La militarisation de la frontière et les mutations des mentalités en Transylvanie roumaine (1750-1850)
p. 249-257
Résumés
Le régiment roumain de gardes-frontières a fonctionné pour la période 1762-1851 sur le territoire situé au nord-est de la Transylvanie. Cette région historique de la Roumanie a fait partie de l’Empire habsbourgeois pendant plus de 160 ans ; ce statut a influencé la vie des habitants, le développement économique mais aussi la mentalité individuelle et collective de la population militarisée. Notre étude a mis en évidence le fait que les mentalités de ces populations ont beaucoup évolué à cause des nouvelles règles dictées par les Autrichiens. Toute la vie quotidienne publique ou privée des habitants de ces 44 villages a été très attentivement surveillée par les autorités étrangères. La frontière militaire imposée par les Autrichiens a eu un profond impact sur la population vivant à l’intérieur du territoire du régiment aussi bien que sur ses descendants.
The Romanian Regiment worked between 1762 and 1851 on the north-eastern territory of Transylvania. This historic region of Romania was part of the Habsburg Empire for over 160 years; this status has influenced the lives of people, the economic development but also the individual and collective mentality of the militarized population. Our study wishes to highlight the mentality changes of Romanians soldiers during the military training in Transylvania, due to the new rules imposed by the Austrians. All day events, as well as intimate inhabitants of these 44 villages have been militarized, carefully guarded by the military abroad. The military border imposed by the Austrians had a deep impact for the people living inside the regiment, and also for their descendants.
Texte intégral
1La monarchie des Habsbourg, dans le contexte militaire et politique agité de l’histoire de l’Europe balkanique, a créé des régiments de gardes des frontières en Transylvanie. Le cordon militaire formé par ces régiments a été instauré pour plusieurs raisons militaires et politiques1 assumées par la cour de Vienne. Dans son livre dédié à l’histoire du IIe régiment de gardes-frontières roumain, l’historien Ioan Pop considère la défense des frontières devant les attaques des Ottomans comme la cause principale de la création de la milice de frontière en Transylvanie2. Mais les raisons politiques3 ou le désir de l’Empire d’exercer une influence plus marquée sur le territoire roumain ont aussi contribué de manière essentielle à l’implantation du système militaire en Transylvanie dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.
2Dans les années 1699-1868 la région de Transylvanie fait partie intégrante de l’Empire habsbourgeois ; ce statut a influencé la vie des habitants, le développement économique ainsi que la mentalité individuelle et collective de la population militarisée. Notre étude se propose de présenter un des aspects importants de l’histoire de la province roumaine de Transylvanie dans le contexte de militarisation imposée dans la seconde moitié du XVIIIe siècle par les Autrichiens. La problématique de cette étude consiste à dévoiler les changements des mentalités compte tenu du nouveau régime politique instauré dans les villages roumains. Nous présenterons tout d’abord rapidement l’histoire de régiment roumain, avant d’expliquer les étapes de la militarisation, et de finir par des considérations concernant l’évolution des mentalités des habitants militarisés.
L’HISTOIRE DU RÉGIMENT ROUMAIN
3La société frontalière roumaine du XVIIIe siècle a été mise en place par l’Empire autrichien. Le fait d’établir un système de frontières militaires a supprimé les compétences des nobles pour un 1/3 du territoire de Transylvanie, provoquant une rupture dans l’ancien système de gouvernement. L’institution militaire a été créée pour plusieurs raisons :
- le désir de la Cour de Vienne de renforcer sa domination en Transylvanie ;
- la nécessité d’instituer une force militaire capable d’agir, en cas de besoin, contre la noblesse locale ;
- l’organisation d’une force militaire puissante qui soit disponible pour les luttes en dehors des frontières ;
- la création de détachements militaires qui puissent s’entretenir seuls (les gardes-frontières de Transylvanie étaient des paysans-soldats qui devaient se procurer eux-mêmes leur nourriture et leurs vêtements) ;
- assurer une garde efficace aux frontières de l’empire et arrêter l’émigration des Roumains de Transylvanie en Valachie et en Moldavie (les autres provinces historiques roumaines).
