Bilan et perspectives
p. 389-400
Texte intégral
1Frontières oubliées, frontières retrouvées. Le but assigné au colloque international de Châteaubriant était d’évaluer le rôle de la mémoire dans la perception et la représentation des limites anciennes, aux échelles emboîtées de la Bretagne, de la France, de l’Europe. Mais, quelle mémoire, celle de qui et traduite comment ?
2Celle des populations elles-mêmes ? Elle est par nature vécue, informelle, non écrite et multiforme. Truisme ou pléonasme, la mémoire exprimée et écrite a été et sera toujours celle de médiateurs. Et ils sont de toutes époques et de toutes spécialités.
3Celle des politiques, des gouvernants qui de l’Empire romain avec le Limes, à Louis XIV au traité des Pyrénées cherchent à délimiter le champ d’extension de leur souveraineté : si pour tout individu la conscience d’être commence d’abord par la perception de son corps, l’existence d’une principauté, d’un État ou d’une unité territoriale implique la vision et l’énonciation de ses limites matérielles.
4Celle des « scientifiques » ou des « spécialistes » plus encore, tels ceux présents à ce colloque. Parmi eux, ont d’abord été interrogés les ethnologues, sociologues, géographes, philosophes, architectes, car leur regard se porte sur les hommes et le fonctionnement des sociétés d’aujourd’hui.
5L’Histoire étant elle-même l’expression écrite de la mémoire des hommes et des sociétés, rien d’étonnant à ce que la plus grande part des contributeurs du colloque ait été constituée d’historiens. Cependant, leur regard a été double. La plupart d’entre eux ont présenté leurs exemples de frontières anciennes ressuscitées sous des formes non étatiques, en projetant directement leur regard du XXIe siècle jusqu’à l’époque de leur objet d’étude. C’est le corps principal de ces actes. En revanche, quelques-uns ont choisi une approche indirecte consistant à « porter le regard sur les regards anciens » ; en d’autres termes à observer la façon dont des hommes ont pu, en d’autres temps, observer et décrire des frontières anciennes au travers du filtre de leur propre idéologie. Qu’elles soient directes ou plus encore indirectes, toutes ces approches historiennes rappellent ainsi le fait trop souvent ignoré des non spécialistes et pourtant incontournable : il n’existe pas une Histoire absolue et intangible, y compris pour les frontières, mais au contraire des lectures du passé qui ne cessent de fluctuer selon les époques, les regards, les idéologies.
6Essayons maintenant de dégager les tendances de fond, les évolutions ou les ruptures dans le temps long, révélées au travers du colloque et des textes de ces actes. Sachant que les questions soulevées par de telles rencontres suscitent un mouvement de réflexion et une évolution de la pensée – ici sur une durée de deux ans – tels qu’il y a forcément distance entre les prémisses et les aboutissements. Mesurons ainsi en quoi les buts initiaux ont été atteints ou non, et voyons aussi les lacunes thématiques ou chronologiques.
7Des frontières sont-elles perceptibles dès la Préhistoire, période sans sources écrites et dont on ignore s’il existait ou non des entités politiques organisées ? La présentation d’Emmanuel Ghesquière en apporte la preuve matérielle au travers de l’étude et de la cartographie des armatures de silex du Mésolithique, il y a 9 500 ans. Elle aboutit à la mise en évidence de limites d’ordre matériel, de confronts imperméables aux échanges de technologies, spécialement le long de la Seine et de la Vilaine. On objectera que ce ne sont là que quelques aspects matériels et fragmentaires des cultures de ces époques, et que d’autres données, militaires, ethniques ou religieuses par exemple, si on pouvait y accéder, fourniraient d’autres limites entre les cultures. Sans doute, mais cette approche archéologique a le grand mérite de rappeler que les frontières ne sont pas seulement militaires et étatiques et que les textes ne sont pas les seules sources de l’histoire de l’Humanité. On regrette qu’une autre communication archéologique un temps envisagée, n’ait pu être présentée : elle devait aborder le problème des limites de cités gauloises entre IIIe et Ier siècle av. J.-C. au travers des émissions monétaires ; traitant de l’Armorique au sens antique, de la Seine au Finistère, elle aurait peut-être permis d’éclairer certaines questions relatives aux limites administratives actuelles du Grand Ouest : dans quelle mesure les cités de la fin de l’époque gauloise, entérinées par les conquérants romains, puis par les diocèses chrétiens sont-elles à l’origine des territoires départementaux ? Existait-il une ou des entités culturelles à l’ouest de la Gaule ?
