Jeux et rites festifs de la région des Borders (frontière anglo-écossaise, xvie-xxie siècle)
p. 321-330
Résumés
Dans la région écossaise des Borders, frontalière avec l’Angleterre, la mémoire des guerres anglo-écossaises du XVIe siècle est présente sous la forme de récits mythiques, mais aussi sous la forme de jeux et de rites festifs annuels. Deux grands registres de manifestations ludiques et festives sont présents dans cette région. L’hiver, durant le cycle de Carnaval-Carême, des jeux de ballon (angl. : ba’games) sont âprement disputés dans plusieurs villages. L’été, dans une quinzaine de villages de la même zone, sont organisées des cavalcades (angl. : common ridings) commémoratives des batailles anglo-écossaises. La communication montrera comment cet ensemble de rites structure des représentations territoriales qui prennent sens aussi bien à l’échelle locale qu’à l’échelle nationale. La combinaison des méthodes ethnologiques et historiographiques conduira à définir la frontière comme une zone de marge dont les significations sont à la fois territoriales, sociales et symboliques.
In the Scottish Borders, the memory of the XVIth century Anglo-Scottish wars is presented through different local annual games and festivals. During the winter ball games are contested in several villages. During the summer common ridings are organized to commemorate the old battles with the English. This paper shows how these rituals lead to a definition of the border in which the notion of marginality is both understood as territorial, social and symbolical.
Texte intégral
1L’exemple des jeux et des rites festifs de la région des Borders, à la frontière anglo-écossaise, permet d’étudier les changements progressifs du statut culturel de la notion de frontière à travers le temps long, entre le XVIe et le XXIe siècle. Dans cette région dont le nom signifie justement « frontière », d’anciens épisodes guerriers entre les Anglais et les Écossais sont remémorés sous une forme folklorique. Les manifestations observées dans ce cadre servent de moyen de médiation et participent à la construction d’un sentiment d’appartenance à la fois local, régional et écossais. L’ethnographie des jeux et des rites festifs de la région des Borders sera ici l’occasion de revisiter les travaux des historiens et des anthropologues sur la notion de frontière, et témoignera de son caractère complexe, à la fois territorial, social et symbolique.
LA RÉGION DES BORDERS
2Des enquêtes ethnographiques menées dans la région des Borders, au sud de l’Écosse, obligent à interroger l’unité prêtée au « Royaume-Uni ». En effet, dans cette région frontalière entre l’Angleterre et l’Écosse, les différends anglo-écossais sont nombreux. Historiquement adossés sur la mémoire des guerres anglo-écossaises du XVIe et du XVIIe siècles, ils se sont progressivement atténués sur le plan du droit et sur le plan politique mais sont toujours perceptibles sous une forme folklorisée. Pour les Écossais rencontrés dans cette zone géographique, l’Anglais est toujours l’ennemi. Ce sentiment s’exprime sur le mode de la dérision ou la plaisanterie et ne possède pas vraiment de fondement sérieux, mais il continue cependant à exister à travers un ensemble de coutumes commémoratives qui laissent penser qu’il a un rôle fonctionnel spécifique.
3Un mémoire rédigé par une étudiante de l’Université d’Édimbourg native de la région permet de relever quelques caractéristiques de la zone géographique des Borders1. Selon cette étudiante, il existe beaucoup de rivalités communales dans les Borders. Les habitants de Hawick se disent ennemis de ceux de Jedburgh ou de Galashiels. Chaque commune cultive un fort sens de la communauté et il y a beaucoup de ragots. Dans les fêtes, les explosions de violence et les bagarres ne sont pas rares. En sport, les derbies deviennent souvent des combats acharnés. Pour les jeunes, les fêtes locales sont un moyen de relâcher la tension. Dans plusieurs petites villes, il existe un système de charges honorifiques annuelles qui sont données à assumer aux jeunes du cru. À Galashiels par exemple, chaque année est organisée l’élection du « Braw Lad » et de sa « Lass », un couple qui mène la jeunesse dans la fête. À Jedburgh, c’est le « Callant » qui tient ce rôle, avec son « Left Hand Man » et son « Right Hand Man », les « Callants » des années précédentes. À Hawick et dans d’autres localités, on trouve le terme de « Cornet » pour désigner la même institution qui rappelle les « Abbayes de jeunesse » ou les « Bachelleries » bien connues des historiens2.