4À cela s’ajoutent également des considérations religieuses et sanitaires.
5L’institution de la frontière militaire de Transylvanie a eu comme organismes directs de direction4 le commandement militaire général de Sibiu et le conseil de guerre de Vienne.
6Le IIe régiment roumain de gardes-frontières a été l’un des 18 régiments similaires créés entre la mer Adriatique et jusqu’en Transylvanie sur le territoire de l’Empire autrichien. Dans la même période, deux autres régiments de frontière ont encore été créés en Transylvanie, à savoir5 :
- le Ier régiment de gardes-frontières roumain, créé en 1766, ayant son siège dans la localité d’Orlat ;
- le régiment roumain de Banat, créé en 1775, ayant son siège dans la localité de Caransebeș.
7Le régiment roumain a été mis en œuvre et a fonctionné sur le territoire situé dans la partie nord-est de la Transylvanie et a inclus les communes rurales du cours supérieur de la rivière de Someșul Mare et de ses affluents : Valea Ilvei, Valea Sieului, Valea Rebrei, Valea Sălăuţei et Valea Tibleșului. La position sur la carte6 de Transylvanie, du point de vue géographique, du régiment de Năsăud est la suivante : dans la partie nord-est de la Transylvanie, à la limite est de l’empire autrichien, son rôle étant d’assurer l’ordre et la garde des frontières à côté des autres formations militaires créées et dirigées par les Autrichiens. Le siège du régiment a été établi dans la localité de Nãsãud, située dans la partie sud-ouest de la zone militarisée, c’est le plus important établissement humain dans la région. Ici se trouvent également le domicile permanent du commandant du régiment, l’état-major ainsi que les bureaux administratifs officiels. Les luttes auxquelles les soldats roumains ont participé pendant les années7 1779, 1788, 1790, 1796, 1848-1849, couronnées de victoires glorieuses, ont été dirigées par des généraux qui ont eu leur résidence à Nãsãud.
8Au début de l’année 1851 a eu lieu la dissolution de l’institution militaire de gardes-frontières de Transylvanie, sur la base de la décision impériale du 22 janvier 1851, ce qui a été une conséquence des grands événements révolutionnaires des années 1848-1849. Le régiment de Năsăud a été versé dans le régiment de ligne n° 50, avec garnison à Alba-Iulia et les Roumains ont été dépossédés des armes qu’ils avaient en leur possession. Il a été assez difficile aux Roumains, qui avaient défendu l’intégrité de la monarchie autrichienne pendant les événements des années 1849-1849, de comprendre la décision de la Cour de Vienne. La peur des autorités viennoises a été que la révolution ait éveillé le sentiment d’identité nationale parmi les Roumains, et que tôt ou tard, ils se révoltent et veuillent former un État propre.
9Du point de vue administratif, les anciennes communes de gardes-frontières ont changé de statut dans le sens où, si jusqu’à 1851 elles ont fait partie de la même organisation administrative que le régiment, elles ont été divisées après sa dissolution, en plusieurs unités administratives comme des villages appartenant à des communes.
LES ÉTAPES DE LA MILITARISATION
10Ce processus a été déterminé d’une part par l’intérêt pour la cour de Vienne et de l’administration des Habsbourg de créer une nouvelle unité territoriale administrative ayant un caractère militaire prégnant, et qui constitue en même temps un élément de stabilité dans la région et d’autre part, par la situation sociale et politique générale de la Transylvanie et celle, plus spéciale, de la vallée de Rodna dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Les autorités habsbourgeoises espéraient que, par la création d’un cordon militaire, elles puissent compter sur une force locale, dépendant directement de Vienne et qui soit disponible en toute situation. Ce serait ainsi une importante économie pour le budget d’État puisque ces troupes s’approvisionneraient et s’équiperaient par leurs propres moyens.
