Chapitre 1. Du logement à l’espace agricole qui jouxte le quartier : une approche topologique des explorations habitantes à villejean (Rennes, Bretagne)
p. 29-44
Texte intégral
1Dans le champ des rapports que les habitants entretiennent avec l’espace qui les entoure, de nombreuses recherches se sont intéressées à l’appropriation des espaces publics, en focalisant leur approche soit sur un espace particulier tel que le littoral (Kalaora, 1995), le jardin public (Sansot, 1993), la place (Lefebvre, 1996), la rue (Faivre d’Arcier, 1992) ou le square (Bégard, 2006), soit sur une catégorie d’habitants comme les enfants (Danic et al., 2010) ou les adolescents (Breviglieri, 2007), soit sur un type d’usage comme le sport (Adamkiewicz, 1995). En posant la question des usages que les habitants de Villejean, quartier rennais où dominent les grands ensembles, peuvent avoir des espaces agricoles qui sont situés à proximité, nous partions sans a priori à la découverte d’un espace composite (du logement aux espaces agricoles en passant par certains espaces intermédiaires), d’un public varié (les habitants domiciliés) et d’usages multiples (initiatives personnelles et institutionnelles, activités de promenades mais aussi de cueillettes, investissements plus originaux voire illicites des lieux). Aussi cette étude doit-elle être considérée comme exploratoire1.
2Que l’espace agricole soit un espace récréatif est établi, y compris lorsqu’il s’agit d’espaces banals d’agriculture intensive (Le Caro, 2007). Que les citadins aient des usages récréatifs de l’espace agricole l’est également, comme nous l’avons montré pour Rennes (ibid., p. 110). Mais nombre de ces usages sont liés aux déplacements touristiques ou aux excursions que les citadins réalisent durant leurs vacances ou leurs week-ends, et nous ne disposons pas d’étude mettant en relation directe l’habitant des villes et les usages récréatifs qu’il peut avoir de sa campagne proche. Sans quantifier ces usages, nous avons cherché par des groupes de discussion à en percevoir la nature et les motivations et à savoir si les habitants étaient prêts à se mobiliser pour améliorer l’accessibilité des espaces agricoles proches (Le Caro, 2010). Nous nous intéressons ici à un aspect particulier de ces usages : ils imposent un parcours depuis le logement jusqu’aux points de passage de la rocade puis dans l’espace agricole proprement dit. Une grille de lecture topologique de ces parcours est proposée dans la première section et nous donnons dans la seconde les principaux résultats de l’analyse réalisée à Villejean.
3Le terrain choisi présente quelques caractéristiques singulières. Villejean est un quartier très dense de 18 000 habitants2, relié au centre-ville par un métro depuis le 9 mars 2002 et qui dispose d’un réseau d’une quinzaine de squares et parcs publics. Outre-rocade, toujours sur la commune de Rennes et quasiment sans transition s’étend l’espace agricole, représentatif des paysages de bocage lâche et des exploitations de polyculture et d’élevage d’Ille-et-Vilaine. Tout juste doit-on relever la disparition des sièges d’exploitation les plus proches, leurs parcelles ayant été reprises par des agriculteurs des environs. Ces remarques faites, il nous semble que la situation étudiée peut être comprise comme un exemple expressif de juxtaposition franche entre ville dense et campagne agricole (figure 1) et que notre problématique peut aisément être transposée à d’autres espaces similaires.
LA DIMENSION TOPOLOGIQUE DES PRATIQUES ET DES ABSTENTIONS HABITANTES
4Les parcours des habitants résultent de choix d’aller ou de ne pas aller vers tels lieux, de passer par ici plutôt que par là, de choisir tel ou tel horaire. Situer ces parcours et ces abstentions parmi les modes d’appropriation de l’espace agricole par les citadins nous amène à en proposer une lecture topologique, par opposition aux lectures territoriales ou paysagères que nous avons pu proposer pour d’autres modes d’appropriation. Nous précisons ensuite ce que nous entendons par topologies, et donnons un aperçu critique de la méthodologie des groupes de discussion qui a été mise en œuvre pour produire le corpus analysé.
Les parcours, mode d’investissement topologique de l’espace vécu
5Par hypothèse, considérons que l’espace agricole qui jouxte le quartier fasse partie intégrante de l’espace vécu des habitants. Dans ce cas il est à la fois une composante marginale du territoire communal, et par voie de conséquence une composante du quartier en tant que surface définie par l’administration communale, et une composante majeure de la campagne, paysage qui fait contraste aux portes de la ville dense, comme le montre la figure 1. L’espace agricole est également parcouru de réseaux (routes, chemins ruraux, sentiers, passages) qui sont connectés au réseau des circulations urbaines par deux points de passage de la rocade, un tunnel et une passerelle ; l’ensemble de ces réseaux peut être approché, en termes d’espace vécu, par les itinéraires que chaque habitant construit et pratique. Au débouché du tunnel, le Parc de Villejean est un jardin public, tout à la fois extension du quartier et zone de transition entre ville et campagne.