4À Duns, ce rôle de meneur de la jeunesse est tenu par quelqu’un qui est appelé « Reiver ». Le terme désigne les bandits d’honneur qui, dans le passé, se réfugiaient sur la zone de marge frontalière entre l’Écosse et l’Angleterre pour échapper aux polices royales. Il existe dans les Borders toute une mythologie locale concernant le fait qu’il s’agissait historiquement d’une zone franche, d’un tampon entre les deux pays. Les récits locaux évoquent volontiers la liberté de braconner, la spécificité des droits communaux locaux, et mettent en valeur la marginalité des personnes habitant la frontière.
5La construction de cette image mythique de la frontière est ancienne. Déjà à la fin du XIXe siècle, les érudits locaux et les « Antiquarians » insistaient sur le personnage du « Reiver » pour affirmer la singularité de cette zone3. Ainsi, la région des Borders a-t-elle été considérablement exploitée dans la création de la nation écossaise. Les gens des Borders, peut-être parce qu’ils se sentaient vulnérables face aux attaques potentielles de l’extérieur, ont développé un fort sentiment nationaliste écossais. Au cours du XXe siècle, les reconstructions successives des coutumes locales, menées au nom du maintien des traditions, ont conduit à cristalliser une forte identité régionale qui s’exprime localement à travers un respect très fort des coutumes. Dans la région des Borders, les mariages traditionnels restent très suivis, de même que les fêtes locales.
JEUX DE BALLES ET RÉCITS MYTHIQUES
6Des enquêtes ethnohistoriques menées depuis 2007 permettent de mettre en évidence deux grands registres de manifestations ludiques et festives présents dans cette région et exprimant l’identité régionale. L’hiver, durant le cycle de Carnaval-Carême, des jeux de ballon (angl. : ba’games) apparentés à la soule sont âprement disputés dans plusieurs villages. Les jeux dont il est question sont des pratiques qui opposent les deux moitiés des communautés où elles prennent place : il peut s’agir du haut contre le bas de la ville, mais aussi de l’est contre l’ouest, des habitants du bourg contre ceux de la campagne, ou encore des hommes mariés contre les célibataires. Dans tous les cas, le jeu est organisé une ou deux fois par an et l’action principale consiste en une rude mêlée collective d’une taille qui peut varier de quelques dizaines d’individus à peine à plus d’une centaine. Dans la région écossaise des Borders, plusieurs villages connaissent ces jeux rituels.
7En 2008, des jeux de ce type ont été recensés à Hobkirk, Jedburgh, Ancrum, Denholm, Duns et Lillieslief. Dans d’autres villages de la même zone, les pratiques sont encore présentes dans les mémoires4. Dans la petite ville de Jedburgh par exemple, le jeu prend place en relation avec le cycle folklorique du Carnaval-Carême : il est organisé le jeudi qui suit le Mardi Gras, ou éventuellement le jeudi suivant, en fonction d’un calendrier lunaire fixé par une vieille rime populaire. Deux jeux sont lancés à quelques heures d’intervalle : l’un pour les jeunes et l’autre pour les adultes. On parle généralement ici de « handba’ », tout en faisant souvent remarquer que le jeu au pied était autorisé dans le passé et n’a été interdit que par la suite. Les balles utilisées pour le jeu tiennent dans la main et peuvent facilement être cachées par les joueurs les plus expérimentés. Le fait de « voler » une balle, de la subtiliser, est valorisé comme une ruse légitime : le verbe qui sert à désigner cette action – « to smuggle »– est le même que celui qui désigne la contrebande, anciennement pratiquée par les « Reivers » et les bandits sociaux de la région.