11Le 10 mars 1761, le général Nicolae Buccow a été nommé commandant des troupes impériales de Transylvanie. La même année, le 13 octobre, il a soumis un projet portant la création des régiments de gardes-frontières en Transylvanie. Le projet initial proposé par le général a été un projet d’ampleur puisqu’il prévoyait la création de sept régiments de gardes-frontières. Mais, en réalité, seulement deux régiments militaires ont été créés. La proposition de Buccow a été acceptée avec certaines modifications, le 20 janvier 1762 par le Conseil de guerre, et le 16 avril 1762 par l’impératrice Marie Thérèse.
12Nous allons présenter les principales étapes du processus complexe de militarisation du district de Năsăud avec les 44 communes de gardes-frontières que la formation militaire mise en œuvre a finalement incluses.
13Dans une première étape 25 communes rurales roumaines ont été militarisées, qui totalisent8 4 600 familles. Pendant l’été 1762 sont arrivés à Nãsãud les officiers chargés du recrutement et de la formation préliminaire des soldats. On a réalisé à la fois la conscription des gardes-frontières des 25 communes, et la création de 12 compagnies d’infanterie et de 8 escadrons de soldats de cavalerie. En 1762 on a créé en fait deux régiments roumains : un d’infanterie et un de cavalerie, tandis que deux années après, en 1764, on a opéré une réorganisation militaire, à savoir la réduction considérable du régiment de dragons (seulement deux escadrons sont restés)9, tandis que les soldats ont été redistribués dans les 12 compagnies du régiment d’infanterie qui inclura les 44 localités.
14Les effectifs militaires des deux régiments, qui risquaient de n’être pas complets à cause des désertions et de l’émigration de la population en Moldavie ou vers des villages non militarisés, ont été régulièrement complétés grâce à la présence permanente d ’ un grand nombre de personnes en cours de militarisation, et grâce à un suivi permanent de ceux qui étaient « affectés dans la réserve militaire » et qui, le cas échéant, pourraient compléter les effectifs des compagnies.
15En mai 1763, l’inspection du nouveau régiment par le général Buccow a été organisée sur le plateau de la commune rurale de Salva. En cette occasion, le régiment d’infanterie s’est révolté, les recrues ont jeté les armes et ont refusé de prêter le serment militaire. Cette révolte s’est produite en raison de l’ajournement de la clarification de la situation de la population militarisée, à savoir celle de personnes libres ; les officiers autrichiens manifestaient une attitude de supériorité vis-à-vis des Roumains et les obligations des soldats comportaient principalement leur devoir de lutter à l’extérieur de la province, là où les autorités viennoises l’exigeraient. Les principaux instigateurs de la révolte, dirigés par Tãnase Todoran, un vieillard, ont été condamnés à mort soit par pendaison soit par le supplice de la roue. Dans le cas des révoltes des paysans précisées ci-dessus, du mois de mai de l’année 1763, l’enquête des Autrichiens a duré six mois. Le 12 novembre de la même année, on a publié, à Bistriţa, le jugement pour les agitateurs et les chefs de la révolte.
16En 1764 on a continué le processus de militarisation avec la deuxième étape, en incluant parmi les villages de frontière cinq localités de la vallée Sieului, à savoir : Budacul Românesc, Gledin, Monor, Ragla, Sieuţ, ainsi que deux localités situées sur la vallée de Mureș : Morăreni et Rușii Munţi.
17L’avant-dernière étape dans la délimitation du territoire du régiment s’est produite en 1783 quand on a compris dans la zone militarisée les communes de la vallée de Bârgău10 ; à cette date le régiment compte un nombre de 40 villages dénommés, selon l’administration des communes de gardes-frontières de cette époque.