6La figure 2 résume et représente ces trois modalités (territoire, paysage et itinéraire), que nous avons considérées comme fondamentales pour aborder la dimension spatiale des rapports entre les habitants du quartier et l’espace agricole proche. Nous avons pu montrer qu’à Villejean, l’espace outre-rocade, principalement agricole, n’était pas considéré par les habitants interrogés comme faisant territoire avec la partie urbaine du quartier, et que le contraste paysager entre la ville et la campagne instruisait chez eux tout à la fois attractions et répulsions envers l’espace agricole en tant qu’espace récréatif (Le Caro, 2010). Nous abordons ici la troisième modalité : au rythme des pas de l’habitant, pouvons-nous ébaucher une approche topologique des lieux et des parcours ?
Topologies concrètes, personnelles, et fonctionnelles
7Les parcours des habitants de Villejean vers et dans l’espace agricole à partir de leur domicile ne sont pas construits a priori. Il n’existe aucun itinéraire balisé ou cartographié et, sauf deux rares exceptions3, les promenades n’y sont pas proposées ou prévues par les institutions. Dans des situations où les promenades sont plus institutionnalisées, notre raisonnement resterait valable pour tous les parcours « hors piste » que les habitants réalisent chacun pour leur compte, sur la base de leurs désirs, de leurs compétences spatiales et de la localisation de leur logement. Puisque ces parcours ne sont pas des itinéraires identifiables, qu’ils varient considérablement d’une personne à l’autre, d’un jour à l’autre et d’un usage à l’autre, il n’est pas de première utilité de caractériser ces itinéraires en tant que tels, d’en donner la forme, la longueur, etc. Il nous paraît plus pertinent d’essayer d’en comprendre la construction comme une expérimentation permanente, une exploration itérative, par essais et erreurs, de l’environnement par ses habitants. Le quartier, la rocade et ses points de passage, l’espace agricole proche forment de ce point de vue un espace topologique. Les habitants l’explorent de proche en proche, ce qui amène pour chaque position particulière qu’ils y occupent à distinguer l’espace visible de l’espace caché (tant du point de vue de l’usager qu’en termes de contrôle social de ses pratiques), les passages faciles des passages difficiles (Millward, 1991), les lieux ouverts des lieux confinés, les coins à l’ombre de ceux qui sont inondés de soleil, les passages explicitement publics d’autres qui pourraient bien être privés, etc.
8Nous faisons donc l’hypothèse que la proximité métrique de l’espace agricole n’est pas l’élément le plus décisif pour déterminer les pratiques, mais que celles-ci résultent d’un apprentissage qui peut très bien conduire à ce qu’un itinéraire plus long mais plus agréable, plus adapté ou tout simplement mieux connu soit pratiqué tandis qu’un raccourci objectivement ouvert à la promenade puisse être délaissé. En termes cognitifs, nous pouvons faire un parallèle entre la situation du nouvel habitant et celle du jeune enfant, chez qui la perception topologique est antérieure à une quelconque géométrie euclidienne, « les rapports topologiques élémentaires se construisant entre parties voisines d’un même objet ou entre un objet et son voisinage immédiat, de façon continue et sans référence à des distances » (Piaget & Inhelder, 1947, p. 545). En termes affectifs, les préférences personnelles et la sensibilité aux représentations sont d’autant plus prégnantes dans les choix que nous étudions que les pratiques récréatives sont bien moins soumises que les trajets domicile-école ou domicile-travail à des impératifs d’efficacité. De ce point de vue l’investissement de l’espace récréatif peut être rapproché de l’investissement personnel dans le logement (Lugassy, 1989). Enfin, il nous faut tenir compte des effets du type de loisir exercé sur le choix du parcours, les objectifs (sport ou détente) et les moyens (marche ou vélo) pouvant conduire les usagers à hiérarchiser différemment les caractéristiques des alternatives qui s’offrent à eux.
9Pour prendre en compte cette complexité des liens topologiques que les habitants instruisent entre les lieux, nous avons proposé de retenir trois types de rapports topologiques, trois topologies qui coexistent et interfèrent (Le Caro, 2007, p. 257-262). Nous qualifions de topologies concrètes les rapports entre les lieux à l’échelle de l’espace perçu. Topographiquement, s’opposent ainsi le vu et le caché, le haut et le bas, le chemin et la prairie, etc. Les topologies concrètes sont partagées par tous les usagers, à leur capacités perceptives près : quand un passage monte, il monte pour tout le monde. Et jusqu’à preuve du contraire personne ne peut passer à travers le mur qui ferme telle impasse. Les mêmes lieux peuvent aussi prendre des significations différentes du fait de leur usage, dans des topologies que nous disons fonctionnelles : entre deux chemins, celui qui fait itinéraire est celui qui vaut aux yeux du randonneur, même s’il est plus difficile qu’un chemin voisin sans débouché. Très souvent, les routes goudronnées seront délaissées par les marcheurs au profit de chemins en terre, même s’ils obligent à rallonger le parcours. En ville comme en campagne, certains parcours sont choisis par les vététistes parce qu’ils offrent des sensations fortes. Les personnes ayant un handicap construisent des topologies fonctionnelles très précises, distinguant les parcours qui leur permettent une pratique gratifiante de ceux qui risquent de leur poser des problèmes. Enfin, le même espace physique et fonctionnel s’organise de manière différente d’une personne à l’autre, dans ce que nous appelons des topologies personnelles. Le parcours biographique, les souvenirs et les rêves s’attachent aux lieux, enrichissent considérablement leurs significations, et modifient l’importance relative de chacun. L’espace topologique personnel est organisé en hauts lieux comme le domicile, le banc public de ses premières amours, la maison d’enfance, « le » coin qu’apprécie son chien, etc. D’autres lieux sont au contraire évités parce qu’ils sont associés à des expériences négatives et que les fréquenter risque soit de raviver des souvenirs douloureux, soit de susciter la réaction désagréable d’autrui. Les lieux intermédiaires prennent alors sens selon leur position relative et les motifs du passage : dans la même rue, tel passant va vers un lieu aimé, tel autre évite le square de son rival, etc.
