En quête de limites : géographie et politique des frontières au Royaume-Uni (vers 1890-1918)
p. 277-287
Résumés
Cet article vise à reconstruire le contexte dans lequel, au tournant des XIXe-XXe siècles, les limites internationales ont assumé le statut d’objet scientifique au sein de la discipline géographique. Le cas de la géographie anglaise est ici retenu dans la mesure où le projet de soumettre la frontière à une analyse scientifique se formule de manière précoce et claire en rompant avec les pratiques descriptives jusque-là dominantes. Les tenants de cette option entendent entamer une réflexion « scientifique » en interrogeant les finalités des délimitations internationales par rapport à la constitution d’une communauté de Nations. En m’éloignant d’approches internalistes en histoire des sciences qui tendent à confiner les débats intellectuels dans les cadres autoréférentiels de cercles académiques, j’entends montrer que les discussions sur les frontières ne peuvent être comprises en faisant abstraction des questions politiques qui agitent le monde contemporain et qui à travers la frontière sont analysées. Les débats scientifiques sur la frontière ne peuvent se comprendre sans considérer d’une part le contexte politique dans lequel ils prennent place, et d’autre part le rôle auquel aspire la géographie : discipline capable de déceler les principes inspirateurs de la politique au sens de la maîtrise de territoires et de populations.
Political boundaries assumed a new and broader scientific statute between the late XIX and the beginning of the XX centuries in relation with the growing importance of geography as academic discipline. More particularly, this paper is interested in reconstructing the context and the way in which such connection was made in the case of Great Britain. English geography raised the question of a new “scientific” investigation of political boundaries in contrast with the traditional descriptive geography. In this ways, it addressed its concerns to the making of boundaries in relation with the raising of an international community made up of Nations. I aim at showing that the debates on boundaries can’t be understood if one disregards the political questions shaking a specific place in the contemporary world. It is precisely this kind of questions which are analysed through the boundary. This implies to escape from internalist approaches in history of sciences – when they tend to confine intellectual debates to academic spheres – following up actors and institutions promoting such debates, unveiling the concerns they address and the problems they declare to tackle and to solve. Geography – and political geography more particularly – appears a discipline whose aims consist in orienting politics, in securing territory and resources, and controlling populations.
Texte intégral
1Cet article s’attache à reconstruire le contexte dans lequel, au tournant des XIXe-XXe siècles, les limites internationales ont assumé le statut d’objet scientifique à part entière au sein de la géographie. Il est évident que le discours sur les limites des États appartient au projet épistémologique du savoir géographique de tout temps notamment lorsqu’il s’applique à comprendre la dimension spatiale du monde politique. Exposé savant ou rapport administratif, narration pédagogique ou guide de voyage, le texte géographique désigne des limites, les situe dans l’espace avec un vocabulaire et une précision qui changent en fonction de l’échelle d’observation, des époques ainsi que des intentions de l’auteur1. À strictement parler, les termes « frontière » et « limite » sont moins l’apanage d’une discipline qu’une pluralité de savoirs qui concourent à fonder une analyse politique des structures spatiales du pouvoir.
2Dans un champ géographique qui définit sa pertinence disciplinaire au cours du XIXe siècle grâce à la création de sociétés et de revues de géographie et à la multiplication des chaires académiques, le discours sur la frontière conserve une fonction centrale dans la description d’un paysage politique en rapide évolution, aussi bien en Europe que sur d’autres continents. La frontière est ainsi un thème omniprésent dans les revues géographiques européennes sous la forme de communications sur les traités qui accompagnent la naissance de nouveaux États-Nations, ou qui instituent des domaines coloniaux. Dans ce cadre, une discontinuité émerge vers la fin du siècle qui se revendique d’une étude « scientifique » de la géographie des frontières vis-à-vis d’approches rigidement descriptives. Les tenants de cette option entendent construire une réflexion scientifique en interrogeant les finalités des délimitations internationales par rapport à la constitution d’une communauté de Nations. Ils questionnent par là la nature de ces entités collectives, ce qui fait qu’un groupement humain accède au statut de Nation. Ces interrogations relèvent de l’essor d’une géographie politique au sein des sciences géographiques aux tournures nationales spécifiques2.
