Frontières oubliées du Mésolithique
p. 27-42
Résumés
Le repeuplement de la moitié nord de la France et l’accroissement démographique qui s’en est suivi, à l’issue de la dernière glaciation, ont entraîné un ancrage territorial des populations humaines du Mésolithique. Certaines des caractéristiques de l’outillage en silex de ces groupes permettent de proposer une matérialisation de limites entre plusieurs populations distinctes. La Bretagne péninsulaire se distingue particulièrement bien durant tout le Mésolithique (de -9600 jusqu’à -6000), avec probablement la Vilaine comme limite avec les groupes humains centrés sur l’estuaire de la Loire. La Seine, dans le Bassin parisien et en Haute-Normandie, semble jouer le même rôle à partir de -7500 avant notre ère.
The global warming of the Holocene allowed a repopulation (restocking) of the whole national territory and an important demographic expansion. In some thousand years, maybe less in certain sectors privileged as the coast, the needs of a clear (net) cut between two populations was felt, who could be the object of permanent conflicts. In the Mesolithic from 7500, the revealing of particular tools on the Seine and a little more late on the Naughty boy allows to propose the presence of two “different” human populations (materially otherwise culturally) with which rivers marked the limit.
Texte intégral
LA LECTURE DE PHÉNOMÈNES À PARTIR D’UN MARQUEUR CULTUREL FORT : LA POINTE DE FLÈCHE
1Il est un trait commun aux archéologues que de parler Culture pour désigner ce qui ne concerne que la culture matérielle. Ainsi de chercher à distinguer des populations à partir du mobilier céramique qu’ils produisent ou des motifs qu’ils utilisent pour la décorer. L’étude du Mésolithique se prête également à ce jeu, par le biais de ses armatures, petits éléments géométriques, généralement en silex, qui armaient les fûts de leurs flèches (fig. 1 et 2), souvent les témoins les plus significatifs découverts sur les sites. Cependant, les aspects qui fondent véritablement des différences entre les peuples, la langue en premier lieu, puis l’habitat, le vêtement ou le sentiment d’appartenance sociale nous échappent totalement. L’archéologue est par nature condamné à travailler à partir de données biaisées ; c’est là le lot des sciences humaines, faites bien souvent d’extrapolations1.

1. Les armatures en silex, souvent de forme géométrique (triangle, trapèze…) s’insèrent sur les hampes de flèche par le biais de rainures et de goudron végétal (brai de bouleau…). Elles peuvent se fixer sur l’extrémité (pointe) ou sur les côtés, alors éléments de barbelures tranchant les chairs et retenant la flèche à l’intérieur de la proie (dessin Laurent Juhel, INRAP).

2. Éléments très courants de la période mésolithique, les armatures permettent d’appréhender le cadre chrono-culturel de cette période. Ici, un des types de barbelure du site de Flamanville « EDF » (cl. Hervé Paitier, INRAP).
2L’étude du Mésolithique passe néanmoins par celle des armatures. Ces dernières, dont nous arrivons à cerner le processus évolutif et l’influence de manière précise, nous apparaissent ainsi comme des témoins majeurs de la culture matérielle et même peut-être survalorisés par ces sociétés (fig. 2). Ce postulat qui apparaît comme un a priori sur la réalité s’appuie sur des comparaisons avec les données ethnographiques des populations bien documentées comme celle des Indiens d’Amérique du nord ou les Papous pour ne citer que ces deux exemples2. Avec humilité, nous restons donc conscients que les hypothèses développées n’ont peut-être qu’un sens très relatif et sont dans le meilleur des cas très partielles.
3Après cet énoncé des précautions de langage qui donnent toutes leurs limites aux études préhistoriques, nous pouvons essayer de rassembler quelques données à notre disposition relatives à deux régions particulières : la Normandie et la Bretagne et les groupes qui les occupent de part et d’autre des deux fleuves Seine et Vilaine.
PEUPLEMENT, REPEUPLEMENT
4Le réchauffement du climat entre 14 000 et 10 500 ans avant notre ère a entraîné un repeuplement massif du continent européen, occupé auparavant de manière très diffuse au nord de la Loire. Couvrant l’Europe, une civilisation de chasseurs-cueilleurs se développe alors.