10Nous ne pouvons développer ici une approche théorique complète de notre conception de l’espace topologique. Soulignons néanmoins qu’au regard de la distinction entre le « topos » et la « chorâ » des anciens Grecs proposée par A. Berque (2000), les topologies concrètes peuvent être assimilées au topos, lieu physique dont les caractéristiques sont relatives mais objectivables, même s’il ne saurait être réduit à sa localisation, tandis que les topologies personnelles font référence à la chorâ, lieu existentiel dont la valeur ontologique fait un en-soi pour l’individu ou le groupe. Les topologies fonctionnelles peuvent alors se comprendre en référence à une chorâ « intentionnelle », projection dans les lieux des utilités mais aussi des actions humaines, en tant qu’elles sont finalisées. Notre acception de l’espace topologique semble donc globalement plus proche de ce qu’il faudrait alors appeler un espace chorologique… Nous conservons toutefois le terme topologique qui, par référence à l’acception mathématique du terme, insiste sur le caractère non euclidien de l’espace parcouru et peut intégrer, à notre sens, les dimensions ontologiques et intentionnelles des lieux vécus.
Une première approche par les discours
11Si notre unique objectif avait été d’étudier sur le plan topologique les parcours effectifs des habitants de Villejean, nous aurions pu tenter de mettre en œuvre une méthodologie de parcours commentés. Accompagner des habitants lors de moments de loisirs avec comme seule consigne de « faire comme d’habitude » nous eut probablement apporté de nombreux éléments d’appréciation sur les modes d’orientation, sur les choix pas à pas réalisés au fur et à mesure de la progression vers et au travers des espaces agricoles. En posant au fil du parcours, mais a posteriori vis-à-vis de chaque événement, une question sur les raisons de ces choix, nous aurions probablement dégagé la part respective des éléments concrets, personnels et fonctionnels des topologies habitantes. Cette expérience, qui n’est pas sans poser des difficultés pratiques, serait un utile prolongement à l’enquête que nous avons effectivement menée. Celle-ci visait des objectifs plus larges puisque pour vérifier et comprendre l’absence de mobilisation des habitants vis-à-vis de l’accessibilité des espaces agricoles proches, il nous fallait aborder globalement les usages et les représentations qu’ils s’en faisaient.
12C’est pourquoi nous avons mis en œuvre, entre mai et juillet 2007, une série de groupes de discussion. Inspiré par les « focus groups » de la « Greenwich study » (Burgess et al., 1988), nous avons proposé cette méthode pour deux raisons principales. Du fait de l’absence de la question de l’accès à l’espace agricole dans le débat public à Villejean comme d’ailleurs à l’échelon national (Le Caro, 2007), les discussions de groupes permettaient d’une part d’observer comment cette question, non préconstruite, pouvait être appréhendée dans l’interaction des discours et des attitudes durant un entretien filmé. Dans un quartier réputé populaire, nous tenions d’autre part à donner également la parole à certaines catégories de personnes qui la prennent moins facilement que d’autres, comme les femmes d’origine étrangère, les adolescents ou les hommes que leur profession classe parmi les ouvriers et employés. Une fois le groupe réuni, le fait d’être à plusieurs face à l’enquêteur ou à l’enquêtrice et de pouvoir déroger, par l’interaction, au schéma quasi scolaire de questions et réponses, doit permettre de vaincre la timidité et l’éventuel complexe d’infériorité qui pourraient conduire à trop d’autocensures.
13Le riche contenu des entretiens, les nombreuses interactions entre participants et participantes nous ont confirmé l’intérêt qualitatif de la méthode. Mais le recrutement des participants est à l’évidence une difficulté spécifique à la méthode des groupes de discussion, et malgré un engagement important de l’équipe de recherche nous n’avons pas réussi à motiver suffisamment de personnes pour que tous les groupes prévus (6 groupes de 6 personnes) puissent fonctionner. Beaucoup de personnes contactées à domicile ont refusé de se déplacer, plusieurs ont donné leur accord mais ne sont pas venues au rendez-vous fixé, et le recrutement par l’intermédiaire d’institutions sociales ou associatives du quartier s’est avéré être un échec (Arnaud, 2007). Nous avons finalement pu réunir douze personnes en trois groupes de discussion : deux hommes (Omar et Paul4) qui ont émigré vers la France et disposent d’un capital scolaire important, trois femmes de catégories socioprofessionnelles « ouvriers » et « employés » (Christiane, Adèle et Brigitte) et sept adolescents de 15 à 18 ans (dont Ken, Victor, Keren, Yoann et Erdal). Une treizième personne, Madeleine, a émigré vers la France ; elle a été interrogée individuellement, les autres personnes de son groupe ne s’étant pas déplacées. Deux autres groupes n’ont pu être réunis, faute de volontaires : les hommes résidant en logement social et les adhérents et adhérentes d’associations de loisirs en plein air. Le groupe des jeunes, qui fréquentent la même association, est un groupe naturel ; I. Danic, qui a conduit cet entretien5, a judicieusement proposé de les remercier avec une entrée au cinéma. En élaborant le protocole de l’enquête, qui ne prévoyait pas d’indemnisation et tendait à constituer des groupes en limitant l’interconnaissance préalable, nous avions manifestement surestimé la capacité des personnes contactées à adhérer au projet. La retranscription intégrale des entretiens, filmés ou enregistrés, nous donne malgré tout un matériau qualitativement très riche. Nous avons en particulier relevé de nombreux propos qui peuvent nous informer des attitudes des habitants lorsqu’ils construisent leurs parcours dans et vers l’espace agricole. Du fait de la méthode utilisée, il s’agit de notations qui ne sont pas toujours très précisément localisées, ce qui peut limiter la pertinence d’une interprétation topologique. L’analyse que nous en proposons ci-après montre néanmoins que la dimension topologique apporte beaucoup à la compréhension fine des pratiques et des hésitations habitantes.
