Ordre et souveraineté populaire dans les républiques bolivariennes (1826-1830)
p. 235-260
Texte intégral
La estabilidad y la fijeza no deben buscarse en los hombres, sino en las instituciones.
Vicente Azuero, 18291
1À la fin du mois d’août 1808, la Nouvelle-Grenade apprend l’abdication du roi Charles IV en faveur de son fils Ferdinand. S’ensuit un mouvement d’adhésion inconditionnelle à la mère patrie. Cet épisode montre à quel point les Néogrenadins percevaient la Monarchie hispanique comme le fondement de leur propre existence2. La société s’organisait à partir de la figure du roi. Le processus indépendantiste marque la remise en cause de cette autorité royale jusqu’alors inébranlable. Or, si l’origine de la souveraineté n’est pas divine, elle doit venir du peuple. Ce transfert doit cependant être explicité. Il faut le rendre effectif à travers les mécanismes de la représentation, et durable, en veillant à ce que ces derniers garantissent une assiette stable au fonctionnement de l’État. Au cours de ce processus, constitutionnaliser, c’est fonder la nation, en définir le cadre politique et établir les modalités de participation du peuple, de la représentation. Sous l’influence libérale, c’est élever un rempart contre l’arbitraire et le despotisme, prévenir la tyrannie. L’élaboration d’un texte constitutionnel a également pour corollaire la création de modalités de production d’ordre public autres que celles fonctionnant sous le régime espagnol. Une fois la victoire contre l’Espagne acquise, la consolidation des nouvelles Républiques en Amérique hispanique a donc pour nœud la constitutionnalisation.
2Bolivar, dont la dimension militaire est sans cesse glorifiée, joua également jusqu’à sa mort un rôle prééminent sur la scène politique. Ainsi, il prend part dès 1812 au débat sur une hypothétique constitution idéale, avec sa Memoria dirigida a los ciudadanos de la Nueva Granada por un caraqueño. Ses réflexions s’affinent ensuite dans sa Carta de Jamaica en 1815, au cours de son discours lors de la réunion du congrès d’Angostura en 1819, et lors du commentaire qu’il fait de sa Constitution bolivienne en 1826. Semblable aux autres législateurs de son époque, Bolivar considère à la suite de Montesquieu que les institutions doivent naître des particularités de la société dans laquelle elles vont être appliquées. Il élabore ses réflexions constitutionnelles autour de deux axes : la situation militaire des partisans de l’indépendance et sa perception du peuple. L’ensemble des patriotes considère alors que la société américaine est marquée par le despotisme espagnol. Bolivar juge qu’il en découle un peuple servile, d’une grande inexpérience politique, où les mœurs vertueuses n’existent pas. Il voit dans les premières Constitutions, fédératives et inspirées par l’idéal du citoyen-soldat, l’origine des défaites concédées à l’armée espagnole. Le Libertador plaide, lui, en faveur du centralisme. Il milite pour l’instauration d’institutions fortes et concentrées, aux gouvernements énergiques, capables de régénérer le peuple dans le temps après avoir permis de gagner la guerre. Par ailleurs, portant un jugement méfiant et sévère sur le déroulement des premières élections, il souhaite restreindre le corps électoral, et réduire la participation populaire. Enfin, il estime que les libertés ne doivent pas entraver la marche de la République. Sparte, davantage qu’Athènes, fait figure de modèle.
3La bataille d’Ayacucho, le 9 décembre 1824, marque la fin du moment militaire de l’Indépendance. Une période de consolidation du nouvel ordre politique, dont l’expansion des libertés serait le symbole, doit lui succéder. Pourtant, la Colombie entre dans une ère tumultueuse qui voit au cours de l’année 1830 la République se scinder en trois États : Nouvelle-Grenade, Equateur et Venezuela. Depuis les années 1810, les nouvelles communautés politiques telles que la Colombie n’ont pas une existence stable : les Constitutions ont du mal à entrer en vigueur de manière effective3, et les lois ne sont que partiellement respectées. Le sentiment d’appartenance à la République colombienne s’affermit difficilement chez les citoyens. Au sommet de l’État la classe politique manque de légitimité. Globalement, le pouvoir constitué peine à s’enraciner. Après le dépôt des armes, les pueblos, ces anciennes communautés de bases, essaient de réinvestir la scène politique. Avec la disparition du fondement divin de la souveraineté, s’est évanoui l’idéal selon lequel tous appartiennent à un ordre commun où chaque corps possède sa place attribuée. L’incertitude investit la société. Bolivar et ses partisans s’inquiètent de la tournure prise par les événements. Le Libertador assimile ce contexte général à une situation d’anarchie. Il s’efforce de rétablir l’ordre, tout en essayant de trouver les moyens constitutionnels capables de stabiliser la vie de la République. Il introduit en 1826 une présidence à vie au sein de la Constitution bolivienne. En 1828, il s’empare de la dictature. Durant ces dernières années, les voix qui l’accusent de vouloir s’emparer de la couronne après avoir rétabli la monarchie sont de plus en plus nombreuses. Bolivar a-t-il rompu avec les principes pour lesquels il a combattu l’Espagne au nom de l’ordre et de la stabilité ? La fin de la vie de Bolivar, ainsi que les essais autour de sa pensée constitutionnelle et politique, ont donné lieu à diverses interprétations4.
