D’une frontière détruite à une frontière patrimonialisée : le mur de Berlin et la mémoire officielle de la RDA (1989-2009)
p. 353-363
Résumés
L’une des particularités du mur de Berlin comme frontière est d’émerger en 1961 au milieu même de la ville pour symboliser la fracture idéologique de l’Allemagne, de l’Europe et du monde après la Seconde Guerre mondiale. Or, largement démantelé au lendemain de sa chute, le mur de Berlin devient au début des années 1990 un « trou de mémoire » pour reprendre l’expression de Roger Bastide. Deux logiques entrent en collision à partir du milieu des années 1990 : d’un côté, la volonté politique de rendre l’histoire présente liée à une demande sociale et touristique, de l’autre l’exigence locale de tirer un trait sur le passé en effaçant les traces de ce « Mur de la Honte ».
Il s’ensuit de violentes controverses jusqu’à aujourd’hui autour de la patrimonialisation du mur, de l’émergence de mémoriaux, de musées avec cette question lancinante : « Faut-il classer comme monument historique les pans restants du Mur ? ».
From 1961 to 1989, the Berlin Wall was the most powerful material proof of the division of Berlin, Germany, Europe and the world in two antagonistic models of civilization.
The collapse of the GDR led to the fast complete destruction of the “Wall of Shame” in the weeks and the months following its opening on the 9th november 1989. After a tabula rasa policy in the 1990s, the new touristic attractiveness of Berlin and the controversy around GDR heritage in the German collective memory contributed to engage several “memory entrepreneurs” in a debate about the marks of the Wall: Could the Berlin Wall be considered as a object of preservation?
The next decade brought an answer with the definition of a project of preservation and musealization. This new policy borne by the Berlin State governement is the expression of a shift in the German memory culture: The GDR is finding its place as a recognized heritage of a common and shared past.
Texte intégral
1« Est-ce que je me trouve à l’Est ou à l’Ouest ? », « Où passait exactement le Mur ? ». Ce sont certainement les questions les plus fréquemment posées par les visiteurs allemands et étrangers qui découvrent le « nouveau Berlin » et qui tentent de s’y orienter.
2Véritable synecdoque de l’histoire contemporaine allemande, Berlin était entre 1948 et 1989 une « ville-front » qui a progressivement acquis, surtout à partir de 1961, le statut d’icône principale de la guerre froide1. Elle constitue un point de condensation et de cristallisation de multiples mémoires collectives, tout à la fois historiques2 et communicatives3 s’emboîtant dans un jeu d’échelles : une double mémoire locale (Berlin-Est et Berlin-Ouest) et nationale (RFA et RDA) mais également une mémoire européenne et même universelle. En dépit de la construction de la frontière inter-allemande dès 19524, aucun autre objet matériel que le Mur de Berlin n’a condensé avec autant de puissance la division de la ville, de l’Allemagne5, de l’Europe et du monde en deux blocs antagonistes.
3Élément le plus visible du « Rideau de Fer » pendant la guerre froide, de l’oppression et du manque de légitimité démocratique du régime socialiste, le Mur de Berlin n’était pas seulement une frontière géopolitique. Il délimitait certes deux États « souverains », mais représentait surtout une limite à la liberté des citoyens est-allemands6. Pour la première fois dans l’histoire, un pouvoir politique avait en effet érigé un mur afin d’emprisonner sa population pour l’empêcher d’émigrer au nom de raisons politiques, sociales ou économiques.
4Selon le modèle de la fonctionnalisation défini par les géographes Paul Guichonnet et Claude Raffestin, la frontière est censée contrôler, surveiller, restreindre, interdire ou exclure les uns et les autres7. Une frontière est donc une construction territoriale qui « met de la distance dans la proximité8 ». La proximité spatiale entre les deux parties de la ville de Berlin était ainsi contredite par la présence de dispositifs qui introduisaient une distanciation, un éloignement : le Mur était en fait une zone-frontière constituée de deux murs séparés par une bande de territoire (« la bande de la mort ») truffée de miradors et de mines, arpentée par des soldats et des chiens.