18Le nombre définitif de communes de gardes-frontières militarisées a été de 44. Elles ont été incorporées dans le système, tel qu’on l’a déjà dit, par des étapes successives. Après 1762, on a constaté le besoin d’étendre le cordon militaire créé par ces régiments de gardes-frontières, raison pour laquelle ont été incorporés encore 7 villages dans le nouveau régiment. En 1783, la vallée de Bârgãu a été militarisée par la conscription des familles et des propriétés foncières de ses habitants11, tandis qu’au début du XIXe siècle l’organisation du régiment est rendue définitive par l’ajout de 4 nouveaux villages, dans une dernière étape. La synthèse suivante indique les années de militarisation pour chaque village roumain : 1762 [Valea Rodnei] : Bichigiu, Feldru, Găureni, Hordou, Ilva Mică, Leșu, Maieru, Mariselu, Mititei, Mocod, Năsăud, Poieni, Rebra, Rebrișoara, Rodna, Romuli, Runc, Sângeorz, Salva, Santioana, Sant, Suplai, Telciu, Vărarea, Zagra ; 1764 [Valea Sieului + Valea Mureșului] : Budacul român, Gledin, Monor, Șieu, Ragla Morăreni, Rușii-Munţi ; 1783 [Valea Bargaului] : Bistriţa Bârgăului, Josenii Bârgăului, Mijlocenii Bârgăului, Mureșenii Bârgăului, Prundu Bârgăului Rusu Bârgăului, Susenii Bârgăului, Tiha Bârgăului ; 1805 : Alunisu, Nepos, Magura Ilvei, Poiana Ilvei.
19Pour une image détaillée de la disposition en territoire des communes de gardes-frontières, il est possible de consulter dans les archives une carte du régiment de Nãsãud, carte12 dressée en 1817.
20Le processus d’organisation du régiment a été très complexe et son administration est devenue une activité très importante pour la direction de l’État autrichien. Du point de vue de l’administration, chaque commune de gardesfrontières était dirigée par un conseil composé d’un officier, le prêtre curé, le maire et quelques vieillards du village. Ce conseil « dirigeait et contrôlait toutes les affaires collectives et particulières13 » des habitants des villages militarisés et, dans les cas de problèmes ou de mécontentements de toute nature, les autorités supérieures étaient saisies, lorsque ceux-ci n’étaient pas réglés au niveau local. Après l’incorporation des unités territoriales dans le système militaire, les villages composant le régiment ont été répartis entre 12 compagnies14 : I. Monor, Rușii Munți, Gledin, Moră-reni ; II. Budacu de Jos, Nușfa-lău, Sieuț, Ragla, Sânti-oana ; III. Prundu-Bârgău-lui, Tiha Bârgău-lui, Mureșe-nii Bâr-găului, Bistrița Bârgău-lui ; IV. Josenii Bârgău-lui, Susenii Bârgău-lui, Rusu Bârgău-lui, Mijlo-cenii Bârgău-lui ; V. Rodna, Maieru, Ilva-Mare, Sanț ; VI. Sân-georz Băi, Poiana Ilvei, Măgura Ilvei ; VII. Feldru, Ilva-Mică, Leșu ; VIII. Rebri-șoara, Rebra, Nepos, Parva ; IX. Năsăud, Salva ; X. Telciu, Coșbuc, Bichi-giu, Romuli ; XI. Zagra, Poienile Zăgrii, Aluniș, Suplai ; XII. Mocod, Runcu Salvei, Mititei.
21Le critère principal selon lequel on a opéré la répartition a été la position géographique des villages sur la ligne de frontière, ainsi que la proximité et la dimension des villages du point de vue du nombre des habitants disponibles pour enrôlement en tant que soldats. Dans la première localité précisée pour chacune des 12 formations militaires se trouve le siège de la compagnie, où habitait son capitaine. Dans la deuxième localité, le lieutenant de la compagnie avait sa résidence. Enfin, dans la localité en troisième position, le sous-lieutenant de chaque compagnie a sa résidence. Pour les compagnies composées de plus de trois localités, un sous-officier était présent en permanence en chaque localité afin de maintenir l’ordre et la discipline locale.