5La faune subit ces grands changements entre la période glaciaire et le Mésolithique. La grande faune glaciaire, mammouths et rennes principalement, a disparu de nos régions (fig. 3). Le cheval se maintient un peu plus longtemps mais disparaît des assemblages faunistiques du nord de la France vers -11000. Ces remplacements de faune découlent peut-être d’une colonisation très rapide du cerf, dont l’origine européenne pourrait être trouvée dans les isolats forestiers du nord de l’Espagne. Il est possible qu’en quelques centaines d’années, cette espèce se répande sur l’ensemble du territoire3. D’une manière générale, les grands troupeaux de chevaux et de rennes sont remplacés par des hardes de quelques dizaines d’individus au maximum, vivant dans un environnement forestier ou semi-forestier, principalement les cerfs, chevreuils, sangliers et aurochs.
6Le développement de la flore arborée accuse également des différences importantes suivant les régions. Jusqu’à -12000, en dehors de quelques vallées refuges et du pourtour méditerranéen, les arbres sont pratiquement absents ou représentés par quelques saules nains ou genévriers dans un paysage steppique. Le réchauffement entraîne une recolonisation très rapide des bouleaux, des pins, puis dans un second temps des chênes et des noisetiers, qui deviennent dominants voire envahissants à partir de -8000 (fig. 3). La concurrence avec les graminées peut toutefois s’avérer non négligeable, surtout sur la bande littorale et sublittorale et les massifs forestiers se développent d’autant plus vite qu’ils trouveront comme accroche des terrains lourds ou pauvres (barres de grès, sables, argiles…). Les deux espèces les plus communes, les noisetiers et les chênes, sont également celles dont les fruits ont pu sinon assurer la totalité de la survie alimentaire des groupes humains, au moins participer largement à son alimentation.

3. Le réchauffement de l’Holocène a permis la recolonisation des arbres dans tout l’espace tempéré. Les grands troupeaux de mammifères (chevaux, rennes et mammouths) ont alors suivi la végétation rase des régions froides, vers le nord et l’est de l’Europe. Ils sont remplacés par les espèces semi-forestières (cerfs, sangliers, chevreuils et aurochs) qui se déploient sur l’ensemble du territoire. Les espèces domestiques, originaires du Proche-Orient, interviennent quant à elles avec le début du Néolithique, entre -5800 dans le sud et -5200 dans le nord-ouest de la France.
7Les populations mésolithiques ont donc en commun un environnement boisé, du gibier « en abondance », mais avec des espèces plus petites et plus dispersées qu’auparavant. Les techniques de chasse évoluent alors avec la généralisation de l’arc qui remplace la sagaie. Pour armer les hampes se développe alors une industrie de taille de petites pointes de flèche et éléments de barbelures géométriques, dont les formes varient suivant les périodes et les secteurs géographiques.
8L’invention de la pirogue et sa probable généralisation vont permettre des déplacements aisés sur rivière comme sur mer. Les cours d’eau de grand autant que de petit débit deviennent de véritables autoroutes qui permettent de traverser nos régions et de gagner l’Angleterre. Le développement des échanges contribue très certainement à expliquer la généralisation rapide des types d’armatures de flèche, dont certaines très spécifiques, dans un univers qui semble par ailleurs encore figé dans sa forme tribale.
9Il est certain que l’on assiste durant la période mésolithique à une « accélération de l’Histoire ». Celle-ci pourrait même se produire plus précisément dans la seconde moitié du Boréal (-7500) et correspondre à une période un peu plus chaude qu’actuellement, avec un optimum de la représentation du noisetier et du chêne, créant une véritable abondance alimentaire, peut-être la première qu’ait connue l’Homo sapiens sapiens en France. On assiste alors à un développement démographique qui se manifeste par les (premiers ?) habitats groupés et très probablement sédentaires4. Cette augmentation de la population dérive alors de manière probable et sous la forme d’un cercle vicieux, ou vertueux suivant le côté ou l’on se place, vers un développement des échanges, mais aussi des conflits, ces deux éléments étant des vecteurs importants du progrès humain.
