Persistance et mutations des frontières impériales en Haute-Silésie (xixe-xxe siècle)
p. 331-341
Résumés
Cet article porte sur les anciennes frontières impériales du XIXe siècle, qui découpaient la Haute-Silésie (Sud-Pologne) en trois territoires distincts (autrichien, prussien et russe). Ces anciennes frontières ont été effacées à la fin de la Première Guerre mondiale. Pourtant, malgré leur abrogation officielle, elles ressurgissent aujourd’hui tant sur l’espace par des marques sur le paysage, que dans la société qui ne cesse de se souvenir et de se les représenter. Nous constatons actuellement un phénomène de reproduction des frontières. En effet, ces anciennes frontières se réinventent en changeant de sens, de signification et même de nature. Elles ressurgissent non pas en termes d’obstacle physique mais en termes de barrière culturelle et identitaire.
This paper focuses on the old imperial borders of the nineteenth century, which cuts the Upper Silesia (southern Poland) in three separate territories (Austrian, Prussian and Russian). These old borders were erased at the end of the First World War. Yet, despite their formal repeal, they resurface today on space by marks in the landscape, and in the society that continues to remember and to represent them. We are noticing a phenomenon of reproduction of borders. Indeed, the old borders re-invent itself by changing of meaning, of significance and even of nature. They reappear not in terms of physical barrier but like cultural and identity barrier.
Texte intégral
1À l’heure où les frontières étatiques tendent à disparaître au sein de l’Union européenne, notamment avec la constitution d’un espace commun de libreéchange (espace Schengen), la plupart des acteurs politiques et économiques prônent l’idée d’un effacement des frontières sur cette partie du continent. Les frontières s’effacent-elles pour autant ? Rien n’est moins sûr, du moins si l’on accepte de prendre en compte les pratiques et les représentations des sociétés. Les recherches menées ces dernières années tendent à montrer que les frontières ressurgissent en permanence1, là où on ne les attend pas2 et particulièrement dans les espaces urbains3. La frontière est un objet géographique plus complexe qu’il n’y paraît. Les frontières ne sont pas uniquement des limites de souveraineté territoriales, elles constituent des repères indispensables à l’homme. Limites organisatrices du vivant, elles rassemblent et ordonnent la diversité. En ce sens, la frontière représente une démarcation identitaire4.
2L’objet de cette communication est de s’interroger sur le devenir des frontières après leur effacement. Notre hypothèse est que les frontières, qui ont existé durant une période historique majeure, mettent un certain temps à s’effacer et persistent sur l’espace et la société du fait du maintien des différentiels entre les territoires, de la persistance des héritages et des représentations des populations. Et cette pérennité des frontières s’explique par une mutation de ces dernières. Cet article envisage d’étudier les anciennes frontières impériales de Haute-Silésie en retraçant dans un premier temps leurs origines et la manière dont elles ont été effacées, puis d’exposer les différences qui perdurent entre les territoires de Haute-Silésie. Enfin, dans une dernière partie, nous présenterons le concept de reproduction des frontières.
GENÈSE ET EFFACEMENT DES FRONTIÈRES IMPÉRIALES EN HAUTE-SILÉSIE
3La Haute-Silésie est une région industrielle et urbaine localisée au sud de la Pologne, historiquement, dans une position de carrefour en Europe centrale5. Cette situation géostratégique a eu comme conséquence d’attiser les velléités d’annexion territoriale des royaumes voisins, qui tout au long du Moyen Âge, se sont approprié ce territoire, produisant de nombreuses frontières sur l’espace6.
La création des frontières, symbole de la disparition du royaume polonais
4L’histoire de la Haute-Silésie est complexe7, faite d’appropriations diverses (polonaise, prussienne, russe, autrichienne) qui ont modifié au gré des traités de paix ses délimitations territoriales8. Depuis le XIVe siècle, plusieurs tracés de frontières ont fragmenté la région silésienne, la divisant en plusieurs territoires aux souverainetés différentes. Les frontières impériales sont apparues en Haute-Silésie à la suite du troisième partage du royaume de Pologne-Lituanie. À partir de 1795, la région de Haute-Silésie fut donc divisée en trois territoires distincts, occupés par la Russie, la Prusse et l’Autriche-Hongrie.

