Introduction
Pour une approche pluridisciplinaire des mobilisations relatives à l’espace
p. 8-27
Texte intégral
1Le présent ouvrage se caractérise par une double ambition. La première et la plus évidente consiste à aborder le champ de recherche bien établi que constituent les mobilisations sociales dans plusieurs disciplines – et en particulier la sociologie et la science politique – à partir d’un questionnement spécifique, portant sur la dimension spatiale des mobilisations. Bien souvent en effet, quand bien même elle est fortement présente, notamment dans les conflits d’appropriation et d’usage, d’aménagement et d’environnement, la dimension spatiale est traitée sur le mode d’une simple variable, d’un cadre, d’un élément de contexte, qui ne joue aucun rôle significatif dans la démarche de recherche. Par-delà l’idée banale que toute action sociale s’exprime nécessairement dans des configurations sociospatiales et se déploie elle-même spatialement, la focalisation du regard sur la dimension spatiale des mobilisations, sous de multiples formes – en tant que cadre de vie familier, en tant qu’enjeu conflictuel, en tant que déploiement d’actions dans des lieux dotés d’une résonance symbolique, etc. – oblige à s’interroger sur la manière d’inscrire cette dimension dans la problématisation et l’analyse. Si un tel questionnement constitue l’ordinaire de la géographie sociale, il en va autrement pour les autres disciplines anthroposociales, et en particulier pour les chercheurs qui travaillent sur le thème des mobilisations, y compris souvent lorsqu’ils s’intéressent à des mobilisations à propos d’enjeux dans lesquels l’espace est central. Réunir des chercheurs de disciplines variées pour aborder directement cette dimension a constitué le premier objectif de cet ouvrage. Cela a permis de faire émerger des cadrages théoriques, des concepts et des méthodologies à caractère interdisciplinaire où cette dimension est pleinement prise en considération. À cet égard, nous n’avons d’autre prétention ici que d’ouvrir des pistes demandant à être approfondies.
2Mais cette première ambition s’articule avec un deuxième objectif, qui est d’interroger, à propos et à partir de cette dimension spatiale, la notion même de « mobilisation » telle qu’elle a été thématisée et théorisée dans le champ des sciences sociales. L’on y entend couramment par mobilisations l’ensemble des formes de regroupement et d’action collective prenant place dans des arènes publiques autorisées ou non et développant une orientation à caractère politique au sens large du terme, depuis la protestation et la contestation à l’égard des acteurs politiques dominants jusqu’à la participation aux instances de décision (Cefaï, 2007). Cette conception des mobilisations postule en général une coupure assez nette entre les pratiques sociales ordinaires et les formes d’action collective à caractère politique, ce qui conduit à négliger ou à traiter de façon très limitée (par exemple, l’entrée en militantisme) les continuités et les relations complexes qui se nouent entre les deux ensembles de pratiques ainsi distingués et opposés. Elle concentre d’autre part l’attention sur les formes d’engagement issues de la société civile (collectifs, associations, mouvements sociaux, groupes de pression, etc.), par opposition à ce que la science politique appelle « l’action publique », soit tout ce qui renvoie aux décisions, réglementations, instances, dispositifs et initiatives mis en place par les autorités publiques. Pourtant, l’on peut considérer que celles-ci déploient en permanence ce faisant des formes de mobilisation, tant des membres de l’univers politico-administratif que de l’ensemble des acteurs qu’elles affectent ou sollicitent. En d’autres termes, ces deux types de séparation et d’opposition sont loin d’aller de soi.
3La réunion de chercheurs d’origines variées dans des programmes de recherche ou des colloques, lorsqu’elle est guidée par un authentique souci de dialogue interdisciplinaire, conduit à réinterroger de façon souvent pertinente certaines perspectives établies. En l’occurrence, la rencontre entre la sociologie, la science politique, l’anthropologie et la géographie (surtout lorsqu’elle intègre une approche phénoménologique) conduit à donner à la notion de mobilisation une extension sémantique nettement plus grande que dans la littérature spécialisée, comme par exemple la sociologie des mouvements sociaux. Nous en sommes ainsi venus à considérer d’un côté que l’investissement le plus ordinaire des acteurs dans leur vie quotidienne constitue déjà sous un certain regard une forme de mobilisation, et que de l’autre les acteurs politico-administratifs se mobilisent et mobilisent la population de multiples manières. Passer d’une conception largement discontinuiste à une conception beaucoup plus continuiste et dialectique de la notion de mobilisation conduit à renouveler le regard et les problématiques de recherche d’une façon qui nous paraît féconde.
