À la recherche de la frontière effacée : le mur de Berlin, le palimpseste Checkpoint Charlie
p. 365-378
Résumés
Synecdoque de la coupure est-ouest, le mur de Berlin trouvait son acmé à Checkpoint Charlie. Or, en quelques mois, après la rupture du 9 novembre 1989, l’ensemble des installations a disparu laissant dans un premier temps un vide, puis se réurbanisant relativement rapidement.
S’il n’en reste que d’évanescentes traces, le mur reste attaché au nom de Berlin et draine des milliers de touristes à la recherche du frisson de l’oppression. À Checkpoint Charlie, où la fusion des deux Allemagne a banalisé le site, seule une petite cabane reconstruite signale le fameux point de passage.
Figure iconique de la littérature et du cinéma, CheckPoint Charlie glisse de la scène réelle à un décor installé à mi-chemin entre le témoignage et l’attraction foraine.
Nous allons décrire ce processus en montrant comment la fiction cinématographique alimente la mémoire collective, réinventant l’histoire, et ce, dans sa dimension spatiale.
Even though the wall has disappeared, it remains attached to the name of Berlin and attracts thousands of tourists seeking the thrill of oppression. At Checkpoint Charlie, only a small reconstructed hut recalls the famous crossing point.
Unable to rebuild the Berlin wall to satisfy the tourists, the city explores better solutions. Therefore, the memory is constructed from old photographs, films, but mostly fiction. But does it convey a fair picture? Films feed the collective memory, rewrite history, slide from reality. That’s what is checked here by superimposing the city map, on the cinema set.
Texte intégral
CE QUI FAIT LIEU
1Un grillage s’étire à l’infini. Impossible de savoir précisément où nous sommes, ici semble pareil à là-bas, l’ensemble se perd dans l’indifférence et l’indifférencié. Un jour de 1961, un couple se précipite sur les fils métalliques qu’un passeur vient de couper. Les Vopos1 tardent à réagir, la femme plonge mais s’accroche violemment aux barbelés, sa tête bascule en arrière, elle perd l’équilibre. Son compagnon la rattrape, ils sont passés. Longtemps ensuite, ce point auparavant indifférencié, sera le sujet de toutes les attentions, de tous les espoirs.

2C’est ainsi que s’est constitué un lieu. Identifié : nous savons que c’est à cet endroit que les choses se sont déroulées, nous savons aussi qu’à ce moment des personnes ont créé du lien, ont établi une relation même si elle était conflictuelle. Le récit se diffuse apportant à ce lieu une historicité. Les traces persistantes portent l’histoire de micro-événement2.
3Cette portion de grillage a été le théâtre d’un accident, dirait-on. Mais plus que le théâtre, elle en a été la scène dans un dispositif immersif. Ainsi naît un lieu, de ces trois composantes : l’identité qui le singularise des autres lieux ou qui le fait émerger de l’indifférencié (dimension spatiale), le relationnel qui l’attache à une forme d’usage (dimension sociale) et l’historicité qui le relie à une chronologie dans laquelle peuvent exister des moments saillants (dimension temporelle).
4Retourner sur place, constater ce qui reste comme traces après cet accident, alors que nous sommes avertis de cette histoire, en fait un lieu en représentation. Les souvenirs viennent restituer les protagonistes et les extraire des mémoires pour les faire exister dans le décor devenu vide. Par l’action de chacun, agissant comme des porteurs de mémoire, se crée un lieu de représentation, c’est-à-dire un lieu qui se raconte.
5Plus tard, des artistes s’inspireront de ce récit pour écrire une fiction filmée. Ils trouveront un grand studio et dérouleront quelques dizaines de mètres de barbelés prenant bien soin d’y accrocher quelques chiffons déchiquetés. Ils poseront un arbre dont ils étudieront la forme. Le décor deviendra un lieu représenté. C’est celui qui sera probablement le plus vu, le plus mémorisé.

LE MUR ABSENT
6Une fine ligne pavée serpente en ville. Elle passe d’un trottoir à l’autre, emprunte la chaussée indifférente au passage des voitures ou des piétons. Concurrencée par d’autres marquages au sol, elle s’en distingue par une forme d’indépendance à la règle urbaine. Elle oblique, abandonne le parallélisme et, comme prise d’une soudaine folie, vient percuter une maison ou plonger dans un canal.