1. Les frontières en Haute-Silésie au XIXe siècle.
5Le XIXe siècle apparaît comme une période cruciale pour la région de Haute-Silésie9. Cette époque a conduit à une mutation totale de l’espace et de la société silésienne, principalement en termes de paysage, de dynamisme industriel, de transformation des lieux de vie et des structures sociales. L’exploitation du charbon et l’essor de l’industrie sidérurgique ont permis un développement territorial fulgurant, qui métamorphosa radicalement l’espace silésien (industrialisation, explosion démographique, urbanisation). Des villes nouvelles furent créées durant cette période, principalement du côté prussien (Katowice, Zabrze, Ruda Śląska). Ces métamorphoses tirent leurs origines de la révolution industrielle, véritable tremplin des sociétés modernes. Cet élan a transformé fondamentalement et organiquement la région, sa physionomie, son attractivité même, car elle est devenue un lieu majeur d’un point de vue économique.
L’effacement des frontières en Haute-Silésie : un processus en deux étapes
6Les frontières impériales ont existé jusqu’à la Première Guerre mondiale. La Grande Guerre fait d’ailleurs office de frontière temporelle, de passage entre deux époques. On quitte le long XIXe siècle qui a radicalement modifié l’espace silésien, rentrant de plain-pied dans le court XXe siècle, qui provoqua la chute des Empires absolutistes10. La fin des conflits sonne comme un renouveau en Europe. Ceci se concrétise par une multiplication des projets territoriaux et notamment la renaissance de l’État polonais. Cette reconstruction nationale coïncidera avec le « retour » des territoires silésiens au pays à l’aigle blanc. Cependant, au sortir de ce premier affrontement mondial, la Haute-Silésie est une région déchirée par les revendications territoriales allemandes et polonaises de l’après-guerre (les trois insurrections silésiennes entre 1919 et 1921). En effet, ni le traité de Versailles, ni les résultats du plébiscite11 prévu par le traité, ni le Conseil Suprême réuni en août 1921 à Paris, ou encore la Société des Nations ne parvinrent à régler la question du tracé de la nouvelle frontière en Haute-Silésie. Sa fixation devint alors l’objet de négociations directes entre les gouvernements allemands et polonais12. Cependant, son tracé ne fut définitivement fixé que lors de la conférence des Ambassadeurs où étaient réunis les gouvernements britannique, français, italien et japonais. L’établissement de la frontière, accompagné d’une convention que durent signer la Pologne et l’Allemagne, permit de régler les dispositions transitoires relatives à l’économie de la Haute-Silésie, aux droits des nationalités et à la protection des minorités13. La frontière était enfin établie, mais elle scindait la région en deux territoires. Le potentiel industriel fut ainsi partagé entre les deux pays : les villes de Katowice, Sosnowiec devinrent polonaises, tandis que les villes de Bytom, Gliwice restèrent sous le giron de l’Allemagne.
7Avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, la configuration spatiale du pays changea à nouveau. Le territoire polonais subit une translation vers l’ouest14. La Pologne perdit de nombreuses régions à l’est (Lwów, Biélorussie, pays baltes) au profit de l’URSS. En contrepartie, la Pologne obtint les « Territoires recouvrés », terme qui identifiait les nouveaux territoires polonais d’après-guerre et qui avaient été jadis des territoires de la Pologne (régions de Poméranie, une partie de la Mazurie, toute la Silésie prussienne de Gliwice à Wrocław). La fin de la guerre vit se créer une nouvelle voïvodie de Haute-Silésie, rassemblant, autour de la ville de Katowice, une partie des anciens territoires prussiens, russes et autrichiens du XIXe siècle. Les cités industrielles et minières formèrent dorénavant le centre géographique et économique de cette nouvelle région.