10Cette dynamique de progrès se poursuit au Mésolithique récent et final (-6400 à -5300) avec les influences méditerranéennes apportant certaines formes particulières d’armatures. Face visible de l’iceberg, ces armatures étaient probablement accompagnées de nombreux autres éléments, comme peut-être les premières plantes cultivées : céréales, lentilles… C’est ainsi que certaines tribus (peuples, nations ?) ont pu développer une proto-agriculture ou horticulture, peut-être juste complémentaires de l’exploitation des ressources naturelles. Les témoignages sont cependant largement sujets à caution parmi les chercheurs.
11Peut-être pour la première fois depuis les origines, l’Europe tempérée est alors entièrement couverte par les populations humaines. Par comparaison avec les peuples d’Amérique du nord, on peut suggérer une densité d’occupation entre 0,5 et 2 habitants au km² en moyenne5. Cette densité restera faible jusqu’au Néolithique, où la sédentarisation, une alimentation plus stable (stockage des céréales) et plus diversifiée (produits laitiers) permettront une augmentation rapide et importante du taux de fécondité et une survie sensible des immatures6.
DEUX PHÉNOMÈNES PARTICULIÈREMENT NETS
12C’est dans ce cadre d’une France dont tous les biotopes sont occupés de manière peu dense que se situent les deux territoires que nous allons maintenant mettre en valeur. Tous deux sont situés dans des secteurs particulièrement favorables. Les bassins de la Seine et de la Loire/Vilaine profitent ainsi dans une certaine mesure de situations d’écotone7, avec des terroirs variés qui comprennent aussi bien des plaines et plateaux boisés, des vallées marécageuses, des cours d’eau importants, des estuaires et une portion de littoral non négligeable. Le caractère semi-nomade de ces populations permettait ainsi une diversification des ressources et incontestablement une autonomie alimentaire plus importantes que pour des occupants de régions moins favorisées, comme les zones de moyenne montagne ou de plateau aride par exemple.
La Seine
Au nord de la Seine : le Rhin-Meuse-Schelde
13Vers 7500, un type d’armature apparaît dans les ensembles mobiliers, dans un premier temps au nord de la Belgique/sud des Pays-Bas, avec le groupe de Sonisse Heide pour s’étendre ensuite durant le Boréal dans le Bassin de la Somme et arrêter sa progression sur la Seine (fig. 4 à 6). En contexte Beuronien, dans des assemblages dominés par les pointes du Tardenois et les triangles scalènes/segments, apparaissent ainsi plusieurs types d’armatures à retouche couvrante. Parmi ces armatures de réalisation très soignée, on retrouve la « feuille de Gui » (fig. 5 et 6), les pointes foliacées et les grands triangles scalènes. Les deux derniers sont éventuellement inspirés des armatures « autochtones » du Beuronien, la première est directement rattachée au groupe de Sonisse Heide du début du Boréal belgo-hollandais (-8000) et très proches de certaines grandes pointes anglaises que l’on retrouve dans le Nord-Cotentin8. Les caractéristiques spécifiques de ces armatures permettent de suivre leur diffusion dans la zone littorale et sublittorale de la Manche et de la mer du Nord, entre la Seine et le sud de la Hollande9. Leur aire de diffusion maximale s’enfonce de 300 km dans les terres, atteignant le Tardenois dans l’Aisne et la Rhénanie du Nord (environ 120 000 km²). La frontière constituée par la Seine semble toujours imperméable. Les dernières découvertes liées à l’archéologie de sauvetage font ainsi référence régulièrement à la présence de feuilles de gui en Île-de-France, toutes situées en rive droite de la Seine. L’usage de ces armatures se prolonge jusqu’à la seconde moitié de l’Atlantique ancien où elles sont associées à divers types de trapèzes (asymétriques, à base décalée, à retouche inverse rasante10). Échanges, emprunts techniques, ou pratiques belliqueuses, plusieurs exemplaires sont même issus de contextes néolithiques rubanés dans la vallée de l’Aisne11.

4. La découverte de gaines de hache en bois de cerf, portant un décor reposant sur l’association de la ligne pointillée et du triangle, est tributaire des opérations de dragage des grands cours d’eau. On remarque toutefois que leur répartition suit celle du groupe Rhin-Meuse-Schelde, depuis la Seine jusqu’à l’Europe du nord (Belgique, Pays-Bas et même Danemark).