7Pointillé de la carte, rendu visible sur le territoire, cette fine ligne pavée est ce qui reste du mur de Berlin. Çà et là, une plaque de cuivre vient nous le rappeler. Suivre le mur, le franchir d’un pas et revenir, défier autant que l’on veut l’histoire, est aisé. Ce qui l’est moins, c’est de savoir de quel côté l’on se trouve. Le tracé est tellement tortueux qu’il est souvent déroutant pour qui chercherait à savoir si l’on est à l’ouest ou à l’est.
8Le mur n’est plus ou pratiquement plus. Il en reste, non loin de l’immeuble de la Gestapo, un fragment sur la Niederkirchnerstraße, le long de la Mühlenstraße, la Stresemannstraße, quelques panneaux Postdamer Platz ou dans l’East Side Gallery. Émietté, on le trouve en vente dans une bulle de verre dans les boutiques touristiques, au bout de porte-clés. Deux cent cinquante fragments ont été vendus aux enchères et on pouvait en admirer quelques pièces dans la ville de Courbevoie qui en avait fait acquisition avec l’Epad3. En 1996, ces trophées ont été installés dans les sous-sols de la Défense4.
9C’est pourtant bien ce mur-là que viennent chercher une partie des sept millions de touristes venant à Berlin chaque année, à la poursuite d’un frisson que seule la fiction a pu entretenir. Synecdoque, le mur est l’histoire, le conflit et le territoire.
10L’image que nous avons du mur est occidentale. L’alignement de panneaux à sommet arrondi, tel que nous le voyons couramment, n’est pas la vision qu’en avaient les Berlinois de la RDA. Là aussi s’instaure un point de vue, une perspective, une subjectivité. À l’est, l’approche du mur pouvait par endroits sembler moins brutale, signalée par un panneau de taille modeste avec un avertissement : « Région Frontière, défense de passer ». À quelques décamètres, derrière, se dressait un mur, presque insignifiant, constitué de plaques de béton horizontales. Mais si l’on voulait franchir ce premier obstacle, ce n’est pas à Berlin-Ouest que l’on arrivait, mais dans un vaste espace neutralisé, constitué de lignes coercitives parallèles, barbelés, mines, herses, chiens… le mur ouest se trouvant entre cinquante et quatre-vingt-dix mètres de distance5.

11Géographiquement parlant, ce mur est une frontière urbaine au sens de Lynch6, il découpe un territoire et sépare deux entités différenciées. Mais le mur est route, canal, habitation, il recouvre des réalités physiques très diverses, il s’étire sur 43 km7 en intra-urbain ; sa désignation, « le mur », en tant qu’objet unique, en fait un espace propre, indépendant, dans lequel il trouve sa cohérence indifféremment des voisinages qu’il fréquente. Son rayonnement dramatique vient de là : le mur semble ne tenir compte ni du territoire, ni de l’urbain ni du social.
12L’historicité de ce lieu, les relations paroxystiques qui s’y déroulèrent, son identification comme symbole de la coupure est/ouest, l’aura spectrale qu’il entretient avec la ville, en font aussi et surtout un lieu de mémoire8.
13Comme dispositif, ce « lieu-mur » possède deux axes : l’axe transversal est celui de l’interdit et l’axe longitudinal est celui de l’attente. C’est l’attente du franchissement, l’attente de l’information, l’attente de la destruction. Ces deux axes continueront de définir le fantôme du mur même après sa destruction. L’axe transversal suggère aujourd’hui des traversées fictives, des franchissements sécurisés, des retours possibles, il était et reste dans l’immédiat. L’axe longitudinal invite à remonter le temps, il était et reste dans la durée, dans la contemplation et l’interrogation. Ce sont deux axes, l’un diachronique, l’autre synchronique.
LE POINT D’ACMÉ
14Il existait sept points de passage entre les secteurs Ouest (américains, anglais et français) et Est (soviétiques) au sein même de la ville de Berlin : tout au nord, le poste-frontière Bornholmer Straße (le fameux pont), en suivant le mur vers le sud, le poste-frontière situé à l’angle de Chausseestraße et Liesenstraße, puis le poste-frontière Invalidenstraße situé à l’est du pont Sandkrugbrücke, le poste-frontière Friedrichstraße dans la dernière station de RER. Réservé aux étrangers, le poste-frontière Friedrichstraße, Checkpoint Charlie, est resté le plus célèbre. En continuant vers le sud et l’est se trouvaient le postefrontière situé autrefois dans la Heinrich-Heine-Straße, le poste-frontière Oberbaumbrücke et enfin le poste-frontière Sonnenallee.