5Son ouverture et sa chute pacifiques à partir du 9 novembre 1989 incitent l’historien non seulement à écrire l’histoire de cette frontière au premier et au second degrés9 mais à questionner les enjeux du devenir des traces du Mur de Berlin depuis vingt ans. Avec le processus de réunification des deux Allemagnes scellé par le Traité d’unification en octobre 1990, le Mur de Berlin a perdu ses fonctions traditionnelles.
6Sa défonctionnalisation introduit dès lors la nécessité de savoir ce qui reste de cette frontière et quelle place lui est accordée dans la mémoire collective à l’échelle de la ville, de l’Allemagne réunifiée voire du monde globalisé. D’où l’intérêt d’analyser le processus de patrimonialisation visant à préserver les vestiges de cet ancien stigmate de la guerre froide et qui met en jeu différents « entrepreneurs de mémoire10 » : le Sénat de Berlin, la Chambre basse du Parlement, des associations de victimes, des experts du patrimoine, des historiens, des acteurs muséographiques. Du lieu qui a le plus fortement délimité et séparé deux modèles de civilisation antagonistes pendant près de vingt-huit ans, ces « entrepreneurs de mémoire » cherchent à faire que les restes patrimonialisés deviennent un lieu de mémoire qui pourrait partiellement définir l’identité allemande post-1989. Comme le rappelle Étienne François dans l’introduction aux Mémoires allemandes, l’Allemagne est un pays dont l’histoire a été marquée par d’incessantes interrogations sur son identité et il n’existe pas de définition univoque et normative de l’identité allemande11. C’est donc un pays travaillé par la mémoire, un pays dans lequel les enjeux de mémoire, les débats autour du passé proche sont aussi intenses que récurrents, aussi passionnels qu’obsessionnels. Ainsi, le Mur de Berlin constitue un observatoire privilégié à la fois du fait frontalier en transformation et des rapports que l’Allemagne réunifiée entretient avec son passé récent12.

1. « Ce sont les restes du Mur de la Honte », M. R. Ernst, Gedenkstätte Berliner Mauer, 1990.
7Comment est-on passé de la nécessité de détruire cette frontière honnie de la guerre froide à la volonté de patrimonialiser ses traces ? Quels sont les acteurs impliqués et les arguments mobilisés ?
8Alors que l’unanimité domine au sujet de sa disparition la plus rapide possible au début des années 1990, le Mur de Berlin connaît à partir du début des années 2000, sous la pression d’acteurs de la société civile, un processus de patrimonialisation qui vise à en faire un élément incontournable de la mémoire historique allemande.
LE MUR DE BERLIN OU LA DESTRUCTION RAPIDE D’UNE FRONTIÈRE HONNIE (1989-1990)
Un « monument gênant13 »
9L’Allemagne, et plus précisément le Mur de Berlin, constitue un observatoire intéressant des dynamiques post-frontalières : l’étude de l’après-frontière revient à s’interroger sur le processus d’effacement des traces d’un passé considéré comme révolu et qui devait être réduit à n’être qu’une « note de bas de page de l’histoire universelle » pour reprendre l’expression de l’écrivain est-allemand Stefan Heym.