5. Les pointes en forme de feuilles de gui se répartissent au nord de la Seine et de l’Oise, pour couvrir la Belgique et une partie de l’Allemagne et des Pays-Bas.

6. Il semble que durant une partie du Mésolithique moyen, la Seine marque une frontière entre des populations utilisant comme pointe de flèche une armature en forme de feuille de gui au nord et une armature ogivale au sud. Cette vision caricaturale ne cache pas cependant l’usage de formes ogivales au nord de la Seine et l’usage de formes communes debarbelures. Les feuilles de gui sont cependant absentes ou anecdotiques au sud de la Seine.
Au sud de la Seine : le Beuronien
14Ce techno-complexe occupant le tiers nord de la France a été défini du Préboréal à l’Atlantique (entre -9500 à -520012) en trois phases A, B ou C. Cela complique toutefois les discussions car ce complexe ne présente pas d’unité chronologique mais plutôt géographique et évolue de façon continue.
15Le Beuronien B se réfère de façon générale au Boréal et au début de l’Atlantique. Le débitage consiste en la production majoritaire de lamelles peu régulières en silex. L’outillage est dominé par les armatures. Les pointes se partagent entre pointes à troncature très oblique et pointes à base retouchée symétriques que sont les pointes du Tardenois (fig. 7), dites en forme de « balle de fusil ». Les lamelles étroites à bord abattu sont présentes de façon anecdotique. Les barbelures sont dominées par les triangles et les segments.

7. La rupture aux environs de -7500 a profondément modifié les corpus d’armatures des populations installées au nord de la Seine (Île de France, Picardie). L’exemple de Fère-en-Tardenois témoigne ainsi de la présence de pointes ogivales (« pointes du Tardenois », en forme de balle de fusil) et d’éléments de barbelures composés de segments et de triangles scalènes.
Après -7500, les assemblages sont dominés pour les barbelures par les lamelles à bord abattu (de forme rectangulaire très allongée) alors que les pointes se partagent entre des ogivales larges et les pointes à retouche couvrante, telles que les « feuilles de gui ».
16Les éléments prismatiques/hachettiformes sont pratiquement inconnus dans l’est alors qu’ils sont assez présents en Haute-Normandie ou dans le Bassin parisien (montmorrencien13).
17Le Beuronien C couvre l’intervalle entre -6400 à -5200, soit entre la fin du Mésolithique moyen et le début du Néolithique rubané « colonisateur ». Il couvre donc le Mésolithique récent et final et en présente les caractéristiques principales. La production de lamelles en silex est toujours majoritaire mais ces dernières sont maintenant très régulières (bords parallèles, épaisseur constante). Les armatures sont constituées par des formes trapézoïdales, à base droite ou oblique, dont la pointe est orientée vers la droite14. Cette forme d’armature présentant en même temps une pointe et un bord latéral tranchant, elle joue le rôle double d’extrémité apicale et de barbelure.
18Jusqu’à -7500, le Beuronien se répartit de la Loire à la Picardie, de la Manche à l’Allemagne (Bretagne exclue), avec des secteurs très dynamiques comme le Tardenois et les gisements emblématiques de Coincy, Montbani ou Fère-en-Tardenois15. Les deux éléments phares de ce groupe demeurent la pointe du Tardenois pour le Mésolithique moyen et le trapèze à pointe orientée à droite pour le Mésolithique récent. À partir de -7500, les assemblages changent totalement au nord de la Seine (et à l’ouest de l’Aisne ou de l’Oise, les gisements manquent entre les deux cours d’eau). Les armatures sont alors totalement dominées par les formes du Rhin-Meuse-Schelde (fig. 7), particulièrement les feuilles de gui, mais également par des formes spécifiques de barbelures étroites rectangulaires allongées16. La présence encore notable de pointes du Tardenois suggère toutefois que les anciennes formes d’armatures ne sont pas totalement abandonnées.
19Au Mésolithique récent, entre -6400 et -5500, le passage à des armatures trapézoïdales presque exclusives s’observe des deux côtés de la Seine, dans le Beuronien comme dans le RMS. La distinction se fera alors par une orientation distincte de la pointe, orientée vers la droite à 80 ou 90 % pour le Beuronien, et orientée à gauche pour le RMS17. On ne peut qu’observer avec curiosité cette nuance très subtile entre ces deux groupes qui se répartissent toujours de façon stricte autour de la Seine, pour sa partie qui coule du Bassin parisien à la mer.
