Les marches catalanes du xe au milieu du xiiie siècle : l’émergence d’une mémoire collective de la frontière
p. 313-320
Résumés
Les comtés catalans sont au Moyen Âge central au contact avec les territoires musulmans ibériques par le biais de marches, qui constituent à la fois des zones d’affrontement et d’échange entre chrétiens et musulmans. Les marches sont l’objet de l’élaboration d’une mémoire collective de la frontière, formée de trois strates : la mémoire patrimoniale, la mémoire chrétienne et la mémoire comtale. La pierre angulaire de ces différentes couches mémorielles est le héros, pionnier et guerrier dont l’action tend à faire de la frontière un espace sacré.
The central Middle Ages, Catalan counties are in contact with Iberian muslim territories through the borders, which are zones of confrontation and exchange between Christians and Muslims. The borders are the object of the elaboration of a collective memory of the frontier, formed by three strata: the patrimonial memory, the Christian memory and the counts memory. The cornerstone of these memory layers is the hero, a pioneer and a warrior whose action tends to make the frontier a sacred space.
Texte intégral
1Tout au long du Moyen Âge central, les comtés catalans sont au contact du monde musulman par le biais de marches qui constituent à la fois une zone d’affrontement et d’échanges entre chrétiens et musulmans. Cette frontière est par définition éphémère puisqu’elle revêt l’aspect d’un front de conquête et de colonisation chrétiennes : elle a pour vocation de progresser vers le sud, ce qui entraîne son apparition dans les régions plus méridionales et parallèlement sa disparition dans les régions plus septentrionales. Dans ces dernières, la culture de la frontière tend dès lors à se fossiliser : elle survit plus ou moins partiellement en se figeant à la fois dans le paysage, la toponymie et les mentalités. La frontière devient alors dès cette époque un objet de mémoire1. C’est la formation d’une mémoire frontalière que nous avons souhaité étudier car elle explique la façon dont les Catalans perçoivent aujourd’hui encore la frontière disparue.
2Néanmoins, faire de la mémoire contemporaine de la frontière un objet d’étude peut apparaître comme une gageure. D’une part, il est évident qu’on ne peut guère accéder qu’aux traces écrites de cette mémoire, ce qui a pour effet de lui donner un caractère très partiel et profondément aristocratique. D’autre part, la mémoire est un processus très sélectif marqué tout à la fois par la partialité, la sentimentalité et la quête d’absolu, qui s’oppose en tout point au travail de l’historien, caractérisé en principe par l’impartialité, la rationalité et la relativité2. Étudier la mémoire frontalière revient donc avant tout à mener une étude critique des sources portant sur la frontière. Celles-ci consistent en des textes qui constituent un récit d’événements frontaliers passés. Ces récits sont peu nombreux et fragmentaires dans les sources catalanes : il s’agit essentiellement de passages narratifs plus ou moins brefs, situés dans des actes diplomatiques, autrement dit des documents qui ne sont pas de nature narrative. En effet, les hagiographies et les chroniques sont rares et souvent tardives. Aussi éclatée que puisse paraître cette mémoire, elle n’en présente pas moins déjà une forte cohérence puisqu’on y trouve certaines constantes. Il s’agira donc pour nous d’examiner à travers les différentes facettes de la mémoire de l’époque comment certaines représentations stéréotypées ont permis l’émergence d’une mémoire collective de la frontière. Cette mémoire se construit peu à peu à trois niveaux différents que nous examinerons successivement : la mémoire patrimoniale, la mémoire chrétienne et la mémoire comtale.
3La mémoire frontalière telle qu’elle apparaît dans les documents écrits est une mémoire essentiellement patrimoniale, car elle est principalement sollicitée afin de justifier les droits que l’on prétend avoir sur un bien foncier. Cependant, avant le milieu du XIe siècle, l’origine première des droits que l’on peut posséder dans le front pionnier sur une terre vierge provient le plus souvent d’une aprision, à savoir une mise en valeur et une exploitation ininterrompue de la terre durant trente années consécutives, au terme desquelles celle-ci est définitivement acquise en alleu. Cette aprision cède la place à l’époque féodale, à partir du milieu du XIe siècle, à un mode d’acquisition différent que les textes nomment acapte et qui n’est autre que la concession en fief. Garder en mémoire l’aprision ou l’acapte originelle est d’autant plus nécessaire que la colonisation du front pionnier est source de nombreux conflits chez les chrétiens, notamment quand une terre mise en valeur par une famille est revendiquée par un établissement religieux qui prétend avoir acquis ses droits par donation royale. L’exemple le plus emblématique de cette situation est celui du domaine de Calders, que l’abbé Guitard de Sant Cugat dispute en 1032 au vicaire-châtelain Mir Geribert, lequel invoque l’aprision réalisée par Galí, fondateur du lignage châtelain de Sant Martí Sarroca à la fin du Xe siècle3. Pour les grandes familles, l’évocation de l’aprision va souvent de pair avec celle d’un des premiers ancêtres du lignage.