10L’entreprise de destruction du Mur repose sur deux processus cumulatifs. D’une part, dans les jours et les semaines qui ont suivi sa chute, un commerce florissant de morceaux de Mur a vu le jour, faisant de cette « barrière détestée » la marchandise la plus exportée de RDA14. Des restes du Mur ont été vendus aux enchères, offerts en cadeaux officiels dans le monde entier. D’autre part, en mars 1990, le premier gouvernement est-allemand démocratiquement élu et dirigé par le chrétien-démocrate Lothar de Maizière décida le démantèlement complet du Mur. Cette décision fit l’unanimité parmi les forces politiques démocratiques et la société est-allemande. Cette tabula rasa était une façon de tourner définitivement la page de la division : Die Mauer muss weg ! L’idée de préserver de larges pans de ce « Mur de la Honte » au pied duquel étaient mortes plus d’une centaine de personnes au cours de tentatives d’évasion entre 1961 et 198915, était absurde, aussi bien d’un point de vue pratique que symbolique. À partir du printemps 1990, on a même assisté à une concurrence entre les différents arrondissements de Berlin-Est pour éliminer le plus rapidement possible les vestiges du Mur. Sous le commandement de l’armée est-allemande, les anciens gardes-frontières sont même mis à contribution16. L’opération est terminée à la fin du mois de novembre 1990 : le matériau détruit a servi entre autres comme matière première pour la rénovation des autoroutes dans les nouveaux Bundesländer.
11Cette destruction du Mur de Berlin s’inscrit dans le contexte d’une première phase mémorielle de condamnation radicale et totale de la RDA au début des années 1990. Au-delà de la destruction du « Mur de la honte », c’est toute la RDA qui a été rapidement jetée aux oubliettes, par une volonté de condamnation radicale qui n’a pas été « imposée » unilatéralement par les Allemands de l’Ouest. Il est vrai que ceux-ci n’avaient jamais reconnu à la RDA un droit d’existence. Mais beaucoup de citoyens est-allemands, empreints d’un sentiment de faillite interne ou victimes de l’oppression de la Stasi, ont rejeté leur passé dans leur globalité, car ils cherchaient à se refaire une nouvelle virginité et à s’intégrer rapidement dans la nouvelle Allemagne réunifiée.
Les premiers efforts modestes de patrimonialisation (1990-1999)
12La disparition rapide des restes du Mur coïncida pourtant avec les premières initiatives isolées de préserver au nom de l’Histoire certains de ses pans, notamment dans deux secteurs de la ville, le long de la Bernauer- et de la Niederkirchnerstraße17. À cela s’ajoute la préservation de miradors dans des endroits plus ou moins significatifs par des institutions culturelles, patrimoniales et muséographiques (comme le comité régional de Berlin Est-Ouest à la culture, l’office de conservation du patrimoine Berlin-Ouest, les musées historiques ouest et est-allemands) mais également par des associations de citoyens. Ainsi, de jeunes artistes ont créé en 1990 le « musée des arts prohibés », une association qui s’est engagée dans la lutte contre la destruction du mirador 5 à Schlesischer Busch. Après avoir repoussé à deux reprises la destruction de la tour, ils ont obtenu qu’elle soit placée sous la protection de l’office du patrimoine du Land de Berlin en 1992.
13Reste que dans le contexte de réunification, il était difficile de mettre l’accent sur la préservation d’une frontière honnie, d’autant plus qu’il existait un large consensus politique autour de l’idée que le Mur n’avait aucune valeur patrimoniale. Journalistes et hommes politiques insistaient en outre sur l’état de ruine largement avancé de certains pans. À l’échelle des quartiers de Berlin, il suffisait que les riverains disent que les restes du Mur les perturbaient pour que la destruction soit décidée. Au final, quelques segments de mur et quelques miradors ont pu être préservés de la destruction.
14À l’approche du 10e anniversaire de la chute du Mur, ces efforts de patrimonialisation trouvèrent un premier aboutissement avec l’inauguration du Mémorial de la Bernauer Straße en 1999. Au nom des principes d’authenticité et d’exemplarité, ce lieu de mémoire, qui fut le théâtre en 1961 de dramatiques scènes d’évasion, comprend soixante-dix mètres de Mur qui ont échappé à la destruction au début des années 1990. Son inauguration a suscité de violentes polémiques car la patrimonialisation de ces restes du Mur revenait de facto à classer le Mur de Berlin comme un monument historique, un acte qui semblait bien macabre à de nombreux Berlinois. La volonté de rendre présent l’histoire récente à Berlin, et pas seulement l’histoire du national-socialisme, entrait en concurrence avec la volonté de tirer un trait sur le passé.