20Au Mésolithique final, entre -5500 et la néolithisation (-5250), on observe un passage aux armatures à retouche d’amincissement de la base (dite « retouche inverse rasante ») des deux côtés de la Seine, mais avec des formes d’armatures très différentes (fig. 8). Le nord de la Seine se distingue avec les trapèzes à base décalée et le sud avec des trapèzes plus classiques ou des formes « triangulaires » aux troncatures gibbeuses.

8. Au Mésolithique récent et final, d’autres critères divisent les populations installées au nord et au sud de la Seine. Au nord, l’usage de trapèzes dits « à base décalée » (trapèzes de Dreuil) est d’usage, tandis que le sud préfère des formes plus classiques déclinées en particulier à partir de formes de trapèzes rectangles. Ces armatures comportent dans leur majorité une retouche d’amincissement à la base. L’orientation de la pointe dissymétrique du trapèze, vers la gauche au nord de la Seine et vers la droite au sud (latéralisation), qui concerne 80 % des armatures retrouvées de chaque côté du fleuve, est un phénomène troublant car peu perceptible une fois l’armature emmanchée. Elle marque cependant une distinction réelle entre les deux côtés de la Seine, probablement d’ordre culturel.
21Dans toutes les séries présentes actuellement de part et d’autre de la Seine coulant de Paris au Havre, cette répartition stricte se manifeste entre ces types d’armatures particuliers, même et surtout, lorsque ces sites sont découverts sur les berges du fleuve, comme par exemple dans les chambres de dragage ou les carrières de granulat de la basse vallée de la Seine. Le plus surprenant enfin est que le reste de l’assemblage (débitage et outillage domestique) s’inscrit dans une unité propre à la période dans les deux groupes.
La Vilaine
À l’est de la Vilaine : le Retzien
22Le Retzien est centré sur l’embouchure de la Loire, et plus largement entre la Charente et la Vilaine. La seule date absolue (5601-5242 av. J.-C. à la Gilardière18) place ce complexe dans le Mésolithique final. D’abord identifié par J.-G. Rozoy dans sa thèse19. Il a fait l’objet d’une description et d’un phasage par G. Marchand à partir des séries de la Gilardière, la Girardière IIIB, le Porteau ouest, Biochon-est et plus ponctuellement par la Pointe du Payré et la Guitonnière20. Le débitage opéré correspond à la production de lames et lamelles régulières par percussion indirecte (avec un chasse-lame intermédiaire entre le nucléus et le percuteur). L’outillage commun comprend grattoirs, lames tronquées, retouchées et à coches mais reste dominé par les différentes classes d’éclats retouchés/denticulés. La catégorie des armatures comprend quelques armatures à retouche abrupte (trapèzes de Téviec, trapèzes symétriques, triangles scalènes larges) qui restent cependant minoritaires par rapport au Téviécien. Les armatures à retouche inverse rasante sont dominantes et caractérisent vraiment ce complexe stylistique. Elles comprennent des armatures à éperon (fig. 9), probablement évoluées à partir des pointes de Sonchamp, d’origine orientale et des armatures du Chatelet et trapèzes du Payré, d’influence méridionale probable. Les éléments de barbelures potentiels sont anecdotiques, ce qui entraîne une baisse notable de la proportion d’armatures au sein de l’outillage (entre 20 et 40 %).
À l’ouest de la Vilaine : le Téviécien
23Au Mésolithique, la péninsule bretonne a toujours été un monde à part. Dès le Mésolithique ancien (-9200 ?), elle développe un corpus d’armatures original qui se distingue nettement des Pays de la Loire. La faiblesse du nombre de sites, en dehors du Finistère, gêne encore la lecture des limites de ce groupe (le Berthaume) dans le Morbihan et les Côtes d’Armor. C’est pourquoi on se contentera ici de traiter les contextes mieux documentés du Mésolithique final (-5500 à -4900).