4Cependant, cette dimension patrimoniale de la mémoire frontalière peut aussi provenir, bien que plus rarement, du mouvement de conquête militaire. Celle-ci a pu être dirigée exceptionnellement par des magnats tels Arnau Mir de Tost vers le milieu du XIe siècle dans le comté d’Urgell, que l’on cite encore un siècle plus tard à propos des droits acquis sur une terre qu’il avait prise aux musulmans4. Donner à un établissement religieux une partie des biens acquis à l’occasion d’un succès militaire obtenu sur les musulmans permet non seulement de remercier Dieu ou ses saints pour l’aide apportée dans cette entreprise militaire, mais aussi de faire perdurer à jamais l’exploit dans la mémoire collective en lui donnant une traduction patrimoniale créatrice d’un lien privilégié entre le lignage aristocratique et l’établissement religieux. Telle est sans doute la motivation du vicomte Guerau Ponç lorsqu’il donne à l’église Sant Pere d’Àger l’église du castrum d’Os de Balaguer avec tous les revenus qui en dépendent, sachant qu’il a enlevé ce château au pouvoir des musulmans5.
5En général, toutefois, le rôle guerrier de l’aristocratie se borne à participer à des incursions de pillage en territoire musulman ou à défendre les terres chrétiennes menacées par les attaques des musulmans. Ces actions se retrouvent à très court terme lors de la publication du testament de tel aristocrate qui a trouvé la mort dans une expédition de guerre en terre musulmane6. Il en est de même lorsqu’il est question d’un captif chrétien emmené en terre musulmane après une razzia car les testaments doivent tenir compte de l’éventualité du retour de ce prisonnier en cas de rachat7.
6Par ailleurs, les incursions musulmanes se traduisent dans la documentation par le souvenir des ravages subis et du combat mené par les guerriers qui ont tenté de protéger les territoires dont ils avaient la responsabilité. Il s’agit alors autant de fournir des arguments destinés à prouver la validité des droits revendiqués par le lignage sur son bien, que de nimber la possession de ce bien d’une légitimité qui renforce les revendications du lignage, par le rappel d’une entreprise de colonisation et de défense dans un territoire de la frontière8.
7Paradoxalement, si les incursions musulmanes permettent de légitimer les fonctions et les droits exercés par les lignages aristocratiques en montrant la réalité du danger, elles menacent ou amoindrissent ces mêmes droits par les destructions dont elles s’accompagnent : elles entraînent en effet la disparition des chartes établissant les droits des aristocrates sur leur patrimoine frontalier, et donc portent atteinte à la mémoire écrite des lignages ou des établissements religieux. Ces lacunes mémorielles sont alors palliées par la rédaction d’autres actes écrits destinés à remplacer ceux perdus et qui reconstituent leur contenu grâce à des témoins9.
8Que ce soit par la mort ou la captivité des personnes ou par la destruction de leurs biens et de leurs titres, les raids musulmans se traduisent donc par des conséquences patrimoniales qui entraînent un véritable sursaut mémoriel écrit. Ce dernier vise à renforcer la légitimité des droits patrimoniaux des lignages sur leurs biens frontaliers et pour ce faire, il met en valeur la figure des aristocrates pionniers, en exaltant leur action. Cette mémoire patrimoniale écrite rejoint ainsi un autre type de mémoire, surtout orale, qui prend le dessus sur la première : il s’agit de la mémoire chrétienne, qui va beaucoup plus loin dans l’entreprise de valorisation de l’œuvre aristocratique.