L’ESPACE AGRICOLE AU SEIN D’UN ESPACE TOPOLOGIQUE D’EXPLORATIONS
14Tout se passe comme si les espaces agricoles étaient hors-territoire pour les habitants et les institutions de Villejean et le brutal contraste paysager entre la ville et la campagne ne fait pas de celle-ci un espace très fréquenté (Le Caro, 2010). Si la barrière physique de la rocade contribue à ces deux phénomènes, elle n’est peut-être pas la seule explication à son effet de rupture. Les espaces agricoles sont en effet peu familiers à la plupart des habitants du quartier de Villejean, leur pratique présente un caractère aventureux, et ils sont objectivement situés à une plus grande distance-temps des logements que leurs alternatives urbaines, les parcs et jardins du quartier. Pour comprendre la fréquentation de l’espace agricole, il ne faut donc pas seulement l’apposer ou l’opposer à la ville, mais l’intégrer dans des parcours qui associent la traversée du quartier, le passage de la rocade et les itinérances au sein de l’espace agricole lui-même. Nous proposons donc d’analyser les pratiques de l’espace agricole dans les rapports topologiques que ces espaces peuvent avoir au logement : prolongement discontinu et périphérique du système des espaces verts urbains, sentiment de sécurité relativement plus grand ou plus faible selon les segments des parcours, variations des temps et des modes d’accès depuis chaque logement.
Des espaces agricoles moins faciles à décrypter pour les citadins
15Pour les habitants de Villejean, l’espace agricole est une composante de leur voisinage immédiat ou proche. Néanmoins il existe des espaces ouverts encore plus proches… Quand nous évoquons les espaces verts proches du domicile, c’est spontanément aux parcs et jardins du quartier que pensent les habitants, comme Omar : « Justement les espaces verts sont assez accessibles pour moi, c’est pas loin, il y a le petit parc à côté, tout près, sur la rue du Nivernais, avant le feu rouge, et puis à côté de la maison de quartier, il y a un petit espace là-bas où l’on peut se détendre. » Ou Madeleine : « Dans le quartier c’est surtout les terrains de jeux. » L’espace agricole se situe dans un double rapport de distance et de sauvagerie croissante avec les parcs et jardins. Si les résidants en maison individuelle peuvent faire référence à leur « terrain » ou à leur jardin, ceux qui vivent en appartement (toutes les personnes interrogées dans cette enquête) font référence aux espaces verts qui parsèment le quartier, sans d’ailleurs distinguer les espaces collectifs des résidences des espaces verts explicitement ouverts au public. L’espace agricole est lui « en dehors de la rocade » (Omar). Mais le Parc de Villejean, que les habitants appellent familièrement « le Parc » ou « la Plaine d’aventures », l’est aussi tout en étant considéré comme intégré au quartier. Nous pouvons donc établir une typologie d’espaces « verts » :
- au plus proche du logement, les jardins privés et les espaces collectifs des résidences ;
- comme espace récréatif de référence, le réseau des parcs et jardins publics intra-rocade ;
- un espace intermédiaire spécifique, le Parc de Villejean ;
- un au-delà, l’espace agricole.
16Ce rapport de distance croissante se double d’une différence dans le degré d’aménagement. Au Parc, « on peut s’asseoir dans l’herbe », dit Adèle ; « clairsemée d’herbe on va dire, moitié terre, moitié herbe » lui réplique Christiane. « Oui, mais à la campagne c’est pas mieux, donc personnellement ça ne me gêne pas » (Adèle). Nous voyons ici comment s’organise une hiérarchisation par « sauvagerie » croissante vers l’extérieur. L’espace agricole est comparé au Parc, lui-même comparé aux squares du quartier, mais ceux-ci sont également évalués en référence aux jardins du centre-ville, qu’Adèle considère comme bien mieux entretenus par les services de la Ville. Pourquoi alors s’orienter vers des espaces moins aménagés ?