3J’ai été amené à retenir le cas anglais à cause de la précocité et de la clarté qui caractérisent la formulation du projet de soumettre la frontière à une analyse scientifique. Je me suis ainsi proposé d’étudier la nature, les styles et les contenus du débat anglais sur la frontière « scientifique » en l’insérant dans un contexte politique caractérisé d’abord par un rapport à l’expérience coloniale. Malgré sa courte durée (1890-1918), la chronologie retenue permet de saisir la reformulation des catégories scientifiques du projet originel sous l’impulsion des événements dramatiques de la Grande Guerre. La question sur la nature des frontières, sur leur fonction et les critères de leur démarcation suscitent des réponses différentes et légitiment de nouvelles approches. En m’éloignant d’approches internalistes qui tendent à confiner les débats intellectuels dans les cadres autoréférentiels de cercles académiques3, j’entends montrer que les discussions sur les frontières ne peuvent être comprises en faisant abstraction des questions politiques qui agitent le monde contemporain et qui à travers la frontière sont analysées.
« AN IMPERIAL VISION » : LES FRONTIÈRES DANS LA LITTÉRATURE ANGLAISE (FIN XIXe SIÈCLE)
4En s’adressant en 1899 au colonel Holdich et en 1907 à Lord George Curzon pour tenir des conférences sur les frontières4, la Royal Geographical Society (dorénavant RGS) et l’Université d’Oxford font délibérément appel à des hommes d’expérience. Entré dans les Royal Engineers en 1862, le colonel Thomas Holdich (1843-1929) passe sa carrière au service de l’armée : au Bhutan en 1865, en Abyssinie en 1867-1868, en Afghanistan en 1878-1879. À partir des années 1880, il participe aux principales commissions de délimitation de l’Empire britannique : en Afghanistan (1884-1886), au Tasmar (1894), au Pamir (1895), au Baluchistan (1896) et fait partie de la commission britannique chargée de l’arbitrage du conflit chilo-argentin en 1892. Sa grande expérience deviendra la source d’une production abondante sur des questions de géographie politique à partir de sa retraite (1898) jusqu’aux années de sa présidence de la RGS (1917-1919)5.
5Un parcours semblable, quoique plus politique, est celui de Lord Curzon (1859-1925), dont le livre est la réélaboration de la Romanes Lecture de 1907 à l’université d’Oxford. Membre de l’aristocratie anglaise, il siège au parlement dès 1885 et occupe les fonctions de sous-secrétaire d’État pour l’Inde (1891-1892) et aux Affaires étrangères (1895-1898) avant d’être nommé vice-roi des Indes (1899-1905). Là-bas, il se confronte à l’épineux problème de la suzeraineté du Tibet contre la Chine, engage une réorganisation administrative des provinces frontalières et promeut des traités commerciaux avec la Perse.
6Écrire sur les frontières revient pour Holdich et Curzon à dégager les principes de gouvernement d’un monde caractérisé par la lutte pour établir une domination coloniale. Selon Curzon, la politique des frontières affecte la guerre et la paix entre les Nations plus que tout autre facteur économique6. L’expansion territoriale des États est dictée par la poursuite d’intérêts et d’ambitions qui, devenant pas à pas mutuellement exclusifs, viennent à se heurter : plus la surface terrestre se retrouve occupée, plus la compétition se fait vive faute d’espaces vides à conquérir. Or, ce moment est désormais arrivé et les positions acquises par chacun doivent être sanctionnées par leur délimitation. Pour cette raison, Holdich peut proclamer l’avènement d’une ère de démarcation des frontières7. Derrière la reconstitution des dynamiques qui sont en train de dessiner une nouvelle géographie politique mondiale, se profile la tâche civilisatrice de l’« homme blanc » qui se déploie en Asie, en Afrique ou en Amérique.