4Ce double questionnement a été développé et approfondi tout d’abord dans le cadre d’un programme de recherche1, puis d’un colloque international organisé en novembre 2008 qui visait à en prolonger et en élargir les problématisations et qui portait le même intitulé que ce livre2. Nous voudrions présenter ici les bases du cadre d’analyse qui est issu de ce programme et a alimenté tant l’appel à communications du colloque que le plan de l’ouvrage. Ce cadre d’analyse se déploie dans trois directions principales, portant respectivement sur la manière d’articuler structuration et action, sur les formes et types de mobilisation et sur la problématisation de la dimension spatiale des mobilisations.
LA RELATION DIALECTIQUE ENTRE STRUCTURATION ET ACTION
5La démarche d’analyse en sciences sociales suppose d’intégrer ensemble en permanence la structuration des rapports sociaux et des configurations sociospatiales et les dynamiques issues des actions et interactions en situation. À l’encontre des lectures simplistes et hâtives des rapports entre « individu » et « société », s’interrogeant de façon rhétorique ou idéologique sur le primat qu’il convient d’accorder à l’un ou l’autre des deux termes du dualisme qu’elles ont commencé par poser, il est possible de penser ces questions de façon pleinement dialectique en prenant en compte la dimension temporelle constitutive des rapports sociaux comme des mises en forme de l’espace. En effet, les acteurs agissent et interagissent dans des univers sociaux et des situations qui leur préexistent, et ils sont eux-mêmes à travers leur socialisation le produit de leur société, de leur milieu, de leur époque, dont ils intériorisent différentes caractéristiques au cœur même de leur subjectivité. Mais cela ne signifie pas qu’ils soient de simples « personnages sociaux », dans la mesure où il faut aussi prendre au sérieux, dans l’autre sens, l’autonomie des acteurs, leur réflexivité, la pluralité des lignes d’action qui s’offrent à eux, même dans les situations les plus contraintes, et leur capacité à transformer la structuration sociale et sociospatiale. Partant de là, l’enjeu de l’ana lyse est d’articuler constamment structuration et action, afin d’inscrire d’un côté dans toute leur épaisseur sociale et historique l’expérience des acteurs et leurs orientations d’action, tout en étant attentif de l’autre à leurs formes d’engagement subjectif dans la vie sociale et aux dynamiques actionnelles et interactionnelles en situation. Une démarche dialectique doit donc traiter la structuration comme le produit cristallisé d’actions antérieures qui configure et régule les actions actuelles et analyser celles-ci comme source d’élaboration tout autant que de reproduction structurelle (figure 1, d’après M. Archer, 1998).
6La mise en forme structurelle renvoie aux propriétés de la structuration sociale et spatiale existante, qui sont à penser comme autant de conséquences et de cristallisations d’actions passées. Ces propriétés issues du passé façonnent et encadrent les acteurs contemporains, notamment à travers la socialisation, mais aussi à travers la distribution des positions occupées par les différents acteurs dans la vie sociale, avec les ressources et les contraintes correspondantes, ainsi qu’à travers la configuration des espaces, des lieux, des enjeux, des situations, des régulations.
7Les dynamiques actionnelles et interactionnelles en situation correspondent à l’appropriation de cet héritage par les acteurs que l’on examine à un moment donné et aux jeux d’acteurs qui se constituent sur cette base. L’on se centre ici sur la manière dont ces acteurs font l’expérience du monde social, dont ils s’y engagent, dont ils l’interprètent, à partir des ressources et contraintes qui les caractérisent, de leur réflexivité, de leur créativité, ainsi que sur l’ensemble des processus et dynamiques qui en résultent. Ces dynamiques peuvent être pour partie interprétées comme une conséquence logique de la mise en forme structurelle, mais elles ne s’y réduisent jamais et doivent aussi être saisies dans leur déroulement effectif et toujours contingent et dans leurs effets émergents.