9. Basée sur le Bassin de la Loire, la culture du Retzien a été identifiée sur l’ensemble du millénaire. Son assemblage est composé pour une part d’armatures méridionales, pour une part de trapèzes classiques de la moitié nord de la France et pour ses armatures les plus typiques par les armatures à éperon (pièce en photo). Le Téviécien, qui occupe une partie de la Bretagne péninsulaire, ne présente dans ses assemblages ni armatures méridionales, ni pointes à éperon, mais seulement des formes trapézoïdales ou triangulaires.
24Le Téviécien est particulièrement bien mis en évidence grâce aux travaux effectués sur quatre amas coquilliers, deux anciennement fouillés qui ont livré les plus importantes nécropoles mésolithiques (Téviec et Hoëdic21) en France et deux plus récemment qui ont fait l’objet de fouilles par O. Kayser entre 1985 et 1988 (Beg-er-Vil/Quiberon et Beg-an-Dorchenn/Pointe de la Torche22). En dehors du littoral, ce complexe culturel a été reconnu à l’intérieur des terres par de nombreuses prospections23. Les résultats restent cependant très lacunaires sur le littoral de la Manche et sur les Côtes d’Armor en particulier (fig. 10).
25Les séries anciennes, comme Téviec, Hoëdic, Beg-an-Dorchenn ou Kerhilio, se caractérisent par des trapèzes symétriques, des trapèzes de Téviec et des grands triangles scalènes. Les industries les plus tardives se limitent pratiquement aux petits trapèzes symétriques (armatures tranchantes) avec quelques rares trapèzes de Téviec ou grands triangles scalènes. La particularité première du Téviécien reste l’absence de retouche d’amincissement de la base des armatures (fig. 10).

10. Le caractère le plus particulier du Téviécien est l’absence de retouche sur la face inférieure des armatures, appelées retouche d’amincissement. Cette caractéristique est pourtant adoptée sur un grand nombre de formes de pointes sur l’ensemble de l’Europe de l’Ouest, ignorant d’autres frontières comme la Seine.
26Une évolution du Téviécien a pu être esquissée, d’une part à partir des armatures, d’autre part par les nombreuses datations absolues. Elles ont révélé une chronologie des sites entre le VIe millénaire et le début du Ve ; la culture perdurerait donc en contexte littoral en parallèle du processus de néolithisation, soit parce que la Bretagne péninsulaire se situe aux marges du courant de « colonisation », soit sous forme d’une coexistence Mésolithiques/Néolithiques. On note le peu d’écart entre les datations les plus récentes, et les premières manifestations du « super-mégalithisme » breton (tumulus carnacéens, grand menhir brisé…), dans le même environnement géographique (golfe du Morbihan).
CONCLUSION
27Les phénomènes de frontière sont difficiles à mettre en évidence pour les périodes anciennes car l’archéologue est toujours gêné par des phénomènes de durée. Sur des groupes dont le cœur d’occupation peut être observé sur plusieurs centaines d’années ou un millénaire, il faut une stabilité remarquable de la frontière entre deux d’entre eux pour qu’elle puisse être affirmée. La Loire semble ainsi être une frontière mouvante durant tout le Mésolithique et il semble que les groupes occupant la région de l’estuaire se soient installés sur les deux berges et en aient débordé largement (Retzien). La Seine et la Marne, voire l’Oise, jouent un rôle totalement différent. À partir de la seconde moitié du Mésolithique moyen (-7500), l’extension du groupe septentrional (Rhin-Meuse-Schilde) à armature en forme de « feuille de gui » s’étend jusqu’au fleuve sans le traverser en Normandie et en Île de France. Au Mésolithique récent, la Seine continue à jouer ce rôle avec un façonnage des armatures trapézoïdales distinct d’une rive à l’autre.