7En évoquant une ère de démarcation des frontières, Holdich et Curzon décrivent la course à la colonisation où les Britanniques se trouvent en concurrence avec des États animés par le même projet. Selon Curzon, l’époque où l’Angleterre n’avait d’autres frontières que la mer est finie. L’Empire britannique a désormais des frontières très étendues : en Amérique du Nord, 3 000 miles avec les États-Unis ; en Inde, 6 000 miles avec la Perse, la Russie, l’Afghanistan, le Tibet, la Chine, le Siam et la France ; en Afrique 12 000 miles avec la France, l’Allemagne, l’Italie et le Portugal. Or, le contrôle de ces frontières implique la formation de compétences inconnues auparavant de la part des bureaux coloniaux et la mise en œuvre d’une politique nouvelle en ce sens.
8La longueur extraordinaire des frontières impériales est donc le résultat d’un engagement progressif de la part des institutions coloniales anglaises qui doivent se mesurer avec l’émergence d’autres pouvoirs. Ce n’est pas par hasard si les exemples donnés par Holdich et Curzon comme preuves de la charge pacificatrice de la démarcation des frontières vis-à-vis des rivalités impériales sont issues des cas africain et, surtout, asiatique : la guerre afghane en 1879-1880, le conflit avec la Russie au Turkestan en 1884, la question du Chitral encore avec la Russie. Ces trois exemples renvoient à ce que l’historiographie convient de désigner comme le Great Game, à savoir la rivalité stratégique anglo-russe pour la suprématie en Asie centrale tout au long du XIXe siècle. Du point de vue anglais, l’expansion de l’Empire russe en Asie est appréhendée comme un processus pouvant mener à terme à la perte de l’Inde. La démarcation des frontières est l’un des moyens utilisés par les Britanniques pour entraver la mainmise redoutée des Russes sur l’Asie.
DES FRONTIÈRES MILITAIRES
9L’origine de la littérature anglaise sur les frontières se situe donc au croisement d’une expérience particulière en politique coloniale et de la préoccupation de régler la course à la possession des ressources en dressant des bornes à l’expansion des Nations. Cette réflexion relève du souci de soumettre à une étude scientifique le problème pressant des frictions entre les Nations. Il s’agit dès lors d’élaborer un cadre et des dispositifs juridiques pour résoudre les conflits tout en créant les conditions pour les prévenir. Les frontières sont en ce sens tenues comme l’un de ces dispositifs et, pour cette raison, la discussion est axée sur les critères de délimitation.
10Dans les discours d’Holdich et de Curzon, si la cupidité et la convoitise sont des moteurs de l’histoire, la protection et la défense du territoire sont, eux, un instinct inné des Nations. La vision des frontières qui en découle est défensive et militaire. En d’autres termes, les frontières sont jugées positivement ou négativement selon qu’elles permettent de se défendre efficacement. Holdich l’affirmera en 1916 lorsqu’il donne une deuxième conférence à la RGS à la suite de la publication d’un livre sur ce thème :
« Believing that the first and greatest object of a national frontier is to ensure peace and goodwill between contiguous people by putting a definite edge to the national political horizon, so as to limit unauthorised expansion and trespass, I have endeavoured to show (I fear but crudely) what is the nature of a frontier that best fulfils these conditions in practice. »
11Et plus loin, il renchérit :
« Assuming that the primary object in defining a frontier is to set up a defensive partition between contiguous States which prevent mutual trespass or illegal expansion into either territory, the actual boundary of that frontier is designed either to settle immediate disputes, or, in the case of conquered territory, it is to prevent future complications of an aggressive nature8. »
12La paix dépendant de la sécurité, elle ne peut être assurée que par des frontières dûment et convenablement défendables dans un monde qui demeure dominé par la force.
13Comme Curzon, Holdich s’attache à définir les caractères d’une « frontière scientifique », à savoir une frontière qui corresponde à un élément géographique éminent qui protégerait des États riverains. « Boundaries must be barriers – if not geographical and natural, then they must be artificial, and strong as military device can make them9. » Étant donné ce principe général, Holdich établit une hiérarchie des types de frontières : d’abord les montagnes qui offrent un support aux dispositifs de la défense militaire décidément plus puissant que les rivières ; celles-ci s’avèrent à leur tour énormément plus efficaces que les déserts, les lacs et la mer dont les effets protecteurs, autrefois tenus pour valides, ont désormais été nettement réduits par le progrès technologique des communications et de la guerre. Seulement lorsque la topographie n’offre pas de tels éléments naturels la ligne artificielle devra être envisagée. L’importance de la géographie consiste justement en ce qu’elle doit permettre au moyen d’une prospection préalable du terrain d’identifier et de sélectionner les objets géographiques les plus appropriés pour établir des frontières selon les impératifs de la rationalité militaire10.