8Depuis 1945, la Haute-Silésie est un territoire entièrement polonais. Pourtant, malgré les nombreux changements qu’a connus la région, des héritages et des différences persistent de part et d’autre des anciens tracés de frontière.
PERSISTANCES DE DIFFÉRENCES EN HAUTE-SILÉSIE
9Bien que les frontières aient officiellement complètement disparu, le territoire silésien est marqué par la prégnance de nombreux héritages sur l’espace. Ces legs touchent divers domaines matériels et immatériels, et génèrent des différences entre les territoires.
Une région avec de fortes différences économiques et sociales
10Depuis la fin du système communiste, des inégalités sociales réapparaissent dans la région de Haute-Silésie. Actuellement dans la conurbation, s’observe un gradient économique qui baisse d’ouest en est. Dans les villes de Gliwice, Bytom, Zabrze, les quartiers bourgeois sont plus nombreux, et davantage de magasins d’artisans et des manufactures, datant de l’époque prussienne, y sont présents. Les centres de Katowice ou de Gliwice ressemblent de plus en plus aux villes « modernes » d’Europe occidentale : boutiques de luxe, publicités à la mode, quartiers bourgeois, entreprises de sécurité. Une ségrégation sociospatiale se développe de plus en plus, à la fois entre les villes, mais aussi entre certains quartiers.
11De part et d’autre des anciens territoires du XIXe siècle s’observent des différences économiques et sociales : du côté de Zagłębie (ancien territoire russe), les populations connaissent encore actuellement plus de difficultés que les populations « plus riches » de la région Śląsk (ancien territoire prussien) : leurs revenus sont en moyenne inférieurs à ceux de leurs voisins silésiens, leurs habitations sont en général plus vétustes et moins bien équipées et le nombre de personnes par ménage y est supérieur. Les données du chômage apparaissent alors comme un indicateur statistique fort, marqueur de contrastes. En 2002, à Sosnowiec 22 100 personnes étaient dans une situation de recherche d’emploi (soit 24,1 % de la population active, contre 9,8 % en 1998) alors qu’à Katowice, le nombre de chômeurs était de 16 970 (soit 8,1 % de la population active)15. Ces disparités peuvent s’expliquer aujourd’hui par des différences de dynamisme économique. Depuis 1989, le territoire de Zagłębie connaît de nombreux problèmes liés à la restructuration industrielle (fermeture d’usines et de mines, chômage, privatisation) alors que du côté Śląsk, les villes ont mieux réussi le virage économique postcommuniste en développant des activités de services.
Architecture et urbanisme : des frontières entre les villes de Haute-Silésie
12Comme l’écrivait Czesław Miłosz, « l’architecture est le meilleur moyen de délimiter l’Europe ». Cette idée trouve un écho tout particulier en Haute-Silésie, où l’architecture urbaine permet de distinguer les territoires silésiens. Malgré l’essor du béton au XXe siècle, qui apporta une certaine homogénéité en termes de bâti sur l’espace, des héritages architecturaux sont encore visibles aujourd’hui dans la conurbation silésienne et marquent de leurs empreintes les paysages : immeubles allemands et autrichiens de la fin du XIXe et du début du XXe siècle dans un style art nouveau (Jugendstil et style sécessionniste), présence d’églises orthodoxes, architecture plus laconique et sans véritable recherche esthétique du côté de Zagłębie. D’une manière générale, l’histoire urbanistique des villes se différencie en fonction de leurs anciennes appartenances territoriales. Du côté russe, les bâtiments étaient principalement en bois, alors que du côté prussien les constructions étaient en brique. C’est ainsi que dans la zone silésienne ayant appartenu à l’empire prussien, l’existence des carons (lotissements ouvriers) a été au fondement d’une organisation très particulière de la société silésienne16.