8Avec l’apparition écrite de la cité dans le monde grec, les limites territoriales peuvent être perçues par les chercheurs sous des aspects de plus en plus précis et complexes. Elles peuvent alors se traduire par l’établissement de territoires tampons dotés d’une fonction de transition avec le monde barbare. C’est ce que démontre Isabelle Pimouguet-Pedarros pour le cas de trois cités grecques d’Asie Mineure, où les marges des cités connaissent des structurations variables et adaptées aux données humaines et politiques préexistantes. L’Empire romain a laissé d’imposantes traces matérielles et architecturales de sa culture et de sa structuration politique. En matière de frontière, le Limes romain constitue un véritable archétype présent depuis deux millénaires, tant dans les paysages que dans l’historiographie. Peter Henrich montre ainsi comment en Allemagne, ce monument a été l’objet de multiples regards et réemplois selon les époques : mur du diable et donc source de légendes au Moyen Âge, mur militaire et glorieux des Germains reconstitué par Guillaume II, objet de recherches archéologiques nationales dans la première moitié du XXe siècle, étonnamment présenté aujourd’hui dans les manuels et dans une Europe désormais unie, comme un lieu de rencontres et d’échanges pacifiques. Aboutissement tout récent de ces métamorphoses mais aussi sacre mémoriel, le front antique du Limes vient même d’être classé au patrimoine mondial de l’Unesco.
9Jetant son regard sur les deux rivages de la Manche, entre Grande et Petite Bretagne, Bernard Merdrignac propose l’exemple d’une mer aujourd’hui reçue comme frontière maritime, mais qui pendant le haut Moyen Âge constituait au contraire un trait d’union. Son examen des sources écrites lui permet de montrer qu’avec les migrations bretonnes du VIe siècle, la Britannia devint en un siècle un ensemble territorial et humain englobant les deux rivages, qu’il exista sans doute un royaume de Domnonée double, et que celui-ci généra peut-être la formation de deux Cornulia. Toujours pour l’Ouest de la France, mais cette fois à propos de limites terrestres, Noël-Yves Tonnerre s’est intéressé aux territoires de l’ouest de l’Anjou pendant le haut Moyen Âge. Il pense que dès l’Antiquité, ceux-ci appartenaient bien à la cité des Andécaves et non au Nantais, quoi qu’en aient écrit certains historiens. Pour autant, les limites avec le territoire Namnète présentaient sans doute le double aspect d’une frontière « linéaire » et d’une frontière « épaisse ». Cependant, la densification du peuplement et de la mise en valeur de ces régions n’intervint qu’à partir du VIIIe siècle, sous la forme de villae, de chemins, et d’un réseau paroissial marqué par les dédicaces alors en vogue. Cette étude de cas a eu le mérite de poser le problème de la fabrique de la frontière aux hautes époques du Moyen Âge, processus mouvant, lent et complexe, d’autant plus difficile à cerner que les sources écrites brillent par leur rareté.
10Pour la période du VIIIe au XIIIe siècle trois communications se sont focalisées sur la péninsule Ibérique, une des régions d’Europe les plus profondément marquées par le phénomène des marches et de la frontière, par les battements et les inversions de celles-ci, entre monde chrétien et monde musulman. Maria-Luisa Bueno-Sanchez aborde le problème pour la période du VIIIe au XIIe siècle, sous l’angle double de l’histoire et de l’archéologie, et en braquant son regard sur le Duero oriental. Alors que jusque-là on se contentait d’y observer les vestiges de nombreuses tours de guet pour n’y voir qu’une marche andalouse à fonction surtout militaire, installée dans une région non peuplée, les fouilles récentes amènent à y observer un phénomène plus complexe : existence d’un peuplement chrétien antérieur, puis cohabitation des deux communautés, suivie au Xe siècle d’une islamisation visible dans l’architecture et dans la céramique quotidienne. Au début du XIIe siècle, cette région connaît une inversion totale : elle est conquise et intégrée au royaume de Léon-Castille, se couvre de châteaux et devient la base arrière de la frontière chrétienne.
