Conclusions
p. 401-408
Texte intégral
Dans la lettre De l’injustice peut venir la plaisanterie des aînés qui ont tout : Mon ami, vous êtes né de ce côté de la montagne ; il est donc juste que votre aîné ait tout.
Pourquoi me tuez-vous ?
Il demeure au-delà de l’eau.
Pourquoi me tuez-vous ?– Eh quoi ! ne demeurez-vous pas de l’autre côté de l’eau ? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté, je serai un assassin, et cela serait injuste de vous tuer de la sorte ; mais puisque vous demeurez de l’autre côté, je sui un brave, et cela est juste.
[…] Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà.
Blaise Pascal, Pensées, 1re partie, chap. V.
1En s’exprimant ainsi, selon une maxime qu’il empruntait d’ailleurs à Montaigne (Essais, liv. 2, chap. XII). Pascal marquait la relativité des mœurs, de l’opinion, de la justice et du savoir suivant l’endroit où on se situe, d’un côté ou de l’autre d’une frontière. Celui qui parcourait les méandres de l’entendement humain rappelait de manière implicite combien le regard porté sur les limites permettait non seulement d’appréhender l’espace ainsi circonscrit mais d’en apprécier le cœur. Par ces lignes conclusives, sans prétendre inventorier tous les apports des communications présentées, nous entendons signaler l’originalité de cette manifestation. Nous nous efforcerons d’en dégager quelques enseignements tout en ouvrant, également, vers d’autres éléments de réflexion.
2Pour cela, rappelons tout d’abord quels furent les principes directeurs de l’appel à communication rédigé par les organisateurs du congrès. Ces derniers souhaitaient que les intervenants traitent, sur un temps long, de limites anciennes – qui ne soient pas prioritairement étatiques – de frontières qui, après avoir été oubliées, ont réapparu. Prenons l’image d’une surface aux profondes et anciennes failles mais recouvertes par une sédimentation pluriséculaire qui, à la suite d’un dernier événement sismique, se révèlent brutalement aux regards et s’imposent à nouveau.
3L’analyse de ce jeu de disparition/réapparition appelle un croisement disciplinaire. Historiens, historiens de l’art, archéologues, géographes, ethnologues, sociologues et politologues ont été convoqués. Les limites observées ne doivent pas être seulement considérées comme des lignes ou des étendues étanches mais également dans leur porosité et à travers les échanges, les contacts matériels mais aussi immatériels qu’elles induisent.
4Enfin, prenant acte de l’extension contemporaine de la notion de patrimoine, les congressistes devaient s’interroger sur la manière dont ces types de frontières pouvaient contribuer à l’enrichir à l’aube du XXIe siècle. Les organisateurs du congrès suggéraient alors trois thèmes fédérateurs : les frontières envisagées sous leur aspect historique et patrimonial, les modalités de réutilisations des anciennes limites, les manières dont les anciennes frontières sont aujourd’hui reçues, perçues, imaginées et représentées.
5Une bonne moitié de la trentaine de communications ont été présentées par des historiens – en premier lieu les médiévistes – ce qui est compréhensible. Ce sont ensuite les géographes et les archéologues qui ont surtout répondu à l’appel à communication. L’histoire de l’art et l’architecture, l’ethnologie, la science politique sont moins représentés alors que les juristes et les linguistes sont absents. Une disposition des interventions qui croisait habilement les disciplines, ainsi que des tables rondes, ont favorisé de vrais et de riches échanges. La publication des actes a permis de rétablir un certain équilibre disciplinaire.
6Les espaces étudiés étaient d’abord bretons, puis d’un vaste Ouest français, et enfin européens, comme cela avait été souhaité. Si le cadre régional a été évoqué à travers les cas breton et catalan, notons que l’échelle inférieure – départements, pays, communes – est restée plus discrète. La notion de « pays » a été débattue. Elle est recherchée aujourd’hui dans la configuration de communautés de communes qui entendent délimiter un espace recouvrant des identités. Cette démarche est radicalement inverse de celle des Constituants qui, en créant en 1789 les 83 départements aux superficies semblables et au chef-lieu central, qui portaient des noms de montagnes et de cours d’eau, voulaient, au contraire, effacer les anciennes provinces et les structures administratives enchevêtrées de l’Ancien Régime. Ainsi, dans la France du Sud-Ouest, si les Hautes-Pyrénées conservaient malgré tout l’essentiel des limites de l’ancien pays de Bigorre – avec ses enclaves ! – grâce à l’entregent de son député Bertrand Barrère, Toulouse se trouvait à l’étroit dans un département de la Haute-Garonne qui remontait le cours du fleuve jusqu’à ce torrent pyrénéen, alors que la création du Tarn-et-Garonne rognait encore les plaines au nord de l’ancienne capitale provinciale. D’autres départements, en rassemblant des populations bien distinctes ne parvenaient pas à les fondre dans le nouveau creuset, maintenant une inéluctable gémellité. Ce sont les Basses-Pyrénées (appelées ensuite Pyrénées-Atlantiques) qui réunissent Béarnais et Basques. C’est également le cas, moins connu, de l’Ariège qui, en combinant le Couserans et le Pays de Foix, transcendait la limite linguistique et culturelle entre gascon et languedocien, mais également religieuse, entre pays uniformément catholique et pays à minorité protestante. Ces fractures persistent.
