La Bretagne dans la guerre : une province frontière face aux descentes anglaises de 1522
p. 139-148
Résumés
Au cours de l’été 1522, les Anglais ont mené une série de descentes contre la Bretagne. Quatre villes sont attaquées successivement avec plus ou moins de réussite. Le bilan global de l’expédition est contrasté. Plus qu’une opération de pillage, les Anglais ont souhaité affaiblir la France sur les mers. Mais ils n’ont pas été soutenus par leur allié espagnol pour qui l’intervention ne devait être qu’une diversion obligeant les Français à se battre sur plusieurs fronts en Bretagne, en Normandie, en Calaisis ou ailleurs. Succès et défaites des Bretons démontrent combien il est crucial de s’opposer aux ennemis sur la plage, dès le débarquement. Le guet à la mer et l’artillerie occupent donc une place centrale dans la défense des côtes. C’est l’enseignement que retiennent les Morlaisiens en construisant le château du Taureau qui veille sur l’accès maritime de leur ville. La défense bretonne a fait preuve pendant cette série de descentes d’une efficacité réelle mais encore fragile.
During the summer 1522, the British led a set of major raids against Britanny. Four cities were successively attacked, with more or less success. The expedition general outcome revealed uneven. The British mainly wished to weaken France’s position over the seas, rather than organize a pillage expedition. However, the attackers were not supported by their Spanish ally, for whom the British intervention was more of a diversion, compelling the French to fight on several frontlines, such as Britanny, Normandie, the Pale of Calais or else. The Breton successes and defeats proved the crucial importance of opposing the enemies on the beaches, as soon as landing. The see watch and artillery were therefore capital in the coasts defense. The inhabitants of Morlaix remembered this while building the Castle “le Taureau”, which looks over the coastal access to the city. The Breton defense showed a real but still fragile efficiency during these attacks.
Texte intégral
1Le rapprochement franco-breton du début du XVIe siècle, symbolisé par l’union de 1532, fait de la Bretagne une partie de la frontière maritime française. Les conséquences sont économiques puisque, comme le montre Dominique Le Page, le duché participe dans les années 1520 au paiement des fortifications de Picardie, au financement de la marine d’Écosse ou encore à la solde des troupes françaises basées dans le royaume et en Italie1. Cette aide, certainement reçue avec joie par la Couronne française, est une conséquence assez discrète de l’intégration de la frontière bretonne dans un ensemble plus large. Les descentes effectuées par les Anglais en 1522 sont en revanche l’expression la plus violente du récent changement politique. À l’été 1522, c’est une flotte d’une soixantaine de navires, dirigée par l’amiral anglais Thomas Howard et portant plusieurs milliers d’hommes, qui s’attaque aux côtes normandes et bretonnes. La soldatesque est lancée contre Morlaix, Saint-Pol-de-Léon, Le Conquet puis Brest. Ces quatre descentes marquent l’entrée en guerre d’Henry VIII aux côtés de Charles Quint contre la France.
2Les Grandes Annales d’Alain Bouchart2 et Les vies des Saints de la Bretagne Armorique d’Albert Le Grand3 ont retenu le pillage de Morlaix comme l’événement principal des attaques anglaises. Le récit que ces deux auteurs ont couché par écrit a ensuite été repris pour constituer non plus une mémoire des faits mais bien l’histoire du sac de la ville de Morlaix. Pourtant la comparaison avec des sources anglaises – la vie d’Henry VIII d’Edward Hall4 et les Letters, Despatches and State Papers – remet en question la version française des événements. Ces documents permettent en effet de comprendre la gestation de ces descentes, d’identifier leurs objectifs et aussi de les insérer dans un contexte politique et militaire plus large. Ces épisodes permettent de mesurer la capacité de résistance de la province aux incursions ennemies dans le contexte des affrontements entre Valois, Habsbourg et Tudor.
3La première étape de ce travail est bien entendu de revenir sur le récit des événements et sur leurs mémoires, française et anglaise. La justification d’une défaite, l’occultation d’un revers militaire, la description des pratiques de l’ennemi sont alors aussi importantes que le déroulement des faits. La deuxième partie de cette étude est consacrée à la gestation de l’opération anglaise. Un retour sur les mois précédant l’attaque, notamment le rapprochement anglo-impérial, permet de mieux comprendre le contexte de ces actions et les objectifs qui y sont attachés. En tant que véritables tests grandeur nature de la puissance militaire de quatre villes bretonnes, ces épisodes posent aussi la question de la qualité et de l’efficacité des fortifications, de l’armement et des hommes.