8L’analyse de la reproduction ou de l’élaboration structurelle renvoie aux conséquences collectives des actions et interactions, à leur impact structurel. L’on parlera de reproduction structurelle lorsque les actions et interactions confirment pour l’essentiel les formes de structuration et de régulation préexistantes (par exemple, chaque fois que nous parlons nous reproduisons en même temps le français comme langue vivante commune) et d’élaboration structurelle lorsque les actions et interactions génèrent du nouveau, sur un mode qui peut être plus ou moins intentionnel. Ceci aboutit alors à modifier les propriétés structurelles préexistantes, point de départ d’un nouveau cycle morphogénétique, puisque les propriétés émergentes du temps « t », une fois cristallisées, contribuent à la mise en forme structurelle des actions et interactions du temps « t+1 ».
9Ce modèle d’analyse en trois temps repose sur un découpage dans la continuité temporelle effectué par le chercheur en fonction de sa problématisation. Ces trois temps analytiques ne doivent donc pas être confondus avec un enchaînement temporel au niveau de la réalité étudiée elle-même, ils renvoient à une construction de l’objet d’étude, lequel est en général marqué par une multiplicité de temporalités enchevêtrées et par des boucles récursives permanentes entre structuration et action. C’est seulement lorsque la réalité étudiée se présente elle-même sur un mode fortement séquentiel que les trois temps de l’analyse correspondent aussi à des phases temporelles facilement repérables dans le réel. Soulignons d’autre part que ce modèle d’analyse peut s’appliquer à n’importe quelle échelle temporelle, laquelle doit être choisie en fonction de l’objet d’étude et de la problématique privilégiée, de même que les échelles spatiales à propos desquelles l’on met en œuvre cet enchaînement analytique, que ce soit de façon explicite ou implicite.
LES FORMES ET TYPES DE MOBILISATIONS
10La question des mobilisations (mais aussi des non-mobilisations) d’acteurs est habituellement abordée par les sciences sociales à travers des découpages disciplinaires et des problématisations conduisant à séparer ce qui relève des espaces de vie des acteurs sociaux et ce qui renvoie à la construction de problèmes publics par les mobilisations collectives et les instances politico-administratives. L’on peut pourtant interroger cette séparation et réfléchir aux continuités et discontinuités mais aussi aux articulations entre ce que l’on propose d’appeler l’investissement ordinaire de l’espace et les mobilisations davantage organisées ou institutionnalisées, qu’il s’agisse de mobilisations « par le bas » (associations, collectifs, mouvements sociaux) ou « par le haut » (instances et dispositifs d’action publique). Plutôt que de poser a priori une définition précise de la notion de mobilisation et une démarcation forte entre mobilisations et d’autres modalités de rapport à l’espace, nous proposons de distinguer différents types de mobilisation relatifs à l’espace, de les clarifier, de les mettre en regard, de cerner leurs spécificités (en termes de logiques d’action, de régulations, de modes de coordination et d’accords) et leurs modalités variées d’articulation.
11L’idée directrice que nous avons développée est que l’on peut distinguer plusieurs formes, types ou régimes de mobilisation (d’investissement, d’engagement3) relatifs à des espaces et lieux spécifiques ou à des enjeux spatialisés4, allant de pair avec des manières différentes d’appréhender et de réguler les rapports sociaux, et que l’analyse des spécificités de ces formes, types ou régimes, ainsi que de leurs modalités d’articulation, constitue un objet d’étude important à plusieurs égards. Bien souvent, la question des mobilisations relatives à l’espace n’est traitée qu’à partir des mouvements sociaux, des conflits ouverts (d’aménagement, d’implantation, d’appropriation, d’usage), des controverses, des modes de constitution et de gestion des problèmes publics. L’intérêt de l’entrée proposée est d’ouvrir sur d’autres questionnements, en interrogeant en particulier les articulations et les clivages entre formes ordinaires d’investissement de l’espace et mobilisations politiques. Elle permet notamment de faire apparaître des enjeux non encore constitués en problèmes publics ou à peine émergents dans le débat public, restant cantonnés à la sphère privée et interpersonnelle. Elle conduit également à examiner la manière dont les associations, les mouvements sociaux, les instances et dispositifs d’action publique prennent en compte ou pas l’expérience sociale des acteurs ordinaires, la catégorisent, la reconfigurent. En particulier, alors que l’on parle beaucoup de démocratie participative, quelle place effective fait-on aux acteurs sociaux dits ordinaires (en tant que pratiquants d’un espace, qu’habitants d’un territoire donné, que riverains d’un projet controversé, etc.) dans les procédures et dispositifs d’action publique ?