15À la fin des années 1990, des voix se font progressivement entendre pour reprocher aux autorités politiques locales et nationales d’avoir trop peu préservé le Mur. À l’instar de ce qui s’est passé pour la Bastille18, un renversement s’est progressivement opéré au cours de la décennie 1990 : on est passé des « marques du despotisme à effacer » à « l’héritage à conserver et à transmettre ». Ces premiers efforts modestes de patrimonialisation témoignent d’un changement de rapport au passé. Incarnation d’un passé dictatorial, le Mur est de plus en plus considéré comme un témoignage appartenant à la nation réunifiée et pouvant servir à l’éducation citoyenne.
LE TOURNANT PATRIMONIAL DU DÉBUT DES ANNÉES 2000
Le Mur de Berlin au patrimoine mondial de l’humanité ?
16Le début des années 2000 est marqué en Allemagne par un changement de paradigme concernant la mémoire du Mur de Berlin mais plus globalement de celle de la RDA. Aussi bien dans le champ politique que sociétal, on regrette désormais la destruction trop rapide et complète du Mur. L’argument est double, tout à la fois économique et moral.
17D’une part, l’industrie du tourisme cherche à satisfaire les demandes de touristes étrangers déçus de ne plus pouvoir voir le plus célèbre édifice de la guerre froide. D’autre part, l’émergence dans le débat public de la question de la « patrimonialisation du Mur » correspond à un moment où l’on souhaite se réapproprier cette histoire dans une perspective civique19. Historiens et anciens opposants au régime communiste, qui ont trouvé un écho dans les médias à l’occasion du 15e anniversaire de la Chute du Mur en 2004 ont notamment posé de façon accrue la question d’un nécessaire « devoir de mémoire » au nom du principe de l’exigence d’une lutte contre l’oubli et la nostalgie du communisme en vogue depuis le succès du film Good Bye Lenin20. On a regretté que l’histoire produise un savoir qui reste lettre morte ou qui n’est pas en mesure d’être enseigné à l’université et dans le système secondaire21. Le souhait de transmettre une culture mémorielle authentique et vivante passait donc par le biais de lieux historiques dans le cadre d’une muséographie qui, sur le modèle du Musée juif inauguré en 2001, devait être capable de communiquer l’expérience de « l’effroi authentique ». Les initiatives prises localement à l’échelle d’arrondissements comme le développement du marquage au sol du tracé du Mur22 étaient jugées insuffisantes. On est allé jusqu’à demander à l’office de conservation du patrimoine de remonter des éléments stockés dans les réserves du Musée d’histoire de Berlin. L’inquiétude sur les traces du Mur rejoignait donc une inquiétude plus globale sur la transmission de l’histoire de la RDA.
18En 2003, un débat suscité par Walter Prigge de la fondation Bauhaus Dessau autour de l’éventuelle constitution d’un dossier en vue d’inscrire le Mur de Berlin au patrimoine mondial de l’Unesco contribua à accélérer la réflexion sur la place de ce monument dans le paysage et la mémoire collective allemande. En juin de la même année, l’universitaire Léo Schmidt, professeur en archéologie à l’université de Cottbus, a rendu un rapport de huit cents pages sur les restes du Mur, recensant tous les vestiges de l’ancien « mur de protection antifasciste23 » et dans lequel il a appelé à discuter la potentialité patrimoniale du Mur.
19Ce débat a constitué la toile de fond des préparatifs du 15e anniversaire de la Chute du Mur. Il refléta l’idée selon laquelle le traitement du passé (concept clé depuis la disparition de la RDA emprunté au rapport au passé nationalsocialiste) devait aller de pair avec une obligation de patrimonialiser. La muséalisation du Mur de Berlin constituerait donc une nouvelle étape sur le chemin de la redéfinition de la place de la RDA dans la mémoire collective allemande. Elle s’inscrit également dans un contexte du « tout patrimoine » dont François Hartog a souligné la dimension universelle24.