13Au-delà des différences en termes d’architecture, des héritages dans les manières de gérer l’espace apparaissent également. Elles sont la résultante des modes de gestion passée17. En effet, l’aménagement des villes prussiennes et autrichiennes a été pensé et façonné de manière méthodique (structure urbaine en quadrillage, rues droites, longues avenues, installation de conduites d’eau, de centrales électriques et de réseau de distribution…). Du côté de Zagłębie la structure urbaine des villes était beaucoup plus chaotique. Les aménagements étaient désordonnés, peu structurés, avec peu de liants entre les entités urbanisées.
14Au XIXe siècle, les cités industrielles silésiennes étaient des villes-frontières, situées en périphérie des Empires. Alors que les Allemands et les Autrichiens eurent la volonté d’intégrer les villes silésiennes à l’armature urbaine prussienne et de les aménager en conséquence, les Russes n’eurent pas les mêmes préoccupations et laissèrent faire les choses. Cela s’observe notamment au niveau du développement des réseaux ferroviaires18. Avant 1914, le réseau ferré était beaucoup plus dense du côté Śląsk que du côté de Zagłębie19. Aujourd’hui, malgré l’harmonisation du réseau ferré avec la restauration de l’État polonais, la densité des lignes de chemins de fer n’est pas la même. Les autorités polonaises n’ont pu réduire ces différences, malgré un effort certain pour améliorer le réseau ferroviaire dans l’ensemble du pays.
La Haute-Silésie, un patchwork multiculturel
15Des différences culturelles héritées de l’histoire imprègnent la société. Pendant plus de deux siècles, une grande majorité des villes silésiennes et leurs populations ont été sous juridiction prussienne. Sous Bismarck, elles vécurent une vague de germanisation intense, l’allemand était devenu la langue officielle dans l’administration et celle étudiée à l’école20. Aujourd’hui la culture silésienne, même si elle s’en distingue, est imprégnée de cette culture germanique, à travers son dialecte notamment, qui est un mélange de polonais et d’allemand, mais aussi dans ses valeurs morales. La culture silésienne se définit selon des valeurs qui apparaissent propres à la Silésie : « L’attachement à une conception du travail bien fait, à une certaine culture matérielle, à une solidarité intrasilésienne, à la foi catholique, à la patrie silésienne et à la famille constitue l’ethos silésien21.» Conséquence, les populations développèrent consciemment, et inconsciemment aussi, un repli sur elles-mêmes, sur leur propre culture, d’où un désintérêt des cultures nationales. L’amoncellement des événements historiques a octroyé à la Haute-Silésie une fonction d’espace culturel frontalier. « La Haute-Silésie a été traditionnellement la région frontière entre la Pologne et l’Allemagne au sens politique et culturel. À ce titre elle doit être étudiée non comme une minorité nationale mais comme une région transfrontalière sécrétant une culture particulière à la jonction des deux cultures nationales22.» Dans ces conditions, la connaissance du dialecte silésien constitue un facteur majeur de distinction culturelle.
16En Haute-Silésie, différentes cultures politiques se juxtaposent. « Dans les anciens territoires occupés par les Allemands, la tradition de structures associatives est très visible et les bases pour la création de la société civile sont ainsi solides. Les territoires occupés par la monarchie austro-hongroise ont une tradition de vie associative, mais, à la différence des territoires autrefois allemands, il n’existe pas dans la conscience sociale de notion d’État de droit. Quant aux territoires occupés pendant le XIXe siècle par les Russes, on n’y trouve ni tradition de vie associative ni notion d’État de droit23.» Ces différences furent d’une certaine manière étouffées pendant les années du totalitarisme, mais elles structurent encore aujourd’hui les populations locales. Cette manière de concevoir la société se retrouve dans les opinions et les conceptions politiques. Du côté de Zagłębie, la politique est envisagée selon des logiques partisanes avec une tendance au vote très à gauche, tandis que du côté Śląsk, ce sont des comités électoraux qui façonnent la vie politique.
17La région de Haute-Silésie n’apparaît pas comme un espace socialement et culturellement homogène. De fortes disparités marquent la région. La persistance de ces clivages nous amène à penser que l’espace régional se fragmente de part et d’autre des anciennes frontières impériales.