LA MENTALITÉ DES GARDES-FRONTIÈRES, FACTEUR DE PROGRÈS ET DE MODERNISATION POUR LA SOCIÉTÉ DE TRANSYLVANIE
22Les officiers étrangers détachés à Nãsãud pour superviser le processus de militarisation des Roumains, ont été assez durs avec la population locale, parce qu’ils ont imposé des règles plus strictes dans tous les domaines. Cette intrusion de la modernité a été ressentie comme un choc très brutal dans « la psychologie collective15 » et a profondément ébranlé les paysans. Les informations sur la dureté du comportement des officiers étrangers sont présentées dans les différents documents conservés aux Archives de Bistrita16, que nous avons soigneusement étudiés. Les mécontentements des soldats roumains vis-à-vis de la dureté soi-disant excessive des officiers et des commandants qui ont eu pour mission de commander le régiment, doivent être interprétés avec beaucoup de réserves ; il faut reconnaître qu’avant la militarisation, la population de la vallée du Somes était désorganisée, répartie de manière chaotique dans le territoire, et elle manquait d’instruction.
23Il est compréhensible que les Roumains n’aient pas réussi dès le début à se conformer aux nouvelles règles imposées par les Autrichiens, mais nous croyons que l’éducation en masse de la population, l’autogestion familiale peuvent changer la mentalité des gens, développer le goût pour la beauté, l’organisation des choses, l’ordre, la discipline, la connaissance (obtenue par l’accès à la culture et à l’éducation).
24Les contacts établis par les soldats à l’occasion de différentes luttes auxquelles ils ont participé, avec l’armée autrichienne, ont conduit à l’émergence d’un nouvel état d’esprit, qui a ouvert les portes à la modernisation du monde rural roumain. De nouvelles idées, des réformes et des formes modernes de civilisation vont pénétrer plus facilement en dépassant les anciennes traditions et les frontières mentales, menant à la création d’un nouveau style de vie des résidents de la zone de frontière. Dans le milieu du XIXe siècle, les idées de la Révolution française trouveront leur place dans la mentalité des Roumains ; ils vont oser le changement, la nouveauté, le modernisme, sans supprimer totalement l’originalité, le folklore ou les traditions séculaires des 44 villages militarisés pendant près d’un siècle. La discipline militaire a permis aux Roumains de s’habituer à un programme quotidien et hebdomadaire ; ils ont appris à s’entraider en cas de nécessité, et à travailler pour leur ménage en temps de paix. Les Roumains ont appris à organiser efficacement le temps et à l’utiliser au maximum. La mentalité des gens a changé, les résidents des villages militarisés ont évolué en termes d’aspirations, de même que pour la sensibilité individuelle et collective.
25Le colonel Charles Enzenberg a joué un rôle important dans l’organisation des villages de gardes-frontières, dans la formation du goût esthétique des paysans-soldats, mais aussi dans l’évolution et l’ajustement des habitudes des villageois.
26Donc, la création des régiments de gardes-frontières du Transylvanie a eu un fort impact sur la mentalité de la population militarisée. Les officiers autrichiens ont, en quelque sorte, flatté les gardes-frontières roumains par le nom qui leur a été donné, celui de « romulizi », ce qui veut dire, descendants des Romains, en reconnaissant l’origine latine du peuple roumain, ainsi que leurs bonnes qualités de guerriers, de gens loyaux et dévoués à l’empereur. Le statut de militaires dans l’armée autrichienne est devenu, pour « l’imaginaire social des Roumains », semblable à la condition nobiliaire tout en donnant des espoirs à leurs rêves d’émancipation. Les territoires frontaliers ont bénéficié de l’estime impériale, et la population a été gagnée par une « discipline sociale17 » suite au régime militaire autrichien. La sensibilité collective a été fortement influencée par l’ensemble des directives que la frontière des Habsbourg a imposées à la population militarisée, et la période de fonctionnement du régiment a conduit à la formation d’une « identité spécifique18 » de garde-frontière ainsi qu’à la perpétuation d’une pensée et d’un mode de vie particuliers, différents du reste de la population, tout en étant inclus dans l’expression qui s’est conservée jusqu’aujourd’hui, à savoir, « la mentalité de garde-frontière ». La mentalité collective19, mais également la mentalité individuelle, a été fortement influencée par toute l’organisation militaire !