« FRAUDULEUSE MALICE5 » OU « BANNIÈRES DÉPLOYÉES6 » : LES MÉMOIRES ET LEURS ENJEUX
4Le premier élément frappant dans ce que la mémoire bretonne a gardé de ces événements, est l’oubli des attaques contre Brest, Le Conquet et Saint-Pol-de-Léon. Les attaques anglaises se résument donc à l’histoire de la prise et du pillage de la ville de Morlaix. Cela peut s’expliquer par le fait que ce sac est en quelque sorte l’acte de naissance du château du Taureau, élément majeur de la défense et de la fierté de la ville au cours des siècles à venir. Le trait principal de cette mémoire est de charger les Anglais de tous les maux. Ils attaquent une ville de nuit, déguisés et aidés par un traître, tuent et pillent « sans espargner mesme les églises7 ». Ils laissent derrière eux, au petit matin, une ville détruite par les flammes dont les habitants ont été tués, faits prisonniers ou sont en fuite. Morlaix est dépeinte comme une ville martyre et l’innocence des habitants est mise en avant : vivant du commerce, ils se sont laissés abuser par les ruses des « anciens ennemis des Francoys et Bretons8 ». Enfin, Morlaix est décrite comme dégarnie de défense. Mais ce ne sont pas les fortifications ou la capacité des habitants à assurer la protection de la ville qui sont remises en cause. Si la place est militairement appauvrie, c’est tout simplement par l’absence de ses principaux défenseurs. En effet, la montre du ban retient une partie de la noblesse à Guingamp alors que les marchands sont partis pour une foire à Noyal-Pontivy. La cause est donc extérieure et conjoncturelle. De là à dire que dans des conditions habituelles ce désastre n’aurait jamais eu lieu, il n’y a qu’un pas. L’honneur politique de la ville est donc sauf. Mais cela ne suffit pas et l’histoire se termine sur la punition infligée aux Anglais par Guy XVI comte de Laval, gouverneur de Bretagne. Il accourt avec des hommes du ban depuis Guingamp et défait 600 à 700 Anglais ivres morts près de la ville. Une partie du butin est alors reprise en même temps qu’est rétablie la réputation militaire des Morlaisiens et des Bretons. Évidemment, ce « souvenir français » n’a que peu de chose en commun avec celui des Anglais.
5La version des faits d’Edward Hall est beaucoup plus détaillée9. Ce caractère tranche très nettement avec la version française et donne au récit une impression de travail d’écriture sérieux et proche de la réalité. L’utilisation de ce document n’en est que plus délicate. Hall situe l’arrivée des Anglais à l’entrée de la rivière de Morlaix, probablement au niveau du Dourduff-en-mer, dans la nuit du 30 juin. Le lendemain, vers 8 heures, une fois que les 7 000 hommes et les 13 petites pièces d’artillerie sont à terre, les Anglais prennent la route de Morlaix. C’est donc en plein jour, « in good order of battail with banners displayed » que les Anglais ont parcouru les 8 kilomètres qui les séparaient de leur objectif10. Au cours de cette marche, Hall précise que l’on entendait le tocsin sonner dans les campagnes alentours. Les Anglais trouvent une ville aux portes closes, dont les murs sont garnis d’hommes armés et dont l’artillerie est placée aux endroits les plus menacés. Il ne s’agit en aucun cas, dans ce récit, de s’attaquer à une ville démunie d’hommes et d’armes. S’en suit un combat, au cours duquel les Bretons se défendent ardemment ; le mérite des Anglais n’en est que plus important.