LA REPRODUCTION DES FRONTIÈRES IMPÉRIALES, VERS UNE MUTATION DE L’OBJET FRONTIÈRE
18Les redécoupages territoriaux successifs en Haute-Silésie n’ont pas oblitéré les éléments constitutifs des anciens territoires du XIXe siècle, qui animent encore et toujours la société et ses représentations. Nous assistons aujourd’hui à un phénomène de reproduction des frontières, que l’on pourrait définir comme la réémergence d’anciennes frontières qui ne se seraient pas effacées totalement. Cette reproduction des frontières s’explique par un phénomène de prolongation des frontières après leur effacement. Elles ont perduré sur l’espace durant l’entre-deux-guerres, du fait de la création des voïvodies polonaises qui les retraçaient. Les anciennes villes prussiennes et autrichiennes qui avaient participé au plébiscite de 1921 et qui étaient devenues polonaises en 1922, furent toutes regroupées au sein de la voïvodie de Katowice. L’après-guerre n’est donc pas synonyme de suppression totale des frontières en Haute-Silésie. Les frontières nationales et les limites administratives des voïvodies se côtoyaient et s’enchevêtraient, accentuant et reconduisant les anciennes coupures spatiales du XIXe siècle.

2. Les frontières en Haute-Silésie entre les deux guerres mondiales.
19La persistance des représentations constitue une autre explication de la reproduction des anciennes frontières impériales. Pour un grand nombre d’individus de la région, Zagłębie ne fait pas partie de la culture silésienne. Les principales raisons évoquées sont la non-pratique du dialecte silésien, les différences de mentalités et de culture. Les divergences culturelles au sein de la conurbation provoquent chez certains groupes d’individus une volonté ferme, parfois violente, de marquer leur identité, d’afficher leurs différences par rapport à l’autre. Ces identités locales se démarquent à la fois par les valeurs et les traditions culturelles qu’elles véhiculent mais aussi par l’intermédiaire de divers symboles (chansons populaires, récits). La plaisanterie la plus fréquente est de demander votre passeport pour passer la frontière entre Sosnowiec et Katowice ; comme par le passé ! Le symbole du passeport est un signe fort d’une volonté de se démarquer de son voisin. D’un côté, on peut concevoir cette plaisanterie comme un retour au passé, marqué par une coupure spatiale. D’un autre point de vue, on peut voir dans cette forme verbale une aspiration à reconstituer symboliquement cette frontière, son passage. Les populations locales utilisent aussi des expressions, qui font ressurgir l’ancienne frontière impériale. L’exemple du graffiti (voir photographie), où l’on devine l’inscription Zagłębie-Sosnowiec, Łowcy Hanysòw (Zagłębie-Sosnowiec, chasseur de Hansy) en est une preuve indéniable. Les Hans ou Hansy sont des mots utilisés par les habitants de Zagłębie pour désigner les habitants silésiens qui parlent le dialecte et qu’ils considèrent comme des Allemands. Tous ces signes montrent d’une part une appropriation exacerbée du territoire par les populations et d’autre part un certain désir de se séparer culturellement du voisin, de reconstruire l’existence de la frontière linguistique et culturelle.