9Les nombreux textes qui évoquent un paysage de ruine et de désolation après le passage des guerriers musulmans reflètent le poncif de la sauvagerie et la cruauté des musulmans. Dans la partie la plus reculée et la moins contrôlée des marches, l’état d’abandon total et de fort danger est réputé avoir duré des décennies10, mais de nombreux indices montrent qu’il correspond surtout à une perte de contrôle par les autorités et qu’il n’empêche pas la subsistance d’un peuplement paysan et d’une mise en valeur des terres. Les déformations de la mémoire proviennent donc de la vision aristocratique de la frontière, où le fait de nier l’occupation humaine et la mise en culture d’une terre permet de la considérer comme abandonnée et donc d’en justifier la prise de possession au détriment des paysans déjà installés sur place11. Cette rhétorique aristocratique entretient et fait croître une peur collective du musulman qui trouve son expression maximale dans l’évocation du sac de Barcelone par Al-Mansûr en 985. Cet épisode est si traumatisant que plusieurs textes de l’époque évoquent à son propos, dans une saisissante personnification, la mort de Barcelone12.
10De fait, cette perception des musulmans en tant que source d’une menace crée ou accentue chez les habitants le besoin d’une protection matérielle et spirituelle que les aristocrates prétendent leur fournir. Elle se traduit par la fondation de nombreux établissements religieux, ce qui s’explique par le fait que le « désert » frontalier attire les religieux désireux de suivre l’idéal monastique du retrait du monde, mais aussi par la volonté de christianiser un territoire entièrement livré à la nature d’où Dieu semble absent. Plus encore que les clochers des édifices religieux, ce sont pourtant les tours des forteresses qui marquent le plus le paysage frontalier : la densité du réseau castral est due à la volonté d’insérer les habitants dans une juridiction et de les soumettre à la fiscalité. En outre, ce réseau castral a tout comme le réseau ecclésial une fonction de christianisation de la frontière, car chacune des tours qui le composent est perçue comme un porte-étendard du pouvoir chrétien face à l’ennemi musulman13. Dès lors, ce patrimoine architectural revêt une très forte fonction mémorielle : il a pour rôle de rappeler la domination définitive d’un ordre chrétien sur des terres autrefois dominées ou menacées par les « païens ».
11Le rôle de défense de la population et des terres chrétiennes donne lieu à une véritable glorification de leur action colonisatrice et militaire par les aristocrates. Vers la fin du XIIe siècle, Pere de Puigverd explique dans une lettre les péripéties connues par la châtellenie de Barberà de la Conca, qui fut confiée à (son oncle) Arnau Pere par les comtes de Barcelone et d’Urgell, à charge pour lui de la peupler et d’en mettre en culture les terres, malgré d’incessantes attaques lancées par les musulmans. De cette narration se dégage une héroïsation d’Arnau Pere et au-delà de ce dernier, de tout le lignage Puigverd, dévoué de génération en génération à la défense de Barberà. La décapitation d’Arnau Pere par les musulmans fait de lui une sorte de martyr de la cause chrétienne14.
12Comme l’aristocratie laïque, l’Église aussi possède ses héros, en l’occurrence des saints, dont l’action frontalière apparaît comme beaucoup plus rapide et efficace. Le principal est Oleguer, évêque de Barcelone à qui l’on doit d’avoir supervisé la restauration définitive du siège archiépiscopal de Tarragone en 1129-1130. Ce prélat joue un rôle essentiel dans la diffusion des idées de croisade au sein de la société catalane. Il se voit attribuer peu après sa mort des miracles liés à la frontière : tantôt, il empêche la capture des chrétiens ou permet leur évasion ; tantôt au contraire, il permet à des propriétaires chrétiens de retrouver leurs esclaves musulmans en fuite15. Oleguer permet l’accomplissement d’un ordre juste, celui où les musulmans sont les esclaves des chrétiens. La mémoire de la frontière telle qu’elle est conservée par l’Église reflète ici la réalité croissante d’une domination chrétienne sur les musulmans, que l’Église souhaite totale, ce qui la conduit à occulter les défaites chrétiennes.
13On le voit, la légende manipulée au service de l’aristocratie est presque exclusivement marquée par la rivalité et l’inimitié entre chrétiens et musulmans. Toutefois, d’autres types de légende semblent échapper au formatage imposé par l’idéologie dominante, car ils reflètent des réalités d’échanges et de contacts pacifiques dont certaines sont par ailleurs avérées comme les relations commerciales, cependant que d’autres sont très mal ou pas du tout documentées comme les amours mixtes entre chrétiens et musulmans16. On peut donc envisager le fait que la mémoire populaire de la frontière est plus riche que la mémoire aristocratique puisqu’elle n’est pas seulement orientée vers la guerre.