15Du 22 août 1961 à la chute du mur, CheckPoint Charlie est resté le point de passage principal entre Berlin-Ouest et Berlin-Est. D’un simple barrage obstacle sur la chaussée, le poste s’est transformé en véritable barrage routier doté de 10 voies de circulation, occupant une surface totale de 15 000 m².
16Le 27 octobre 1961, un incident va singulariser CheckPoint Charlie, hystériser l’histoire et frapper durablement l’imagination et la mémoire en devenant le théâtre d’un face-à-face entre chars russes et américains. Dans la matinée, trente-trois chars soviétiques se postent à la Porte Brandebourg. Ils répondent ainsi à l’initiative américaine de Clay de forcer la frontière pour laisser passer un diplomate américain vers Berlin-Est. Dix tanks soviétiques se dirigent vers Checkpoint Charlie et s’alignent face aux dix blindés américains arrivés entretemps, distants d’une centaine de mètres à peine. C’est le premier face à face (standoff en anglais) depuis le début de la guerre froide.
17De part et d’autre, les militaires attendent les ordres, inquiets à l’idée qu’un soldat trop nerveux ne fasse feu et ne déclenche ainsi une fusillade… peut-être la Troisième Guerre mondiale. Les chaînes de commandement américaines et soviétiques sont directement reliées à la Maison Blanche et au Kremlin. Kennedy prend aussitôt contact avec Khrouchtchev pour lui demander de bien vouloir reculer un peu, assurant que les Américains feront de même.
18Après seize heures de tension, le premier char soviétique cède cinq mètres imité par un char américain. Un à un les blindés se retirent relâchant une pression devenue insupportable. Clay, à l’origine de l’incident, a manqué de précipiter le monde dans une guerre pour laquelle personne n’était réellement prêt. Il sera écarté, gratifié de ce commentaire du général Bruce Clarke, commandant des forces américaines en Allemagne de l’Ouest : « Qu’est-ce que Clay pensait qu’il était en train de faire ? On ne crache pas à la face d’un bulldog9. »
19Cet incident marque ce territoire, l’identifie comme un lieu en représentation, le théâtre des tensions Est/Ouest. CheckPoint Charlie devient dès lors le lieu de référence, connu et chargé d’une symbolique extraordinairement puissante.
ICÔNES
20« You are leaving the american sector », « Vous sortez du secteur américain ». Ce panneau en quatre langues, dernier avertissement avant de passer dans l’autre monde, est devenu l’une des figures iconiques de CheckPoint Charlie, du mur et de la guerre froide en particulier. Le texte en cyrillique renforce la différence entre le monde occidental (que l’on peut déchiffrer) et le monde communiste à l’écriture hermétique.

21En avant du panneau, la guérite, servant au contrôle des papiers et gardée par quelques soldats, était protégée d’un muret de sacs de sable. La première version ressemblait à une petite cabane largement pourvue de fenêtres et surmontée d’une pancarte « Allied Checkpoint - US Army CheckPoint ». Un long mât s’appuyait sur la façade tournée vers les Soviétiques, un drapeau américain y flottait.
22Cette guérite n’est pas un bastion, ni un donjon, c’est un petit obstacle administratif posé au milieu de la chaussée, un pavé blanc dominé par les hauts immeubles de part et d’autre les installations sont un peu plus loin : les barbelés, les murs, la tour de guet, les soldats. Au fil des années, la cabane a été transformée, la toiture a été allongée lui conférant une coiffe plus large, on l’a dédoublée. Plus tard, une nouvelle version est installée10. Rectangle régulier posé sur un îlot, agrémenté d’une paire de bacs à fleurs, une toiture plate décentrée offrant un auvent aux personnes contrôlées. Elle ressemblait un peu à un conteneur aménagé11. Le mât, un peu moins haut, rappelait toujours que le poste était américain, mais la pancarte, arborant l’indication « Allied CheckPoint Charlie » s’agrémentait des drapeaux américains, anglais et français.
23Cabane, panneau, mât avec drapeau, muret de sacs de sable sont devenus les figures iconiques de CheckPoint Charlie, les éléments remarquables, les points indiciels du décor de ce point de passage.