20Les autorités municipales étaient conscientes de la nécessité de patrimonialiser le Mur de Berlin mais peut-on moralement considérer ce monument de la guerre froide comme relevant du patrimoine culturel ?
La polémique sur le mémorial des croix et la naissance du concept global sur la mémoire du Mur de Berlin
21Dès l’été 2004, le Sénat de Berlin avait décidé de constituer un groupe de travail réunissant différents acteurs locaux et nationaux : la commission des affaires culturelles du Sénat de Berlin et des arrondissements concernés, le gouvernement fédéral, des associations et des fondations qui prennent en charge la mémoire de la RDA. Toute la difficulté était de trouver dans le champ politique un consensus et un équilibre entre les différents intérêts. La volonté politique locale d’instaurer une politique patrimoniale et mémorielle claire et visible est interpellée de façon provocante par la directrice du musée Check Point Charlie, Alexandra Hildebrandt. Le débat sur la nécessité d’un projet mémoriel a en effet franchi un palier supplémentaire en novembre 2004 suite à l’inauguration par A. Hildebrandt du « mémorial des croix ».
22Ce site mémoriel construit à côté du musée, comportait des pans de Mur (à proximité de l’ancienne ligne de séparation) associés à 1 065 croix symbolisant les personnes qui ont perdu la vie en tentant de franchir le mur de Berlin. Ce projet avait reçu l’accord initial du Sénat de Berlin pour une durée de deux mois, mais il a suscité d’importantes controverses en Allemagne, surtout quand A. Hildebrandt a affirmé son intention de maintenir l’installation au-delà du délai accordé par la municipalité25. Dans la presse locale et nationale, les hommes politiques et les historiens lui reprochaient de jouer sur le caractère émotionnel au lieu de chercher à transmettre quelque chose d’authentique, mais son initiative a permis de véritablement lancer le débat autour de la place du Mur de Berlin dans la mémoire collective locale, nationale et internationale. Son projet a posé la question de l’existence d’un lieu central de la mémoire du Mur de Berlin. Grâce à l’action d’A. Hildebrandt, cette frontière honnie, détruite, un temps oublié, redevenait un enjeu mémoriel de première importance.

2. Mémorial des croix, Berlin, décembre 2004.
23Sur le plan politique local, les principaux partis représentés à l’assemblée municipale ont défini des positions qui reflétaient des conceptions mémorielles différentes. Dès le 11 novembre 2004, le groupe parlementaire des Verts a proposé un projet visant à « durablement patrimonialiser les anciens témoignages authentiques du Mur et à clarifier le choix du lieu central de la commémoration des victimes26 ». Le même jour, les chrétiens-démocrates (CDU) plaidaient pour un « concept global sur la domination violente des deux dictatures allemandes27 ». La différence notable entre les Verts et la CDU réside dans la nécessité de définir chez les chrétiens-démocrates un projet impliquant le traitement simultané de la dictature nazie et communiste. L’idée était bien de mettre sur le même plan les deux régimes en montrant qu’ils ont été tous les deux arbitraires et répressifs. Au niveau national, une résolution produite par des députés appartenant à différents partis demanda le 30 juin 2005 la création d’un lieu de mémoire à proximité de la porte de Brandebourg et exigea la mise en valeur du site de la Bernauer Straße.
LE PROJET PATRIMONIAL ET MÉMORIEL DE LA VILLE DE BERLIN
24Sous la pression d’entrepreneurs de mémoires et du contexte d’Ostalgie, le pouvoir politique local est donc appelé à sauvegarder et à préserver ce qui à ce moment présent est tenu pour patrimoine par les acteurs sociaux impliqués. À l’horizon 2011, en prévision du 50e anniversaire de la construction du Mur, le projet de la ville de Berlin a pour ambition de rendre visible et intelligible l’histoire de la RDA dans le paysage urbain de la capitale. Deux concepts sont mis en avant : patrimonialisation et commémoration. Mais toute la difficulté d’un tel projet réside dans la cohabitation de trois logiques différentes qui peuvent tantôt se recouper, tantôt s’exclure : la logique patrimoniale, la logique des victimes, la logique touristique.