4Le propos est ici d’étudier la conduite politique de Bolivar après Ayacucho. En toile de fond de ce travail, réside l’ambition de comprendre la façon dont celui-ci envisageait sa propre autorité, avec pour corollaire, l’étude de son rapport au nouvel ordre politique fondé sur la souveraineté du peuple.
5Un triple éclairage sert de support à ces réflexions. Trois événements clefs, qui ponctuent l’action politique du général Bolivar après que les Espagnols se sont retirés du territoire latino-américain, seront successivement disséqués. En premier lieu, la Constitution bolivienne rédigée et présentée par Bolivar en 1826. Elle figure le sommet de sa pensée constitutionnelle, paradigme à l’intention des autres États issus de l’Empire hispanique. Il s’agira ensuite de s’introduire dans les arcanes de la dictature bolivarienne de 1828, mieux cerner l’usage qu’entend faire le Libertador de ses pouvoirs extraordinaires, et les limites inhérentes à cette façon de gouverner. Dès lors, il restera à étudier les projets monarchiques mûris dans l’entourage de Bolivar en 1829.
LA CONSTITUTION BOLIVIENNE DE 1826
6Durant les mois de novembre et décembre 1825, le Libertador rédige un texte constitutionnel à destination de la République « Bolivar ». Plus largement, il s’agit pour lui d’établir une Constitution capable de régir l’ensemble des nouveaux États, fruits de son combat en faveur de l’émancipation. Bolivar voit dans sa Constitution bolivienne une réponse aux maux rencontrés par les nouvelles communautés politiques. Il écrit à Antonio Gutiérrez de la Fuente que « cette Constitution sera l’arche qui nous sauvera du naufrage qui nous menace de toutes parts5 ». Le Libertador présente son œuvre le 25 mai 1826, au cours d’un discours devant l’assemblée représentative réunie à Chuquisaca.
7Selon Bolivar, le contenu de sa Constitution bolivienne doit réunir les partisans de la fédération ainsi que ceux de la monarchie au sein d’une République centraliste. Le « Pouvoir Électoral » instaurant dans chaque province des collèges électoraux aux attributions élargies était en effet inspiré du modèle fédéraliste, tandis que le « Pouvoir Exécutif » comportait une présidence à vie. Cette presidencia vitalicia était indéniablement le véritable élément nouveau introduit par Bolivar ce 25 mai 1826. Le Libertador puise au sein des institutions monarchiques la garantie d’un pouvoir qui dure : l’exercice de la plus haute fonction à perpétuité. Le caractère perpétuel de sa charge confère au président un caractère supérieur « d’autorité », mot ici employé dans un sens proche de l’auctoritas augustéenne6. L’expression « autorité » est, dans le cadre de cette constitution, opposée à celle de « pouvoir » : celui-ci serait incarné par le gouvernement7. Effectivement, dans l’exercice quotidien du pouvoir, les prérogatives présidentielles ont été limitées. Le président ne participe pas à l’exercice législatif, et ne possède aucun droit de veto. Il est le chef des armées (art. 82 al. 9 et 10) et de la diplomatie (art. 82 al. 17 et 21). Le vice-président et les ministres disposent du contreseing des actes présidentiels (art. 93). En revanche, le vice-président devant par la suite accéder au pouvoir suprême, est proposé par le président aux chambres législatives (art. 82 al. 2). De plus, le président peut le révoquer quand il le souhaite (art. 82 al. 3). Le chef de l’État possède en réalité les moyens de désigner son successeur.
8L’attention américaine se focalise sur cette nouveauté, tandis que le projet connaît un retentissement international. Plus que l’innovation, c’est l’interprétation de ce changement comme le désir bolivarien de se rapprocher des institutions monarchiques qui suscite une telle frénésie. Ce texte est imaginé comme la rupture de Bolivar avec les grands principes qu’il défendait lors de la guerre d’Indépendance. Angostura, le héros vénézuélien clamait que « la continuité de l’autorité en un même individu a été fréquemment le terme des gouvernements démocratiques. Les élections répétées sont essentielles dans les systèmes populaires, parce que rien n’est plus dangereux comme de laisser le pouvoir perdurer entre les mains d’un même citoyen8. » Il serait maintenant enclin à gouverner personnellement muni des attributs monarchiques9. La Constitution bolivienne est qualifiée de « monarchie déguisée10 ». En novembre 1826, le publiciste Vicente Azuero s’exclame à l’intention du Libertador :
Cependant, le pouvoir exécutif ne fait-il pas de la république de Bolivie une monarchie constitutionnelle ? On ne rencontre rien de plus au sein des monarchies constitutionnelles d’Angleterre, de France et d’autres États européens. Inviolabilité, hérédité, responsabilité de tout le ministère, y compris du Premier ministre qui est le vice-président dans la Constitution bolivienne ; faculté de nommer tous les fonctionnaires diplomatiques, militaires et des finances ; c’est-à-dire, ceux qui ont le plus d’influence dans l’administration ; et celle de choisir, finalement, parmi les candidats proposés par les collèges électoraux pour promouvoir la nomination aux autres charges11.