12Ces interrogations prennent toute leur portée lorsqu’on les rapporte à un certain nombre de transformations sociohistoriques. Mentionnons notamment des transformations culturelles marquées par des processus de détraditionnalisation, allant possiblement de pair avec l’affaiblissement des ressources et régulations endogènes et souvent informelles des acteurs sociaux pour coordonner les usages ou dépasser les tensions, conflits et controverses qui marquent leurs espaces de vie. Parallèlement, l’on peut mettre l’accent sur une réflexivité accrue à l’égard des modalités de structuration des rapports sociaux, qui se traduit d’un côté par une intervention croissante des acteurs publics et privés dans le tissu de la vie sociale – projets d’aménagement, d’implantation, de requalification, intervention dans les conflits d’appropriation et d’usage, enjeux de compétitivité des territoires, de développement durable –, de l’autre par une promptitude à la mobilisation autour d’enjeux variés, la contestation des savoirs dits experts et des orientations privilégiées par les acteurs politico-administratifs, une prise de conscience croissante des enjeux écologiques. Notre démarche part ainsi de l’idée que les formes de mobilisation peuvent être pensées sur un continuum ; nous en proposons une schématisation à six paliers au tableau 1. Pour des raisons de clarté analytique, nous avons distingué sur ce continuum trois types principaux de « mobilisations d’acteurs » :
celui des mobilisations sociales ordinaires (nous avons convenu de parler à
propos d’investissement ordinaire de l’espace) ; – celui des mobilisations politiques ordinaires (hors système politico-institutionnel) ;
celui des mobilisations dans des instances et dispositifs politico-institutionnels.
13L’intérêt de cette perspective est d’enraciner les conflits d’aménagement, d’occupation, d’appropriation ou d’usage, les mobilisations politiques ou les « problèmes publics » dans les expériences ordinaires des acteurs, dans leurs « engagements » quotidiens. L’objectif est de se donner les moyens d’articuler l’infra-politique et le politique, le politique ordinaire et le politico-institutionnel, le politique « par en bas » et le politique « par en haut ». Il s’agit en particulier d’interroger l’articulation entre les types de régulation informels et formels des aménagements et usages de l’espace, relevant de l’ordinaire et du sens commun ou au contraire du droit et de dispositifs publics formalisés. Quand on passe au niveau des mobilisations politiques, l’on peut de même s’intéresser à l’articulation entre mobilisations extérieures au système institutionnel et mobilisations dans les instances et dispositifs politico-institutionnels, par exemple les dispositifs participatifs, avec la possibilité d’établir des gradients de participation, qui sont aussi des échelles de mobilisation des « partenaires » visés par les pouvoirs publics, du moins dans les dispositifs top down (Bacqué, Rey, Sintomer, 2004).
Tableau 1 : Formes et types de mobilisations
Formes de mobilisations | Types de mobilisations |
Investissement subjectif ordinaire | Mobilisations sociales ordinaires |
Trouble, besoin ou aspiration ressenti | |
Plainte dans l’entourage, initiative à plusieurs, régulations informelles | |
Mobilisation dans une arène ou un forum publics (plainte, protestation, revendication, initiative, etc.) : réseau non formalisé d’acteurs | Mobilisations politiques ordinaires |
Mobilisation dans une arène ou un forum publics : réseau formalisé d’acteurs (association, collectif, etc.) hors système politico-institutionnel | |
Mobilisation dans le système institutionnel : réseau formalisé d’acteurs participant à des instances et dispositifs politico-administratifs | Mobilisations politico-institutionnelles |
14Nous souhaitons insister sur une orientation importante de notre approche, que l’on peut résumer à travers la notion de hiérarchie enchevêtrée5. D’un côté, le tableau 1 n’implique aucun primat d’une forme de mobilisation par rapport à une autre et aucune téléologie impliquant un passage obligé de l’une à l’autre. Il est au contraire essentiel d’être attentif à l’ensemble de ces formes, en évitant en particulier de ne penser les types d’investissement ordinaire de l’espace qu’en fonction de leur basculement dans des types d’action collective à caractère politique. En même temps, l’on ne peut ignorer le poids structurant dans les rapports sociaux des formes d’aménagement, des dispositifs et des régulations en tous genres renvoyant aux décisions d’autorités publiques, à différents échelons politico-administratifs. Un poids d’ailleurs croissant compte tenu de l’inflation des politiques publiques que l’on constate dans tous les domaines de la vie sociale. Ce poids structurant conduit logiquement à considérer que si les formes de mobilisation que nous avons distinguées ne s’inscrivent pas dans une perspective séquentielle ou téléologique, elles sont en revanche marquées par une certaine hiérarchisation, que l’on peut mesurer sur la base de l’impact qu’un type de mobilisation donné peut avoir sur la configuration des rapports sociaux et des possibilités d’action qui s’offrent à d’autres niveaux. Ainsi, l’aménagement des espaces et des lieux, ou encore les règles formelles d’usage qui les accompagnent, structurent, orientent et régulent de façon évidente les formes d’investissement ordinaire de l’espace. De même, les caractéristiques des dispositifs participatifs mis en place par les pouvoirs publics ont-elles un impact majeur sur les acteurs qui vont y participer comme sur les dynamiques interactionnelles qui vont en découler.