6Après le pillage, l’amiral Howard ordonne de brûler la ville en épargnant les lieux saints. Vers 18 heures, les Anglais quittent la ville en flammes et passent la nuit à terre. Le lendemain, « with honor » ils réembarquent à bord de leurs vaisseaux et mettent le feu à plusieurs navires qui mouillaient à l’entrée de la rivière de Morlaix. Les ambassadeurs de Charles Quint à Londres ajoutent que le comte de Laval et 200 hommes d’armes les ont rejoints au bord de l’eau alors que le dernier Anglais montait à bord, attitude que les ambassadeurs qualifient de vantardise française11. La cible suivante est l’anse de Pempoul, port de Saint-Pol-de-Léon. Les Anglais y sont repoussés par des hommes en armes et de grosses pièces d’artillerie. Le débarquement est un échec mais quelques vaisseaux sont incendiés par les Anglais avant leur départ vers Brest. Là encore, ils doivent reculer après avoir réussi à mettre le feu à quelques maisons proches du château. Globalement, cette série d’attaques est présentée comme une réussite. Les Anglais gardent en mémoire le pillage de Morlaix et l’incendie de plusieurs navires et maisons à Saint-Pol-de-Léon et Brest malgré la forte résistance des Bretons contre leurs débarquements.
7Même si les deux versions, bretonne et anglaise, ne sont pas en totale opposition, leur finalité n’est pas la même et peut expliquer les variantes. Les Bretons cherchent à expliquer le sac de Morlaix qui est l’élément principal de ces attaques. Dans le contexte de l’intégration du duché breton au royaume français, le récit que l’on conserve du sac de Morlaix apparaît comme un discours excusant la défaite par la réunion de conditions exceptionnelles. En revanche, les Anglais insistent légitimement sur leur réussite à Morlaix et se font discrets sur les échecs devant les autres villes. Un retour sur la période qui précède les descentes de l’été 1522 permet de mieux appréhender la perception stratégique qu’ont les Anglais de la Manche et de la Bretagne.
UNE « PETITE GUERRE LITTORALE » AUX OBJECTIFS DÉMESURÉS
8Si la déclaration de guerre d’Henry VIII à François Ier n’a lieu qu’à la fin du mois de mai 1522, Henry VIII plaide auprès de l’empereur, dès le mois de février, pour un harcèlement des côtes françaises. En effet, les Anglais veulent profiter de la jonction de leur flotte avec celles de l’Espagne et de la Flandre dans le cadre de la visite de Charles Quint à Henry VIII en mai-juin 1522. Cette rencontre doit confirmer le rapprochement anglo-impérial signé en août 1521 à Bruges en marge de la conférence de Calais12. Une flotte de 10 000 hommes doit être mise à l’eau par les Anglais et les Impériaux pour protéger la traversée de l’empereur13. Avec cette force exceptionnelle, les Anglais espèrent brûler et détruire les côtes de France, y faire des prises et occuper des places si l’occasion se présente14. La Bretagne est explicitement citée comme une cible sans être prioritaire par rapport aux autres provinces côtières françaises. Tout cela est mis à exécution durant l’été 1522 puisque avant de s’en prendre aux côtes bretonnes, les Anglais se sont attaqués à celles de Normandie.
9Pour l’empereur, qui pousse Henry VIII à intervenir, le choix de la cible importe peu du moment qu’un nouveau front est ouvert15. Du côté anglais, l’objectif est différent. Les attaques prévues contre les côtes bretonnes en 1522-1523 visent à porter atteinte aux revenus de la Couronne française – la descente contre Morlaix est un très bon exemple16. Dans le même ordre d’idée, en mai 1522, René de Brosse, comte de Penthièvre, rejoint la cour d’Henry VIII où il fait valoir ses prétentions sur le duché de Bretagne. Sans s’engager à le soutenir, les Anglais se laissent convaincre qu’une descente du côté de Brest pourrait encourager un soulèvement des partisans du comte de Penthièvre. Ruiner le commerce, brûler des villes et provoquer des soulèvements participent d’un même mouvement qui consiste à perturber le climat politique intérieur de la France. Mais, cette « petite guerre littorale17 » a peu de chance d’atteindre ces objectifs.