8Plusieurs balles – parfois une quinzaine – sont mises en jeu le même jour : elles sont lancées les unes après les autres par des habitants de la ville qui célèbrent un mariage ou un anniversaire de mariage, ou encore par des commerçants du cru qui veulent aider la pratique à se maintenir. De cette manière, le jeu permet de renforcer la structure sociale et les échanges au sein des communautés qui le pratiquent. Ornées de rubans par les femmes, les balles sont mises à prix par les personnes qui les lancent. Elles rapporteront 10 ou 20 livres Sterling à celui qui parvient à les ramener à leur propriétaire, après les avoir amenées à leur but ou après les avoir fait disparaître au cours du jeu. Le jeu se poursuit jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de balles à lancer, c’est-à-dire habituellement jusqu’au soir.

1. La mêlée du « ba’game » dans les environs de Jedburgh (cliché de l’auteur, 2008).
9Les récits collectés auprès des participants à ces jeux font régulièrement référence à la traditionnelle rivalité anglo-écossaise et assimilent le ballon du jeu à la tête coupée d’un officier anglais. À Jedburgh, l’une des légendes d’origine qui entourent le jeu fait ainsi référence à un épisode historique datant de 1548 ou 1549 où une troupe d’Écossais aidée par des soldats français reconquit le château local de Ferniehirst, situé à un mille au sud de la ville, au moment où la région était occupée par les troupes anglaises du comte de Hertford. Durant la bataille, un des Écossais reconnut un officier anglais qui avait violé sa fille, et il le décapita aussitôt. La tête de l’officier, ainsi que celles d’autres soldats anglais selon d’autres versions, furent utilisées comme des ballons de football5. Le motif de la tête coupée est associé ici à la question de la régulation des relations matrimoniales. Dans le mythe, le jeu sanglant est justifié par le rapt d’une fille locale par les ennemis anglais ; dans le rite, les balles sont décorées et lancées par les femmes et le jeu est en relation étroite avec les mariages ou les anniversaires de mariage.
CAVALCADES ET ACTIONS DE COMMÉMORATION
10L’été, dans une quinzaine de villages de la même zone, sont organisées des cavalcades (angl. : common ridings) qui conduisent leurs participants sur des lieux où sont solennellement commémorées des batailles anglo-écossaises. En réalité, ces cavalcades ne sont qu’un prétexte car les fêtes qui les accueillent sont beaucoup plus développées. À Jedburgh le « Callant Festival » dure plus de deux semaines, de la fin juin au début juillet. Presque chaque jour il y a des cavalcades, chacune visant une destination différente. Dans les rues de la ville, les cornemusiers de la « Royal British Legion » annoncent le départ des chevaux. La fête est aussi l’occasion de présenter à la foule le nouveau « Callant » de l’année. Une cérémonie très officielle conduit les autorités municipales à lui remettre solennellement les insignes de la ville. Il prête serment et les gardera toute l’année, jusqu’à la prochaine fête. Ensuite, le « Callant » se rend dans une salle municipale où un thé est servi et où quelques danses sont exécutées. Le « Callant » va aussi rendre visite au châtelain local et reçoit un insigne de la part d’un aîné, le président du « Callant Club » qui réunit tous les « Callants » des années précédentes.