9Il exprime également ses craintes quant au fait que le président ait les moyens de désigner son successeur. Azuero entrevoit en effet le risque de reproduire le caractère héréditaire des régimes monarchiques12.
10Bolivar réfute toutes ces accusations. Il affirme n’avoir aucune velléité de ceindre la couronne ou de restaurer l’ordre monarchique. Dans son esprit, cette Constitution se trouve dans la continuité de ses précédents discours. La présidence à vie est la base d’un édifice institutionnel qui doit garantir davantage de stabilité au sein des communautés politiques naissantes. Elle doit renforcer le pouvoir de l’exécutif face aux chambres législatives. La peur des constitutionnalistes de l’époque, c’est que les assemblées représentatives, fortes de leur légitimité populaire, menacent l’autorité du pouvoir exécutif. Un mandat perpétuel évite également une succession d’élections qui serait « créatrice de l’anarchie, le plus grand fléau des républiques, le luxe de la tyrannie et le danger le plus immédiat et le plus terrible des gouvernements populaires13 ». Bolivar semble désormais craindre la fragmentation du temps qu’entraîne la répétition des élections, ainsi que les changements administratifs et politiques qui en découlent. La presidencia vitalicia vise cependant à assurer au sein des mécanismes constitutionnels un équilibre similaire à celui que devait apporter le Sénat dans le projet présenté à Angostura. Le Libertador imagine alors le pouvoir législatif incarné par deux assemblées distinctes : une chambre composée de représentants élus et un sénat héréditaire. La seconde sera ainsi à l’abri des tensions susceptibles de régner entre gouvernants et gouvernés, ainsi que des rivalités découlant du vote populaire ; de plus elle figurera au-dessus des conflits que les penseurs de l’époque craignaient de voir naître entre pouvoir exécutif et législatif. Il rejoignait ainsi la théorie du « pouvoir neutre » développée par Benjamin Constant :
Dans une Constitution où il n’existe de pouvoir politique que celui qui fait la loi et celui qui l’exécute, lorsque ces deux pouvoirs sont divisés, personne n’est là pour arrêter les empiétements que leur union favorise. C’est cette lacune qu’il faut remplir, et pour la remplir, il faut créer un troisième pouvoir qui soit neutre entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif14.
11Ce corps politique serait un arbitre impartial15, un pouvoir « hiérarchiquement supérieur » pouvant être assimilé à un méta pouvoir tel que le définissait Marcel Gauchet16. Il doit donc être indépendant, tant du gouvernement que des assemblées populaires ou des élections. Dans le cadre des institutions monarchiques, ce poids neutre était le roi. Le caractère héréditaire de sa fonction garantissait sa durée et son indépendance. Nombreux sont les écrivains du début du XIXe siècle qui jugent un tel pouvoir neutre comme indispensable au bon fonctionnement de tout système constitutionnel moderne17. C’est habité par ces principes que Bolivar propose en 1819 un sénat héréditaire. Cette assemblée qui est rejetée par les constituants d’Angostura devait se substituer à l’autorité royale.
12S’inspirant du modèle anglais, Benjamin Constant envisage, lui, ce pouvoir neutre dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle. Sa proposition au Napoléon des Cent-Jours allait dans ce sens18. Bolivar se rapproche donc au plus près de ces écrits dans sa Constitution bolivienne. Néanmoins, le Libertador est opposé à toute restauration du régime monarchique. Il souhaite allier cette théorie du « point fixe » aux principes républicains. Ainsi, face au principe héréditaire appuyé par la légitimité divine, Bolivar prône la compétence. C’est dans cette optique qu’il envisage la quasi-nomination du vice-président par le président : « Le président de la République nomme le vice-président, pour qu’il administre l’État et lui succède dans son autorité. […] Ce vice-président doit s’efforcer de mériter par ses bons services, le crédit dont il a besoin pour remplir les plus hautes fonctions, et atteindre à la grande récompense nationale : le Pouvoir Suprême19. » La nomination du président, qui est soumise à la ratification des chambres législatives, apparaît comme le choix de la personne la plus à même d’occuper cette fonction. La légitimité divine a disparu, le président est désormais le plus compétent des citoyens. Le constitutionnalisme bolivarien s’inscrit dans la tradition classique du gouvernement mixte. Ces quelques mots que le Libertador adresse au consul français20 mettent en exergue le fond de sa pensée :
– Vous avez vu peut-être mon projet de Constitution pour la Bolivie. J’y ai fait entrer les meilleurs principes du gouvernement monarchique et j’ai tâché d’en prévenir les abus, en introduisant dans ce code les principes les plus démocratiques21.