10Un second but peut être assigné à l’action d’Henry VIII : garantir la sécurité de l’Angleterre tout en s’assurant du prestige. Pour l’Angleterre, qui possède Calais et les îles anglo-normandes, l’enjeu maritime concerne les communications intérieures du royaume18, la poursuite des interventions sur le continent et la défense face aux incursions françaises sur le territoire anglais. La domination des mers est alors un objectif avoué de la part de la Couronne anglaise qui recherche la destruction de la flotte française. Or, d’après les travaux de Jan Glete, au cours du règne d’Henry VIII, malgré des efforts conjoncturels, la flotte anglaise est sur la défensive face à une supériorité française19. Cela s’explique par le coût important de l’entretien d’une force sur mer et par le choix d’une politique de défense qui ne repose pas encore sur les « wooden walls ». En effet, lorsqu’en janvier 1523, Henry VIII craint une descente française contre la côte sud de l’Angleterre, il prévoit de mettre à l’eau une flotte mais aussi et surtout de répartir 25 000 hommes entre Douvres et Falmouth20. Sur mer, les Anglais ont besoin du soutien des Impériaux pour s’opposer à la flotte française et dans le meilleur des cas l’anéantir. Mais c’est sans compter sur le scepticisme de Charles Quint. Pour ce denier, une opération sur mer reste très risquée et sa réussite ne profiterait qu’aux seuls Anglais puisqu’elle n’empêcherait pas François Ier de continuer la guerre sur le continent. Il semble donc que le projet de détruire la flotte française lors d’un combat naval soit écarté par les Anglais mais la ligne politique reste la même. En attaquant les côtes bretonnes, en particulier le port de Brest, les navires d’Henry VIII s’en prennent aux infrastructures de la flotte de François Ier dans la mesure où la Bretagne participe financièrement et matériellement à l’effort de guerre sur mer.
11La Bretagne et la Normandie retiennent l’attention des Anglais car selon eux elles sont faiblement défendues21. L’Angleterre espère y poursuivre une stratégie intéressante avec peu de pertes et un investissement amorti par le pillage tout en démontrant aux Impériaux le respect des alliances. Cependant, l’étude de la capacité de défense du duché breton fait découvrir une situation plus nuancée que ne le pensent les Anglais.
UN SYSTÈME DE DÉFENSE ADAPTÉ MAIS ENCORE FRAGILE
12Les descentes anglaises de l’été 1522 apportent un témoignage précieux sur les capacités de résistance de la Bretagne contre un débarquement de troupes ennemies. Face aux mêmes troupes et à quelques jours d’intervalle, les Bretons ont connu la victoire – à Saint-Pol-de-Léon et à Brest – et la défaite – à Morlaix. L’armement des troupes de Thomas Howard pendant la campagne de 1522 n’a rien d’inhabituel ; les arcs étant toujours efficaces, ils sont plus nombreux que les arquebuses22. Les Anglais transportent aussi treize faucons, pièces d’artillerie légères, plus utiles pour soutenir des troupes que pour ouvrir des brèches. C’est grâce à ces faucons qu’ils détruisent une porte au nord-ouest de la ville close de Morlaix et entrent dans la place. La faiblesse de cette portion des fortifications était pourtant connue des Morlaisiens. Dès la fin du XVe siècle et au début du XVIe siècle, ils avaient renforcé la mise en défense des faubourgs et entrepris quelques remaniements des fortifications de la ville close23 : dans ce cadre, ils avaient installé deux boulevards, l’un devant la porte au nord-ouest et l’autre devant le château qui dominait la ville et surveillait cette même porte.
13Que les Anglais entrent pourtant dans la ville par cet endroit peut tenir à un défaut de flanquement malgré les boulevards et/ou à un manque d’hommes et d’artillerie. Dans les années 1520, le comte de Laval se plaint effectivement du manque de canons dans la province24. L’insuffisance du nombre des défenseurs, invoqué par Alain Bouchart puis par Albert Le Grand, en raison de la montre du ban à Guingamp est elle aussi tout à fait envisageable. Mais l’absence du ban révèle à son tour l’ampleur de la surprise. Comment une armada de plusieurs dizaines de navires est-elle passée inaperçue ? Seule une négligence dans la surveillance des côtes peut l’expliquer. À Saint-Pol-de-Léon, la situation diverge en ce que les habitants ont réagi immédiatement après le débarquement des premiers soldats ennemis. Alerté par le sac de Morlaix de la veille, le ban de l’évêché de Léon est très probablement présent et utilise de grosses pièces d’artillerie pour repousser l’adversaire25.