15Mais cette reconnaissance d’une certaine hiérarchisation des mobilisations, lorsqu’on les considère du point de vue de leur impact structurel, ne débouche pas pour autant sur un modèle simple, à caractère vertical et unilatéral. Les formes d’articulation entre les instances et acteurs politico-administratifs et l’ensemble des acteurs sociaux peuvent de moins en moins être pensées selon un tel modèle. Les déplacements de la focale privilégiés par les politistes, passant des politiques publiques à la notion plus large d’action publique, sont l’une des traductions de cette évolution6, de même que la montée en puissance phénoménale de la notion de « gouvernance » au cours des dernières décennies. Mais l’on peut aller plus loin encore et mettre en évidence la relation dialectique qui s’établit entre les différents types de mobilisation que nous avons distingués. Ainsi, pour reprendre nos exemples, les modes d’occupation, d’appropriation et d’usage des espaces, les représentations qui leur sont associées, contribuent de façon majeure à structurer et orienter les politiques d’aménagement de ces espaces et les régulations qui visent les pratiques qui s’y déroulent. De même, les dispositifs participatifs ne s’élaborent pas uniquement top down à partir des choix et objectifs des autorités publiques, ils sont également selon des modalités variables le produit des mobilisations militantes et des pressions qu’elles exercent sur ces autorités. La notion de hiérarchie enchevêtrée permet donc simultanément de prendre acte d’une certaine asymétrie entre les acteurs et formes de mobilisation et des boucles rétroactives qui se constituent à tous les niveaux et inscrivent les autorités publiques dans des interdépendances et dans des jeux d’acteurs variés encadrant de façon souvent majeure leurs marges d’initiative et d’action ou orientant leurs décisions comme leurs non-décisions. La figure 2 illustre cette perspective.
LA DIMENSION SPATIALE DES MOBILISATIONS
16Le cadre d’analyse qui précède traite d’abord des mobilisations en général, sans se pencher spécifiquement sur la question de leur dimension spatiale. Il propose d’ouvrir le champ sémantique de la notion de mobilisation, afin d’articuler les questionnements propres à la science politique et à la sociologie avec des approches plus anthropologiques. Mais le présent ouvrage n’a pas seulement pour ambition d’explorer ce champ dans toute son étendue, il vise aussi à approfondir, à la faveur d’élaborations théoriques ancrées dans des recherches empiriques, l’analyse de la dimension spatiale des mobilisations. Traiter de mobilisations relatives à l’espace implique d’examiner théoriquement le statut de l’espace dans l’analyse et la façon de l’appréhender. L’on peut à cet égard distinguer deux orientations majeures : l’une consiste à prendre en considération l’espace en tant que contexte ou enjeu des mobilisations, l’autre l’espace en tant que dimension intrinsèque des mobilisations. Dans le premier cas, l’espace constitue un cadre de l’action permettant de la contextualiser ou le support de la thématisation de problèmes publics mais il ne joue pas nécessairement un rôle central au niveau de la problématisation elle-même. L’on peut ainsi s’intéresser aux dynamiques de l’engagement militant en comparant des mobilisations en matière d’environnement ou d’aménagement et d’autres qui se situent sur un tout autre registre, dès lors que ce sont ces dynamiques en tant que telles qui constituent l’objet d’étude, et non les spécificités associées à l’espace-enjeu ou à l’enjeu spatialisé impulsant la mobilisation. Dans le second cas, au contraire, l’espace constitue une composante essentielle de l’analyse. Comment la double grille analytique présentée ci-dessus, visant à articuler dialectiquement structuration et action d’une part, différents types de mobilisation de l’autre, se traduit-elle lorsque l’on s’intéresse plus spécifiquement à la dimension intrinsèquement spatiale des mobilisations ?