Un souci de valoriser les traces
25Le concept global présenté par l’adjoint en charge de la culture, Thomas Flierl, essaie de satisfaire les différentes demandes de mémoires collectives et de l’organiser.
26Tout d’abord, le projet réaffirme la volonté de préserver systématiquement les vestiges de l’ancienne frontière dans le cadre d’une topographie de la mémoire du Mur. De plus, dans un souci pédagogique, le Mur, tel qu’il existait avant 1989 avec le système de miradors et de barbelés doit être reconstitué sur le site mémoriel de la Bernauer Straße. Les autorités municipales prévoient également de continuer le marquage du tracé par la série de pavés et de soutenir le projet de piste cyclable et de chemin pédestre sur le tracé de l’ancienne frontière reliant les différents lieux de mémoire.
27Parallèlement, afin de mettre un terme à la concurrence des lieux commémoratifs des victimes, un lieu central en souvenir des victimes du Mur de Berlin doit être organisé sur le site de la Bernauer Straße. C’est pour cela que le site commémoratif demandé par le Bundestag au niveau de la porte de Brandebourg devrait être uniquement un lieu informatif placé dans la station de métro « Porte de Brandebourg ».
28Comme le projet affiche également la volonté de donner une dimension internationale au Mur, une documentation relative à son impact universel doit être organisée à proximité de Check Point Charlie.
Faire cohabiter des logiques différentes
29Si le projet global répond à la logique patrimoniale portée par les institutions en charge de la préservation et de l’entretien des monuments, il tente aussi de prendre en considération la demande des familles de victimes qui souhaitent un lieu digne de commémoration et de recueillement capable de représenter dans l’espace public le caractère oppressif et impitoyable de « l’État-SED » et la douleur qu’il a produite.
30Mais dans un contexte marqué par l’essor de la Public History28, il faut aussi trouver une forme muséographique au centre de la ville qui permette aux jeunes générations et aux touristes étrangers de comprendre ce que fut un système dictatorial qui a enfermé pendant près de trente ans sa population.
31Au final, les choix opérés par la ville de Berlin ne visent pas à intégrer le Mur dans un ensemble mémoriel associant et mettant sur le même plan les deux dictatures nazie et communiste. Ils expriment la volonté de préserver la structure fragmentée et décentralisée du champ de la mémoire avec la définition d’une hiérarchie entre les lieux de mémoire.
32Le concept global qui doit entrer en application en 2011 est bien une tentative d’imbriquer trois échelles afin de faire de ce Mur un lieu de mémoire local, national et international où peuvent se retrouver différentes cultures mémorielles.
33Depuis le début des années 1990, Berlin est devenu le plus grand chantier d’Europe essayant d’effacer les cicatrices de l’histoire, comme si chaque nouvel immeuble sur la Potsdamer Platz contribuait un peu plus à panser une plaie ouverte29. Berlin est une ville chargée d’histoire souvent douloureuse et toute entreprise de patrimonialisation, destruction est scrutée avec attention et fait l’objet de débats passionnels. Démolir ? C’est vouloir effacer le souvenir. Conserver ? C’est vouloir faire revivre le passé. Après une phase de tabula rasa, les inquiétudes autour des rapports entre mémoire et histoire de la RDA et la nouvelle attractivité touristique de Berlin ont conduit les autorités politiques locales à réagir.
34C’est ainsi que le Mur, même détruit à 90 %, est devenu un lieu de mémoire vivant et visible sous l’effet de logiques touristiques, mémorielles et civiques. L’action de patrimonialiser est liée à la notion d’héritage à transmettre. Elle pose aussitôt non seulement la question de sa conservation mais celle de sa restauration. Par exemple, les éléments en béton armé de la Niederkirchnerstraße, troués par le travail des « pics-verts30 » ne vont pas résister pendant des années.