14Selon Edward Hall, c’est aussi le canon qui aurait sauvé Brest. Les ambassadeurs de l’empereur à Londres confirment le rôle des canons du château qui auraient eu les navires anglais à portée de tir. Ils estiment les pertes anglaises à 50-60 hommes et mentionnent une rumeur selon laquelle elles auraient été plus importantes26. Un inventaire des armes présentes à Brest en juin 1495 fait état de 166 canons de tous calibres, 24 arquebuses, 16 couleuvrines à main, 236 piques et lances, 48 hallebardes et 47 arbalètes27. Bien que cet équipement ait pu vieillir avec le temps et les périodes de paix qui séparent l’inventaire et les années 1520, il semble que le château soit toujours en état de se défendre. Contrairement à l’exemple de Morlaix, les cas de Brest et de Saint-Pol-de-Léon montrent la capacité de résistance de la Bretagne lorsque tous les éléments sont réunis : présence d’hommes, d’armes et de fortifications suffisamment solides.
15À l’échelle de la Bretagne, les descentes anglaises ont provoqué une importante réaction sur le plan militaire. Dominique Le Page a démontré comment, dans le budget prévisionnel de 1523, 50,4 % des dépenses de la province sont à caractère militaire28. L’effort est financier mais il est également humain avec la mise en garnison du ban notamment à Paimpol et Brest au cours de l’été 152329. Au ban s’ajoutent les francs-archers, près de 200 mortes-payes30 et 140 lances des compagnies d’ordonnances31. À Morlaix, l’installation d’un fort en pleine mer permet de mener une veille permanente et donc d’éliminer tout effet de surprise32. Surprendre ou ralentir l’adversaire permet de mobiliser toutes les capacités militaires dont disposent la ville et les environs. C’est dans cette perspective que commence le chantier du Taureau au début des années 154033. Morlaix est ruinée et dépeuplée par le pillage de 1522 et a besoin de temps et de soutien pour se relever. De 1524 à 1534, les habitants obtiennent de la Couronne l’exemption des aides, des impôts et billots et des ports et havres34. De 1534 à 1548, ces exemptions sont maintenues et, signe que la situation s’améliore, le roi accorde à la ville des taxes sur certaines marchandises pour les « emploier à l’artillerie, munitions, deffences et affaires de lad. ville35 ». Enfin, en novembre 1544, le futur Henri II transforme l’exemption des impôts en don.
16En faisant dépendre le montant de l’aide accordée à Morlaix de celui de la recette des impôts, et donc indirectement de sa croissance démographique et de la reprise de son activité commerciale, le roi de France ne met à sa disposition que des moyens limités et il ne fait donc pas de sa défense contre les menaces de l’Angleterre ou des autres Couronnes une priorité absolue. De ce fait, Morlaix ne peut pas mettre sur pied une flotte capable de faire face à la marine anglaise ni entretenir une garnison suffisamment importante sur le long terme. Le fort du Taureau apparaît dès lors comme la meilleure réponse pour faire face au danger venu de la mer. Les Morlaisiens tirent dans le même temps les leçons des progrès de l’artillerie et mettent à l’eau un « vaisseau de pierre », vigie autant que batterie. Le XVIIIe siècle est loin, et l’adage selon lequel « un canon à terre en vaut trois à la mer » a certainement encore un sens36. Aux atouts techniques – matériaux et armements –, s’ajoute celui de la situation du fort qui tient à portée de canon les deux chenaux d’accès à la rivière de Morlaix37. Il y a là une véritable appropriation, une territorialisation, de la rade de Morlaix. En admettant une diminution des capacités militaires du fort au cours des siècles, l’avantage intemporel de son emplacement en fait une véritable arme de dissuasion.
17L’attaque anglaise de l’été 1522 est importante mais il ne faut pas en exagérer la portée. Il ne s’agit en aucun cas d’une tentative de conquête de tout ou partie de la Bretagne. Inversement, ce n’est pas parce que le résultat le plus probant des descentes est le pillage de quelques modestes villes et ports qu’il faut réduire les projets anglais à une simple opération de piraterie. Le pillage n’est pas un objectif en soi mais un moyen de porter atteinte à la stabilité politique et économique de la Bretagne et donc du royaume français. Même si l’espoir avoué des Anglais – et des Français – réside dans la « domination de la Manche », ils n’y parviennent pas. Avant d’être des instruments de défense d’un territoire, les flottes françaises et anglaises sont des outils de projection de troupes. Pour les Anglais cette fonction est d’autant plus importante qu’elle leur permet d’intervenir sur le continent et d’assurer la conservation de leur royaume qui s’étend alors de part et d’autre de la Manche. C’est cette même capacité de projection que les Anglais veulent enlever aux Français. Cependant, sans l’aide de Charles Quint et le soutien de ses flottes, espagnole et flamande, l’Angleterre ne peut pas se permettre un affrontement direct avec la marine française.