13Doter les nouvelles Républiques d’un régime mixte ou balancé devait garantir leur stabilité. Il ne faut pas oublier que pour un grand nombre de personnes de l’époque, la république est synonyme de triste fin. Hormis le cas récent des États-Unis, à ce titre jugé extraordinaire, l’expérience historique prouve le déclin inexorable des Républiques : ce régime conduit à la tyrannie22. L’enjeu pour les nouveaux constitutionnalistes est donc de créer des institutions adaptées, où pourront se mêler ordre et liberté, de façon à pérenniser l’avenir des nouvelles communautés politiques. Les républicains expliquent ainsi vouloir construire une société « bien ordonnée ». L’introduction de la presidencia vitalicia comme point fixe au sein de la ley boliviana est une réponse proposée à cette problématique.
14La dimension symbolique de ce pouvoir prééminent revêt toutefois un caractère particulier dans le cadre de la Constitution bolivienne. Dans ces nouvelles républiques, qui est en effet plus à même que Bolivar de revêtir la magistrature perpétuelle ? En 1825, le général vénézuélien jouit au sein des populations d’une immense légitimité charismatique héritée du moment militaire de l’Indépendance. Référent inébranlable, il n’appartient pas complètement au monde des mortels. Son autorité s’élève au-dessus des hommes. Dans l’esprit de tous, son destin est lié de façon indéfectible à celui de la nation. Il en est l’identification23. La société semble avoir naturellement rencontré un point fixe sans renoncer au fondement populaire de la souveraineté. Conscient de son aura, Bolivar s’imagine donc en président à vie. Il devient le pouvoir neutre au sein de sa Constitution républicaine. Plus encore, érigé en point fixe non contractuel au sommet de la République, le Libertador, Padre de la Patria, rallie les masses au nouveau régime à travers le culte qu’elles lui vouent. Sa personne représente l’assise symbolique nécessaire à la reconnaissance de l’exécutif. Il est l’élément transcendant donnant une base à la nation et rendant possible l’obéissance immédiate des citoyens. Bolivar n’est plus l’incarnation imaginaire de la République, il l’habite constitutionnellement. Ainsi légitimé, le pouvoir constitué peut-être structuré autour de ce point fixe, ordre et liberté peuvent cœxister. Ce fonctionnement idéal, Bolivar l’explicite avec le verbe : « Le président de la République joue dans notre Constitution le rôle du soleil, qui, du centre où il se tient ferme, donne la vie à l’univers ». Il ajoute : « Cette suprême autorité doit être perpétuelle, car dans les régimes sans hiérarchie plus que dans tout autre, il faut un point fixe autour duquel tournent les magistrats publics et les citoyens, les hommes et les choses24 ».
15Alors que les républicains nord-américains se sont appliqués dans le cadre du subtil système des checks and balance à effacer la nécessité d’ériger un homme en « point fixe », Bolivar imagine la vertu d’un seul comme moteur de la République. Il semble estimer qu’un individu hors du commun doit tirer le meilleur parti de son prestige auprès de ses concitoyens25. Seulement, Bolivar sait que cela ne suffit pas à garantir l’existence d’une république sur le long terme ; le décès du grand homme entraînant un irrémédiable déclin de la vertu chez les citoyens. Il lui faut transformer la croyance que lui voue le peuple en un attachement à la nation et à la république. Comme tous les acteurs politiques de l’époque, le Libertador aimerait inscrire en chaque citoyen la vertu, afin que leur tout forme cette volonté générale indispensable au bon fonctionnement d’une république. Volontariste, il présente à Chuquisaca, en Bolivie, une chambre des Censeurs chargée de régénérer le peuple sur le temps long. Cette institution doit encadrer l’éducation politique du peuple en faisant respecter rigoureusement la Constitution26. Bolivar pense qu’une amélioration générale des mœurs de la société américaine est nécessaire à l’instauration d’un régime moderne27. Mais avec l’importance donnée à un seul homme au sein de sa Constitution, le Libertador est accusé de vouloir exploiter son rôle de législateur à des fins personnelles. Bolivar serait obsédé par son désir de voir grandir sa propre gloire. De fait, il a manifesté plusieurs fois sa volonté de marquer l’histoire. Il rêve de cumuler les hommages en tant que libérateur de sa patrie, fondateur de plusieurs républiques et législateur républicain. Mais en cela, Bolivar ne se distingue pas de ses contemporains américains et européens, eux aussi candidats à la postérité. À l’époque, il n’y avait pas de contradiction à associer les notions de gloire et de liberté28. Un vrai républicain luttait pour accéder à la gloire en libérant son peuple.