27L’influence de l’école a été déterminante pour l’évolution de la mentalité de garde-frontière. Les écoles établies dans chaque village de frontière offraient une formation théorique et pratique aux futurs soldats, qui devenaient ainsi des habitants « civilisés » de l’Empire autrichien. Les écoles devaient favoriser, dans la conception du général Enzenberg, « la culture de l’âme et la formation du caractère des nouvelles générations20 » provenant de familles de gardes-frontières. Le fait d’apprendre au moins une des matières enseignées en langue roumaine a poussé plus d’enfants à suivre les cours de l’école, parce qu’ils écoutaient leur propre langue maternelle, dont ils savaient plus facilement déchiffrer les mystères de l’écriture et la lecture passionnante. Ici, les élèves apprenaient à apprécier la culture et les traditions roumaines, par exemple :
« L’appel à l’origine latine des Roumains s’est intensifié dans la région de Transylvanie au cours de la période d’existence de régime militaire frontalier21. »
28Par l’implantation d’un enseignement primaire dans chacun des villages militarisés, la grande masse des paysans a eu accès à la culture et « paradoxalement », la jeune génération a pris conscience de son rôle et de sa place dans l’histoire nationale. La vie culturelle de Năsăud s’est enrichie grâce à l’accès à la connaissance donné aux nouvelles générations et à leurs descendants. Plus tard, les écoles de la région du Nãsãud seront renommées22 dans toute la Transylvanie.
29Les Roumains ont finalement largement profité du régime militaire de frontière par la contribution importante apportée par la domination autrichienne dans tous les domaines de vie. La réalisation la plus importante, à notre avis, pour la population de gardes-frontières, a été l’éducation des jeunes gens, grâce à la mise en place par les Autrichiens de tout un système d’écoles primaires dans chaque village, ce qui a développé le sentiment d’identité nationale. À plusieurs reprises, il a été demandé aux populations du régiment d’envoyer leurs enfants à l’école, afin qu’ils y reçoivent un niveau minimum d’éducation et de culture. Les filles devaient être bien préparées à la vie de famille, et l’étude des mœurs et des bonnes manières avait pour but principal, de développer les compétences clés de bonnes maîtresses de maison et excellentes épouses.
30Pour conclure, la militarisation imposée par les Autrichiens a profondément transformé la société des villages roumains de la zone frontalière. Dès le début, les officiers autrichiens ont imposé un autre mode et style de vie pour les habitants des 44 localités du territoire de ce régiment de frontière. Le contact des autochtones avec les autorités autrichiennes, la participation aux luttes à l’extérieur de leur pays, la rencontre avec l’altérité occidentale, la façon dont les gardes-frontières ont été appréciés par les Autrichiens, l’organisation efficace et l’ordre dans leurs villages, la fondation des écoles dans chaque village de gardes-frontières ont été quelques-uns des facteurs qui ont contribué à l’émancipation de la population roumaine. Au fil du temps, les Roumains ont formé et consolidé leur propre identité, l’estime de soi, une mentalité spécifique, une ouverture vers le monde, mais aussi une reconnaissance des valeurs nationales.
31La frontière militaire imposée par l’Empire des Habsbourg dans la seconde moitié du XVIIIe siècle a eu donc, un impact important pour la population roumaine vivant à l’intérieur de cette frontière mais aussi pour leurs descendants, plusieurs générations après la dissolution du régiment (en 1851) et pour leurs voisins (habitants dans les autres villages non-militarisés du même département de Bistrita-Nãsãud).
Notes de bas de page
1 Onofreiu A, Bolovan I., Contributions documentaires concernant l’histoire du régiment de gardesfrontières, Ed. Encyclopédie, București, 2006, p. 15.