7Toujours en ce qui concerne les départements, des modifications de dénomination ont ensuite visé à corriger des qualificatifs désormais perçus comme dépréciatifs (la Charente-Inférieure est devenue « Maritime » alors que les « Basses-Alpes » s’élevaient soudain en « Alpes-de-Haute-Provence »). Elles visaient plus tard à mieux identifier et localiser ces départements en vantant leur attrait touristique (les Côtes-du-Nord devenues « Côtes-d’Armor » alors que les Pyrénées-Orientales ne parvenaient pas à se transformer en « Méditerranéennes »). La résistance récente à l’harmonisation européenne des plaques d’immatriculation de véhicules, qui faisait disparaître les numéros des départements, a montré combien nombre d’entre eux ont gagné en identité après plus de deux cents ans d’existence. À cette occasion, le logotype des régions en profitait pour s’imposer sur ces plaques d’immatriculation, en pendant du « F » national couronné par les étoiles européennes. Malgré cela, la redéfinition des « pays » comme la disparition prochaine des conseillers généraux laissent augurer une faible résistance des limites départementales.
8La recherche et la redéfinition de limites ont alors pour conséquence d’englober ou d’exclure. Nantes n’est-elle pas aussi bretonne ? Les longues rivalités entre son université et celle de Rennes, notamment, ont été l’occasion de poser la question. Qu’est-ce que cette Bayonne gasconne a de basque ? Agen, qui est pourtant sur la rive droite de la Garonne, n’est-elle pas également gasconne, comme le clamait le coiffeur-poète Jasmin ? « Ô ma cité gasconne » chantait plus tard Claude Nougaro en évoquant Toulouse, pourtant capitale du Languedoc. Plus à l’est, la limite entre Provence et Languedoc est-elle le puissant Rhône ou bien le modeste – mais parfois impétueux – Vidourle ? Nîmes serait ainsi plus provençale que languedocienne. Dans toutes ces questions qui interrogent la langue et la culture, ce n’est pas tant la réponse – qui peut, paradoxalement, paraître évidente à beaucoup – qui a le plus de sens, mais la récurrence de l’interrogation, le fait de questionner sans relâche la compétence des anciennes limites linguistiques et culturelles, quelle que soit la science du locuteur.
9Passées les revendications régionalistes de la fin du XIXe siècle, auxquelles se rattachèrent des courants contre-révolutionnaires, les lendemains de la Grande Guerre voient s’affirmer lentement cette nécessité de dessiner, à partir d’impératifs économiques et administratifs, des régions qui regrouperaient les départements. Durant le gouvernement de Vichy, sous l’inspiration de Charles Maurras, on s’est attaché à les faire coïncider avec les anciennes provinces. C’est à ce moment-là que la Loire-Atlantique (alors Inférieure) est séparée du reste de la Bretagne. Malgré ces vicissitudes, les 22 régions de la France métropolitaines consacrées par la loi de décentralisation de 1982, naissent de l’aménagement administratif du territoire français des années 1950. Celui-ci n’est pas, aujourd’hui, exempt de critiques, encouragées par le désir de certains de sacrifier au modèle de régions plus vastes à l’image de nos partenaires européens, la Datar prônant la redéfinition de huit grandes régions. Ainsi, nous trouvons des partisans du rattachement de la Loire-Atlantique à la région Bretagne, de la fusion de la Haute et de la Basse-Normandie alors que la région Poitou-Charentes, sans métropole évidente ni identité historique englobante, voit toujours ses départements attirés par les régions périphériques.