11Christine Mazzoli-Guintard, grande spécialiste d’Al-Andalous, choisit quant à elle d’orienter son regard sur la capitale européenne d’aujourd’hui qu’est Madrid. Qu’elle soit fondation d’un émir ou seulement d’un clan berbère au IXe siècle, elle fut d’abord une ville parmi d’autres, dont les murailles participaient au marquage territorial de la marche musulmane. Cependant, dès le Xe siècle, cette périphérie se structure et devient frontière organisée. C’est donc sur ces bases encore incertaines et que l’archéologie commence à révéler depuis peu, que la monarchie puis l’État moderne espagnols installent leur capitale : paradoxe assumé et mémoire vivante d’une ville-frontière devenue centre.
12Remontant vers le nord, Henri Dolset achève ce panorama de la frontière ibérique médiévale en analysant la constitution d’une mémoire frontalière en Catalogne. Région périphérique mais forte de l’Espagne contemporaine, les sources révèlent que la Catalogne a forgé les racines de son identité dans cette période du Xe au XIIIe siècle autour de trois axes imbriqués. Le premier tient au patrimoine foncier : il a porté sur la conquête, la colonisation et le contrôle des terres. Le second concerne la religion chrétienne : à l’occasion de la reconquête, celle-ci a su s’ériger en force de civilisation unique face à une frontière sauvage, celle du monde musulman. Le troisième synthétise et dépasse à la fois les deux premiers : il tient dans l’élaboration progressive d’une geste des comtes de Catalogne, tous héroïsés, depuis Guifred le Velu jusqu’à Jaume Ier. Henri Dolset met ainsi en lumière le paradoxe catalan dans lequel se constitue et se densifie une mémoire de la frontière quasi sacrée via la terre, la religion et les comtes, dans les mêmes siècles où la frontière réelle s’évanouit vers le sud pour disparaître lors de la prise du royaume de Valence. Au-delà de l’étude de cas, n’est-ce pas là une des lois qui régissent la perception de la frontière : plus celle-ci disparaît du réel, plus elle ressuscite sous une forme idéelle et mémorielle, consciente ou non.
13À propos de l’Espagne sans doute, mais aussi de tout l’Occident, Philippe Josserand nous invite à une approche à grande échelle du problème de la frontière médiévale en présentant l’action des Templiers dans la constitution des frontières du monde chrétien. Frontières militaires sans doute, politiques aussi, en raison des liens étroits de l’ordre avec les princes, mais encore assimilatrices, aux sens social, politique et religieux. Grâce à l’échelle adoptée, cette approche permet de ressentir plus qu’ailleurs comment au-delà des États ou des principautés, une société, une culture, une religion peuvent exprimer leurs valeurs essentielles et les projeter au travers d’une zone-frontière. Cet exemple est vieux de 7 à 8 siècles, et cependant encore très présent dans la mémoire de l’Occident.
14Une série de communications s’intéressent ensuite à la construction et au vécu des frontières au Bas Moyen Âge et à l’époque moderne à l’échelle de la France et des principautés, dont celle de Bretagne. Au cours de ces siècles, l’idée de frontière devient indissociable de l’affirmation des États. Tirant ses origines du partage de Verdun en 843, l’image d’un royaume des Quatre rivières – Escaut, Meuse, Saône et Rhône – qui sert peu à peu à définir le royaume de France, n’est devenue un principe monarchique que sous le règne de Philippe IV en 1297 quand le concept de souveraineté royale territorialement limitée a pris corps. En étudiant cette frontière dans le secteur de la Meuse, Léonard Dauphant montre bien qu’elle n’a jamais toutefois constitué un front continu mais qu’elle était avant tout un faisceau de lignes qui délimitaient les différents aspects du pouvoir royal – fiscal, judiciaire, féodal – qui ne se superposaient pas exactement et qui ne suivaient pas la limite du fleuve. Elles dessinaient une zone de marche où le pouvoir royal s’estompait progressivement, sans connaître, comme le prétendait une certaine rhétorique royale, de tensions particulières, à l’exception peut-être de celles qui étaient suscitées par les officiers de base – prévôts, sergents… – qui s’efforçaient au quotidien d’imposer les droits du roi… et d’accroître, au passage, leurs propres revenus. À partir du XIVe siècle, quand l’État royal a cherché, à des fins fiscales, économiques et monétaires, à faire de cette frontière une ligne étanche, les riverains ont su faire preuve d’une réelle capacité d’adaptation en développant des activités illégales comme la contrebande du sel, le trafic de monnaies, ou en jouant de la concurrence des pouvoirs judiciaires des deux côtés de la limite pour retarder la conclusion de leurs procès. Confrontés au quotidien aux distorsions existant entre la limite théorique des quatre rivières et les limites réelles sur le terrain, ils ont pourtant, par une belle opération de construction mémorielle, alimenté la croyance selon laquelle un bornage des confins du royaume avait été réellement effectué par les rois de France, révélant un besoin de frontières claires, garantes de leur sécurité. Si l’idée de France des quatre rivières a bien atteint son premier objectif qui était de distinguer le royaume de l’Empire et de conforter l’idée que le roi était empereur en son royaume, elle a eu plus de mal, pendant longtemps, à imposer le second qui visait à faire admettre que les fiefs situés à l’ouest de ces fleuves étaient sous la souveraineté royale. Les XIVe et XVe siècles, grâce aux troubles suscités pas la guerre de Cent Ans, ont vu en effet comme le rappelle Laurence Moal dans sa contribution, l’émancipation des grandes principautés comme la Bourgogne, le Béarn, la Bretagne… – par rapport à l’autorité royale. Les princes qui en assumaient la direction n’ont pas cherché à borner avec précision les territoires qu’ils contrôlaient mais à mieux définir les zones d’extension de leur juridiction et de leur fiscalité.