17Outre ce caractère moins « soigné », l’espace agricole, non balisé et peu connu, peut inquiéter pour diverses raisons. La présence de certains animaux peut constituer un obstacle au passage. « Moi j’ai peur des serpents » lâche Yoann. « La seule fois où je me suis fait courser, il y avait des chiens », dit encore Yoann ; « on avait tellement peur qu’on a tout lâché les maïs. » Il arrive aussi que des gens qui ne font que passer soient inquiétés ou mordus… Ces souvenirs cuisants informent la topologie personnelle de chaque habitant et guident intimement ses choix. Nous n’avons pas relevé de remarques explicites sur une supposée « saleté » de la campagne, sur la boue ou le fumier. Par contre l’absence d’éclairage surprend les citadins le soir, c’est-à-dire dès 18 heures en hiver. « Après [le tunnel] quand on sort c’est tout obscur. Il faudrait une bonne raison pour y aller. Je veux dire si il faut sauver une fille là-bas, ok j’irais. [rires] » (Ken). Il vaut mieux aussi « éviter de se faire descendre par les chasseurs [rires] » (Omar). Nous pouvons enfin noter que la « rugosité » ou difficulté technique des parcours (Millward, 1991) est relative à la capacité physique des individus. Madeleine nous rappelle les soucis des jeunes parents : « On peut le faire avec la poussette ou pas ? » Adèle donne la réponse : « Si vous allez avec un landau, c’est pas praticable. » Ces éléments topologiques concrets peuvent freiner des personnes subjectivement sensibles, mais aussi des personnes à mobilité contrainte. Mais la rugosité d’un parcours peut aussi attirer les vététistes et les crépuscules favoriser certains commerces…
18Le caractère implicite des règles juridiques d’accès aux espaces agricoles est un autre aspect inquiétant pour les citadins. Selon que la personne estime le passage juridiquement ouvert au public ou pas, elle construit différentes topologies fonctionnelles, ce qui informe ses choix. Madeleine n’oserait pas passer dans une cour de ferme : « J’ai pas l’habitude d’aller sur les terrains des autres, je ne sais pas comment ils vont réagir, si on les dérange ou pas. » En plus, elle rapporte que son mari lui dirait : « Non, qu’est-ce que tu fais là » si elle s’avisait de couper à travers champs. « Il est plus timide que moi et je sais que ça le dérangerait d’avoir à couper. Il n’aime pas parler aux inconnus. » Omar au contraire sait faire la part des choses entre les propriétés résidentielles et la propriété privée des prés et des champs : « Sinon, à part les propriétés privées, on peut se promener dans la campagne sans difficultés. Sans problèmes. » « Et même dans un champs de maïs, si c’est pas marqué propriété privé, on peut aller ? » lui demande Paul en retour. L’inquiétude de Madeleine ou de Paul peut s’interpréter, dans un quartier construit selon des normes fonctionnalistes, et pour des personnes arrivées récemment en France, comme un manque d’expérience de la multifonctionnalité des espaces agricoles français. Mais bien des citadins ne sont pas beaucoup plus à l’aise, en l’absence de balisage, dans la campagne ordinaire.
Les espaces ouverts entre l’exigence de sécurité et le besoin d’aventure
19Moins aménagés, moins habités, moins fréquentés, les espaces agricoles offrent des opportunités mais présentent aussi des risques. Les jeunes ne sont pas rassurés en campagne, mais ils jouent à se faire peur en évoquant leurs virées nocturnes. « La nuit, moi je te suis pas. Tu marches dans la forêt tu sais, faut pas croiser » (Victor). « Y a une sorcière ! [rires] » (Keren). « Ouais, t’as peur quand même, même si tu es un homme ! » (Victor). Ce sentiment d’insécurité que certains expriment à propos de l’espace agricole n’est-il pas le reflet d’inquiétudes plus générales ? Rappelons que l’insécurité se vit aussi dans l’intimité des logements, et qu’elle n’est pas absente dans l’espace urbain quotidien. Or le Parc et les espaces agricoles sont moins connus, mal éclairés, et surtout « ne sont pas soumis au contrôle social qui s’exerce dans le quartier » (Arnaud, 2007). Le sentiment d’insécurité des Villejeannais est par conséquent démultiplié vis-à-vis de l’espace outre-rocade. Ainsi Erdal a-t-il entendu parler « des viols dans le Parc […]. Quand vous repensez à tout ça, c’est obligé, ça fait peur ». Christiane est plus affirmative encore : « En plus pour les gens qui habitent le quartier depuis longtemps, dans ce parc, il y a eu un viol et un assassinat, alors ça refroidit un peu. » Interrogé, le commissariat de police du quartier a heureusement indiqué n’avoir eu à connaître aucun crime dans ces parages. Aucune des personnes interrogées ne s’est dite personnellement victime d’agression lors de ses promenades. Aussi pouvons-nous considérer que des topologies concrètes activent paradoxalement, dans des espaces agricoles objectivement peu dangereux, un sentiment d’insécurité que les habitudes et le contrôle social rendent plus acceptables au sein du quartier. Si, indépendamment du niveau de risque, la sécurisation explicite des lieux est considérée comme une fonction nécessaire par certaines personnes, il n’est pas illogique de penser qu’elles établissent leurs parcours en cherchant à rester à l’ombre du contrôle social dans une topologie fonctionnelle dont la logique pourrait aboutir, demain, à demander un relais continu de caméras de surveillance… La morphologie de leurs parcours aurait alors atteint un paroxysme de détermination6.