18Or l’empereur n’a pas grand-chose à gagner d’une telle démarche. En premier lieu parce que les communications entre l’Espagne et le reste de l’empire risquent peu tant que Charles Quint conserve une flotte suffisamment puissante et que personne ne domine réellement la Manche. De plus, les côtes impériales sont assez peu concernées par les risques de descentes françaises – du moins l’empereur ne s’en inquiète-t-il pas. Dans ce contexte, la stratégie anglaise est de s’en prendre indirectement à la flotte française en attaquant les ports de la Manche. Ce choix est d’autant plus pertinent que la Bretagne prend part pleinement à l’effort maritime français38. Elle n’est donc pas une innocente victime de la guerre mais elle y participe comme façade maritime dont l’argent et les infrastructures portuaires sont des enjeux. Que cette participation soit de son propre chef ou du fait de la Couronne française, il n’en demeure pas moins que la Bretagne doit veiller à la défense de ses côtes.
19Les réactions face aux débarquements de l’été 1522 mettent en valeur les capacités de la province et la façon dont elles sont mobilisées. L’édification du château du Taureau, par exemple, a été possible grâce aux privilèges concédés par la Couronne, à l’initiative de Morlaix et au soutien du gouverneur de la province. La défense bretonne repose donc sur la bonne collaboration de ces trois niveaux de pouvoir. Cet ouvrage démontre la capacité de la Bretagne à tirer intelligemment profit de la géographie de ses côtes et des techniques militaires de son temps. Par son emplacement, le fort du Taureau entraîne une territorialisation d’un espace qui échappait jusqu’ici aux Morlaisiens. C’est une véritable appropriation d’une petite partie, d’une première bande, de la Manche.
20Techniquement et politiquement le fait n’est pas moins remarquable. En effet, à partir de ces années 1540, les Morlaisiens font reposer l’essentiel de leur défense sur un fort moderne. Les hauts remparts médiévaux de la ville close ainsi que la noblesse du ban sont donc relégués au second plan derrière le guet, l’artillerie et les murs du château du Taureau. Cependant, cette innovation ne donne pas aux Morlaisiens une parfaite indépendance militaire. En effet, ils ont encore besoin de la levée du ban ordonnée par le gouverneur de la Bretagne et ils peuvent toujours être sollicités pour la défense du reste de la province, financièrement ou techniquement. Malgré le réseau de défense existant et les efforts d’amélioration, la Bretagne n’est pas prête à résister à n’importe quelle menace. Seule, cette province a effectivement peu de chance de réussir à repousser une puissante tentative d’invasion. Mais ce type de menace n’existe pas car les Anglais n’ont pas ou ne se donnent pas les moyens d’une telle politique au cours du règne d’Henry VIII. La Bretagne n’est ni l’enjeu ni le cœur des affrontements européens mais elle n’en est pas absente pour autant. La force dont disposent les Bretons est en adéquation avec les menaces de leurs ennemis.
Notes de bas de page
1 Le Page D., Finances et politique en Bretagne au début des temps modernes 1491-1547, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1997, p. 193.
2 Bouchart A., Les grandes annales ou cronicques, parlans tant de la Grant Bretaigne à présent nommée Angleterre que de nostre petite Bretaigne de présent érigée en duché, Caen, 1541, fo 252vo-253.
3 Le Grand A., Les vies des Saints de la Bretagne Armorique, Quimper, J. Salaün, 1901, p. 277*-278*.
4 Hall E., The lives of the kings. Henry VIII, Londres, T. C. et E. C. Jack, 1904, p. 258-261.
5 Bouchart A., op. cit., fo 252 vo-253.
6 Hall E., op. cit., p 259.
7 Le Grand A., op. cit., p. 277*.
8 Bouchart A., op. cit., fo 252vo. Cette notion d’éternel ennemi n’apparaît pas chez Le Grand. Bouchart et ses successeurs se distinguent également par les injures à l’égard des Anglais qu’ils qualifient de « quenaille anglesche », de « faulx garnemens » coupables de « frauduleuse malice ».