10Georges Frêche, président de la région Languedoc-Roussillon récemment disparu, dont on sait la formation d’historien du droit, avait défendu une nouvelle dénomination pour sa région : la Septimanie. Le Languedoc-Roussillon est peuplé de Languedociens et de Catalans mais il n’occupe qu’une frange de l’ancienne et vaste province de Languedoc, alors que le Roussillon ne représente qu’une partie de l’espace catalan au nord des Pyrénées, lequel se poursuit en Vallespir, en Cerdagne et sur une partie du Capcir. La Septimanie, en effet, représente la seule entité historiquement attestée dont les contours se retrouvent, à quelques détails près, dans les limites actuelles de la région Languedoc-Roussillon. Elle était susceptible d’unir Catalans et Languedociens. Cependant, il s’agit d’une appellation wisigothique qui, bien que reprise par les Francs, est rapidement oubliée ensuite. Les habitants actuels de la région, anciens comme récents, n’y perçoivent aucune référence à leur aspiration identitaire. Le président de la région a su faire marche arrière ; la coïncidence des frontières entre la Septimanie et la région Languedoc-Roussillon ne suffit pas pour faire naître des Septimaniens.
11Il n’y a pas que les limites des départements et celles des régions qui font l’objet de redéfinitions. Ce sont aussi les frontières nationales qui sont influencées par l’apparition des Eurorégions. Structures de coopération transnationale entre plusieurs territoires de différents États européens, elles approchent désormais la centaine et visent le développement économique de zones qui ont pu longtemps manquer d’investissement par les pouvoirs publics du fait de leur position périphérique et frontalière. Ces nouvelles entités territoriales transfrontalières, qui comptent sur un financement de l’Union européenne, entendent créer un espace intégré à travers des politiques spécifiques d’aménagement du territoire dans les secteurs de l’économie locale, les réseaux sociaux, les activités culturelles, les institutions scolaires, les réseaux de transport ou encore la protection et la conservation environnementale. Elles engagent alors à de nouveaux comportements coopératifs au sein de populations frontalières. Elles peuvent également être l’occasion de relier des groupes de populations qui se perçoivent comme arbitrairement séparées par une frontière entre États. Une Eurorégion comme Alpes-Méditerranée s’appuie sur des liens économiques, mais aussi historiques et culturels, forts, et l’Eurorégion Trirhena permet de structurer Suisses, Allemands et Français autour d’un espace rhénan. Ces Eurorégions n’ont cependant pas la tonalité de celles de Pyrénées Méditerranée ou de Aquitaine-Euskadi-Navarre qui, sur la frontière pyrénéenne, retissent les limites d’un espace catalan et d’un espace basque transfrontaliers.
12À ce stade de notre réflexion nous devons nous interroger sur cette propension à faire coïncider frontières et identités. Alors que l’identité française est l’objet d’un débat qui n’est pas exempt de dangers, une possible dérive du multiculturalisme, par ce jeu des identités, impose de nouvelles frontières. « Patriotisme de cage d’escalier » entendait-on récemment pour stigmatiser ces générations perdues de quartiers urbains ghettos circonscrits de frontières invisibles pour les non initiés mais parfois meurtrières pour ceux des autres quartiers. Au même moment, les Roms, qui revendiquent une liberté de circulation au sein de l’espace Schengen, mettent en avant leur identité culturelle de « gens du voyage », d’éternels nomades, en se présentant comme le seul véritable peuple « européen ».
13Tout au long de ces riches journées nous avons vu des frontières qui, tour à tour, séparent et relient. Chacun s’est attaché à refuser toute forme de déterminisme géographique en présentant les cas de montagnes et de mers limites. Ces dernières – ce « territoire du vide » cher à Alain Corbin –, dans une approche sensible aux échanges et à l’essor du capitalisme, se sont révélées unissant les rivages. La mer est l’acteur principal pour les villes hanséatiques ou encore dans le cas de la Méditerranée campée par Fernand Braudel au temps de Philippe II. Avec les hommes et les marchandises c’est la pensée et ce sont les innovations qui circulent. C’est ainsi que Jacques Godechot transformait le nom d’un océan en qualificatif pour forger le concept de « Révolution atlantique » et pour qualifier ce vent de liberté qui souffle tour à tour d’un rivage vers l’autre. Les frontières que l’on a l’illusion de qualifier de « naturelles » se jouent de notre jugement en maniant inexorablement le paradoxe du lien et de la séparation. L’évolution technologique de ces derniers siècles engage désormais à intégrer les espaces maritimes, dont les potentialités économiques et stratégiques croissent, aux terres voisines, selon des règles universelles définies par la convention de Montego Bay (Jamaïque, 1982). Ces « marches » maritimes deviennent alors des fronts pionniers aux activités économiques multiples.