20Symétriquement à ces inquiétudes, l’espace agricole offre par sa différence radicale un « effet d’aventure » à portée de promenade. Pourquoi les pratiques en espace agricole présentent-elles ce caractère aventureux ? Parce qu’elles sont archaïques comme la cueillette ? Parce qu’elles se développent dans des espaces interstitiels au statut ambigu ? « Les bénévoles rencontrées au Centre communal d’action sociale évoquent les cueillettes au passé comme si elles n’étaient plus d’actualité. Il semble même y avoir une sorte de nostalgie du temps où cet espace agricole était le lieu de pratiques de ramassage » (Arnaud, 2007). Le 13 septembre
212007, nous avons effectivement pu constater que des mûres abondantes n’étaient pas ramassées à quelques minutes seulement du Parc. Cueillir des mûres, pour celui ou celle qui le fait, prend dans ce contexte une teinte exotique. Dans le Parc, et à plus forte raison dans la campagne agricole, Madeleine trouve qu’il n’y a pas de jeunes « parce que quand ils ont seize ans, ils sont trop vieux aussi, parce qu’il n’y a rien à y faire ». Pourtant, les adolescents ne nous ont pas tenu un discours aussi net. Les enfants semblent même les seuls à se permettre d’investir l’espace, par exemple en y construisant d’éphémères cabanes (figure a, planche I). Ces aventures prennent parfois d’autant plus de piquant qu’elles sont illégales ! « Ouais, on a tous chourré du maïs » (Keren), mais « maintenant qu’on n’est plus petit, on n’en prend plus » (Erdal). Il est clair qu’en permettant aux jeunes de se soustraire au contrôle social et parental, l’espace agricole leur offre des degrés de liberté. Ils peuvent aussi y gagner de l’intimité. « C’est bien, personne te voit, tu te tapes pas l’affiche. Parce que rien qu’ici, tu traînes avec une fille sur la dalle [la place centrale du quartier], le lendemain… Ouais, je t’ai vu avec machin et tu sors avec machine » (Keren et Erdal).
22L’absence de régulation peut donc renforcer aussi bien le sentiment d’insécurité que l’opportunité d’aventures. Elle se manifeste par l’absence de politique publique (Le Caro, 2010) et par la faible visibilité des agriculteurs sur place, que confirme Omar : « Des agriculteurs, non j’en ai pas rencontré. Je ne sais même pas… si, oh si il y a plusieurs fermes […] au-delà de la plaine d’aventure là, mais je n’ai pas rencontré d’agriculteurs. » Il faut donc avoir un peu confiance en soi et en les autres pour y aller ! Or même Christiane qui nous tient un discours négatif sur le tunnel et le Parc a sa propre expérience : « À l’entrée du Parc, après avoir passé le tunnel, je tourne à droite. Moi j’allais par là pour aller dans les petits chemins, pour rejoindre Montgermont. » Sans aucun fléchage, elle sait donc s’orienter dans un réseau plutôt complexe de chemins et sur plusieurs kilomètres et semble en fait ne pas craindre outre mesure l’insécurité qu’elle dénonce. Nous pouvons en faire l’hypothèse : l’espace agricole, à Villejean comme dans la majorité des situations en France, permet à ses usagers citadins d’éprouver leur sens de l’orientation et de la débrouillardise, autorise l’erreur et l’hésitation sans crainte d’un jugement de valeur, et permet de ce fait à ceux qui l’expérimentent de manière récurrente de s’y construire des itinéraires et des lieux familiers, topologies personnelles qui prennent chez eux le pas sur les éventuelles difficultés initiales. Mais si tous les habitants de Villejean ont cette possibilité, tous ne le souhaitent pas et tous n’ont pas le même parcours à faire pour atteindre la campagne voisine.
Topologies des parcours entre le logement et l’espace agricole
23Outre une place marginale au sein de l’espace familier des habitants et quel que soit le dosage d’aventure et de risque qu’ils leur associent, les espaces agricoles ne sont objectivement pas situés à proximité immédiate de la masse des logements du quartier. Y accéder suppose un parcours, parcours qui présente certaines caractéristiques ayant des effets en retour sur les pratiques et les représentations de l’espace agricole. Nous abordons successivement la composante intra-quartier des parcours jusqu’aux deux points de passage de la rocade, ces passages eux-mêmes, l’espace intermédiaire du Parc, pour finalement nuancer selon le mode de déplacement utilisé.
24À l’intérieur du quartier aussi les distances comptent. « On n’allait pas faire de la balançoire [au Parc] parce qu’il y en avait une juste en bas de chez moi. Pourquoi aller si loin alors qu’il y en avait une juste sous ma fenêtre ? » (Christiane). A fortiori nous avons pu observer, lors du recrutement au porte-à-porte, que la proportion de gens qui connaissent les passages et les possibilités de promenade au-delà de la rocade décroît lorsque l’on s’en éloigne : l’attrait de la campagne est logiquement compensé par l’effort à fournir pour l’atteindre. Christiane est catégorique, elle préfère aller en vélo, car « à pied, il faut se taper des centaines de mètres, et c’est chiant ». Mais l’on peut aussi imaginer, étant donné qu’aucune information n’est donnée, que les chances de découvrir « par hasard » ces possibilités décroissent lorsque le polygone de la vie quotidienne de la personne ne vient pas s’appuyer contre l’obstacle de la rocade… Même si des parcours commentés le révéleraient probablement plus directement que nos entretiens, il ne faut pas non plus négliger les difficultés qui peuvent survenir et compliquer certains parcours. Nous avons ainsi pu relever personnellement dans le quartier des immeubles en forme de U couché qui vous prennent au piège comme des nasses, des passages entre squares bouchés par des travaux, des voitures garées sur des passages surbaissés, des entreprises qui closent leurs terrains de hauts grillages anastomosés en empêchant le piéton de naviguer à la diagonale des rues… Globalement, à Villejean, le damier de la voirie et le réseau des parcs et promenades permet cependant une circulation assez facile.