14La mémoire populaire de la frontière, que l’on pressent plus respectueuse de l’héritage musulman, est ainsi confrontée à l’emprise croissante d’une mémoire aristocratique, dont la signification avant tout chrétienne et antimusulmane lui permet de mettre en avant les exploits de figures héroïques. Son champ tend lui-même à être envahi par une de ses composantes, la mémoire comtale, qui constitue la synthèse des traditions laïques et ecclésiastiques.
15Cette mémoire comtale est surtout fixée à travers diverses chartes émises dans les cercles ecclésiastiques proches du pouvoir comtal. En matière d’œuvre frontalière et de hauts faits contre les musulmans, certains comtes se détachent nettement parmi les autres tant ils sont nimbés d’une véritable gloire. La figure archétypale du héros de la frontière est bel et bien l’ancêtre fondateur de la dynastie comtale de Barcelone, Guifred Ier le Velu (à la fin du IXe siècle). Environ un siècle après sa mort, cette figure emblématique du chef apparaît aussi bien comme celui qui dirige la colonisation pionnière que comme un conquérant et un défenseur des terres frontalières. On le voit dans l’acte de consécration de l’abbaye Santa Maria de Ripoll, rédigé en 977 par Miró dit Bonfill, comte de Besalú, évêque de Gérone et petit-fils de Guifred Ier, où ce dernier est affublé d’épithètes hyperboliques17. Tout montre qu’à la fin du Xe siècle, la figure du comte Guifred est celle du bâtisseur d’un territoire princier formé d’une mosaïque de comtés et faisant face aux musulmans.
16La mémoire de ce fondateur est d’autant plus prestigieuse qu’au Xe siècle, aucun comte n’a marqué de manière positive par son action politique la mémoire frontalière. Au XIe siècle, en revanche, les éventuels succès des comtes les plus entreprenants sont transformés en triomphes dans l’historiographie contemporaine. Ainsi, l’arrière-petit-fils de Guifred Ier, le comte Ramon Borrell mène en 1010 une expédition à Cordoue, où il se bat au service du parti des Esclavons face à celui des Berbères soutenu par le comte de Castille. Le préambule d’une charte du monastère de Sant Cugat transforme en 1011 l’expédition comtale en une véritable épopée, glorifiant la victoire éclatante obtenue tout d’abord lors de la bataille d’El Vacar, mais occultant l’énorme défaite qui leur est infligée ensuite à la bataille du Rio Guadiaro18.
17Au XIIe siècle, tous les comtes sont concernés par la célébration de cette mémoire. Cela va évidemment de pair avec les succès croissants des opérations de conquête sur les musulmans, mais cela doit aussi être mis en relation avec l’émergence d’un début de sentiment d’appartenance collective à un même territoire et un même destin incarnés par les souverains de la dynastie comtale barcelonaise. C’est surtout Ramon Berenguer IV, devenu prince d’Aragon, qui a marqué par son action frontalière la mémoire de la dynastie comtale. C’est en effet sous son règne que les villes musulmanes de Tortose et de Lérida sont conquises, ce qui lui permet d’être encensé par l’historiographie comtale19.
18L’accumulation de ces fragments mémoriels depuis des décennies transforme l’action comtale de conquête et colonisation en un élément prégnant de la mémoire frontalière dans l’inconscient collectif. L’idéologie chrétienne qui les sous-tend, de plus en plus enserrée dans un écrin territorial et dynastique, est exprimée par la rédaction primitive au monastère de Ripoll dans les années 1162-1184 des Gesta comitum Barcinonensium, les Hauts faits des comtes de Barcelone20. Des ajouts au noyau primitif se font au long du XIIIe siècle pour immortaliser les exploits des comtes suivants, notamment Pere Ier et Jaume Ier. La mémoire frontalière et comtale est désormais structurée par un récit dont le fil directeur est constitué par les différents épisodes de la lutte contre les musulmans, qui forment les plus importants de ces « hauts faits » et permettent de fonder la légitimité du pouvoir comtal, de son indépendance vis-à-vis du royaume franc et de ses droits sur le royaume d’Aragon.