UNE NOUVELLE GÉOGRAPHIE EUROPÉENNE : LA GRANDE GUERRE
14La lecture des frontières en termes militaires se trouve réélaborée et dépassée avec la Première Guerre mondiale. Très tôt, les sociétés savantes et géographiques anglaises organisent des conférences animées par la conscience que la carte d’Europe, quels que soient les résultats de la guerre, sera bouleversée. Les éclairages en ce sens sont attendus de savants qui sont de plus en plus liés au milieu universitaire où les chaires de géographie se multiplient. Derrière la qualification de « géographe », des parcours et des compétences divers se dessinent pourtant. Lionel W. Lyde (1863-1947) s’intéresse à la géographie après des études classiques d’histoire ancienne et de littérature à Oxford. Réputé pour son savoir encyclopédique et ses capacités divulgatrices, il s’intéresse aux relations de l’homme à l’environnement par le biais de l’histoire. Ses livres – An introduction to Ancient History (1890), Man on the Earth (1895), Man and his Markets (1896) – marquent bien le sens d’un parcours qui l’amène à la chaire de Géographie économique à l’University College de Londres en 1903. Auteur prolifique, il publie des livres et manuels scolaires de géographie commerciale qui se vendent à des millions d’exemplaires. Il entre de plain-pied dans le débat en 1915 avec Some frontiers of to morrow. An aspiration for Europe où il développe les grandes lignes d’une conférence tenue le 7 décembre 1914 à la RGS11.
15Diplômée en sciences naturelles à Édimbourg, puis lectrice en biologie et en zoologie, Marion Newbigin (1869-1934) arrive à la géographie en étendant à l’étude des activités humaines ses recherches sur l’influence de l’environnement sur la faune. Ses nombreux voyages sont l’occasion d’étayer ses observations qui donneront naissance à des ouvrages de géographie humaine Modern Geography (1911) et Man and the Conquest of Nature (1912). Alors qu’elle est rédactrice du Scottish Geographical Magazine dès 1902 et membre de la RGS dès 191612, la guerre est l’occasion pour elle d’aborder la question cruciale des Balkans. Elle publie en 1915 Geographical Aspects of Balkan Problems in their relation to the great European War, ce qui lui vaut l’invitation à tenir une conférence en 1917 à la RGS13.
16La guerre est à l’origine aussi du travail de Leon Dominian (1880-1935), né à Istanbul et émigré aux États-Unis où se déroule sa carrière. Membre de l’American Geographical Society (1912-1917), il se signale pour ses recherches sur la géographie linguistique de l’Empire ottoman qu’il met à profit dans Linguistic Areas in Europe : their boundaries and political significance (1916) et The Frontiers of Language and Nationality (1917) où il propose d’adopter la langue comme critère de définition des nationalités et des frontières. Dominian sera retenu à la fois pour la proximité de ses propositions avec les préoccupations de ses confrères britanniques et pour leurs répercussions dans les négociations de paix à la fin de la guerre. Grâce au succès retentissant de ses ouvrages, il est employé par le Department of State (1919) qui l’associe à la Commission américaine de la Paix de Paris.
17Tandis que la première littérature géographique ramenait le problème des frontières à une dimension stratégique et volontariste dominée uniquement par des formations politiques européennes en lutte pour le partage colonial du globe, les débats s’enrichissent maintenant d’entités collectives qu’on indique alternativement et confusément comme races, nations, ethnies. Largement présentes dans la production scientifique de l’époque, ces notions assument une signification particulière du fait de leur application à des réflexions de nature politique. Tout en mettant le principe de nationalité au cœur de l’Europe politique à venir, la discussion reste ouverte sur le fondement à retenir pour définir une nation et les critères pour tracer les limites. Le choix des trois auteurs cités ci-dessus permet de montrer les positions diverses assumées à cet égard.