25À l’intersection du front urbain et des itinéraires que chacun peut établir entre son logement et la campagne agricole, les deux points de passage, tunnel et passerelle, s’interposent nécessairement. Le tunnel, long et sombre, régulièrement tagué, est assez impressionnant à traverser et suscite des peurs (figure b, planche I). La passerelle, construite pour maintenir le lien à la ville des habitants d’un hameau agricole brutalement isolé par la construction de la rocade, est très peu connue à Villejean. Cette méconnaissance rallonge les parcours des habitants du nord du quartier qui vont jusqu’au tunnel pour franchir la rocade. Elle empêche aussi la plupart des habitants de concevoir des itinéraires en boucles combinant les deux points de passage. Il faut noter qu’aucune perspective visuelle sur la campagne environnante n’est offerte depuis les rues du quartier : qui ne connaît pas les points de passage ne peut donc pas en soupçonner la proximité. Aussi déclenchons-nous des réactions indignées lorsque nous évoquons l’existence de la passerelle durant l’entretien : « Mais elle n’est pas indiquée ! » (Brigitte) ; « Les parcours piétons dans Rennes sont… confidentiels ! » (Christiane) ; « Ouais, secrets. Des passages secrets » (Brigitte). Même quand elle est connue, la passerelle n’est pas toujours appréciée car ses deux extrémités donnent dans des bosquets assez denses et isolés qui font redouter les mauvaises rencontres. Dans ce contexte de méconnaissance et de craintes, la maîtrise d’un ou des deux points de passage peut être considérée comme le sésame qui ouvre aux habitants la possibilité d’expérimenter l’espace agricole. Ils changent alors de signification, les franchir correspondant à une sorte de rituel durant lequel chacun prend conscience du fait qu’ils permettent à peu de frais de changer de monde.
26Outre-rocade, deux espaces intermédiaires prolongent la ville tout en introduisant à la campagne agricole. Le Parc, qui maintient des règles de sociabilité urbaines dans un paysage déjà marqué de ruralité, est un lieu de transition utile pour apprivoiser le tunnel et peut-être, un jour, s’aventurer au-delà dans la campagne proche. Comme tout espace intermédiaire, il est mal typé, ce qui amène des critiques. Pour Brigitte, il est un peu trop rustique, ce qui dans son esprit explique la faible fréquentation qu’elle perçoit : « Je vais au Parc de Villejean avec mes deux enfants, quatre ans et demi et neuf ans et demi. Donc quand je vais au parc, je suis souvent seule en fait, je m’aperçois qu’il y a très peu de monde. Je trouve que ce parc est mal exploité, au niveau de l’espace vert, parce que moi je dis qu’il manque une pataugeoire. » Pour Madeleine au contraire, c’est inutile d’avoir un tel parc urbain de l’autre côté de la rocade. Même si une majorité des usagers du Parc ne cherche probablement pas à s’aventurer plus loin, les entretiens avec les hommes et avec les jeunes confirment son rôle d’introducteur vers l’espace agricole, situé « à 20 mètres même pas ! » (Erdal). Au débouché de la passerelle, le hameau de la Lande du Breil constitue également un espace de transition, qui conserve avec ses trottoirs et les grands bâtiments de son lycée agricole certains caractères de la ville. Avec les jardins familiaux tous proches, il peut être un premier but de promenade avant que la personne ne progresse plus avant dans la campagne. Aussi bien depuis le Parc que depuis la Lande du Breil, certaines perspectives visuelles signalent discrètement la campagne agricole et des chemins carrossables y conduisent aisément. Une observation systématique des comportements dans ces lieux pourrait donc permettre d’y repérer qui progresse et qui fait demi-tour, et d’interroger utilement certains usagers.
27Dans les analyses qui précèdent, nous n’avons pas explicité les modes de déplacements doux qu’utilisent les habitants (promenade, footing, vélo), mais ils y ont souvent fait spontanément référence. En l’absence de mode de déplacement collectif adéquat, la marche à pied est le moyen le plus fréquent d’accéder à la campagne. « Moi j’y vais à pied » (Omar) ; « moi aussi j’y vais à pied » (Paul). Pour Omar, c’est une forme de revendication : « Je préfère prendre l’air, à la périphérie, là, je n’ai pas besoin de la voiture. Quand j’ai envie de sortir pour me régénérer un peu les poumons, je le fais à pied. » Mais Omar est manifestement un homme sage ! Les jeunes utilisent parfois le VTT, et nous avons directement observé des personnes qui pratiquaient la course à pied dans et autour du Parc de Villejean ; pour ces usagers, l’espace agricole offre, à une distance-temps plus courte que pour les simples piétons, un terrain de jeu de bonne qualité grâce à ses chemins de terre. Leur situation est quasiment opposée à celle des personnes à mobilité réduite, que pénalisent tout à la fois la distance et la rugosité du parcours. Des entretiens complémentaires, mais plus sûrement des parcours accompagnés, seraient nécessaires pour conclure sur l’effet des divers modes de déplacement sur les choix topologiques réalisés par les habitants entre le logement et les points de passage, puis au sein de l’espace agricole.