19Les faits d’armes de Pere Ier, dont l’action décisive inflige à la bataille de Las Navas de Tolosa en 1212 une énorme défaite aux Almohades, ne sont surpassés que par ceux de son fils, Jaume Ier, qui procède à la conquête des territoires de Majorque et de Valence de la fin des années 1220 au début des années 1240. Tous deux sont dans les Gesta des héros qui ont subjugué les Sarrasins et le second, du fait de ses conquêtes, est un propagateur de la foi chrétienne aux innombrables exploits21. La frontière musulmane, de zonale qu’elle était, est devenue avec la conquête de Tortose et Lérida quasiment linéaire, et elle finit avec la conquête de Valence par disparaître. Jaume Ier fait plus tard rédiger sous sa dictée le Llibre dels Feits, qui s’inscrit pleinement dans l’héritage idéologique des Gesta comitum Barcinonensium. Il s’agit en effet de fixer la mémoire des conquêtes accomplies contre les musulmans dans les Baléares et le Pays Valencien, puis de la répression des révoltes de ses sujets musulmans, et enfin de la conquête de Murcie en 1265-126622. De ce fait, c’est tout le royaume de Majorque et plus encore celui de Valence qui deviennent la frontière des comtés catalans ; le roi y agit en monarque chrétien et fait office d’exécuteur de la volonté divine.
20Au total, la boucle historiographique est bouclée : la mémoire frontalière a pour figure fondatrice le comte Guifred Ier le Velu, qui constitue le paradigme épique suivi avec plus ou moins de bonheur par ses successeurs, et dont l’action trouve son aboutissement dans celle de Jaume Ier, qui provoque par ses conquêtes la disparition de la frontière chrétienne avec les musulmans.
21Ainsi, les marches catalanes sont progressivement fossilisées à travers trois couches de mémoire qui se superposent : la mémoire patrimoniale, qui fonctionne surtout à court et à moyen terme et se fonde sur les droits issus de la colonisation ou bien perturbés par les heurts avec les musulmans ; la mémoire chrétienne, qui fonctionne à moyen et long terme et naît d’une conception sauvage de la frontière que des héros se chargent de civiliser par leur œuvre de colonisation et de conquête, faisant entrer les marches dans une dimension profondément chrétienne ; la mémoire comtale, qui fonctionne à long terme et dont les éléments fondamentaux apparaissent déjà avec le souvenir de Guifred le Velu, dont le projet est triomphalement réalisé aux XIIe et XIIIe siècles avec les figures de Ramon Berenguer IV et de Jaume Ier.
22Ces différents niveaux de mémoire se superposent mais les derniers tendent à prendre appui sur les premiers et à les écraser, de façon à occuper tout le champ de la mémoire dans la longue durée ; la mémoire patrimoniale tend à être à la fois prolongée et vampirisée par la mémoire chrétienne, cette dernière l’étant elle-même par la mémoire comtale qui investit tellement la mémoire frontalière qu’elle tend à se confondre avec elle. Une différence de solidité et d’épaisseur, et par conséquent de durée, existe donc bel et bien entre ces trois niveaux de mémoire.
23Cette superposition des couches mémorielles s’accompagne en effet d’une gradation dans leur dimension épique. La mémoire confère de la sorte un caractère sacré aux marches : ces dernières constituent bel et bien le territoire d’action des héros et sont le théâtre de l’intervention divine. Certains de ces héros sont d’ailleurs des saints qui y opèrent des miracles, mais tous œuvrent pour la défense et l’expansion de la chrétienté contre des forces obscures et maléfiques représentées par l’ennemi musulman. Cette sacralisation manifeste de la frontière permet d’imprégner d’une dimension téléologique implicite l’histoire des comtés qui doivent à terme se dégager définitivement de la domination musulmane et regagner complètement le giron de la chrétienté.
24Au-delà de sa fonction de légitimation, la mémoire transforme l’histoire de la frontière en une épopée pluriséculaire, qui inclut les habitants dans un territoire de mieux en mieux circonscrit qu’ils identifient comme le leur. Il finit en effet par être appelé patria dans les textes et par porter le nom de Catalogne, englobant ainsi l’ensemble des comtés23. La mémoire frontalière a donc pour effet d’effacer les divisions intérieures, de créer un sentiment de destin collectif, et de forger les prémices d’une véritable identité nationale. Si elle permet de conférer une si haute valeur au territoire catalan, c’est bel et bien en faisant de la frontière une zone sacrée : du reste, cette mémoire s’étoffe de plus en plus au fur et à mesure que la zone frontalière s’amenuise jusqu’à devenir quasi-linéaire, et c’est cet épaississement de la mémoire qui permet de sacraliser toujours plus une frontière pourtant en voie de disparition. Cette frontière linéaire de la seconde moitié du XIIe et du début du XIIIe siècle est d’autant plus sacrée qu’elle est par sa configuration très propice à la confrontation avec les musulmans, mais elle finit par disparaître matériellement avec la conquête de la partie septentrionale du royaume de Valence dans les années 1229-1233. Elle est cependant remplacée par une frontière idéelle, celle formée par les comtes de Barcelone eux-mêmes, considérés comme les remparts de la principauté catalane. Les comtes de Barcelone incarnent eux-mêmes la frontière et héritent donc de sa dimension sacrée puisqu’ils sont par excellence les défenseurs de la foi chrétienne et de la patrie.