17Si nous reprenons la distinction entre trois temps analytiques présentée à la figure 1, nous pouvons tout d’abord considérer la dimension spatiale sous l’angle de la mise en forme structurelle des rapports sociospatiaux. Ceci recouvre notamment la morphologie des espaces et des lieux, les imaginaires collectifs, saillances et prégnances sociosymboliques qui leur sont associés (Parazelli, 2002), les territorialisations institutionnelles et les spatialités et territorialités vécues héritées, la distribution des acteurs dans l’espace, indissociable de leurs statuts, des ressources dont ils disposent et des contraintes qui pèsent sur eux, la configuration économique, politique, culturelle, sociale des lieux, l’ensemble des régulations qui encadrent et orientent les pratiques qui s’y déroulent, les enjeux inscrits dans la mémoire collective ou émergents. Tout ceci préstructure fortement les modalités d’investissement de l’espace des différents acteurs ainsi que leur propension à se mobiliser politiquement ou non à propos de certains espaces-enjeux ou enjeux spatialisés, et leur capacité à le faire. Si l’on déplace l’attention vers l’analyse des dynamiques actionnelles et interactionnelles, la dimension spatiale des mobilisations peut être examinée de plusieurs points de vue : formes d’occupation, d’usage, d’appropriation et de marquage des lieux, dynamiques de problématisation sociale et politique de certains lieux ou enjeux spatialisés, processus de thématisation et de traitement des conflits et enjeux dans des arènes publiques, modes d’expression des mobilisations dans l’espace. Enfin, le troisième temps analytique distingué conduit à examiner les mobilisations du point de vue de la reproduction de configurations sociospatiales ou de l’élaboration de nouvelles caractéristiques structurelles : transformations morphologiques plus ou moins significative des espaces et des lieux et de leur composition sociodémographique, recomposition des saillances et prégnances, reconfiguration des investissements ordinaires des acteurs et des engagements militants, consolidations ou modifications des régulations et des politiques publiques, déplacements des thématisations, territoires institutionnels et territorialités émergents.
18La deuxième entrée proposée, à savoir les formes et types de mobilisations, oriente l’analyse différemment, mais de façon complémentaire. Envisagé sous l’angle de l’investissement ordinaire, l’espace constitue une composante intrinsèque et fondamentale de ce que la tradition phénoménologique appelle le « monde de la vie » (lifeworld) des acteurs. Il se présente souvent sous une forme éminemment concrète et constitue en tant qu’espace vécu un milieu existentiel ou milieu de vie (la terre de l’agriculteur, le quartier du riverain, le paysage du promeneur), support d’expériences sensibles, d’habitudes, de routines, d’identifications, d’affects, de valeurs et d’intérêts, de tactiques et stratégies d’occupation, d’appropriation, de marquage. Il donne lieu à des formes de sociabilité ainsi qu’à des régulations endogènes, issues des jeux d’acteurs passés et présents, qui peuvent se cristalliser sous forme de principes et règles tacites d’appropriation et d’usage, de normes de co-occupation, d’accords informels, constituant autant d’éléments d’un sens commun et d’un rapport d’évidence aux pratiques sociales relatives à tel ou tel espace, producteurs de spatialités et territorialités vécues. Mais il est également travaillé par une conflictualité plus ou moins importante, traversé par toutes sortes de bouleversements correspondant à des dynamiques renvoyant à d’autres échelles, et soumis à des régulations externes contraignantes. L’analyse de l’investissement ordinaire de l’espace de vie implique donc de cerner au plus près des acteurs leur expérience sociale quotidienne et leurs formes d’appréhension de l’espace et d’engagement dans l’espace, les régulations qui régissent leurs rapports sociaux, y compris dans leurs dimensions de violence symbolique, de cautionnement d’inégalités et de rapports de domination, les épreuves pragmatiques auxquelles ils sont confrontés et la manière dont ils y font face, les concernements qu’ils développent, débouchant éventuellement sur des formes de mobilisation infra-politiques (ex : plainte dans l’entourage) ou de basculement vers un engagement public.