16En revanche, la presidencia vitalicia viole l’un des principes élémentaires du républicanisme en supprimant toute possibilité d’alternance du pouvoir au sommet de l’État. Le faste qui accompagne la vie du Libertador et le halo symbolique dont il est auréolé ne peuvent d’ailleurs qu’alimenter la peur d’une évolution monarchique de la presidencia vitalicia29. Ils font indéniablement de Bolivar un révolutionnaire à part. Mais au-delà d’une éventuelle tentation de ceindre la couronne, surgit la question de la personnalisation du pouvoir et des risques qui en découlent. Selon Bolivar, le président à vie représente une autorité supérieure, extérieure aux tumultes de la vie politique. Il se trouve au-dessus des partis ou des factions, sa modération et sa prééminence garantissant la marche de la république. Son pouvoir réel a par ailleurs été modéré dans le but d’empêcher toute évolution tyrannique ou despotique. À Chuquisaca, le Libertador affirme : « On lui a coupé la tête pour que personne ne craigne ses intentions, et on lui a lié les mains pour qu’il ne fasse de mal à personne30 ». Il semble pourtant peu probable que le grand homme isolé dans la presidencia vitalicia observe le désordre se poursuivre dans l’État sans intervenir. Il sera tenté de rompre les liens constitutionnels, a fortiori si ce président est Bolivar, lui qui a déjà revêtu plusieurs fois les pouvoirs extraordinaires. Dans ces circonstances, le président pourrait s’appuyer sur l’administration au sein de laquelle son influence est prépondérante. Ses prérogatives lui octroient en effet les facultés de nommer l’ensemble des fonctionnaires des finances ainsi que les diplomates et les chefs militaires. De même, en cas de désaccord entre gouvernants et gouvernés, la population fera très certainement appel au président, outrepassant les mécanismes constitutionnels s’il le faut. Le peuple légitimerait alors l’État d’exception et la dictature. Ensuite, tout en restant à l’intérieur du cadre constitutionnel, le président peut subtilement peser sur le gouvernement de l’État à travers son vice-président. Celui-ci, comme le fait judicieusement remarquer Vicente Azuero, est chargé d’exécuter le pouvoir au quotidien ; il voit donc sa carrière et sa possible accession au pouvoir suprême résider entre les mains du président31. De manière plus abstraite, l’auréole de légitimité coiffant le président peut-elle suffire à légitimer un mandat durant toute la durée de sa vie ? Dépourvu de toute origine divine, ce dernier ne pourra jamais être élevé au rang de référent incontestable à la façon d’un monarque. Le prestige même d’un Bolivar peut s’effriter avec les années. Or le président à vie contesté par le peuple souverain, c’est tout l’édifice constitutionnel bolivien qui risque de s’écrouler.
17Cette « monarchie républicaine » imaginée par Bolivar connaît une existence limitée au Pérou et en Bolivie. Le maréchal Sucre, qui est élu président à vie en Bolivie au cours de l’année 1826, se démet de ses fonctions en 1828, arguant que la Constitution bolivienne est d’une trop grande complexité. En Colombie, alors que le pays est en proie à d’importantes dissensions internes, Bolivar essaie sans succès de la faire accepter. Le Libertador échoue à constitutionnaliser son rôle de manière légale, mais il ne renonce pas à ses ambitions. Il exprimera donc l’influence et l’autorité que lui assure son prestige, en empruntant la voie du régime d’exception.
LA DICTATURE BOLIVARIENNE DE 1828
18Au cours de l’année 1826, la République représentative telle qu’elle a été élaborée lors du congrès de 1821, ainsi que son système centraliste, sont fortement remis en cause par le biais de multiples pronunciamientos32. Pour Bolivar, qui réside alors à Lima, l’immense attente d’un bouleversement constitutionnel apparaît comme une incroyable opportunité d’imposer sa Constitution bolivienne. Tandis que Antonio Leocadio Guzman parcourt la Colombie en promouvant le texte33, de nombreuses municipalités décident de remettre le sort de la République entre les mains de Bolivar. Le Libertador fait figure d’homme providentiel, unique recours pour rétablir l’unité. Créateur de la Colombie, il doit en être le protecteur. De retour sur le sol colombien en septembre 1826, il revêt les pouvoirs dictatoriaux en vertu de l’article 128 de la Constitution. Il réaffirme ensuite son autorité auprès du général Páez et promet la réunion d’une Convention nationale, afin que les lois fondamentales de la République soient revues selon la volonté du peuple. Il exprime ainsi officiellement son parti pris de ne pas respecter les termes fixés par la Constitution de Cúcuta, laquelle comporte un article stipulant que le texte ne pourra pas être modifié avant 1831. La Grande Convention d’Ocaña s’ouvre le 2 mars 1828. Débats, commissions, et présentations de projets de constitutions se succèdent sans que l’ensemble des députés n’arrivent à se mettre d’accord. Les proches de Santander, dorénavant alliés aux fédéralistes, affrontent les partisans de Bolivar, centralistes intransigeants34. La définition du cadre de la fonction présidentielle est également sujette à controverse. Les divergences semblent insurmontables. Le 10 juin, les membres de la tendance bolivarienne quittent Ocaña. Le quorum n’est plus atteint. Pour les députés bolivariens, le régime d’exception paraît être maintenant la seule voie permettant d’assurer l’avenir de la Colombie.