11Un point fort de la fête du « Callant » à Jedburgh consiste en une cavalcade jusqu’au lieu-dit Redeswire. Il s’agit d’une course de vingt-cinq miles qui nécessite de l’endurance et une bonne forme physique pour les cavaliers. Ceux qui n’ont pas de chevaux pour s’y rendre y vont en voiture pour attendre l’arrivée des cavaliers. Redeswire est un col sur la frontière anglo-écossaise, en pleine campagne. Une pierre commémorant une bataille anglo-écossaise de 1575 a été placée au beau milieu d’une pâture à vaches. Là, bravant le vent et la pluie, une petite foule s’est rassemblée. Un conférencier de renom, en général dans le champ de la philosophie morale et politique, est invité par les autorités municipales. Un discours est lu sur la pierre de frontière pour remémorer les antiques rivalités et inviter à les dépasser. Le registre du discours est souvent moral ; des problèmes de société contemporains ainsi que des dossiers de l’actualité sont évoqués.

2. Discours sur la pierre de frontière de Redeswire à l’occasion du « Callant festival » de Jedburgh (cliché de l’auteur, 2008).
12Presque toutes les petites villes de la région connaissent le même type de fête estivale. Les « Common Ridings » forment un genre qui a été étudié et auquel s’intègre le « Callant Festival » de Jedburgh. Selon certains spécialistes, l’origine de ces fêtes est à rechercher dans les premières chartes municipales du Moyen Âge, qui prévoyaient une inspection périodique des frontières pour vérifier si des propriétaires n’empiétaient pas sur les terrains communaux6. Au XVIe et au XVIIe siècle, ces inspections ont eu un rôle militaire dans un contexte où les escarmouches anglaises et les incursions sur le territoire écossais étaient monnaie courante. Plus tard, l’origine foncière des inspections a été oubliée, tandis que les « Common Ridings » étaient de plus en plus compris comme des commémorations des défaites écossaises : par exemple il est souvent dit que les cavalcades commémorent la bataille de Flodden, en 1513, où les Anglais prirent l’avantage sur les Écossais7. Au XIXe et au XXe siècle, la plupart des cérémonies civiques de ce type ont été recomposées pour faire face au changement de contexte historique. Condamnées par les puritains du XIXe siècle qui y voyaient un temps inacceptable de licence et de désordre, elles ont été ensuite revitalisées au milieu du XXe siècle. Plusieurs des « Common Ridings » actuels, ainsi, ont élaboré un programme après la Seconde Guerre mondiale et y sont encore fidèles, malgré les difficultés posées par l’adaptation de ces coutumes à la modernité.
COMPARAISON ENTRE LES JEUX DE BALLES ET LES CAVALCADES
13Ainsi, il existe deux grands registres de manifestations ludiques et festives dans la région des Borders, chacun ayant des spécificités mais se rejoignant aussi par d’autres aspects. Sur le plan formel, et en se concentrant sur le cas de Jedburgh, les données ethnographiques font apparaître des différences importantes entre le jeu du « handba’ » et le « Callant Festival ». Prenant place à des saisons différentes, les deux types de pratiques s’opposent clairement dans la mesure où l’une se présente sous la forme d’une mêlée collective apparemment inorganisée, tandis que l’autre propose des défilés très ordonnés et une organisation hiérarchique très stricte. De plus, tandis que le « handba’ » est vécu sur un mode ludique et fait appel à la spontanéité de ceux qui veulent bien intervenir, en nombre illimité, dans la mêlée, la désignation du « Callant » est une affaire sérieuse qui requiert des étapes et des rôles très strictement définis. Si le jeu carnavalesque du « handba’ » se suffit à lui-même et n’est accompagné d’aucun rite supplémentaire, le « Callant Festival » tout au contraire multiplie les rites et met en scène des partenaires aussi divers que la municipalité, le « Callant Club », la paroisse, les châtelains, les musiciens et la population locale. Enfin, le « handba’ » est caractéristique car il ne connaît aucune règle écrite et car il est quasiment clandestin, tandis que chaque séquence du « Callant Festival » est minutieusement réglée par un livret qui apparente la fête à une mise en scène théâtrale.