15Dans le cas de la Bretagne étudié par René Cintré dans ses nombreux travaux, cela s’est traduit par la formation sur les marges orientales du duché d’une zone frontière qui a conservé longtemps un caractère de marche, particulièrement dans les paroisses en contact avec l’Anjou et surtout le Poitou, et qui a été composée pour l’essentiel de seigneuries à cheval entre le duché et les provinces voisines, dont les détenteurs, membres de l’aristocratie bretonne, hésitaient entre le service des rois de France et le service des ducs. Cela s’est accompagné aussi de l’établissement d’une frontière maritime dont Jean-Christophe Cassard restitue, dans sa communication, la genèse depuis l’Empire romain : faisant écho à l’intervention de Bernard Merdrignac, il y montre bien que la Manche, loin de constituer une barrière, une frontière naturelle, a été jusqu’au XIIe siècle, un espace partagé entre les peuples riverains et un trait d’union entre eux ; ce n’est qu’à partir des XIIIe-XIVe siècles avec la montée des tensions entre les royaumes de France et d’Angleterre et l’affirmation de la principauté bretonne, surtout au temps des ducs de la famille de Montfort, qu’elle est devenue une frontière de mer symbolisée par la création de péages, l’accentuation du contrôle ducal sur les rivages, la structuration d’un système de protection des navires naviguant le long des côtes (par le système des brefs et du convoi), des travaux de fortifications (châteaux de Concarneau, La Roche-Goyon, Le Guildo…)…
16Le cas breton ne saurait être écarté du contexte français et européen, et Daniel Pichot affirme, arguments à l’appui, que, pour la Bretagne, « l’idée d’une frontière linéaire séparante dès les hautes époques ne correspond guère à la réalité ». Tout au long des mille ans du Moyen Âge, cette frontière connut une lente élaboration au gré des pouvoirs. Sans doute se figea-t-elle au XVe siècle sur une ligne de châteaux et de villes allant de Fougères à Clisson. Mais ce n’est là qu’un moment et qu’un aspect de l’histoire de la marche bretonne. Entre le VIe siècle et le XVe siècle, celle-ci ne cessa de se construire, de se déplacer et de jouer un rôle d’interface favorisant plus qu’ailleurs et même exacerbant les flux de toutes sortes dans les domaines marchands, architecturaux, matrimoniaux, culturels, politiques et religieux via les grandes abbayes. La famille et l’immense seigneurie de Laval-Vitré, à cheval sur la fameuse ligne des châteaux, en fournissent la plus belle démonstration.