LIEU DE REPRÉSENTATION
24« Liberté pour les enfants12 ». Plantée à l’angle de la ZimmerStraße et de CheckPoint Charlie, Jutta Gallus13 interpelle les passants et surtout les médias, pour une cause personnelle mais partagée par de nombreux Allemands.
25En 1982, Jutta tente de passer à l’ouest mais est arrêtée avec ses deux filles de 9 et 11 ans. Jetée en prison, sa tentative ayant été dénoncée, elle voit ses enfants confiées à son ex-mari resté fidèle au régime de la RDA. La RFA achète (au sens propre14) la prisonnière, pratique courante, deux ans plus tard. Passée à l’ouest, Jutta organise, avec l’aide d’un journaliste, une série d’actions spectaculaires afin de sensibiliser le monde et les autorités est-allemandes.
26Son « théâtre » préféré est CheckPoint Charlie. Femme sandwich d’une juste cause, elle prend le décor du point de passage comme lieu de représentation de sa revendication. Les photos de cette femme dans ce point de ville asséché par la sécurisation militaire, émeuvent la presse allemande et internationale. C’est la création d’une image où la protagoniste se place dans un décor symbolisant son écrasement, son agonie morale.
27Le 24 août 1988 les enfants sont enfin rendues à leur mère. Des endroits où Jutta a hurlé sa cause, Stockholm, le Vatican, c’est CheckPoint Charlie qui restera comme le lieu le plus marquant, le plus symbolique, celui que le cinéma restituera quelques années plus tard.
28Scène pour l’extraordinaire, c’est aussi une scène pour le quotidien. Depuis 1962, journalistes, militaires, touristes, captent l’évolution du site. Le musée de CheckPoint Charlie expose ainsi les vedettes du cinéma venues ici capter le frisson du réel qu’ils retranscriront dans leurs films15. De ces milliers d’images, aujourd’hui semées sur la toile, émerge une caractéristique forte : les vues sont prises de l’Ouest vers l’Est, très rarement de l’autre point de vue. L’espace est orienté, Checkpoint Charlie est bien une scène dont le public se trouve placé et dont le regard est dirigé.
29Le public est même au balcon. Des observatoires étaient installés pour voir par-dessus le mur, pour regarder Berlin-Est. Mais les acteurs de l’autre côté des fossés ne sont pas toujours ravis de cette position. Le film Sonnenallee16 montre bien, sous le couvert de la comédie, que le spectacle se fait aussi aux dépens des figurants, observés et moqués par le monde occidental.
COMME UN MEMBRE FANTÔME
30Checkpoint Charlie est ouvert le 10 novembre 1989, les installations seront démontées très rapidement ensuite. Le 22 juin 1990, la fameuse cabane est soulevée par une grue et emportée. Elle est maintenant au musée interallié sur un parking, à proximité d’un avion britannique de type Hastings, de ceux qui ont ravitaillé Berlin-Ouest.
31Pour qui est allé à Berlin en 1990, demeure le sentiment que le mur a très rapidement disparu. Non que la démarcation entre l’est et l’ouest ne soit pas encore très visible (elle le sera encore longtemps), mais le mur, ce fameux mur, a pratiquement partout été retiré, laissant de vastes zones blessées.
32Les paysages face à la porte Brandebourg ou Postdammer Platz rappelaient la guerre, les ruines et la destruction. Mais très rapidement, une urbanisation volontaire et expressive comble le vide, hisse des immeubles, propulse la ville dans le XXIe siècle. Berlin déplace son point de pivot, Mitte redevient le centre, le point focal. Pour les touristes venus frissonner aux traces de l’histoire, la déception est là17. La volonté de fusion des deux Allemagne était telle que presque tout ce qui pouvait rappeler le passé a été nettoyé.
UN LIEU REPRÉSENTÉ
33Bien avant la destruction du mur, la fiction s’est emparée de ce lieu à tragédies. John le Carré dans son classique L’espion qui venait du froid18 ou dans Les Gens de Smiley19 met en scène CheckPoint Charlie. Le réalisme des œuvres donne à ce lieu toute l’intensité due au genre. Mais, si les images mentales produites par la lecture peuvent être puissantes, elles ne seront jamais autant partagées que les visions proposées par le cinéma. Cinq ans après la sortie du livre de John le Carré, Martin Ritt adapte en 1966, sur un scénario de Paul Dehn et Guy Trosper, L’espion qui venait du froid20. Tourné entièrement en studios, le film s’ouvre sur une reconstitution de CheckPoint Charlie. Il fait nuit, il pleut, mais les éléments iconiques sont présents et l’échelle du site est bien respectée.