35L’entreprise de patrimonialisation qui émerge au début des années 2000 est liée à la montée en puissance de la mémoire collective sur la RDA et constitue le témoignage d’une identité post-réunification qui se définit autour de commémorations et de lieux de mémoire partagés. En ce sens, nous rejoignons le constat dressé à la fin des années 1990 par l’historien François Hartog sur les rapports entre histoire et patrimoine : « Le patrimoine définit moins ce que l’on a qu’il ne circonscrit ce que l’on est31. »
Notes de bas de page
1 Voir Morris E., Blockade : Berlin and the Cold War, Londres, Hamish Hamilton, 1973.
2 La mémoire historique (ou culturelle à, renvoie aux références collectives au passé, qui sont bien établies sur le plan culturel et sont véhiculées par des médias tels l’écriture, l’image et des rites. Contrairement à la mémoire communicative, qui est plutôt informelle et peu structurée, la mémoire culturelle présente un caractère abstrait, fréquemment sacré et solennel. Voir Assmann J., La mémoire culturelle. Écriture, souvenir et imaginaire politique dans les sociétés antiques, Paris, Aubier, 2010.
3 La mémoire communicative regroupe à ce propos le souvenir et l’expérience de la vie faites par les générations vivantes, souvenir et expérience qui se transmettent et sont évoqués dans la communication orale informelle au quotidien – fréquemment autour de la table de la cuisine. Reliée aux générations vivantes concrètes, qui en sont le vecteur, la mémoire communicative remonte au maximum trois générations en arrière et meurt littéralement avec elles.
4 Charlot O., L’ancienne frontière interallemande : mémoire et recomposition des espaces frontaliers, Perpignan, 2007.
5 On peut s’étonner de l’absence du Mur de Berlin dans l’ouvrage collectif dirigé par Paul Pasteur, Frontières rêvées, frontières réelles de l’Allemagne, Le Havre, Publication des Universités de Rouen et du Havre, 2008.
6 Le mot allemand Grenze possède cette double dimension à la fois de frontière et de limite.
7 Guichonnet P., Raffestin Cl., Géographie des frontières, Paris, PUF, 1994.
8 Arbaret-Schulz C., « Les villes européennes, attracteurs étranges de formes frontalières nouvelles », in Reitel B., Zander P., Piermay J.-L. et Renard J.-P. (dir.), Villes et frontières, Paris, Anthropos-Economica, 2002, p. 213-230.
9 Wolfrum E., Die Mauer. Geschichte Einer Teilung, Munich, Beck Verlag, 2009 ; Wolfrum E., « Le Mur », in François E. et Schulze H. (dir.), Mémoires allemandes, Paris, Gallimard, 2008, p. 655-675.
10 L’expression « entrepreneur de mémoire » est une allusion à celle d’« entrepreneur de morale » utilisée par le sociologue américain Howard Becker dans son ouvrage Outsiders, Paris, Métaillé, 1985. Par « entrepreneur de mémoire », nous qualifions tout groupe ou tout individu qui crée, tente de faire reconnaître et appliquer des normes mémorielles dans l’espace public.
11 François E., « Mémoires divisées, mémoires partagées : à la recherche des mémoires allemandes », in François E. et Schulze H. (dir.), op. cit., Paris, Gallimard, 2008, p. 9-28.
12 Hartog F., « Patrimoine et histoire : les temps du patrimoine », in Andrieux J.-Y. (dir.), Patrimoine et Société, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1998, p. 3-17.
13 Huse N., Unbequeme Baudenkmale. Entsorgen ? Schützen ? Pflegen, Munich, Beck Verlag, 1997. Cette expression désigne des monuments associés à des passés politiques dictatoriaux ou criminels et plus généralement lourdement marqués sur le plan idéologique.