14Pourtant, la documentation historique fait apparaître une certaine complémentarité entre les deux types de pratiques, malgré leurs oppositions apparentes. En effet, plusieurs sources concordantes témoignent du fait que le jeu du « handba’ » était traditionnellement lancé et organisé à l’initiative des « Callants », ces derniers ayant succédé au début du XXe siècle aux « Rois de l’école » élus auparavant par les élèves de l’école locale8. Un jour de congé exceptionnel était d’ailleurs chaque année accordé pour que les élèves puissent assister au jeu. De plus, sur le plan sociologique, on retrouve parfois les mêmes acteurs dans les deux rites : quelques-uns des cornemusiers sont aussi des joueurs passion- nés de « handba’ », enfants de familles du cru pour lesquelles c’est d’abord le fait de participer aux animations locales qui compte. Actuellement, cependant, le jeu du « handba’ » est mis en difficulté par les assurances, qui réclament une responsabilité civile en cas d’accident. Cela explique que localement, les discours recueillis tendent à séparer les deux institutions, considérant que le « Callant Club » n’est pas formellement engagé dans l’organisation du jeu.
15Quoi qu’il en soit, il est intéressant d’observer à Jedburgh un système de jeux et de rites festifs qui combine des modes d’expression très diversifiés pour exprimer un même ensemble d’idées lié à la défense de l’identité communale et à la mémoire des guerres anglo-écossaises. Dans le cas du jeu de « handba’ », c’est dans les mythes étiologiques que réside la référence à l’ennemi anglais. Dans le cas du « Callant Festival », c’est le rite lui-même qui réactualise les problématiques de la défense du territoire et de la protection de la communauté face aux intrusions des soldats anglais sur le territoire écossais. Malgré les différences de style entre les deux fêtes, l’ensemble est unifié par les références à la frontière : en enquête, on relève des récits qui évoquent les criminels échappant à leur sort en franchissant la frontière, l’existence des anciens droits de passage réputés plus nombreux dans cette région que dans d’autres, et le fait que le maintien contemporain des rites sert à faire honneur aux anciennes idées sociales et communales. La frontière, ainsi, apparaît comme une terre plus libre car indivise. Le peuple pourchassé par les lois y trouve refuge, et ni le roi, ni les seigneurs locaux, ni le clergé ne peuvent y exercer pleinement leur pouvoir.
QUAND L’ETHNOGRAPHIE PERMET DE REVISITER L’HISTOIRE
16Dans une perspective plus large, l’exemple présenté ici prend alors valeur en ce qu’il permet de revisiter quelques-unes des conclusions habituelles de l’histoire sociale. En premier lieu, le cas du « handba’ » apporte des éléments nouveaux pour étudier les jeux villageois collectifs du type de la soule, communs dans les campagnes françaises et britanniques jusqu’au XVIIIe siècle. Le jeu de la soule, connu en Bretagne sous ce nom et en Picardie sous le nom de choule du XIVe au XIXe siècle, a souvent marqué l’imagination pour son excès de violence et pour sa capacité à dissimuler vengeances et règlements de compte9. Comme le « handba’ » décrit ici, la soule est une mêlée compacte, organisée annuellement ou à l’occasion des mariages, qui oppose les hommes de différentes paroisses, parfois les célibataires et les hommes mariés d’une même paroisse. Pour les historiens, ce jeu est à mettre en relation avec la question de la réglementation des unions matrimoniales dans des communautés fermées. La soule, qui s’effectue à l’occasion des mariages, correspond au « droit de pelote » que les mariés devaient payer pour sortir de la classe d’âge de la jeunesse. Ce droit était plus élevé s’il s’agissait d’un mariage exogamique. Le marié lançait la balle et devait donner une somme d’argent à celui qui la lui ramenait à l’issue du jeu. Par ce rite, le groupe de jeunesse défendait les frontières du village, qui étaient par ailleurs l’objet de conflits réguliers.