18Pour Lyde, les frontières du futur ne peuvent avoir le même sens ni les mêmes fonctions que dans le passé. Dans les « primitive times », elles ont servi à protéger l’espace d’approvisionnement alimentaire de groupes qui ont ainsi développé des caractères sociaux, physiques et ethniques spécifiques. Les frontières naturelles comme les montagnes et les rivières ont été de la plus grande efficacité pour opposer un obstacle aux mouvements et aux visées expansionnistes de l’homme primitif. Aujourd’hui, « in a mature civilisation », la démarcation des frontières doit assurer la paix entre les peuples et permettre les échanges14. Lyde préconise alors que la nouvelle carte d’Europe identifie d’abord des unités géographiques où vivent des « types raciaux », à savoir des groupes qui se sont révélés historiquement inassimilables culturellement par des groupes voisins. Selon ce principe par exemple, la Pologne mérite d’être érigée en État indépendant en raison de sa résistance à la politique d’assimilation allemande15. Seulement après avoir établi une liste des « types », il sera possible de tracer des frontières là où les hommes se rencontrent « naturellement » ce qui exclut les montagnes au profit des fleuves.
19Lyde partage avec nombre de ses confrères l’idée que les communautés humaines se sont développées au contact d’environnements spécifiques qui en ont déterminé les traits biologiques et les attributs culturels, comportements et aptitudes spirituelles. Ces assertions s’inscrivent dans la perspective des positions évolutionnistes néolamarckiennes très répandues au Royaume-Uni entre les années 1880-1920. En reprenant la théorie de Lamarck selon laquelle les caractères acquis par un organisme pendant la vie d’un individu peuvent être transmis aux descendants, elles fondent le mécanisme évolutif sur l’idée que l’acquisition d’un caractère est une réponse adaptative à des conditions environnementales particulières. Si pour les biologistes, toutefois, la transmission se réfère aux individus d’une même espèce, pour les géographes ce sont les populations humaines et les diverses manifestations socioculturelles qui sont en jeu. Il s’agit en effet d’expliquer la reproduction de phénomènes sociaux d’ensemble à travers la continuité du rapport d’une société à son milieu naturel de vie. Envisagée en termes d’espèce, chaque entité collective est dotée de traits culturels qui, une fois acquis, se répètent à l’identique16.
20Dans cette perspective, l’histoire est apparentée à un processus circulaire où les sociétés se reproduisent toujours de la même façon une fois qu’elles ont forgé des caractères propres en lien avec ce que Ratzel appelait leur « espace de vie ». C’est pour cette raison que l’inventaire des « types » n’a point besoin d’être appuyé par des principes théoriques, la sélection s’imposant d’elle-même comme un produit du processus historique. Ainsi, les populations roumaines se sont organisées des siècles durant en vivant dans les conditions géographiques spécifiques de la plaine. Si le million et demi de Roumains qui habitent la Transylvanie a tellement souffert de la politique de « prussianisation » menée par la Hongrie, la raison tient à ce qu’ils ne sont pas aptes à vivre sur le plateau. En d’autres termes, les caractères du « type » roumain faiblissent une fois que disparaissent les conditions dans lesquelles il s’est formé. Lyde prône alors la restitution par la Russie du plat pays jusqu’au Dniester où l’on pourra avantageusement installer les Roumains des Carpates laissés à la Hongrie.
21La vision essentialiste de Lyde est étayée dans ces mêmes années par un argument linguistique. Pour Leon Dominian, le critère de démarcation des frontières d’Europe ne pourra ressortir que de la géographie linguistique à cause de l’importance de la langue comme expression du rapport entre territoire et nationalité. Les structures sémantiques et les formes littéraires sont issues des interactions avec des milieux de vie spécifiques à l’instar de leur tempérament. Les liens émotionnels et spirituels des hommes avec la terre s’exprimant à travers le langage, celui-ci est le vecteur principal de territorialisation des communautés humaines. Les limites linguistiques ont donc une valeur pratique parce qu’elles se sont développées « naturellement » comme résultat historique des besoins économiques des peuples et de leurs émigrations.