28Il est vraisemblable que la Vilaine a eu une fonction de frontière affirmée entre les groupes bretons et ceux de l’estuaire de la Loire, à en juger par l’exclusion des armatures à retouche inverse en Bretagne et par la présence d’armatures spécifiques à l’est de la Vilaine : les armatures à éperon, du Chatelet…
29De nombreux autres éléments que les rivières ont pu jouer le rôle de limites entre les groupes de population : massifs forestiers, zones accidentées, massifs montagneux, voire même des zones tampons dépeuplées. En effet, le concept de « lutte permanente » contre certaines des tribus voisines doit être suggéré, même si les traces laissées sont diffuses. Le monde humain, au sens Homo sapiens du terme ne saurait se départir d’une vie en société violente à l’égard de ses voisins directs ou indirects (certains provoquant, d’autres subissant), d’autant plus chez les peuples premiers24. Cette violence autodestructrice a d’ailleurs toujours été un vecteur important du progrès technique en même temps qu’un vecteur d’inégalités sociales. Dans le nord-ouest de la France, la sépulture K de Téviec25 présente un individu transpercé de deux armatures mésolithiques qui se sont fichées dans deux vertèbres et ont entraîné la mort. Cet individu présentait en outre une fracture d’un avant-bras et de la mâchoire, ressoudés au moment du décès, qui montrent qu’il avait été victime d’actions violentes auparavant.


11. Au niveau eurasiatique, cette figure nous propose l’existence de superfamilles (linguistiques ?) installés sur des territoires de million (s) de km², qui ont en commun certaines pratiques peut-être héritées des temps glaciaires. La subdivision en groupes humains de moindre emprise territoriale est ensuite proposée avec ses phénomènes potentiels de conflits, de frontières et d’expansion/régression.
30Dans le nord-ouest de la France et pour la période mésolithique, il est probable que la Seine et la Vilaine restent très longtemps (voire définitivement) les deux seuls exemples de frontières naturelles permanentes. Elles sont en effet basées sur des stabilités remarquables des territoires, qui voleront en éclat à la faveur de l’avancée des groupes néolithiques, entre 5300 et 5100 avant notre ère.
Notes de bas de page
1 Ghesquière E. et Marchand G., Le Mésolithique en France, Archéologie des derniers chasseurs-cueilleurs, La Découverte et Inrap, Paris, 2010, 178 p.
2 Pétrequin A.-M. et P., « Flèches de chasse, flèches de guerre, le cas des Danis d’Irian Jaya (Indonésie) », Bulletin de la Société Préhistorique Française, t. 87, 10/12, p. 484-512. Robb J. et Miracle P., « Beyond “migration” versus “acculturation” : new models for the spread of agriculture », in Whittle et Cummings (éd.), Going Over - The Mesolithic-Neolithic Transition in North-West Europe Proceedings of the British Academy, 144, Oxford, 2007, p. 99-116.
3 Vigne J.-D., Les débuts de l’élevage. Les origines de la culture, Le Pommier, coll. « Le collège de la cité », Paris, 2004, 187 p.
4 Bocquet-Appel J.-P., « La transition démographique agricole au Néolithique », in Demoule J.-P. (dir.), La révolution néolithique dans le monde, Inrap/universcience, 2009, p. 301-315.
5 Testart A., Les chasseurs-cueilleurs ou l’origine des inégalités, Paris, Société d’Ethnographie, 1982, 255 p.
6 Petrequin A.-M. et P., « Flèches de chasse, flèches de guerre, le cas des Danis d’Irian Jaya (Indonésie) », Bulletin de la Société Préhistorique Française, t. 87, 10/12, 1990, p. 484-512.
7 L’écotone désigne ici la zone de contact entre plusieurs écosystèmes très distincts : fluviatile/maritime et terrestre.
8 Ghesquière E., Lefèvre P. et Marcigny C., « Le Mésolithique moyen du Nord-Cotentin (Manche) », Bulletin de la Société Préhistorique Française, 2003, t. 100, no 4, p. 649-670.
9 Gendel P.-A., « Socio-stylistic analysis of lithic artefacts from the Mesolithic of northwestern Europe », in Rowley-Conwy P., Zvelebil M. et Blanckholm H. (éd.), Mesolithic northwest Europe : Recent trends, 1987, p. 65-73.
10 Ducrocq T., Le Mésolithique du Bassin de la Somme, Publications du CERP, no 7, 2001, 255 p.
11 Jeunesse C., « Armatures asymétriques, régionalisation, acculturation. Contribution à l’étude des relations entre le Rubané et la composante autochtone dans l’ouest de la sphère danubienne », Préhistoire de la Grande Plaine du Nord de l’Europe, Actes du colloque Chaire Franc qui interuniversitaire au titre étranger (Université de Liège, 26 juin 2001), Liège, ERAUL 99, 2001, p. 147-165.