17Le jeu de soule, ainsi, s’inscrivait dans une logique xénophobe où tout ce qui venait du dehors était suspect. Selon l’historien Robert Muchembled, il existait dans les sociétés d’ancien régime un consensus local « face à tout groupe étranger inquiétant10 ». L’autre est potentiellement un ennemi, dans un monde où le déracinement est facilement apparenté à de la marginalité sociale. Dans ces conditions, les jeunes refusaient énergiquement tout empiètement sur leur territoire communautaire ; ils se battaient aux frontières, paradaient en bandes armées et exerçaient des droits sur les filles à marier à l’intérieur de la communauté, développant une « culture juvénile de la violence » qui s’exprimait de manière privilégiée lors des fêtes et des jeux collectifs11.
18L’ethnographie permet de nuancer ce type d’analyse car elle montre que la violence qui s’exprime lors des fêtes et des jeux locaux est toujours médiatisée par différents facteurs. Dans le cas étudié, ainsi, on ne constate pas de tels débordements de violence car le niveau d’interconnaissance entre les joueurs est élevé et le jeu est devenu un dispositif grâce auquel la communauté se met en scène face à elle-même plutôt que face à un ennemi menaçant. De même, les « Common Ridings » qui présentent le spectacle de la jeunesse locale à cheval en train de vérifier les limites du territoire n’ont plus l’aspect sérieux qu’ils pouvaient avoir dans le passé. L’élection du « Callant » de l’année à Jedburgh est essentiellement folklorique ; comme dans d’autres cas ailleurs en Europe, il ne s’agit plus de protéger des frontières désormais garanties par le droit.
LA FRONTIÈRE DES ANTHROPOLOGUES : TERRITOIRES SYMBOLIQUES ET MARGINALITÉ
19En montrant comment des institutions historiques anciennes se pérennisent dans le monde contemporain, l’exemple étudié permet aussi de retravailler les analyses anthropologiques de la notion de frontière. L’anthropologie s’est beaucoup intéressée à cette notion car elle permettait de focaliser l’attention sur les interactions entre les groupes plutôt que sur les groupes eux-mêmes, ce qui était une manière d’éviter d’essentialiser ces derniers12. Au moment de l’unification européenne, plusieurs types de travaux anthropologiques ont vu le jour. Certains chercheurs ont voulu accompagner le mouvement politique en insistant sur l’unité de la culture européenne, sur la porosité des frontières à l’intérieur de l’Europe et sur les enjeux de la régionalisation13. En France, la Mission du patrimoine ethnologique du ministère de la Culture a lancé en 1991 un programme sur appel d’offres intitulé « Frontières culturelles », qui a permis de développer une réflexion fondamentale sur les chevauchements qui existent entre frontières nationales et frontières culturelles. Le recueil tiré de ce programme a insisté sur les usages culturels inventés pour asseoir une légitimité politique, sur les processus de maintenance, de revitalisation ou de labellisation qui accompagnent la construction des frontières culturelles, sur la modernité de certaines divisions14. Sur un plan méthodologique la frontière a été reconnue comme un site privilégié d’observation, et il a été rappelé que les variations des faits culturels doivent être approchées à la fois en termes historiques, en termes spatiaux et en termes de stratifications sociales.
20Sur ces bases, la frontière peut être définie comme une zone de marge poreuse qui sépare des communautés voisines et dont les significations sont à la fois territoriales, sociales et symboliques. Ici, l’ensemble de rites ludiques et festifs étudié concourt à structurer des représentations territoriales qui prennent sens aussi bien à l’échelle locale qu’à l’échelle nationale. La frontière évoquée dans les rites est d’abord celle du village, en référence au temps où les pouvoirs municipaux organisaient régulièrement des inspections aux limites. Connue sous le nom de « riding the marches » (faire le tour des limites à cheval) dans la zone géographique étudiée, attestée en Allemagne sous le nom de « Grenzgang » (faire le tour des frontières)15, présente un peu partout dans l’espace chrétien sous la forme des Rogations, cette coutume codifiée dès la fin du Moyen Âge est initiée à l’échelle communale et correspond à la volonté de conserver intact l’espace qui entoure le village.