22La délimitation des frontières nationales devra se fonder sur un travail scientifique visant à harmoniser les intérêts de chacun avec ce que Dominian appelle « les faits de la nature » qui sont du ressort de la géographie. Ces faits de la nature renvoient aussi bien à des éléments physiques qu’aux données linguistiques et la méthode scientifique préconisée consiste en l’observation au cas par cas de l’articulation possible de ces deux aspects en vue d’une solution politique durable. Une chaîne de montagne ou un fleuve ne sont pas des limites naturelles pour des raisons intrinsèques mais parce que les faits humains qui concourent à définir une nationalité s’y sont ajustés historiquement. Ainsi, la zone comprise entre l’Adriatique et les rivières Drave, Morava, Drina et Lim constitue une région géographique, ethnologique et linguistique dans la mesure où le peuplement slave du premier millénaire n’a pu être que faiblement infiltré et dominé par des pouvoirs extérieurs. De même, le hongrois est parlé dans un plat pays qui est le seul espace occupé par des populations hongroises : celles-ci laissent en fait la place au Slovaque, au Ruthène et au Roumain dès que l’altitude augmente, et au Serbe lorsque le paysage se fait marécageux.
23La réflexion de Dominian procède par problèmes qu’il réduit à quelques grandes oppositions : Italiens et Allemands au Trentin, Allemands et Français en Alsace en esquivant ainsi la question, essentielle, des minorités. Tout en notant qu’en Transylvanie des minorités linguistiques allemandes se mêlent aux groupes majoritaires de Hongrois et de Roumains, il les ignore lorsqu’il s’agit de fournir une solution territoriale. Le problème touche toutefois à la segmentation du continuum linguistique. Quel est l’écart pertinent qui permet de distinguer les langues ? Répondre à cette question investit de plein fouet la relation toute politique entre langue et nationalité, entre affinités linguistiques et solidarités politiques. S’il peut définir les Croates, les Monténégrins, les Bosniaques et les Dalmatiens comme des Serbes « déguisés », la raison tient au fait que la langue de Dominian est réduite à son expression littéraire et que les forces sociales et intellectuelles qui agissent dans la construction d’une nation s’expriment et se reflètent à travers la littérature17.
24Dans ces mêmes années, l’articulation entre ce qu’on désigne comme race, groupe linguistique et nationalité peut être beaucoup plus subtile. Dans l’article de 1917, Newbigin conteste la confusion qui règne parmi ses collègues lorsqu’ils parlent de nationalités en termes de races, en supposant un caractère inaltérable et héréditaire des traits biologiques et culturels des peuples. Newbigin souligne que, si une race est en biologie la variété d’une espèce dont les membres ont développé des traits physiques particuliers comme réponse organique à des conditions environnementales spécifiques, cette emprise de l’environnement s’est tout à fait estompée chez l’homme à cause de sa grande mobilité et du mélange de races qui s’est ensuivi. Puisque les caractères physiques se transforment et tendent à se brasser dans les échanges, comment peut-on assurer que des attributs culturels demeurent inaltérés ? La biologiste Newbigin met en garde ses confrères lorsqu’ils traitent les collectifs sociaux comme des entités biologiques en leur prêtant les mêmes mécanismes évolutifs. Elle affirme en ce sens que le caractère distinctif de l’espèce humaine est sa capacité de s’adapter aux conditions changeantes : en d’autres mots, de changer ses caractères physiques et culturels selon les circonstances. Cette capacité à changer rend plausible de prévoir que tout groupe, quoique originairement différent physiquement et culturellement, puisse se combiner de façon à former une nation, pourvu que les conditions soient favorables. Or, ces conditions sont liées au développement de l’économie et des communications qui extraient les communautés de l’isolement géographique qui avait initialement encouragé leur formation comme groupes séparés. L’exemple historique des îles britanniques lui permet de montrer comment un organisme national s’est construit à partir de l’intégration de plusieurs unités politiques autonomes et mutuellement hostiles (Pays de Galles, Écosse, Angleterre) grâce à leur désenclavement par la construction d’un réseau routier et l’attraction exercée par le développement d’activités productives et de marchés dans les villes. Une nation ne correspond donc pas à une race, elle peut avoir des fondements religieux, linguistiques et historiques mais elle est aussi une communauté d’intérêts économiques. Puisque la carte politique de l’Europe orientale ressemble en ce début de XXe siècle à celle de l’Europe occidentale des XVIe-XVIIIe siècles, il ne reste qu’à y créer les mêmes conditions d’évolution vers des formes d’intégration économique et politique.