CONCLUSION
28L’espace agricole proche de Villejean est-il perçu comme une opportunité d’élargir l’espace récréatif au quotidien ou bien est-il marginalisé et considéré comme un élément étranger à la ville habitée ? Nos résultats tendent à montrer que ces deux réalités coexistent, mais qu’elles s’appuient sur deux modalités bien distinctes du rapport à l’espace habité : un rapport collectif de nature territoriale et un rapport individuel de nature topologique. Sur le plan collectif, l’absence de politique publique, d’action associative et de mobilisation des habitants montre que l’espace agricole ne fait pas partie du quartier en tant que territoire. Il s’agit donc bien, sur le plan social et politique, d’un espace « étranger » à la ville habitée (Le Caro, 2010). Les individus habitants nous disent pourtant qu’ils ont, ou qu’ils pourraient avoir, des pratiques qualitativement gratifiantes dans l’espace agricole proche. Hormis l’indication plus claire des points de passage de la rocade, ils ne considèrent pas que l’accessibilité toute relative de cet espace doive relever de l’intervention publique. C’est au contraire un des attraits de l’espace agricole que de requérir de ses usagers certaines compétences spatiales. Les individus appuient leur exploration sur des repères topologiques qu’ils valident par essais et erreurs entre impasses, raccourcis et frayeurs, de leur logement aux points de passage de la rocade, puis au-delà de la rocade dans l’espace agricole lui-même. Il est manifeste que tous les individus ne disposent pas des mêmes ressources pour assumer cette exploration, mais rares sont les personnes interrogées qui s’en émeuvent.
29La diversité des expériences est de ce fait considérable d’une personne à l’autre. Nous avons distingué, pour analyser les choix de parcours des habitants, des topologies concrètes, fonctionnelles et personnelles. Le principal obstacle concret qui s’interpose entre les habitants du quartier et la campagne environnante reste la rocade de Rennes, et la topologie des deux points de passage rebute certains. Pour le reste, aussi bien au sein du quartier que dans l’espace agricole proche, l’essentiel des réseaux de rues et de chemins est physiquement sans difficultés majeures, et de nombreuses parcelles peuvent être traversées côté ville (squares et jardins) comme côté campagne (prés fauchés, friches et chaumes). Ce sont donc plutôt des topologies fonctionnelles qui posent problème : côté ville, la très mauvaise signalisation du tunnel et l’absence d’indication de la passerelle conservent à la rocade son caractère de frontière du quartier ; côté campagne, l’absence totale de balisage et l’ambiguïté dans le statut public ou privé de certains chemins qui passent au milieu des hameaux freinent les usages. Le sentiment d’insécurité, qui ne semble pas fondé sur une délinquance effective, vient renforcer fonctionnellement les craintes qu’inspire concrètement outre-rocade l’absence d’éclairage public et de contrôle social : ne pas voir et ne pas être vu semble insupportable aux citadins français d’aujourd’hui. Certaines des personnes interrogées montrent malgré tout une expérience diversifiée et parfois une connaissance approfondie de l’espace agricole proche, qu’elles ont su apprivoiser au fil du temps et dont certains lieux ou itinéraires prennent de ce fait une place originale dans leur topologies personnelles, en tant qu’espaces de ressourcement, de liberté et d’aventure. Cet espace est étroitement connecté à leur logement dont il constitue une extension majeure, par l’intermédiaire d’itinéraires personnels eux-mêmes jalonnés de signes. Si nos entretiens de groupe se sont révélés efficaces pour dégager les principaux déterminants de ces parcours, des rencontres plus personnelles d’habitants à qui nous proposerions des parcours commentés devraient nous permettre de comprendre plus finement encore ce qui se joue dans ces explorations. Nous pourrions tenter en particulier de comprendre pourquoi, face à des obstacles concrets ou fonctionnels liés au non-aménagement des lieux, les habitants préfèrent trouver des combinaisons topologiques de contournement plutôt que de formuler des demandes directes ou indirectes auprès des autorités du quartier.
Notes de bas de page
1 Ce chapitre s’appuie sur l’étude « Multiusage des lieux et régulation des tensions dans les espaces ruraux », que nous avons proposée et coordonnée comme axe du Projet de recherche d’initiative régionale Magie (Mobilisation des acteurs et gestion intégrée des espaces), projet financé par la région Bretagne (Bonny et Ollitrault, 2010). G. Arnaud, I. Danic, R. Keerle et N. Souchard ont contribué à la discussion, à la mise en œuvre et à l’analyse des entretiens de groupe, et nous les en remercions vivement. Les analyses présentées ici n’engagent cependant que leur auteur ! R. Keerle et N. Souchard présentent aux chapitres 19 et 20 deux autres contributions issues de cette étude, et I. Danic s’y réfère au prochain chapitre.
2 On trouvera les principales caractéristiques socio-démographiques du quartier au chapitre 2.
3 Un professeur de collège qui emmène régulièrement ses classes courir dans la campagne, et une promenade organisée par la mairie de quartier en septembre 2008, soit postérieurement à la période d’enquête.
4 Tous les prénoms sont modifiés.
5 Son contenu contribue aussi aux analyses du chapitre 2.
6 Ne peut-on d’ailleurs faire une critique du même ordre du balisage quand il devient pour certaines personnes non plus une aide à l’orientation mais la condition sine qua non de toute promenade ?
Auteur
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