21La consolidation des États centraux après le XVIe siècle fait évoluer le sens de la notion de frontière qui devient une ligne de front, c’est-à-dire de séparation entre deux États. Dans le cas des Borders, les rites contemporains évoquent à la fois les anciennes frontières communales et cette dimension plus moderne de la frontière. Transférée à l’échelle nationale, la frontière englobe toute la région ; il s’agit d’une zone de marge, d’une zone tampon où troupes anglaises et écossaises s’affrontent. Dans cet espace incertain se réfugient les proscrits, donnant naissance à une nouvelle mythologie de la frontière comme espace de liberté. En réactualisant le souvenir des batailles anglo-écossaises, les rites observés évoquent aussi cette acception de la frontière qui définit l’altérité dans une situation de face à face.
22Aujourd’hui, l’effectuation locale de rites collectifs à caractère commémoratif permet dans les Borders de médier la mémoire douloureuse des guerres anglo-écossaises tout en consolidant la construction des identités villageoises locales. Concernant les frontières nationales, il existe une certaine ambiguïté à réaliser ces rites car, s’ils dédramatisent les inimitiés anglo-écossaises en les présentant de manière folklorisée, ils participent aussi à les réactualiser. Au sujet des frontières villageoises, il est intéressant de constater que c’est au moment même où les identités locales s’estompent sous l’influence de l’exode rural et de la globalisation, qu’elles sont rappelées avec force dans les jeux et les fêtes locales.
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RÉFÉRENCES
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Notes de bas de page
1 Cf. Reid N.-A., Border Tradition in History and Contemporary Society, Université d’Edimbourg, SSS, Scottish Ethnology Honours Dissertation, 1998, 30 p.
2 Sur l’institution des « Bachelleries » en France, la référence reste Pellegrin N., Les Bachelleries. Organisations et fêtes de la jeunesse dans le Centre-Ouest. XVe-XVIIe siècles, Poitiers : Société des Antiquaires de l’Ouest, 1983, 400 p.
3 Cf. l’ouvrage ancien de Borland R., Borders Raids and Reivers, Dalbeattie, Thomas Fraser, 1898.
4 Cf. Hornby. H., Uppies and downies, Swindon, English Heritage, 2008, p. 98-139.
5 Cf. Robertson J., The Kirkwall Ba’. Between the Water and the Wall. Edinburgh, Dunedin Academic Press, 2005, p. 323-324 ; Hornby H., op. cit., p. 113.
6 Cf. Bogle K., Scotland’s Common Ridings, Brimscombe Port, Tempus, 2004, 192 p.
7 Ibid., p. 71.
8 Sur ce point, cf. Hornby H., op. cit., p. 113.
9 Cf. par exemple Muchembled R., Une histoire de la violence. De la fin du Moyen Âge à nos jours, Paris, Seuil, 2008, p. 295-300.
10 Ibid., p. 97.
11 Ibid., p. 40.
12 Pour une mise au point théorique relative aux questions de frontières en anthropologie, cf. Poutignat P. et Streiff-Fenart J., Théories de l’ethnicité, Paris : PUF, 1995.
13 Cf. Bonnet J. et Carénini A., Frontières visibles ou invisibles, l’Europe des régions ou des aires culturelles, Strasbourg, Conseil de l’Europe, Deuxième atelier européen « Eurethno », 1991, 268 p.
14 Bromberger C. et Morel A. (dir.), Limites floues, frontières vives. Des variations culturelles en France et en Europe, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, coll. « Ethnologie de la France », cahier 17, 2001, 390 p.
15 Bimmer A., « Une procession des champs, le Grenzgang des villes rurales allemandes », in Bonnet J. et Fournier L.-S. (dir.), Fêtes et rites agraires en Europe. Métamorphoses ? Paris, L’Harmattan, 2004, p. 233-243.
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