34La même année sort Mes funérailles à Berlin21. Guy Hamilton prend le parti de filmer en décors réels à Berlin. CheckPoint Charlie est visible à deux reprises, durant quelques secondes et, pour la première fois, le site apparaît tel qu’il est. Toutefois, la caméra tournée vers l’Est, s’éloigne peu de la cabane, rendant le site étroit, ce qu’une vue aérienne semble vouloir confirmer. La frontière, prise dans une figuration de Berlin très sèche, confère au film un réalisme glaçant.
35En 1983, James Bond passe par Berlin et bien entendu, franchit le mur à CheckPoint Charlie. Dans Octopussy22, un segment de l’histoire se passe en Allemagne de l’Est. CheckPoint Charlie est filmé en décors réels, le poste-frontière n’étant, là encore, visible que quelques secondes. La géographie du site est contenue dans la Friedrichstraße.
36Après la chute du mur et la modernisation des studios Babelsberg à Postdam, les Allemands ont produit un grand nombre de films portant sur leur histoire récente. Le segment de mur construit pour le film La Bande à Baader23 est toujours visible sur le site des studios. Le long-métrage Le Tunnel24 de Roland Suso Richter, propose un jeu fascinant de reconstitution des images emblématiques de l’histoire du mur. CheckPoint Charlie y apparaît dans une nuit profonde, dans l’axe de la Friedrichstraße, signalé par les balises lumineuses des stations de métro dans une géographie étonnamment compressée.
37En 2006, sort un téléfilm coproduit et tourné en ex-Europe orientale. Sara Bender a deux filles, elle tente de passer à l’Ouest mais sa tentative échoue ; séparée de ses enfants, elle se poste à CheckPoint Charlie pour réclamer leur libération. Un slogan choc : « Rendez-moi mes enfants ! Ce qui unit les êtres humains ne peut être séparé par des frontières » alerte le monde sur son histoire. On reconnaît l’histoire de Jutta Gallus, adaptée pour le petit écran : La Femme de CheckPoint Charlie25. Le site du poste-frontière est reconstitué en studio et fait l’objet d’un étonnant travail de réinterprétation spatiale.
38Alors que les précédents films montraient le point de passage comme une rue ponctuée par la fameuse cabane, ici, nous sommes dans un espace chaotique, labyrinthique, aggravé par des chicanes et obstacles. Les perspectives sont brisées par le mur. Le site est étonnamment blême, les façades, les palissades, la tour mirador, la cabane sont d’un blanc délavé. La neige, durant une scène hivernale viendra couvrir ce qui reste de sombre et gris.
39Sans perdre de vue que c’est un décor filmé, devant donc gérer des problématiques d’économie de budget en jouant sur la perspective, les découvertes et les ruptures de plans, il reste néanmoins une impression de complexité kafkaïenne très en phase avec le propos, la perception du régime de la RDA et la situation particulière de Sara Bender/Jutta Gallus.
PERCEPTIONS CONTRASTÉES
40Comment parler du mur sans reconstruire le mur. Voilà la problématique à laquelle sont confrontés les Berlinois depuis 1989 tout en sachant qu’il existe plusieurs niveaux d’appréhension de la question. Pour les Allemands de l’Est, les interventions sur l’histoire récente apparaissent souvent comme une relecture occidentale de leur histoire dans laquelle les « ossies26 » tiennent le mauvais rôle. Plus de la moitié d’entre eux considèrent en 2009 que la réunification n’a pas été une bonne chose pour eux27. Pour autant, ils ne sont que 12 % à souhaiter la reconstruction du mur28.
41L’effacement de la frontière a été, pour la génération née après guerre, perçue comme la négation de leur propre existence29. C’est un phénomène que l’on retrouve dans toute l’Europe de l’Est. La génération qui a pu croire au renouveau au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, se trouve accusée d’aveuglement, de lâcheté. La société qu’ils voulaient juste et qui rapidement s’est figée dans le totalitarisme, a tenté de contrôler le futur en construisant une mémoire policière que personne ne pouvait consulter. Une mémoire restée muette jusqu’au renversement du régime.