25La production géographique anglaise des années 1890-1918 montre que les positions assumées par les différents auteurs, la fonction qu’ils attribuent aux frontières et les critères de leur démarcation s’avèrent imbriqués avec les questions politiques qui agitent le monde contemporain. Cet entrelacement assume des formes et fait émerger des problématiques distinctes selon les auteurs et les circonstances particulières dans lesquelles ils prennent la parole. Or, cette production trouve son trait commun dans le regard surplombant que les auteurs prétendent établir quant aux critères de démarcation des frontières. Une telle approche est typique du scientisme de l’époque qui veut que pour chaque problème une solution universellement valable soit identifiable scientifiquement. « Savoir universel, la science était alors perçue comme un vecteur fondamental d’un meilleur dialogue entre les cultures et les civilisations18 » : il n’est pas étonnant de voir émerger une science des frontières enrôlée dans ce programme communément partagé. Le débat au Royaume-Uni se distingue par la continuité du foisonnement de propositions d’ingénierie territoriale se prolongeant jusqu’à la Grande Guerre et par sa plus grande distance par rapport aux problèmes discutés. Dans une Europe où chaque prétendant a des revendications territoriales, le Royaume-Uni se trouve dans la position privilégiée de n’avoir pas de visées sur le continent et de consentir une ouverture du débat – impensable ailleurs – autour de la future carte politique de l’Europe.
26Reconstituer les relations que ces débats entretiennent avec le contexte politique interroge l’écriture de l’histoire d’une discipline et la compréhension de l’évolution des notions scientifiques qui y sont mobilisées. Plus précisément, les diverses significations que la notion de frontière assume dans la littérature géographique se comprennent à la lumière des enjeux des débats par rapport au contexte politique dans lequel ils prennent place. S’il n’est pas d’objet scientifique sans relation avec le contexte politique dans lequel il est construit, le discours sur la frontière se distingue par une dimension intrinsèquement politique, une dimension qui est constitutive de son existence comme objet scientifique. C’est un fait que la réflexion sur les frontières tire une partie essentielle de sa rationalité de la mise en ordre d’un monde dont les protagonistes sont des entités politiques. Il suffit de prêter attention aux déclarations des auteurs affirmant les finalités pratiques de leurs études pour saisir à quel point la notion de frontière ne peut être appréhendée comme une catégorie scientifique désincarnée évoluant en quelque sorte dans une sphère académique séparée du monde social. Postuler cette séparation serait d’autant plus étonnant que la géographie politique et la géopolitique plus particulièrement se construisent exactement pendant ces années autour du projet de faire de la géographie le lieu scientifique capable de déceler les principes inspirateurs de la politique en ce qu’elle a à faire avec l’influence ou la maîtrise de territoires, de ressources et de populations. La frontière naturelle – qu’elle soit défensive à la Holdich ou connective à la Lyde – acquiert tout son sens par rapport à une communauté d’États dans un équilibre précaire. En étudiant l’espace comme un enjeu, l’analyse géographique entend éclairer les objectifs poursuivis par les acteurs et les moyens mis en œuvre pour y parvenir, en un mot leurs rapports de force. Elle aspire aussi à une fonction performative, son but étant d’orienter les décideurs dans leurs choix face à des problèmes concrets, qu’il s’agisse de la répartition des mondes coloniaux ou de la question des nationalités dans l’Europe déchirée par la guerre. En ce sens, les contingences du politique sont moins des accidents superfétatoires du débat géographique que l’élément sur lequel celui-ci fonde sa raison d’être.