12 Rozoy J.-G., « Les derniers chasseurs », Bulletin de la Société Archéologique Champenoise, no spécial juin 1978, 3 vol., 1 256 p., 259 fig.
13 Tarrête J., Le Montmorencien, Xe supplément à Gallia Préhistoire, CNRS Éditions, 1977, 210 p.
14 Thévenin A., « Du Dryas III au début de l’Atlantique : pour une approche méthodologique des industries et des territoires dans l’est de la France (2e partie) », RAE, CNRS Éditions, 42, 1991, p. 3-62.
15 Rozoy J.-G., « Les derniers chasseurs », Bulletin de la Société Archéologique Champenoise, no spécial juin 1978, 3 vol., 1256 p., 259 fig. Hinout J., « Quelques aspects du Mésolithique dans le Bassin parisien », Bulletin de la Société Préhistorique Française, t. 87, 10/12, 1990, p. 434-449, 29 fig.
16 Ducrocq T., Bridault A., Munaut A. V., « Un gisement mésolithique exceptionnel dans le Nord de la France - Le petit Marais de la Chaussée-Tirancourt (Somme) », Bulletin de la Société préhistorique Française, t. 88, no 9, 1991, p. 27.
17 Ducrocq T., « Le gisement mésolithique récent de Gentelles (Somme) », Revue archéologique de Picardie, no 3-4, 1987, p. 3-16.
18 Marchand G., « La Néolithisation de l’ouest de la France - Caractérisation des industries lithiques », BAR International Series 748, 1999, 453 p.
19 Rozoy J.-G., « Les derniers chasseurs », Bulletin de la Société Archéologique Champenoise, no spécial juin 1978, 3 vol., 1 256 p., 259 fig., 1978.
20 Marchand G., « La Néolithisation de l’ouest de la France - Caractérisation des industries lithiques », BAR International Series 748, 1999, 453 p. Marchand G., « Éléments pour la définition du retzien », L’Europe des derniers chasseurs, Épipaléolithique et Mésolithique, Actes du 5e Colloque International UISPP, Commission XII, Grenoble, 18-23 septembre 1995, Paris, CTHS, p. 213-224.
21 Péquart M. et S.-J., Boule M., Vallois H., « Téviec, station-nécropole mésolithique du Morbihan », Archives de l’Institut de Paléontologie Humaine, mémoire 18, 109 p., XIII pl., 1937. Péquart M. et Péquart S.-J., Hoëdic. Deuxième station-nécropole du Mésolithique côtier armoricain de Sikkel, Anvers, 1954, 96 p., 10 p, 1954.
22 Kayser O., « Le Mésolithique breton : un état des connaissances en 1988 », Mésolithique et néolithisation en France et dans les régions limitrophes, Actes du 113e congrès national des sociétés savantes, colloque de Strasbourg 1988, CTHS, 1991, p. 197-213.
23 Kayser O., « Le Mésolithique breton : un état des connaissances en 1988 », Mésolithique et néolithisation en France et dans les régions limitrophes, Actes du 113e congrès national des sociétés savantes, colloque de Strasbourg 1988, CTHS, 1991, p. 197-213. Kayser O., « Les industries lithiques de la fin du mésolithique en Armorique », Revue Archéologique de l’Ouest, suppl. no 5, 1992, p. 117-124. Marchand G., « La Néolithisation de l’ouest de la France - Caractérisation des industries lithiques », BAR International Series 748, 1999, 453 p. Marchand G., « Éléments pour la définition du retzien », L’Europe des derniers chasseurs, Épipaléolithique et Mésolithique, Actes du 5e Colloque International UISPP, Commission XII, Grenoble, 18-23 septembre 1995, Paris, CTHS, 1999, p. 213-224.
24 Guilaine J. et Zammit J., Le sentier de la guerre, Seuil, 2001, 371 p.
25 Péquart M. et S.-J., Boule M., Vallois H., Téviec, station-nécropole mésolithique du Morbihan, Archives de l’Institut de Paléontologie Humaine, mémoire 18, 109 p., XIII pl., 1937.
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