17La zone frontière à l’est de la Bretagne – et à un moindre degré la frontière maritime – s’est transformée en frontière militaire aux XIVe et XVe siècles. S’étendant jusqu’à Rennes en cas de grand péril comme le montre bien René Cintré dans l’analyse très précise qu’il effectue des comptes de miseurs, elle a subi tour à tour les menaces anglaises au temps de la guerre de Cent Ans quand les ducs hésitaient entre une politique de neutralité et l’engagement en faveur du royaume de France puis les menaces de l’armée du roi de France quand ils sont entrés en révolte contre ce dernier lors de la guerre du Bien public (1465-1470) ou à l’occasion de « la guerre folle » (1487-1491). Elle a connu alors des travaux de fortifications importants dont on peut admirer encore les vestiges. Du fait que cette zone n’était pas totalement sous l’autorité directe des ducs, l’effort de modernisation qui s’y est déployé pour faire face aux progrès de l’artillerie y a été inégal. S’il a été important à Fougères, à Saint-Aubin-du-Cormier, à Nantes – le château ducal est modernisé à partir de 1466 grâce à l’aménagement de tours à canon –, à Dinan, Saint-Malo, Clisson, mais aussi à Ancenis et à Blain, détenues respectivement par le sire de Rieux et le vicomte de Rohan, il a été beaucoup plus réduit dans les possessions des Laval comme Vitré ou à Châteaubriant. C’est d’ailleurs symboliquement dans cette dernière ville qu’une soixantaine de nobles en révolte contre le duc François II (1458-1488) ont signé un traité avec le roi de France Charles VIII en 1487 par lequel ils lui demandaient de venir en Bretagne avec une armée pour en chasser les princes français – dont Louis d’Orléans, prince du sang – qui y avaient trouvé refuge, ouvrant ainsi la voie à l’intégration du duché au royaume et contribuant, plus largement, à la fin du temps des principautés.
18À la différence des frontières entre États, les frontières entre provinces ont perdu à l’époque moderne, tout caractère militaire. Dans le cas de la Bretagne, dont l’étude serait à mener de façon approfondie, on sait ainsi que les châteaux transformés aux XIVe et XVe siècles, ont vu ensuite leur rôle défensif décliner irrémédiablement, à l’exception toutefois de la période de la Ligue (1589-1598) au cours de laquelle le gouverneur, en la personne du duc de Mercœur, en rébellion contre Henri IV, a mené d’ultimes travaux de fortification, notamment à Nantes. En Bretagne, seule la frontière maritime se maintient, en devenant l’un des éléments de la défense du royaume. Au XVIe siècle, l’aménagement de places fortes capables de prévenir les menaces étrangères est d’ailleurs poursuivi par le roi de France. Pol Vendeville, dans une intéressante confrontation des récits des acteurs et des témoins français et anglais de l’attaque menée par la flotte d’Henry VIII contre Morlaix en 1522, permet de bien comprendre les conditions de la construction du château du Taureau qui apparaît, avec le recul, comme l’un des premiers éléments de la ceinture de fortifications militaires que les ingénieurs du roi – au premier rang desquels figure bien entendu Vauban – ont édifiées le long des côtes françaises aux XVIIe et XVIIIe siècles.
19Tout souvenir de l’ancienne frontière entre le duché et le royaume n’a cependant pas disparu. Quand François Ier est venu en Bretagne en 1532, il a délivré ses premières lettres de pardon bénéficiant à des criminels bretons – ce que l’on appelle des lettres de rémission – à Ingrandes, comme s’il avait voulu marquer symboliquement, par l’expression de son droit de grâce, son entrée dans l’ancienne principauté. Plus encore que ces gestes, ce sont les privilèges dont a bénéficié la Bretagne lors de son intégration au royaume qui ont permis à la zone des marches de conserver une certaine réalité. Du fait que la province a été exemptée du paiement de la gabelle (impôts sur le sel), une contrebande active a existé, pendant près de trois siècles, le long de la frontière avec le Maine et l’Anjou – qui étaient pays de grande gabelle – et à un moindre degré avec le Poitou et la Basse-Normandie. Pour mettre fin à ce trafic, Louis XIV a même instauré en 1680 un « glacis » de deux lieues entre la Bretagne et les provinces limitrophes : les habitants y étaient astreints à un quota de consommation et devaient s’approvisionner dans des marchés précis sous le contrôle des gens de la ferme. Mais rien n’y a fait et cette mesure n’a pas empêché la poursuite de la contrebande jusqu’à la suppression de la gabelle en 1789, date que l’on peut considérer aussi, d’une certaine façon, comme celle de la fin de la province de Bretagne.