Notes de bas de page
1 Nordman D., Frontières de France. De l’espace au territoire, XVIe-XIXe siècles, Paris, Gallimard, 1998, p. 25-63.
2 Il est convenu de considérer à l’origine de la géographie politique l’œuvre de Ratzel F., Politische Geographie oder die Geographie der Staaten, des Verkehrs und tes Krieges, Munich, 1897, quoique d’autres auteurs à peu près dans les mêmes années aient recours à l’expression « géographie politique » tels que Rudolf Kjellén en Suède, Halford Mackinder en Angleterre (Mackinder H., « The Geographical Pivot of History », Geographical Journal, 23/4, 1904, p. 421-444). Sur ce dernier et la géographie politique anglaise du début du XXe siècle voir le numéro spécial du Geographical Journal, 2004/170. Sur le contexte historique et les origines intellectuelles de l’association entre sciences sociales et géographie, voir Raffestin C., Lopreno D., Pasteur Y., Géopolitique et histoire, Payot, Genève, 1995. Sur la raison d’être et la distinction successive entre géographie politique et géopolitique Rosière S., Géographie politique et géopolitique, Paris, Ellipses, 2003.
3 Il en est un exemple récent, Sereno P., « Ordinare lo spazio, governare il territorio : confine e frontiera come categorie geografiche », in Pastore A. (dir.), Confini e frontiere nell’Età Moderna. Un confronto fra discipline, Milan, Angeli, p. 45-64 où les diverses utilisations des notions de limite, frontière et territorialité par les géographes sont passées en revue sans s’intéresser aux contextes dans lesquels ces discussions prennent place, ni aux éclairages que les auteurs entendent ainsi porter sur ces mêmes contextes et sur les dynamiques géopolitiques qui les caractérisent.
4 Holdich T., « The Use of Practical Geography Illustrated by Recent Frontier Operations », Geographical Journal, 13/5, 1899, p. 465-477 ; Curzon G., Frontiers, 1907.
5 Mason K., Crosthwait H. L., « Colonel Sir Thomas Hungerfors Holdich », Geographical Journal, LXXV/3, 1930, p. 209-217.
6 « The majority of the most important wars of the century have been Frontier wars » ; « Frontiers are indeed the razor’s edge on which hang suspendend the modern issues of war or peace, of life or death to nations ». Curzon G., Frontiers cit., p. 5 et 7.
7 Holdich T., Geographical Problems cit., p. 467.
8 Respectivement, Holdich T., « Geographical Problems in Boundary Making », Geographical Journal, 47/6, 1916, p. 421-436 et Political Frontiers and Boundary Making, Londres, 1916 (cit. p. X et 128).
9 Ibid., p. 46.
10 En ce sens, il mettait en garde face à l’usage irréfléchi d’une terminologie géographique comme « ligne de crête », « aux pieds des collines », « le cours d’une rivière ». L’usage de ces expressions par les diplomates est source de contestations infinies sans une connaissance précise des localités. Quel est en effet le lit d’un fleuve aux caractères torrentiels ? Où situer les « pieds des collines » lorsqu’elles décroissent imperceptiblement dans une plaine ? Et que dire de ces montagnes comme les Andes méridionales où la ligne des plus hauts sommets diffère de la ligne de partage des eaux ?
11 Lyde L.-W., « Types of political frontiers in Europe », Geographical Journal, 45, February 1915, p. 126-139.
12 « Obituary : Dr. Marion I. Newbigin », Geographical Journal, 84/4, 1934, p. 367.
13 Newbegin M., « Race and Nationality », Geographical Journal, 50/5, 1917, p. 313-328.
14 Ibid., p. 127-128.
15 Ibid., p. 137.
16 Loison L., Qu’est ce que le néolamarckisme. Les biologistes français et la question de l’évolution des espèces. 1870-1940, Paris, Vuibert, 2010.
17 « A litterary history of a country is, in great mesure, the mirror of its political growth » et, plus loin, « nationality and litterature are thus bound together by geography and history ». Dominian L., The Frontiers of Language and Nationality, New York, The American Geographical Society of New York, 1917, p. 317.
18 Mercier G., « La géographie de Paul Vidal de la Blache face au litige guyanais : la science à l’épreuve de la justice », Annales de Géographie, n. 667, 2009, p. 311.
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