14Lorsque les mers se réduisent pour n’être plus que des détroits, ces derniers peuvent aussi bien unir que séparer. Celui de Gibraltar ne marquait pas la limite de la prétendue Reconquista chrétienne sur l’Islam. Pour les Bretons du haut Moyen Âge, ce sont des « royaumes doubles » qui ont pu se développer de part et d’autre de la Manche. Calais restera anglais jusqu’en 1558 alors que les îles anglo-normandes semblent toujours narguer les côtes françaises. Dans ce jeu d’échelle on constate que si le Bosphore et les Dardanelles n’ont jamais représenté des frontières entre États, ces détroits sont interprétés – sans conviction profonde – comme une limite « naturelle » entre continents asiatique et européen, nourrissant le dilemme actuel autour de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Évoquons, à ce sujet, les phrases sibyllines du général de Gaulle qui évoquait une Europe « de l’Atlantique à l’Oural » ou une France « de Lille à Tamanrasset ».
15Dans l’approche braudélienne, sensible à l’avènement du capitalisme, la montagne est alors massive et immobile, longtemps difficile à pénétrer et à contrôler, mais pourvoyeuse de matières premières et d’hommes. Elle semble une frontière idéale. De nombreuses études ont montré depuis combien les espaces montagnards étaient traversés par les hommes, les bêtes et les marchandises de toutes sortes jusqu’aux puissants réseaux de crédits analysés dans les Alpes occidentales par Laurence Fontaine. Pourtant, l’idée de la montagne mur résiste, magnifiquement représentée par les Pyrénées dans la Guerre des Gaules de César ou par Isidore de Séville (v. 570-636) qui décrit ces montagnes se dressant entre la Gallia et l’Hispania, comme un ouvrage défensif « quasi de industria munimentum » (Originum sive etymologiarum libri, XIV, 8, 15). Les marches de l’empire de Charlemagne, puis l’éclatement féodal ont eu beau rompre avec ce bel ordonnancement théorique, la prégnance de cet imaginaire s’est imposée. Il s’est accordé avec des frontières d’États que l’on souhaitait pourtant égrenées d’enclaves propres à se protéger mais aussi à permettre de se lancer vers de nouvelles conquêtes. Il en était ainsi de Saluces et de Pignerol au-devant de la frontière alpine. C’est alors lorsque l’on fait dire à Louis XIV « il n’y a plus de Pyrénées » (16 novembre 1700) qu’il faut bien reconnaître que cette montagne frontière s’apprête à être la plus hermétique.
16Nous pourrions poursuivre avec les fleuves frontières. L’étude de l’outillage en silex démontre que, lorsque le nord de la France actuelle est dégagé de la dernière glaciation, la Seine et la Vilaine restent des frontières naturelles entre des groupes humains durant toute la période mésolithique, jusqu’à l’arrivée des groupes néolithiques. Nous avons évoqué la Loire, nous pouvons citer le Rhône, limite de l’Empire, ou la Garonne qui marquait la limite de l’extension celte et qui circonscrit ensuite l’espace gascon. Pourtant, rien n’unit autant que ces « rivières qui sont les chemins qui marchent et qui portent où on veut aller » (Blaise Pascal). Les limites sont bien d’abord une construction mentale et culturelle, une élaboration humaine. C’est donc par leur vécu qu’il faut les percevoir afin de mieux les comprendre.
17Peut-on alors parler d’usages, voire d’une forme de culture, propres aux frontaliers ? Ces journées nous ont présenté des jeux, des mythes, qui permettaient de réinvestir régulièrement le champ symbolique de la frontière. Les jeux et rites festifs de la région des Borders (frontières), entre Anglais et Écossais, s’inscrivent clairement dans ce registre et rappellent quelque peu, dans le monde hispanique, les fêtes des « Moros y Cristianos ». Ces derniers rappellent que ce sont souvent les frontières religieuses qui sont les plus irréductibles. La frontière flamande montre cependant la complexité du sentiment d’appartenance à une souveraineté dans une région qui n’est pas circonscrite par des frontières naturelles et où seules une langue et une religion singulières peuvent faire ciment. Le cas du Limes romain en Allemagne, par ses réinvestissements successifs, montre, a contrario, une frontière qui ne renaît que grâce à l’archéologie, sans affects notables de la part des populations locales mais chargée de puissants enjeux identitaires nationaux.