Notes de bas de page
1 Sur la construction de la mémoire, voir Geary P. J., La mémoire et l’oubli à la fin du premier millénaire, Paris, 1996 (XIe siècle) ; Ruiz Domenec J.-E., La memoria de los feudales, Barcelone, 1984 (XIIe siècle).
2 Prost A., Douze leçons sur l’histoire, Paris, 1996, p. 298-300.
3 Rius Serra J.-M. (éd.), Cartulario de « San Cugat » del Vallés, Barcelone-Madrid, 1945-1981, t. II, n° 529 (1032).
4 Villanueva J. et al., Viage literario a las iglesias de España, Madrid-Valence, 1803-1852, t. IX, append. n° XXIV (1153).
5 Ibid., t. IX, append. n° XX (1116).
6 Feliu G. et Salrach J. M. (dir.), Els pergamins de l’Arxiu Comtal de Barcelona de Ramon Borrell a Ramon Berenguer I, Barcelone, 1999, t. II, n° 562 (1060).
7 Rodríguez Bernal F., Los Cardona. Familia, poder y territorio en Cataluña (Siglos X-XIII), thèse de doctorat dactyl., Université autonome de Barcelone, 2004, t. II, append. n° 102 (1087).
8 Morera Llauradó E., Tarragona cristiana. Historia del arzobispado de Tarragona y del territorio de su provincia (Cataluña la Nueva), Tarragone, 1897, t. I., append. n° 5 (1011).
9 Rius Serra J. M. (éd.), op. cit., t. II, n° 529 (1032) et 527 (1033).
10 Miquel Rosell F. (éd.), Liber Feudorum Maior. Cartulario real que se conserva en el Archivo de la Corona de Aragón, Barcelone, 1945-1947, t. I, n° 254 (1160).
11 Dolset H., Frontière et pouvoir en Catalogne médiévale. L’aristocratie dans l’ouest du comté de Barcelone (début du Xe - milieu du XIIe siècle), thèse de doctorat dactyl., Université de Toulouse II - Le Mirail, 2004, t. I, p. 217-233, 250-253 et 271-280.
12 Fàbrega i Grau A. (éd.), Diplomatari de la Catedral de Barcelona. Documents dels anys 844-1000, Barcelone, 1995, n° 212 (989).
13 Dolset H., op. cit., t. I, p. 193-205 et t. II, p. 645-661.
14 Sans i Travé J.-M. (éd.), Col. lecció diplomàtica de la casa del Temple de Barberà (945-1212), Barcelone, 1997, n° 141 (1184-1188 ?).
15 Aurell M. (éd.), « Prédication, croisade et religion civique. Vie et Miracles d’Oleguer († 1137), évêque de Barcelone », Revue Mabillon, n. s., t. 10, 1999, p. 113-168 (entre 1137 et 1143).
16 Balañà i Abadia P., Llegendes de moros i cristians, Barcelone, 2003, p. 39-44, 49-52, 109-112.
17 De Marca P., Marca hispanica sive limes hispanicus, É. Baluze éd., Paris, 1688, append. n° CXXIII (977).
18 Rius Serra J.-M. (éd.), op. cit., t. II, n° 449 (1011).
19 Villanueva J. et al., op. cit., t. V, append., p. 252-254 (1149).
20 Barrau Dihigo L. et Massó Torrents J. (éd.), Gesta comitum Barcinonensium, Barcelone, 1925.
21 Ibid., p. 52-53 et 58-59.
22 Soldevila F., Bruguera J. et Ferrer i Mallol M. T. (éd.), Llibre dels feits del rei En Jaume, Barcelone, 2007.
23 Zimmermann M., Écrire et lire en Catalogne (IXe-XIIe siècle), Madrid, Casa de Velázquez, 2003, t. II, p. 1002-1003. Udina Martorell F., El nom de Catalunya, Barcelone, 2000.
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