2 Pop I., Histoire du IIe régiment roumain de frontière de Nãsãud (1762-1851), Éditions Ardealul, Târgu-Mureș, 1999, p. 10.
3 Onofreiu A, Bolovan I, op. cit., p. 15.
4 Pop I. A., Nagler Th., Andras M. (coord.), Histoire de Transylvanie, Académie roumaine, Centre d’Études Transylvaines, Cluj-Napoca, 2008, p. 48.
5 Archives nationales, direction départementale de Bistriţa-Năsăud, fonds coll. Iuliu Moisil, dossier n° 86, p. 271.
6 http://ro.wikipedia.org/wiki/Fi%C5%9Fier:Grani%C5%A3aMilitar%C4%83Transilv%C4%83nean%C4%83.PNG, page web visité le 19 février 2009.
7 Arch. nat., dir. dép. de Bistriţa-Năsăud, fonds coll. Iuliu Moisil, dossier n° 86, p. 327.
8 Voir la présentation du fonds archivistique « Le IIe régiment roumain de frontière », in Guide pour les Archives d’État. Le département Bistrița-Năsăud. Guides archivistiques, n° 21, București, 1988, p. 145.
9 Arch. nat., dir. dép. de Bistriţa-Năsăud, fonds coll. Virgil Șotropa, dossier n° 3a, p. 7.
10 Șotropa V., « La militarisation du Valea Bârgăului », in Archive du Somes, n° 10, 1929, p. 1-30.
11 Arch. nat., dir. dép. de Bistriţa-Năsăud, fonds coll. Virgil Șotropa, dossier n° 3a, p. 9.
12 Id., dossier n° 29, p. 391.
13 Arch. nat., dir. dép. de Bistriţa-Năsăud, fonds coll. Iuliu Moisil, dossier n° 86, p. 273.
14 Arch. nat., dir. dép. de Bistriţa-Năsăud, fonds « Le IIe régiment roumain de frontière », colis II, dossier n° 7, p. 20 ; fonds coll. Iuliu Moisil, dossier n° 81, p. 714.
15 Nicoară T., Le sentiment d’insécurité dans la société roumaine de le début de temps modernes (1600-1830), vol. 2, Éditions Accent, Cluj-Napoca, 2005, p. 403.
16 Arch. nat., dir. dép. de Bistriţa-Năsăud, fonds coll. Iuliu Moisil, dossier n° 81, p. 669.
17 Gorun G., Le réformisme autrichien et les violences sociales de l’Europe Centrale. 1750-1800, Éditions Musée de Pays des Criș, Oradea, 1998, p. 80.
18 Ilovan O.-R., Le Pays de Năsăud. Étude de géographie régionale, Presses Universitaires de Cluj, Cluj-Napoca, 2009, p. 19.
19 Le syntagme est défini par le professeur Toader Nicoară, dans un de ses livres, comme suit : « Champ d’affectivité, des sentiments, des attitudes et comportements humains », voir l’introduction du volume La Transylvanie au début de temps modernes (1680-1800). Société rurale et mentalités collectives, Éditions Dacia, Cluj-Napoca, 2001, p. 5. Des plus amples explications sont accessibles dans le volume collectif coordonné par Simona Nicoară, Toader Nicoară, Mentalités collectives et imaginaire social. L’histoire et les nouveaux paradigmes de la connaissance, Cluj-Napoca, Presses Universitaires de Cluj/Messager, 1996, p. 30-39.
20 Arch. nat., dir. dép. de Bistriţa-Năsăud, fonds coll. Iuliu Moisil, dossier n° 81, p. 673.
21 Nicoară S., L’histoire et les mythes, Éditions Accent, Cluj-Napoca, 2006, p. 171.
22 Uilăcan I., « La Grande Unification dans le département de Bistriţa-Năsăud », in Bistrița. 90 ans depuis La Grande Unification, Éditions Barna’S, Bistriţa, 2008, p. 10.
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