42On parle souvent de la survivance du mur dans les têtes des Allemands. La perception réciproque reste encore en effet conditionnée par leur origine. Le cinéma, sur le mode humoristique30 ou tragique31 en rend assez bien compte décrivant un même peuple aux coutumes et références bien différenciées. Certaines cicatrices urbaines, comme celle de Checkpoint Charlie, sont encore très visibles et la construction d’une mémoire commune est un sujet délicat.
43Ainsi, la proposition de mémorial initiée par Reiner Hildebrandt32, consistant à planter autant de croix qu’il y eut de victimes du mur était-elle vouée à l’échec. Elle inscrivait dans une histoire encore trop fraîche, la responsabilité d’une partie de la population dans des crimes politiques. Inauguré le 31 octobre 2004, le dispositif mettait en scène 1 067 croix noires dans le délaissé du poste-frontière. Le 5 juillet 2005, le Sénat de Berlin, à majorité socialiste et communiste, fait démonter le mémorial33 et surtout retirer le faux mur qui avait été reconstruit pour l’occasion34.
44Plus consensuels, les dominos de la cérémonie du vingtième anniversaire de la chute du mur, permettaient de faire tomber symboliquement une seconde fois le mur. Même si la cérémonie fut extrêmement populaire35 malgré la pluie battante, elle restait plus dans l’expression du fait brut et spectaculaire que de ses conséquences ou surtout de ses prolongations dans la société allemande.
REPRÉSENTER L’IMAGINAIRE DU RÉEL
45Entre 1990 et 2000, le site de CheckPoint Charlie a été entièrement nettoyé des aménagements frontaliers laissant deux parcelles vides. Le mirador a fait l’objet d’une demande de préservation qui a été rejetée et il a été détruit le 9 décembre 2000. Le 13 août 2000, une réplique de la cabane, modèle 1961, a été placée, avec son petit muret de sacs de sable, son mât et son drapeau, sans oublier le fameux panneau indiquant que l’on sort du secteur américain.
46Les visiteurs, à la recherche des traces historiques, trouvent souvent dérisoire cette mise en scène, ils se pressent néanmoins pour se faire photographier en compagnie des faux gardes, jouent à franchir le poste-frontière, se rappellent parfois être déjà venus.

47L’image du mur reste tellement attachée à la ville qu’il paraît naturel pour les touristes de le retrouver comme on retrouve de vieilles forteresses. Ces murs anciens, préservés, sont comme les traces de croissance des villes, des cernes urbains. Berlin est un îlot, qui se densifie, mais qui ne s’étend guère. Le mur n’est que la trace d’une prison, empêchant les uns de sortir, les autres de passer. Toutefois, le symbole est puissant et régulièrement des artistes font des propositions de mur de glace, comme celui de Londres en novembre 2009 ou de mur évanescent, comme l’a proposé l’artiste coréenne Eun Sook Lee36 devant la porte de Brandebourg.
48Heureusement pour les inconsolables, depuis peu, la technologie vient à notre secours grâce à un système, qui, selon le Spiegel37, ravira les touristes désespérés de ne pas voir ce fameux mur. Il s’agit du « Mauerguide38 ». La réalité augmentée place devant nos écrans et dans nos oreilles, les fantômes disparus des frontières oubliées. Ils peuvent aussi surfer avec « Google Earth » et retrouver le tracé en superposition à la ville contemporaine.
PALIMPSESTE
49Comme les théâtres antiques se couvrent d’herbes folles, CheckPoint Charlie s’urbanise, les terrains encore vides reçoivent des constructions, la ville se dessine sur elle-même effaçant peu à peu l’ancienne structure des lieux.
50Les anciens commémorent et disparaissent, les jeunes oublient déjà.
51Checkpoint Charlie est passé d’un lieu en représentation à un lieu de représentation en devenant une des scènes les plus fameuses de l’histoire récente de l’Europe. Pris par le cinéma, c’est devenu un lieu représenté. Or, la ressemblance qu’entretient ce lieu avec le réel s’éloigne petit à petit rendant à la fiction une dimension subjective.
52À l’inverse de la fiction ouverte, la patrimonialisation des lieux pose le problème de la sédimentation urbaine et plus globalement de la saisie d’un instant historique dans la durée. Comme une image arrêtée, le territoire se fige dans ce qui devient le décor de la mémoire. La patrimonialisation va de pair avec la conservation, c’est un acte qui donne un caractère sacré à un lieu pour l’ensemble de la collectivité39. En soi, c’est une démarche politique, souvent idéologique, parée de considérations généreuses sur la sauvegarde, la préservation et l’enseignement pour les générations à venir. Cela s’inscrit dans une temporalité occidentale, linéaire et cumulative.
