que C. Tilly (2000, p. 144) appelle un « lieu sûr » (safe place), à l’intérieur duquel « les occupants bénéficient d’une protection contre l’intervention des autorités et des ennemis ». Celle-ci fut cependant précaire puisque, en rupture avec l’usage qui veut que la police ne puisse pénétrer que sur demande des autorités religieuses dans les églises construites comme Saint-Nizier avant 1905, les forces de l’ordre évacuèrent les prostituées manu militari après une dizaine de jours d’occupation. L’église n’en est pas moins devenue un symbole pour les mobilisations de prostituées ultérieures, dont elle a en quelque sorte fondé la tradition : c’est devant Saint-Nizier qu’a démarré la manifestation des prostituées lyonnaises du 2 juin 2008 contre la répression qui vise à les expulser du quartier de Gerland. Ainsi que l’avait noté C. Tilly (2000, p. 144), « la contestation elle-même transforme la signification politique de sites particuliers et de routines spatiales, comme lorsque des lieux de massacres deviennent des objets de pèlerinages ».
CONCLUSION
23Cette présentation n’avait pas la prétention de passer en revue l’ensemble des rapports que l’action collective entretient avec la dimension spatiale. Les trois points abordés ici ne représentent que quelques-unes des dynamiques proprement spatiales repérables dans les processus contestataires. Il ne saurait donc être question de conclure un tel survol et c’est davantage sur de brèves considérations théoriques que l’on souhaite s’arrêter au terme de ce chapitre. Ces considérations sont directement empruntées à W. Sewell (2001, p. 51-88) qui propose d’appréhender la dimension spatiale comme un fait « structurel » de la vie sociale. Le vocabulaire de la structure est aujourd’hui quelque peu passé de mode au sein du langage sociologique, et si la cause en revient pour une part à certaines outrances philosophiques « structuralistes » des années 1960 et 1970, il n’en reste pas moins que ce dédain s’avère préjudiciable lorsqu’il accompagne et conforte, via un « retour du sujet » ou de « l’acteur » maintes fois proclamé, certaines régressions subjectivistes et proclamations anti-déterministes1. Or il n’est pas besoin d’adhérer à une conception désincarnée de l’action sociale et de postuler un individu simple jouet hétéronome de forces qui le dépassent pour pouvoir envisager un monde social structuré. C’est ce que fait W. Sewell lorsqu’il pense le façonnement spatial des mobilisations en se référant à la théorie de la structuration sociale d’A. Giddens, une structuration entendue à la fois comme le médium et le résultat de l’action sociale, comme ce qui façonne l’action des agents et ce qui en est le produit, bref comme déterminante et comme habilitante (Giddens, 1987). Ainsi entendu, l’espace ne fait pas que contraindre l’action collective : il lui fournit les ressources qui la rendent possible dans le même temps qu’il est transformé par elle.
Notes de bas de page
1 On pense notamment, dans des perspectives différentes, aux travaux d’Alain Touraine et de Bruno Latour.
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