9 Voir Hall E., op. cit., p. 258-261.
10 Ibid., p 259.
11 Mattingly G. (éd.), Further Supplement to Letters, Despatches and State Papers, relating to the Negotiations between England and Spain preserved in the Archives at Vienna and elsewhere (1513-1542), vol. 2 (III), Londres, Public record office, 1940, p. 140.
12 Knecht R. J., Hersant P. (trad.), Un prince de la Renaissance, François Ier et son royaume, Paris, Fayard, 1998, p. 201.
13 Mattingly G. (éd.), op. cit., p. 42.
14 Ibid.
15 Ibid., p. 201.
16 Ibid., p. 132 : « The power of France will be much diminished trough the loss of taxes and customs duties ».
17 Bois J.-P., « Principes tactiques de la défense littorale au XVIIIe siècle », in Bois J.-P. (dir.), Défense des côtes et cartographie historique, Paris, Éditions du CTHS, 2002, p. 53-65.
18 Morieux R., Une mer pour deux royaumes. La Manche, frontière franco-anglaise, XVIIe-XVIIIe siècles, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p. 114.
19 Voir Glete J., Navies and Nations. Warships, Navies and State Building in Europe and America, 1500-1860, vol. 1, Stockholm, Almqvist et Wiksell international, 1993, p. 125-133 où il défend l’idée que la marine anglaise est sur la défensive pendant tout le règne d’Henry VIII face à une marine française importante pour cette période.
20 Mattingly G. (éd.), op. cit., p. 171.
21 Ibid., p. 124.
22 Voir à ce sujet Raymond J., Henry VIII’s military revolution. The Armies of Sixteenth-Century Britain and Europe, Londres et New York, Tauris Academic Studies, 2007, p. 42-54
23 Leguay J.-P., Un réseau urbain au Moyen-Âge : les villes du duché de Bretagne aux XIVe et XVe siècles, Paris, Maloine, 1981, p. 174-175 et 252 ; Kernevez P., « Morlaix, bourg castral : du Mons Relaxus à la citadelle », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 2002, t. LXXX, p. 5-53.
24 Le Page D., op. cit., p. 41.
25 Hall E., op. cit., p 261.
26 Mattingly G. (éd.), op. cit., p. 150.
27 Le Gallo Y. (dir.), Histoire de Brest, Toulouse, Privat, 1976, p. 54.
28 Le Page D., op. cit., p. 193.
29 Morice P.-H. (éd.), Mémoires pour servir de preuves à l’histoire ecclésiastique et civile de Bretagne, t. III, Paris, Éditions du Palais-Royal, 1974, col. 958-959.
30 Doucet R., L’état des finances de 1523, Paris, Imprimerie nationale, 1923, p. 77.
31 Lalanne L. (éd.), Journal d’un bourgeois de Paris sous le règne de François Ier (1515-1536), Paris, J. Renouard, 1854, p. 143.
32 « […] pour resister ausd. ennemys et les empescher de povoir plus surprendre icelle ville », Arch. dép. Loire-Atlantique, B 52, fo 283.
33 Seul un mémoire de 1677, conservé au service historique de la défense, mentionne la construction d’une tour dès 1525 et l’occupation progressive de tout le rocher sous le gouvernement du duc d’Étampes ; voir Service Historique de la Défense, 1Vh 1228, fo 3vo.
34 Arch. dép. Loire-Atlantique, B 51, fo 245 vo.
35 Arch. dép. Loire-Atlantique, B 52, fo 175 vo.
36 Lagadec Y., Perréon S., Hopkin D., La bataille de Saint-Cast (Bretagne, 11 septembre 1758). Entre histoire et mémoire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009, p. 121-122.
37 Voir la description de ces chenaux chez Kerhervé J., Roudaut F. et Tanguy J. (éd.), La Bretagne en 1665 d’après le rapport de Colbert de Croissy, Brest, Centre de recherche bretonne et celtique, 1978, p. 161-162.
38 Contamine P. et Corvisier A. (dir.), Histoire militaire de la France des origines à 1715, t. I, Paris, PUF, 1992, p. 288-289.
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