20Les « marches » ne doivent d’ailleurs pas être considérées comme les seules « frontières bretonnes ». La table ronde qui a été organisée au terme de la première journée du colloque sur ce point a rappelé aussi celles qui existaient entre les « pays » ou entre les diocèses ; plus déterminante semble avoir encore été la frontière qui séparait Haute et Basse Bretagne et dont Yves Le Gallo soulignait jadis, de façon qui peut paraître quelque peu datée aujourd’hui, qu’en plus de révéler une frontière linguistique (parlers romans/dialectes bretons), elle distinguait aussi deux Bretagne(s) sur le plan du peuplement (avec un peuplement celtique faible à l’est) ainsi que sur les plans religieux, artistique voire politique. Le souvenir de cette frontière, même si le nombre de locuteurs bretons a beaucoup baissé au cours du siècle dernier, n’a pas disparu, du moins si l’on en juge par la communication de Daniel Le Couëdic sur l’évolution de la carte universitaire bretonne depuis le XVIe siècle et qui évoque de façon volontairement polémique mais roborative les débats en cours entre les principales villes bretonnes pour obtenir une place de premier plan en matière d’enseignement supérieur, à l’heure où doit s’opérer un choix entre l’aménagement du territoire et la recherche d’une meilleure visibilité à l’échelle européenne et internationale.
21L’époque moderne a ouvert une nouvelle période qui a vu les États se doter de frontières linéaires et en assurer une surveillance de plus en plus en étroite. Les frontières terrestres ont fait l’objet elles aussi d’une grande attention. L’exemple de celles qui ont été négociées entre la France et l’Espagne à partir du traité des Pyrénées de 1659 constitue en quelque sorte un cas d’école bien étudié par Oscar Jané qui en profite pour livrer une réflexion, nourrie de lectures philosophiques, sur la notion de frontière. Jordi Riba prolonge la réflexion sur la frontière franco-espagnole de Catalogne : selon lui, les échanges culturels franco-catalans ont été plus intenses dans les périodes où la frontière était théoriquement la moins perméable. La thèse est osée, mais il est certain qu’une frontière n’a jamais empêché les échanges, de toute nature d’ailleurs, surtout sur une frontière qui n’a vraiment été fermée qu’en de rares occasions au XXe siècle. Alexandra Petrowski s’intéresse au cas de la Flandre entre les années 1780 et 1815. Dans une zone où le concept de frontières naturelles est, plus qu’ailleurs, totalement inapplicable, elle démontre, grâce à l’étude des mariages, des comportements religieux, des attitudes des habitants face aux événements révolutionnaires, qu’il y a bien toujours eu dans cet espace inter-frontalier des relations actives entre les populations, facilitées par une culture commune, et que ce sont les États qui, au final, dans le cadre de l’affirmation de leur souveraineté, ont constitué la frontière en ligne de partage d’identités nationales distinctes. À l’est du continent, la monarchie des Habsbourg militarise ses frontières orientales pour faire face à l’Empire ottoman. Dana Rus expose les mutations du territoire du IIe régiment roumain de gardes-frontières, établi autour de Nãsãud, en Transylvanie, entre 1762 et 1851. L’armée impériale réorganise la région et impose des mutations sociales et juridiques qui transforment profondément cette zone de marges et la distingue des territoires voisins. Cette région n’est plus une frontière, mais conserve certainement des caractères originaux, même si d’autres études sociologiques seraient nécessaires pour les percevoir réellement.
22Le colloque ne pouvait s’intéresser aux multiples constructions frontalières dans l’Europe contemporaine, et seuls quelques exemples sont abordés. Fabrice Jesné présente la construction d’une frontière imposée en « Europe balkanique », la frontière albano-grecque, dont les fluctuations du tracé répondent à l’évolution de la politique italienne dans la région, une frontière « inventée » par les diplomates et les consuls italiens, et âprement défendue par les militaires face à l’émergence du « concurrent grec ». Plusieurs intervenants ont choisi de s’arrêter sur les réflexions scientifiques autour des notions de frontières durant l’époque contemporaine, et notamment celles des géographes. Désormais, la notion de frontière devient objet d’analyse, toujours en étroite relation avec le contexte politique. Antonio Stopani revient ainsi sur l’exemple des géographes britanniques des années 1880 jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale. Dans un premier temps, la question des délimitations de l’Empire les pousse à rechercher des frontières aptes à assurer la sécurité de vastes territoires, répondant à des objectifs stratégiques et militaires, sur un modèle fort classique que l’Italie n’aurait pas rejeté. Une nouvelle génération de géographes se préoccupe davantage des réalités humaines lors des études sur le redécoupage des frontières européennes pendant la Grande Guerre. Mais alors que certains plaident pour le maintien d’entités politiques reposant sur des unités de peuplement partageant/présentant les mêmes caractéristiques ethniques, d’autres favorisent des constructions plus hétérogènes, envisageant de nouveaux États reposant sur des intérêts économiques partagés. Des études qui reposent toujours sur des « analyses scientifiques », mais dont les conséquences sur les choix des politiques lors des Traités de paix seront considérables.