19Lorsqu’il est inscrit dans les enjeux des mobilisations politiques et appréhendé par des militants, porte-paroles, élus, fonctionnaires ou experts, l’espace est fréquemment doté de qualités plus abstraites, entrant dans des caractérisations et qualifications de type juridique, scientifique, technique, économique, écologique, culturel, stratégique, etc. Il prend sens à travers les différentes thématisations et problématisations de l’engagement collectif ou de la mise sur agenda politique, portées par des publics concernés par des nuisances ou des projets, des militants ou des acteurs politico-administratifs. Il devient un enjeu d’aménagement, de planification, de régulation, de gestion, de protection, de valorisation, donne lieu à des territorialisations (délimitations, segmentations, zonage) et à l’émergence de territorialités (Melé, 2003 ; Vanier, 2009), engendre des enjeux de coordination de l’action publique institutionnelle et de prise en compte des interdépendances caractérisant un périmètre donné. Il est le support de représentations, de mises en scène, de discours de justification ou d’enrôlement autour de biens communs partagés, de stratégies de communication et de marketing. Il constitue fréquemment une dimension essentielle des mobilisations collectives par les réseaux relationnels de proximité et une composante intrinsèque des répertoires de l’action militante à travers la symbolique des lieux et des parcours. La porosité entre ces deux appréhensions peut aussi donner lieu à un métissage du rapport à l’espace dans le cadre des mobilisations politiques, que ce soit à travers l’ancrage de l’engagement militant dans des investissements ordinaires denses, la montée en puissance de notions telles que « l’expertise d’usage » ou la prise en compte des non-experts dans les arènes publiques (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001).
20Parmi les thématiques qui demandent à être approfondies, mentionnons les jeux d’échelles et les enchevêtrements d’échelles spatiales associés aux différents types de mobilisation. Cela conduit notamment à examiner l’articulation entre l’espace effectif de mobilisation des acteurs (les lieux concrets où ils agissent) et l’espace de référence de leur mobilisation (les territoires d’identification ou de compétence qui sont au fondement de leur action). L’objectif étant de dépasser les lieux communs comme celui du brouillage des niveaux d’action ou encore les dichotomies commodes – telles que celle du global et du local – qui dispensent de réfléchir sur les articulations opérées par les acteurs, leur inventivité à se positionner dans des contextes d’action présentant parfois des contraintes ou des opportunités inédites. Un autre axe de questionnement renvoie à la polysémie du terme « espace », se prêtant en particulier à des usages métaphoriques (ex : espace des positions sociales, espace public) qui font l’objet de discussions et de controverses entre ceux qui déplorent la confusion qu’elles génèrent et ceux qui soulignent à l’inverse le caractère fécond de ces mélanges de significations. Ceci s’applique en particulier au concept d’« espace public », défini en urbanisme comme un lieu concret (bâtiment, place, rue…) ouvert et accessible à tous, et dans un sens socio-politique comme ensemble de lieux d’expression des différentes catégories d’acteurs de la société civile (citoyens, représentants d’associations, ONG, monde socio-économique) ou ensemble d’instances et dispositifs de débat public, de confrontation et de médiation proposés par les pouvoirs publics.
21La conclusion du présent ouvrage prolonge les réflexions ici engagées sur la base, entre autres, d’un examen approfondi des usages de la notion d’espace dans les différentes contributions.
22La structure de l’ouvrage reflète le cadre d’analyse élaboré collectivement par les deux équipes rennaises, ESO-Rennes et CRAPE ; elle permet autant d’interroger la question des espaces que d’enrichir la notion de mobilisation. Les trois premières parties traitent respectivement des formes d’investissement ordinaire de l’espace, des mobilisations sociales et politiques des acteurs non institutionnels, des mobilisations initiées par des autorités publiques, suivant un gradient conforme à la hiérarchie enchevêtrée de la figure 2. Les études réunies dans la quatrième et dernière partie tentent des approches dialectiques de ces différents types de mobilisations. Les différents chapitres abordent des terrains variés, en France et à l’étranger, de la Belgique en passant par Israël, l’Égypte, l’Éthiopie ou l’Algérie. Des chercheurs de différents horizons disciplinaires (géographie, sociologie, science politique, urbanisme, architecture…) se sont interrogés avec leurs modalités scientifiques propres et leurs méthodologies sur la variabilité des formes d’investissements ou de mobilisations ayant trait aux espaces. Parmi les lacunes du livre, mentionnons en particulier une attention insuffisante accordée aux représentations intimes de l’espace – comment les espaces que traverse un individu le marquent, donnent sens à ses représentations du monde physique et social, dynamisent ou non ses pratiques sociales ? – et l’absence d’examen de ces espaces virtuels qui, de plus en plus, structurent les représentations de la réalité des espaces physiques, nouent des réseaux sociaux et créent des événements. Sans prétendre par conséquent couvrir l’ensemble des questionnements qui traversent ce nouveau champ d’étude, cet ouvrage vise d’abord à diffuser des travaux originaux et à impulser une dynamique de recherche interdisciplinaire sur les mobilisations relatives à l’espace.