20En Haute-Silésie, les anciennes frontières impériales ne sont pas mortes. Elles se réinventent en changeant de nature. En effet, la reproduction des frontières s’accompagne d’une redéfinition de la frontière. Elles ne représentent plus de barrière physique, ni de démarcation des systèmes territoriaux. Elles ont perdu leur valeur politique, celle de délimiter un territoire, ainsi que leur existence officielle. Pourtant elles restent présentes sur l’espace, non par des repères matériels mais par des éléments mentaux. Les frontières sont devenues abstraites, nourries par les représentations des habitants, qui par leurs discours, leurs pratiques sociales, font revivre les frontières, les font persister à travers le temps. La reproduction des frontières crée ainsi une rupture spatiale et génère une distance culturelle au sein de la conurbation. Cette distance culturelle révèle un besoin de reconnaissance des Silésiens par rapport aux autres populations voisines. Ce besoin de « distinction » s’est appuyé à la fois sur la différence linguistique mais aussi sur des critères territoriaux. En ce sens, l’espace a constitué le meilleur repère possible – puisqu’il donne l’impression de ne pas bouger – et que, dans le cas silésien, la différence de langue s’est inscrite dans un espace qui dépassait la mémoire des hommes. L’espace a ainsi offert aux populations locales un moyen de définir et de délimiter leurs territoires. La constitution de ces repères a permis de donner une certaine légitimité aux identités locales. La langue a été un vecteur de différenciation identitaire au sein de la société silésienne. Mais c’est surtout la perpétuation d’une certaine conception de l’espace silésien, à laquelle s’est ajouté le maintien des différentiels de part et d’autre des territoires, qui a conduit à une reconstruction des frontières, formant ainsi des aires culturelles différentes au sein de la voïvodie de Haute-Silésie.

3. Graffiti identitaire à Sosnowiec (cl. de l’auteur, 2005).
21En Haute-Silésie, les anciennes frontières politiques du XIXe siècle, effacées depuis la Première Guerre mondiale, sont devenues des frontières mentales. Cette reproduction des frontières est l’œuvre des populations locales qui ont recréé leur présence et non des acteurs politiques qui sont pourtant généralement à l’origine de leur création. Une boucle de rétroaction s’est instaurée : le phénomène de reproduction des frontières intervient dans le processus de formation identitaire qui nourrit en retour la réaffirmation des frontières. L’une des raisons de la reproduction de ces frontières provient donc du maintien, par les populations locales, des héritages passés et des différences culturelles. Les populations « conservent la mémoire de la frontière et justifient son existence contemporaine en référence au passé. Cette mémoire est réactivée par la mise en valeur d’un certain nombre d’items destinés à témoigner de son authenticité historique24 ». En un sens, les anciennes frontières se pérennisent à travers la mémoire sociale des populations silésiennes. Cette mémoire sociale se présente comme un « construit social définissant les contenus et les pratiques de souvenirs collectifs dans une société donnée, qui visent à y rendre présentes et actives des fractions signifiantes et recomposées du passé25 ». En Haute-Silésie, les populations reconstruisent des repères spatiaux et mentaux – à travers leurs représentations – pour façonner leur propre identité et se distinguer de l’Autre. Même invisibles, les frontières demeurent et continuent d’instaurer une limite distinctive entre les groupes d’individus. Cependant, cette reproduction des frontières peut-elle durer dans le temps ? Ne dépend-elle pas exclusivement de la capacité des futures générations à s’inscrire dans la mémoire sociale léguée par leurs aïeux ?
Notes de bas de page
1 Picouet P. et Renard J.-P., Les frontières mondiales, origines et dynamiques, Éditions du Temps, 2007.
2 Arbaret-Schulz C., Beyer A., Piermay J.-L., Reitel B., Selimanowski C., Sohn C., Zander P., « La frontière, un objet spatial en mutation », Espaces Temps, http://espacestemps.net/document842.html, 2004.
3 Reitel B., Zander P., Piermay J.-L. et Renard J.-P., Villes et Frontières, Éditions Economica, Anthropos, 2002.
4 Pollman C., « La Frontière : horizon indépassable de l’humanité ou pouvoir objectivé ? », Revue de droit public, no 2, 1999, p. 481-499.
5 Rey V. (dir.), Les Territoires centre-européens, Dilemmes et défis. L’Europe médiane en question, Éditions La Découverte, 1998.
6 Durand F., La dynamique des frontières en Europe centrale. Villes et frontières en Haute-Silésie, thèse de doctorat, Paris X Nanterre, 2008.
7 Bafoil F., « La question silésienne : autonomie et restructuration industrielle », Les courriers des pays de l’Est, La Documentation française, no 413, 1996, p. 63-75.
8 Davies N., God’s Playground, A History of Poland. Vol. 1 : The Origins to 1795, Vol. 2 : 1795 to the Present, Oxford University Press, 1981.