19À la suite de la fin de la Grande Convention, l’intendant du Cundinamarca, le général Pedro Alcántara Herrán, convoque une assemblée de notables à Bogotá le 13 juin 1828. « Les autorités locales et les pères de familles » proclament le général Bolivar dictateur35. La convention d’Ocaña est dessaisie de ses pouvoirs, et il est demandé aux députés de la province de se retirer. Le Conseil des ministres qui sous la présidence de José Manuel Restrepo s’est réuni en session extraordinaire approuve immédiatement cet acte. Puis, la déclaration bogotane suscite une réaction en chaîne des pueblos colombiens. Tour à tour, les différentes municipalités du pays expriment leur accord avec une telle mesure par un acte ou une déclaration. Suivant la structure du territoire colombien, ce sont les capitales de département qui se prononcent en premier, puis les cantons, et enfin les paroisses. Le général Bolivar attend d’avoir reçu les pleins pouvoirs de la part de toutes les provinces pour exercer ces nouvelles fonctions36. Officiellement ce dernier n’a pas participé aux manœuvres qui ont conduit Bogotá à le déclarer dictateur. Il est difficile d’affirmer que lorsque les députés favorables à Bolivar se retirent de la Grande Convention, la décision de basculer dans un régime d’exception a déjà été prise dans le camp bolivarien. Certains historiens émettent toutefois l’idée qu’avant même la réunion de la Grande Convention, les partisans du Libertador sont prêts à établir un régime dictatorial, s’ils n’arrivent pas à imposer leurs vues à l’assemblée constitutionnelle37. Quoi qu’il en soit, la dissolution de la Grande Convention empêchait effectivement la réalisation d’une réforme constitutionnelle dans le cadre légal, ouvrant la voie à l’établissement d’un régime d’exception. Il s’agissait maintenant de reconstruire l’unité par le haut.
20Le 27 août 1828, le Libertador prend un décret organique explicitant son accord pour s’emparer de la dictature, tout en fixant constitutionnellement les conditions de son exercice. La Constitution de 1821 cesse définitivement de régir le pays. Bolivar garantit malgré tout l’ensemble des droits et des libertés des citoyens, sauf en cas d’entreprises contre la sûreté publique (titre 6, art. 18). Il joint à ce décret une proclamation dans laquelle il s’adresse directement à l’ensemble du peuple colombien. Le général s’attache à préciser qu’il ne s’empare de la dictature qu’avec la plus grande circonspection. C’est son respect pour la décision du peuple qui l’oblige à prendre ses responsabilités38. Bolivar se charge du pouvoir suprême de la république sous le titre de Libérateur Président. Le décret du 27 août lui confère l’ensemble des pouvoirs (titre 1, art. 1) : chef des armées, responsable de la politique extérieure, garant du bon fonctionnement de la justice et de l’ordre intérieur, gérant du Trésor Public, pouvoir législatif. Il monopolise toutes les fonctions régaliennes et cumule les différents pouvoirs constitutionnels (exécutif, législatif et judiciaire). Le poste de vice-président est supprimé ; cette manœuvre permet d’écarter du gouvernement le général Santander. Le Libertador s’adjoint un Conseil des ministres auquel participeront les six ministres d’État (titre 2). Ces derniers devront contresigner les ordres émanant du Libérateur Président. Bolivar instaure aussi un Conseil d’État composé du président du Conseil des ministres, des ministres secrétaires d’État et au moins d’un conseiller pour chacun des départements de la République (titre 3, art. 8). Ce conseil est chargé d’épauler Bolivar concernant la diplomatie et le domaine législatif (titre 3, art. 10). Il participe également au choix du personnel administratif. Par ailleurs, Bolivar annonce la réunion de la représentation nationale pour le 2 janvier 1830 (titre 6, art. 26). À cette date, il cessera d’exercer la dictature. Il assigne de cette façon une fin à sa possession des facultés extraordinaires. Enfin, ce décret précise que « le gouvernement maintiendra et protégera la religion catholique, apostolique et romaine, comme la religion des Colombiens » (titre 6, art. 25).
21Disciple de Rousseau et Montesquieu, Bolivar avait révélé le fond de sa pensée concernant la religion lors de sa présentation de la Constitution bolivienne : « Une Constitution politique ne doit pas prescrire une profession de foi religieuse. […] La religion régit l’homme chez lui, dans son privé, au-dedans de lui-même39. » Pourtant, durant l’année 1828, à l’exemple de ce décret, le général amorce un rapprochement avec le clergé. Dès le mois de mars, l’enseignement des thèses utilitaristes de Bentham est interdit40. Puis deux décrets pris au cours de l’été viennent confirmer les intentions bolivariennes. Le premier rétablit les conventos menores, couvents d’hommes où il existait moins de huit religieux, qui avaient été supprimés lors du congrès de Cúcuta41. Le second abroge la loi de 1826 qui interdisait à toute personne âgée de moins de 25 ans d’entrer dans les ordres. Le Libertador semble souhaiter l’appui de l’Église pour fonder son nouveau régime, le maintenir, et ancrer le principe d’une République colombienne. Ces décrets sont autant de signes envoyés par Bolivar au clergé. Il faut joindre cette démarche à la recherche d’un point fixe, qui stabiliserait l’ordre au sein de la République. Le Libertador voit dans les difficultés éprouvées depuis 1821 les conséquences d’une agitation populaire proche de l’anarchie. Souhaitant mettre fin à ce qu’il considère comme une fuite en avant, Bolivar revient à l’Église et à la tradition pour rétablir ordre et stabilité. Il s’agit de puiser au sein d’institutions et de pratiques déjà établies, des outils susceptibles de réduire l’incertitude qui règne au sein de ces nouveaux régimes fondés sur la souveraineté populaire. Il exprime clairement sa pensée au général Páez : « Mon plan est d’appuyer mes réformes sur la solide base de la religion, et m’approcher dans la mesure où les circonstances le permettent, des anciennes lois, moins compliquées et plus sûres et efficaces42 ». Par ailleurs, il place le pays sur la voie de la rigueur afin de rétablir la situation économique, et s’attache à restreindre l’indépendance du pouvoir judiciaire. À la suite de la dispersion de la Grande Convention, quelques mesures ont été prises à l’encontre de ses plus fervents opposants43. Bolivar est malgré tout la cible d’un attentat le 25 septembre, tandis que les généraux Lopez et Obando se soulèvent au nom de la Constitution de Cúcuta.