18D’une manière générale, les frontaliers, ces « marchissants », qui voient leurs limites devenir des frontières d’États modernes, peuvent en souffrir mais ils en jouent également à leur tour. Ils le font, au sens premier du terme, dans les jeux et rites de la région des Borders, mais les frontaliers peuvent également se servir de leur situation aux confins des royaumes pour revendiquer des allégements d’impôts, ces derniers servant d’abord à faire la guerre. Ils justifient leurs prétentions en présentant leurs milices défensives comme des gardes-frontières pour ces États qui s’affirment. Des accords de bon voisinage entre frontaliers, qui visent à poursuivre leurs activités commerciales et pastorales en temps de guerre, comme les « lies et passeries » des Pyrénées ou les Escartons des Alpes, confortent cette dynamique. La guerre de Trente Ans et la modernisation des méthodes guerrières et des armées entraîneront le déclassement de ces pauvres milices des frontières et des privilèges fiscaux qui les sous-tendaient. La rivalité entre l’empire des Habsbourg et l’empire ottoman tendra pourtant, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, à renforcer au contraire le rôle de ces milices de frontières en Transylvanie. Mais il s’agit là d’une militarisation autoritaire peu soucieuse des intérêts locaux des frontaliers, et même répressive à l’égard de leurs déplacements transfrontaliers et de leurs migrations. Elle modifie fortement leur comportement et contribue à l’élaboration d’une « mentalité de garde-frontière », toujours notable en plein XIXe siècle.
19Les marqueurs de ces frontières, au-delà des simples bornes, peuvent prendre une infinité de formes sans, là encore, imposer une règle absolue. Il en est ainsi des frontières linguistiques. Dans ces montagnes frontières, le cadre de la vallée, unité de vie, semble maintenir une unité linguistique pour des vallées occitanes en domaine italien ou, avec le Val d’Aran, gascon en domaine catalan. Pourtant, une autre vallée, le Capcir, se trouve bien traversée par la frontière entre domaine gascon et domaine languedocien. Il faut donc s’interroger sur l’absence aussi bien que sur la présence de facteurs prétendument unificateurs. Considérons certaines frontières apparemment totalement arbitraires qui, contre toute attente, peuvent acquérir une compétence. Considérons tour à tour la remise en cause de nombre de limites imposées par les traités qui mettent fin à la guerre de 1914-1918 et l’acceptation de certaines qui sont issues des partages coloniaux, notamment en Afrique, par les États qui accèdent à l’indépendance. On nous a montré la richesse des débats scientifiques sur la notion de frontière, au Royaume-Uni, dans les années 1890-1918, au moment où la géographie politique prend son essor. L’ancien découpage impérial de la Haute-Silésie, territoire industriel et urbain longtemps convoité du sud de la Pologne actuelle, en territoires autrichien, prussien et russe, effacé lors des traités, renaît aujourd’hui non pas sous la forme d’un obstacle physique mais comme une barrière culturelle et identitaire, une nouvelle « frontière mentale ».
20Nous conclurons donc en rappelant la richesse et l’originalité de ce colloque, non seulement du fait de son contenu mais également du fait des modalités de son organisation. La demande provenait d’élus locaux, dans le cadre de l’opération « Marches de Bretagne » organisée par le Conseil général de la Loire-Atlantique et le Conseil régional de Bretagne. Ceux-ci s’interrogent légitimement sur le devenir de leurs circonscriptions administratives, sur l’identité des espaces et des populations qui les ont mandatés. Les scientifiques qui ont répondu à cet appel nous ont offert une abondante moisson d’études de cas, propre à nourrir les discussions et à éclairer les choix. Nous devons remercier et féliciter les uns pour cette initiative et les autres pour leur investissement. Dans une période où la notion de patrimoine, matériel et immatériel, prend une extension maximale, stimulée par des enjeux sociaux et économiques, une expertise scientifique de qualité offre des garanties. Nous pensons au département de l’Aude qui, en jouant la carte touristique du « Pays cathare », ne s’est peut-être pas suffisamment enquis des données historiques. Il a alors fixé arbitrairement sur ses frontières les limites d’un improbable « pays » au sein duquel il prétendait réduire l’extension d’une hérésie médiévale. Tout en considérant les enjeux économiques de telles constructions, nous avons le devoir de répondre aux attentes des élus tout en mettant en garde contre la tentation récurrente d’une « invention de la tradition » (Eric Hobsbawm et Terence Granger) qui, à terme, ne profite ni à la science, ni aux aménageurs et aux politiques, ni, bien sûr, aux populations concernées. Rappelons notre propos liminaire : étudier les contours, les limites, c’est d’abord comprendre le cœur et la nature de l’espace qui est ainsi délimité.
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