9 Klarner C., Poméranie et Silésie, symboles de l’indépendance polonaise, Éditions Société Française de Librairie, « Gebethner & Wolff », 1934.
10 Hobsbawm E., L’âge des extrêmes, histoire du court XXe siècle, Éditions Complexe, 1994.
11 Le plébiscite de Haute-Silésie se déroula le 20 mars 1921. L’enjeu du scrutin était considérable, puisqu’il était question d’un territoire de 18 309 km2, habité par 2 280 000 personnes (Plassereaud Y., « Les minorités nationales de la Pologne, 1918-1945 », Bafoil F. (dir.), La Pologne, Éditions Fayard et du CERI, 2007). Cette consultation populaire donna l’Allemagne gagnante : 707 605 voix contre 489 359 pour la Pologne. Mais le plébiscite apparut inopérant. En effet, les résultats ne firent que rendre plus obscure encore une situation déjà dangereusement tendue. Ils révélaient l’enchevêtrement des deux communautés. En Haute-Silésie, les éléments polonais et allemands s’étaient entremêlés à tel point qu’il devenait désormais impossible de tracer une ligne de démarcation entre les deux influences. La commission interalliée en charge de ce scrutin n’arriva pas à proposer un dénouement à ce litige. Le plébiscite n’ayant pas fourni les bases espérées d’une solution claire et définitive, aucune frontière ne fut tracée (Eisenman L., Martonne E. de, Ancel J., Meillet A., Poliakov V., Tibal A., Pinon R., Dupuis C., Quirielle P. de, Michel F., Huet R., Beylié J. de, Montfort H. de et Grazynski M., La Silésie polonaise, Éditions Gebethner et Wolff, 1932).
12 Garçon G., « Le rétablissement des frontières de la Pologne 1918-1923 », Le rayonnement culturel polonais, cahier no 21, 1995, p. 13.
13 Hunt Tooley T., National Identity and Weimar Germany - Upper Silesia and the Eastern Border (1918-1922), Editions University of Nebrasca Press, 1997.
14 Czaplinski W. et łAdgorski T., Atlas Historyczny Polski, Éditions PPWK, 1998.
15 Source : Główny Urząd Statystyczny (Office national des Statistiques).
16 Byrne D., Understanding the Urban, Éditions Palgrave Macmillan, 2001.
17 Durand F., « The Invention of a Metropolis in Upper Silesia ? », Kaya A., Bafoil F., Regional Development and the European Union : A Comparative Analysis of Karabük, Valenciennes and Katowice, Istanbul, Bilgi University Press, 2010, p. 107-130.
18 Foucher M., Fragments d’Europe - Atlas de l’Europe médiane et orientale, Fayard, 1993.
19 Durand F., « De la discontinuité à l’interconnexion : réseaux ferrés, frontières et construction métropolitaine en Haute-Silésie », L’Espace Géographique, no 4, vol. 38, 2009, p. 317-327.
20 Tymowski M., Une histoire de la Pologne, Éditions Noir sur Blanc, 2003.
21 Dressler W., Le second printemps des nations, sur les ruines d’un Empire, questions nationales et minorités, Bruxelles, Édition Émile Bruylant, 1999.
22 Rykiel Z., « Pour comprendre l’intégration culturelle régionale : Une approche conceptuelle et l’exemple de la région de Katowice », in Roux M., Nations, États et Territoires en Europe de l’Est et en URSS, L’Harmattan, 1992, p. 113-130.
23 Wodz J., « Les nouveaux partenaires sociaux du pouvoir local en Pologne », Revue Internationale des Sciences Sociales, no 172, 2002, p. 265-272.
24 Denis M.-N., « Les travailleurs frontaliers dans le nord de l’Alsace et l’expression d’une culture des frontières », in Desplat C. (dir.), Frontières, Éditions du CTHS, 2002, p. 291-300.
25 Levy J., Lussault M., Dictionnaire de la Géographie et de l’espace des sociétés, Éditions Belin, 2003.
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