23Enfin, la polarisation des conflits contemporains sur les frontières terrestres des grandes nations européennes ne saurait faire oublier l’importance des frontières maritimes de l’Europe. Benoît Montabone nous raconte l’évolution de la présentation d’un espace maritime particulier, les détroits turcs, dans les Géographies universelles publiées en France de 1810 à nos jours. Ou comment un espace longtemps considéré comme une limite pratique entre deux mondes devient un élément de continuité d’un espace national et/ou d’un espace urbain, en fonction de l’échelle d’étude choisie par les géographes. Julien Gardaix s’intéresse à l’émergence de nouvelles frontières en Europe : les frontières maritimes, qui créent de nouvelles marges maritimes nationales dont l’exploitation s’intensifie. Un nouveau front pionnier où l’Union européenne a bien du mal à mettre en place une gouvernance commune face aux intérêts nationaux.
24La table ronde concluant la seconde journée, animée par Damien Desesquelle, journaliste à RFI, était justement consacrée à la question des frontières dans l’Union européenne : comment les dépasser au XXIe siècle ? Le problème des coopérations transfrontalières était au cœur des débats, avec la présentation de deux exemples : le Rhin supérieur, construction institutionnelle très complexe réunissant les régions alsacienne, badoise et bâloise, qui présente un potentiel humain, économique et scientifique impressionnant au cœur de l’Europe. Simon Lang soulignait la difficulté d’associer les populations à cette coopération pourtant exemplaire. Emmanuel Bioteau revenait quant à lui sur les coopérations dans la région du Banat, entre Serbie, Hongrie et Roumanie, et les succès et les difficultés rencontrées pour réunir des populations longtemps séparées par des politiques nationales antagonistes. Au-delà de l’effacement des frontières issu du long processus de construction européenne, la multiplication des coopérations transfrontalières, désormais activement soutenues par l’Union européenne, reste un objectif majeur du projet européen, même si l’étude d’exemples précis démontre la complexité de ces politiques malgré l’action volontaire des collectivités locales et de certains acteurs, notamment dans le domaine culturel. Six mois après notre débat, la remise en cause des accords de Schengen a démontré une nouvelle fois que les principes de libre circulation peuvent être remis en cause à tout moment sous la pression des populismes et des replis nationaux. Les frontières nationales existent toujours en Europe, même si elles ne forment plus les mêmes obstacles qu’auparavant. Finalement, les zones frontalières redeviennent ces marges poreuses qui facilitaient échanges et contacts à l’époque médiévale. Seront-elles un jour les cœurs actifs d’une nouvelle Europe intégrée ? Nous en sommes encore très loin…
25Parmi les frontières qui ont vu le jour au Moyen Âge et à l’époque moderne, certaines ont fait ou font l’objet actuellement d’une redécouverte et d’une certaine patrimonialisation. Les Européens redécouvrent ainsi des identités désormais multiples, qu’il faut souhaiter voir exister de manières complémentaires et non conflictuelles. Ainsi, Oscar Jané rappelle que le traité des Pyrénées a bénéficié en 2009 de nombreuses commémorations non seulement en France et en Espagne mais aussi dans l’ensemble des pays qui ont pu être concernés par les dispositions qu’il comprenait comme la Belgique ou le Luxembourg, commémorations qui peuvent paraître paradoxales dans une Union européenne qui abolit ses frontières internes, mais qui marquent au contraire la recherche d’une mémoire commune. La perception des anciennes frontières du Moyen Âge ou de l’époque moderne est également bien vivante dans le reste de l’Europe. Laurent Fournier nous le démontre par son approche anthropologique des fêtes et des jeux des villages écossais de la région des Borders, où existe traditionnellement un fort sentiment nationaliste. Ces rites permettent de structurer les représentations territoriales aussi bien à l’échelle nationale, en dépassant les mémoires douloureuses des guerres anglo-écossaises et en dédramatisant les anciens conflits, qu’à l’échelle locale, en consolidant les identités villageoises. Le cas de la Haute-Silésie est révélateur des résistances des populations locales face aux découpages politiques imposés : territoire partagé entre trois empires en 1795, ces anciennes frontières se sont effacées par étapes dans le premier XXe siècle, et la région est devenue entièrement polonaise