22En 1828, ce n’est pas la première fois que Bolivar endosse le costume de dictateur. Le Libertador a déjà été investi de la magistrature dictatoriale à quatre reprises44. Ces facultés extraordinaires sont confiées à Bolivar en temps de guerre, alors que les États nouvellement indépendants se trouvent dans une situation précaire, pressés par les coups de boutoir espagnols. Le recours aux pouvoirs suprêmes doit permettre de surmonter la faiblesse étatique de ces nouveaux États. Le but est alors de reconstruire un exécutif central fort, à travers l’union du commandement militaire, puis former un gouvernement séparé juridiquement de l’armée. Le congrès d’Angostura marque la dernière étape du rétablissement de l’ordre constitutionnel, ainsi naît la république de Colombie. L’État est territorialisé et la représentation libérale adoptée. Sous cet angle, l’ultime dictature bolivarienne revêt un caractère spécifique. Ses opposants affirment qu’en violant la Constitution de 1821, en participant à la dissolution d’une assemblée élue par le peuple, et enfin en se faisant nommer dictateur, Bolivar aurait bafoué à plusieurs reprises les principes républicains afin de servir ses intérêts personnels. En transgressant l’ordre constitutionnel, le Libertador emprunte-t-il effectivement la voie d’un césarisme où toute médiation politique serait exclue dans le but de s’appuyer directement sur le peuple via l’armée ?
23Bolivar n’envisage pas ce nouveau recours à la dictature de cette manière. Il estime réaliser le vœu qu’a librement exprimé le peuple à travers la pratique du pronunciamiento. C’est dans cette optique qu’il s’imagine se mettre au service de la République, se substituant à une Grande Convention qui a échoué dans sa mission d’assurer l’avenir du pays. Ocaña figurait une tentative de reconfigurer l’ordre politique par le bas, à partir de la votation populaire. Pour nombre d’acteurs de l’époque, ce fut un échec, et la dissolution fut la conséquence logique de son déroulement. Ces derniers se heurtent aux principes de la politique moderne, notamment la représentation. Par ailleurs, les joutes entre les partisans de Santander et ceux de Bolivar sont interprétées comme le règne de « l’esprit des partis » ; soit une faille insurmontable au bon fonctionnement de l’assemblée constitutionnelle. Selon la pensée politique dominante de l’époque, le mot parti était assimilé à celui de faction45. Le « bien commun » est en effet vu comme une entité en soi et non comme une addition. Au sein de l’idéal républicain il y a l’idée d’une intégration harmonieuse de toutes les parties de la communauté. Ces différents partis s’accusaient donc mutuellement de défendre des intérêts privés et non l’intérêt général, en ce sens ils étaient qualifiés de danger pour la République. Dans sa convocation d’un cabildo abierto le 13 juin 1828, le général Pedro Alcántara Herrán accuse ainsi la Grande Convention :
Divisée en partis qui s’affrontent quotidiennement et à tous moments, ses actes participeront nécessairement de l’esprit de faction, et mis en pratique ils ne peuvent produire que des maux plus graves encore que ceux dont nous souffrons46.
24En unissant la République à travers sa personne, Bolivar répond à cet impératif d’unanimisme. L’ébauche d’un pluralisme, accusé de nuire aux intérêts nationaux, est effacée ; l’incertitude propre au régime fondé sur la souveraineté populaire semble réprimée. Revêtu des pouvoirs suprêmes, Bolivar incarne temporairement un principe transcendant et non contractuel afin de pouvoir donner une assise solide à l’État. Les pueblos, les uns après les autres, réaffirment en effet leur appartenance à la république à travers leur adhésion unanime au Libertador. Désigné de cette façon, ce dernier paraît recevoir le consentement de tous. C’est à partir de ce constat qu’il affirme agir en fonction des intérêts de la république colombienne, conformément à la volonté du peuple. Le Libertador serait situé au-dessus des clivages territoriaux et des conflits personnels ; s’il est perçu comme l’« homme providentiel », Bolivar se considère également comme tel.