53La conservation, dans le processus de patrimonialisation, fonctionne également avec l’idée de valorisation. Cette dernière comprend l’objet lui-même mais également ce qu’il produit comme valeurs sur le territoire alentour. Le traitement esthétique de l’objet conservé dans une scénographie qui produit sur le visiteur-spectateur un effet d’extase qu’il compensera par la fétichisation d’un objet souvenir, en pulsion consumériste.
54Le mémorial de la Bernauer Straße40 est à ce titre un contrepoint à Check-Point Charlie. La Bernauer Straße a été brutalement coupée par le mur, si brutalement que des familles, des amis ou des voisins se sont retrouvés du jour au lendemain dans l’impossibilité de pouvoir se rejoindre. Certains ont sauté par les fenêtres pour tenter d’échapper à leur sort. Chacun a en tête ces images de personnes de tout âge se jetant dans le vide vers une bâche tendue plusieurs étages plus bas. Le mur détruit, le quartier reste marqué de l’emprise du dispositif frontalier, de sa largeur impressionnante. En 1994, un concours a été organisé pour la conception d’un monument dédié aux victimes du mur de Berlin et de la mémoire de la division de la ville. Le monument a été inauguré le 13 août 1998.
55En 1997, à l’initiative du Sénat de Berlin, l’Association du Mur de Berlin a été créée pour superviser la mise en place d’un centre de documentation dans la maison paroissiale de l’Église de la réconciliation ouverte le 9 novembre 1999, pour le 10e anniversaire de la chute du Mur. Le centre doit fonctionner avec le monument, en fournissant des informations historiques et permettre aux visiteurs d’en apprendre davantage sur les enjeux et les conséquences du mur de Berlin. Trois approches sont proposées : artistique, factuelle, et spirituelle. Les visiteurs sont en mesure de choisir leur type d’approche par les éléments qui leur sont fournis.
56Mais la Bernauer Straße ne sera jamais aussi célèbre que CheckPoint Charlie, d’un côté la recherche et la réflexion, de l’autre l’affect et le spectaculaire, la bibliothèque contre le spectacle. La Bernauer Straße concerne les Allemands alors que CheckPoint Charlie concerne les étrangers, impliqués, sur le sol allemand, en dépit des Allemands, dans un conflit extraterritorialisé.
Bibliographie
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BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE
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10.3917/comp.leglo.1985.01 :Anne-Marie Le Gloannec, Un mur à Berlin, Complexe, Bruxelles, 1985.
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Arthur Schlesinger (trad. sous la direction de Roland Mehl), Les Mille Jours de Kennedy, Denoël, Paris, 1966.
Peter Schneider, L’Allemagne dans tous ses états, B. Grasset, Paris, 1991.
Notes de bas de page
1 La Volkspolizei (la police du peuple) était la police nationale de l’Allemagne de l’Est.
2 Augé M., Non-lieux, Seuil, 1992.
3 « Un pan de Mur à Courbevoie », Courbevoie Magazine, n° 57, décembre 2009.
4 « Un morceau du mur de Berlin à La Défense », Le Parisien, 6novembre 2009.
5 On trouvera une préservation relative du dispositif dans la Bernauer Straße, près du mémorial.
6 Lynch K., L’Image de la cité, Dunod, 1998.
7 43 km de frontière intra-urbaine entre Berlin-Est et Berlin-Ouest, un total de 155 km, longueur totale de la frontière avec Berlin-Ouest dont 112 km de frontière entre Berlin-Ouest et la RDA.
8 Nora P., Les Lieux de mémoire, Gallimard, 1997.
9 « What in the hell did Clay think he was doing ? You don’t spit in the face of a bulldog », in Gelb N., The Berlin Wall : Kennedy, Khrushcheev, and a showdown in the heart of Europe, Simon & Schuster, 1988, p. 257.
10 Le 20 mai 1976.
11 Au prix de 50 000 DM tout de même !
12 « Freiheit für dir Kinder », inscription sur la banderole de Jutta Gallus, indiquant le nom de ses deux filles et d’un garçon qui n’était pas le sien.
13 Gallus J., Veith I., Un mur entre nos vies : Le combat d’une mère pour retrouver ses filles derrière le Mur de Berlin, Michel Lafon, 2009.