depuis 1945. Pourtant, Frédéric Durand démontre la persistance de barrières fortes entre des populations qui ont reconstitué mentalement les anciennes frontières, maintenant ainsi des identités différentes malgré l’unification politique. Les identités demeurent, et les Européens trouvent des voies spécifiques pour les faire vivre. Même dans le cas d’une frontière « morte » depuis plusieurs siècles, celle de la Meuse, Léonard Dauphant souligne bien qu’une mémoire régionale des anciennes circonscriptions se perpétue, nourrie non pas tant par la politique des rois de France du Moyen Âge mais davantage par les traces laissées par les affrontements entre Louis XIII et Louis XIV d’une part, et les ducs de Lorraine d’autre part dans les années 1630-1640. La ville de la Mothe, qui avait été rasée en 1645 par les troupes royales, bénéficie d’une opération de restauration et est transformée en symbole de la résistance lorraine à la France et d’un passé nié, ce qui conduit une partie de l’opinion à demander que son site soit rattaché au département des Vosges (actuelle région de Lorraine) et détaché de celui de la Haute-Marne (région Champagne). L’ancienne limite juridictionnelle au duché de Bar est ainsi réinterprétée en frontière identitaire et sa redécouverte contribue à nourrir les débats actuels sur les circonscriptions territoriales. Il en va un peu de même avec le projet des « Marches de Bretagne » dont l’analyse a été faite à la fin du colloque par Nicolas Faucherre. Deux projets sont en cours qui se donnent chacun pour but de revivifier cette limite est de la Bretagne dite « historique ». L’un consiste en une candidature des villes au classement au patrimoine mondial de l’Unesco, l’autre, porté par le Conseil régional de Bretagne et le Conseil général de Loire-Atlantique, en une « route touristique des Marches de Bretagne » qui, au-delà de la volonté de faire redécouvrir de façon raisonnée des éléments du patrimoine, cherche aussi à redonner vie à une ancienne frontière qui pourrait servir de référence à un nouveau découpage régional. Quels que soient leurs origines politiques et leurs aboutissements, ces projets conduisent l’historien, qui doit garder son indépendance, à faire le constat qu’ils manifestent l’attachement d’une partie de l’opinion et des élus à d’anciennes frontières – en l’occurrence celles du duché breton à la fin du XVe siècle – et qu’ils traduisent indiscutablement ce qu’on nomme une « mémoire de la frontière », qui, comme toutes les mémoires, sélectionne et reconstruit au travers de prismes et de concepts nouveaux, ceux du patrimoine et de l’identité.
26Le dernier cas étudié lors de ce colloque est caractéristique du débat sur la redécouverte patrimoniale des anciennes frontières en Europe. Certes, le mur de Berlin n’est pas une frontière très ancienne, mais sa force symbolique reste importante : quelle autre frontière a autant marqué l’histoire contemporaine de l’Europe, ni autant révélé aux yeux du monde la privation de liberté et l’enfermement de tout un peuple ? Le mur de Berlin est l’aboutissement de la frontière hermétique, de la frontière qui emprisonne, de la frontière qui divise les hommes. Vingt ans après, l’historien Emmanuel Droit et l’architecte Laurent Lescop ont étudié de manière complémentaire sa patrimonialisation. Le premier s’attache à reconstituer l’histoire de cette frontière disparue : d’abord détruite et honnie au temps de la réunification, elle devient symbole d’une identité post-réunification « autour de commémorations et de lieux de mémoire partagés ». Le projet en cours doit faire du site un lieu de mémoire « local, national et international » (européen ?), sous l’effet de logiques « touristiques, mémorielles et civiques ». Mais sans reconstruire le mur… Un patrimoine où ne restent plus que quelques traces éparses du passé. Et Laurent Lescop s’intéresse à l’endroit le plus spectaculaire et le plus médiatique du Mur, Check Point Charlie, point de passage et d’échanges devenu symbole du conflit grâce au pouvoir de l’image, un espace de représentation et de spectacle dont la configuration actuelle est bien éloignée de la réalité historique. Mais qui reste l’endroit où les touristes se rendent en masse pour s’imaginer une époque révolue, le lieu où l’on se représente l’enfermement d’hier au milieu de la liberté d’aujourd’hui. Finalement, une ancienne frontière que plus personne ne veut restaurer, mais que tout le monde doit pouvoir retrouver afin de ne pas l’oublier.
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