Notes de bas de page
1 Ce programme de recherche, intitulé MAGIE (« Mobilisations d’acteurs et gestion intégrée des espaces »), financé par la région Bretagne, et dirigé par Y. Bonny et S. Ollitrault, s’est déroulé entre mars 2006 et juin 2009 et a regroupé des chercheurs et enseignants-chercheurs d’ESO-Rennes (UMR CNRS 6590 « Espaces et sociétés », Université européenne de Bretagne – Rennes 2), du CRAPE (UMR CNRS 6051 « Centre de recherches sur l’action publique en Europe », Université européenne de Bretagne – Rennes 1) et du LAPSS (« Laboratoire d’analysedes politiques sociales et sanitaires », École des hautes études en santé publique). Il s’est inscrit dans une démarche résolument interdisciplinaire, associant des sociologues, des géographes et des politistes. Trois axes de recherche ont constitué ce programme : « Les pratiques festives nocturnes dans les espaces urbains centraux » (dir. Y. Bonny), « La gestion de l’eau en région Bretagne » (dir. S. Ollitrault), « Multiusage des lieux et régulation des tensions dans les espaces ruraux » (dir. Y. Le Caro).
2 Le colloque a été co-organisé par les laboratoires ESO-Rennes et CRAPE. Cet ouvrage ne retient qu’une petite partie des soixante-quinze communications présentées lors du colloque. La majorité d’entre elles sont disponibles sur le CD-rom produit à cette occasion. Le comité scientifique du colloque était composé des personnes suivantes : Sophie Allain (sociologie, INRA), Hélène Bertheleu (sociologie, Tours), Maurice Blanc (sociologie, Strasbourg), Yves Bonny (sociologie, Rennes 2), co-président, Laurent Cailly (géographie, Tours), Fabrizio Cantelli (science politique, Bruxelles), Camille Hamidi (science politique, Lyon), Graeme Hayes (French studies, Aston University, RU), Régis Keerle (géographie, Rennes 2), Christian Le Bart (science politique, IEP, Rennes 1), Jean-Pierre Le Bourhis (science politique, Amiens), Yvon Le Caro (géographie, Rennes 2), Patricia Loncle (science politique, EHESP), Sylvie Ollitrault (science politique, IEP, Rennes 1), co-présidente, Michel Parazelli (géographie, Montréal), Tom Storrie (Colleges of further and higher education, RU), Tommaso Vitale (sociologie, Milan).
3 Sur le concept de « régimes d’engagement », voir L. Thévenot (2006).
4 Nous avons au cours du temps distingué deux formes de spatialisation des enjeux. La notion d'« espaces-enjeux » ou de « lieux-enjeux » désigne des étendues faisant l’objet d’une délimitation et d’une qualification qui engendrent une stabilité suffisante de leurs formes pour que l’on puisse en déceler l’évolution et y déceler des évolutions dans le temps. Ces deux types d’évolution, « des » et « dans les » espaces-enjeux, donnent lieu à des mobilisations de plus ou moins forte intensité, selon les thèmes de mobilisation, de la part de différents acteurs. D’autres formes de spatialisation des enjeux ne se caractérisent pas par des aires spécifiques, parce que leurs manifestations spatiales sont plurielles et non contiguës à l’échelle considérée. Nous parlons dans ce cas d'« enjeux spatialisés ».
5 Cette notion a été développée en particulier par D. Hofstadter (1985).
6 À condition que par « action publique » l’on entende non seulement l’action mise en œuvre par les pouvoirs publics, mais toute forme d’action collective s’inscrivant dans l’espace public politique. Ainsi que le souligne avec force S. Biarez (1999, p. 267), en effet, « il est frappant de constater à quel point l’approche de l’action publique a été banalisée par une partie des sciences sociales contribuant ainsi à s’éloigner d’une réflexion sur les pouvoirs, sur l’action collective et l’ordre politique. Sait-on aujourd’hui ce que signifie l’action publique par rapport à l’action politique ? »
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