14 La RDA trouvait par la « vente » de ses contestataires un moyen de faire entrer des devises.
15 On peut se souvenir qu’un acteur professionnel est aussi venu délivrer un message politique à CheckPoint Charlie, il s’agit de Ronald Reagan, le 11 juin 1982, alors qu’il était président et en pleine course aux armements dans le cadre de la « guerre des étoiles ».
16 Sonnenallee, réalisation de Leander Haußmann, scénario de Detlev Buck et Leander Haußmann, décors de Lothar Holler, sortie en Allemagne le 7 octobre 1999.
17 On trouve le même problème pour les visiteurs à la recherche du ghetto de Varsovie, mais en Pologne rien n’est fait pour l’instant.
18 Le Carré J., L’espion qui venait du froid, Gallimard, 1973. Id., The Spy who Came in from the Cold, 1963.
19 Le Carré J., Les Gens de Smiley, Seuil, rééd. 2001, Smiley’s People, 1980.
20 L’Espion qui venait du froid (The Spy Who Came in from the Cold), réalisation de Martin Ritt, scénario de Paul Dehn, Guy Trosper, décors de Tambi Larsen, Hal Pereira, durée : 112 min, sortie en Grande-Bretagne le 13 janvier 1966.
21 Mes funérailles à Berlin (Funeral in Berlin), réalisation de Guy Hamilton, scénario de Evan Jones, d’après le roman de Len Deighton, décors de Ken Adam et Peter Murton, sortie aux États-Unis le 22 décembre 1966.
22 Octopussy, réalisation de John Glen, scénario de George MacDonald Fraser, Christopher Wood et Richard Maibaum, décors de Peter Lamont, sortie au Royaume-Uni le 6 juin 1983.
23 La bande à Baader (Der Baader Meinhof Komplex), réalisation de Uli Edel, scénario de Stefan Aust (livre) Uli Edel, décors de Bernd Lepel, sortie en Allemagne le 25 septembre 2008.
24 Le Tunnel (Der Tunnel), réalisation de Roland Suso Richter, scénario de Johannes W. Betz, décors de Bettina Schmidt, sortie en Allemagne le 21 janvier 2001.
25 La Femme de Checkpoint Charlie (Die Frau vom Checkpoint Charlie), réalisation de Miguel Alexandre, scénario de Annette Hess, diffusion TV en Allemagne le 28 septembre 2007 sur Arte.
26 Surnom donné aux habitants de l’ex-République Fédérale.
27 « Une majorité d’Allemands de l’Est nostalgiques de l’ex-RDA », Le Monde, 26 juin 2009.
28 « Arbeitslose und Linke wollen die Mauer zurück », Die Welt, 8 novembre 2009.
29 Umbrecht B., « Sur les traces estompées de l’Allemagne de l’Est », Le Monde Diplomatique, novembre 2009.
30 Good Bye, Lenin !, réalisation de Wolfgang Becker, scénario de Bernd Lichtenberg, décors de Lothar Holler, sortie en Allemagne le 9 février 2003.
31 Berlin is in Germany, réalisation et scénario de Hannes Stöhr, décors de Anke Bisten, Natalja Meier, sortie en Allemagne le 2 février 2002.
32 Le créateur du musée CheckPoint Charlie à Berlin, né en 1914, mort en 2004.
33 « Tearing down of memorial at Checkpoint Charlie begins », The New York Times, 5 juillet 2005.
34 « Wall Disneyland divides Berlin », BBC news, 9 novembre 2004 : news.bbc.co.uk/2/hi/Europe/3995379.stm.
35 « Le Mur est tombé une seconde fois », Le Monde, 9 novembre 2009.
36 Vanished Berlin Wall Germany, Eun Sook Lee, www.eunsooklee.com.
37 « Berlin resurrects Vanished Wall with GPS guide », Der Spiegel, 5juin 2008.
38 Téléchargeable à www.mauerguide.com.
39 Di Méo G., Regards sur le patrimoine industriel, Actes du colloque de Poitiers Patrimoine et industrie en Poitou-Charentes : connaître pour valoriser, 12-14 septembre 2007, Poitiers-Châtellerault, Colloque « Patrimoine et industrie en Poitou-Charentes : connaître pour valoriser », France (2007) [halshs-00281934, version 1].
40 Gedenkstätte Berliner Mauer, Bernauer Straße 119, 13355 Berlin.
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