14 Wolfrum E., « Le Mur », op. cit.
15 Sälter G., Grenzpolizisten. Konformität, Verweigerung und Repression in der Grenzpolizei und den Grenztruppen der DDR. 1952 bis 1965, Berlin, Links Verlag, 2009. Voir aussi Hertle H.-H. et Nooke M. (dir.), Die Todesopfer an der Berliner Mauer 1961-1989. Ein biographisches Handbuch, Zentrum für Zeithistorische Forschung/Stiftung Berliner Mauer, Berlin, Links Verlag, 2009.
16 Budesarchiv, DVW 1/44533, Schreiben des Chefs der Grenztruppen an den Minister für Abrüstung und Verteidigung, 27 avril 1990, non paginé.
17 Dolff-Bonekämper G., « Les monuments de l’histoire contemporaine à Berlin : ruptures, contradictions et cicatrices », Entretiens du patrimoine, L’abus monumental, Paris, Fayard, 2001, p. 363-371.
18 Lüsebrink H.-J., Reichardt R., « La Bastille dans l’imaginaire social », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, t. XXX, avril-juin 1983, p. 196-234.
19 Cette remarque rejoint la définition que donne Olivier Godard du patrimoine comme « l’archétype du bien approprié ». Voir Godard O., « Environnement, modes de coordination et systèmes de légitimité : analyse de la catégorie de patrimoine naturel », Revue Économique, 41, 2, 1990, p. 215-241, ici p. 239.
20 Droit E., « De “Good Bye Lenin” au “DDR-Show” : une vague de nostalgie allemande ? », Vingtième Siècle, n° 81, janvier-mars 2004, p. 79-81.
21 Pasternack P., Gelehrte DDR. Die DDR als Gegenstand der Lehre an deutschen Universitäten 1990-2000, Wittenberg, Institut für Hochschulforschung, 2001. Voir aussi pour l’enseignement secondaire l’étude de Monika Deutz-Schröder et Klaus Schroeder, Das DDR-Bild von Schülern in Bayern, Berlin, 2007.
22 Dès le début des années 1990, le Tiefbauamt de l’arrondissement de Kreuzberg a l’idée d’une double série de grands pavés. À l’initiative du musée d’histoire locale de Kreuzberg, un marquage accompagné de panneaux explicatifs permet en vingt-neuf étapes de retracer l’histoire du Mur.
23 Il en a tiré un livre écrit avec Klausmeier A., Mauerreste-Mauerspuren. Der umfassende Führer zur Berliner Mauer, Berlin, Westkreuz Verlag, 2004.
24 Hartog F., Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003. On trouve aujourd’hui des échos de cette critique dans le livre de l’historien Wolfgang Wippermann qui qualifie son pays de « pays des monuments » (Denkmalland). Voir Wippermann W., Denken statt denkmalen, Berlin, Rotbuch, 2010.
25 Ce mémorial est finalement détruit en juillet 2005.
26 Flierl T. (éd.), Gesamtkonzept zur Erinnerung an die Berliner Mauer : Dokumentation, Information und Gedenken, Berlin, 2006, p. 13-14.
27 Ibid.
28 Pour une définition du concept de « Public History », voir Reckon S., « Doing Public History : A Look at the How, but Especially the Why », American Quarterly, vol. 45, 1, mars 1993, p. 188.
29 Robin R., Berlin chantiers. Un essai sur les passés fragiles, Paris, Stock, « Un ordre d’idées », 2001.
30 Ce terme désigne tous les « chasseurs de souvenirs » qui ont pris un morceau de Mur dans les jours et les semaines qui ont suivi le 9 novembre 1989.
31 Hartog F., « Patrimoine et histoire : les temps du patrimoine », in Andrieux J.-Y. (éd.), Patrimoine et société, Rennes, Pur, 1998, p. 4.
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Économie et société dans la France de l'Ouest Atlantique
Du Moyen Âge aux Temps modernes
Guy Saupin et Jean-Luc Sarrazin (dir.)
2004