25Il envisage de surcroît la dictature à travers le prisme de la pensée républicaniste classique. Le substantif « dictature » est usité par les contemporains de Bolivar afin de désigner les périodes où un magistrat revêt seul les pouvoirs extraordinaires. Sa définition diffère quelque peu de celle qui lui est couramment assignée au XXe siècle, époque où lui sont généralement assimilées les pratiques autoritaires voire totalitaires. Les dictatures bolivariennes renvoient à un état d’exception, période durant laquelle la Constitution est suspendue en raison de la guerre, ou de graves troubles intérieurs. Sa durée est obligatoirement limitée, la fin de cette période est le plus souvent déterminée. Cette pratique trouve son origine dans la Rome républicaine. La dictature antique renvoie à la magistrature extraordinaire dont est légalement revêtu un seul homme, pour une durée déterminée (moins de six mois) et pour exécuter une tâche précise (préparation d’événements spécifiques, gestion de crises extrêmes, danger grave pour l’État). Au début du XIXe siècle cette forme originelle suscite encore l’admiration. Auparavant, les philosophes modernes se montrèrent eux aussi séduits par le symbolisme de la magistrature exceptionnelle dans la Rome républicaine. Par leurs écrits, ils contribuèrent à en élever le prestige. Machiavel, puis Montesquieu et Rousseau, placent le salut de la patrie au-dessus du pouvoir sacré des lois47. Reprenant toutefois les règles qui prévalaient dans la Rome antique, ces trois auteurs précisent que le pouvoir absolu doit être conféré pour un temps limité, et que l’exercice de ce pouvoir doit être limité au cadre de l’affaire pour laquelle la dictature a été décrétée. Admirateur des institutions romaines, le Libertador a aussi lu avec attention les chantres de la pensée politique moderne. Dans cette optique, il n’est pas étonnant que la magistrature dictatoriale apparaisse à Bolivar comme un précieux outil, nécessaire à la formation du nouvel État colombien. Le caractère exceptionnel de la fonction correspond au contexte troublé de l’Indépendance, tandis que sa légitimité répond au besoin de bénéficier de l’appui des populations concernées. De plus, en précisant dans son décret du 27 août que la représentation nationale sera réunie le 2 janvier 1830, Bolivar affirme le caractère transitoire de sa magistrature dictatoriale. Cette période doit déboucher sur l’élaboration d’une Constitution. Bolivar envisage sa dictature comme une période constructive.
26Au cœur de la vision républicaine de l’État s’entremêlent les notions d’ordre et de liberté. Les exigences de l’ordre doivent permettre d’encadrer l’apprentissage de la liberté individuelle, tandis que ce même ordre est le garant des principes de liberté48. La liberté de chacun est comprise comme fondatrice d’un tout national ; promouvoir les libertés n’a aucun intérêt si cela engendre l’anarchie. Dans ces circonstances, son exercice doit être encadré. C’est aux gouvernants de trouver le juste équilibre entre ordre et liberté ; pouvoirs exécutif et législatif s’adonnant aux corrections dans un minutieux mouvement de balancier. Le regroupement de tous les pouvoirs dans une seule main auquel procède Bolivar en 1828 opère clairement un glissement vers le domaine de l’ordre. « Les circonstances m’y obligent » aurait-il répondu en invoquant le risque de voir son pays sombrer dans l’anarchie. L’adoption de la dictature implique le fait d’éduquer les Colombiens par la force49. À travers son exercice, Bolivar pense mettre un terme aux nombreuses dérives, qui selon lui, polluent l’établissement d’un cadre institutionnel viable. Ce dernier ne peut pas exister sans paix sociale et sans une garantie de sécurité individuelle, conditions que le Libertador n’estime pas réunies en Colombie. Bolivar a en quelque sorte l’ambition de fonder un nouvel ordre juridique minimum. Obnubilé par la création d’une République composée de citoyens vertueux, il voit dans l’outil coercitif un moyen de tendre vers cet idéal.
27En France, Benjamin Constant critique fermement l’attitude bolivarienne. Après s’être félicité des succès de Bolivar, il l’accuse maintenant de n’être qu’un usurpateur50. Il s’étonne que soit aujourd’hui dénoncé le manque de vertu d’un peuple sud-américain qui était hier qualifié d’héroïque. Benjamin Constant s’insurge que l’on veuille inculquer de la vertu aux citoyens, en les réduisant de nouveau au rôle d’esclaves. Quel que soit le contexte, il rejette l’exercice du pouvoir par un seul homme : « la tyrannie n’est pas dans l’usage, mais dans le droit que l’on s’arroge51 ». Ce porte-parole du libéralisme cherche à briser le lustre républicaniste qui entoure la dictature52. Confier tous les pouvoirs à un seul homme est dangereux ; l’absence totale de contre poids ouvre la voie aux pires dérives. Selon lui, il est impossible d’encadrer réellement l’exercice d’une magistrature extraordinaire, puisque par essence, elle offre des attributions illimitées à une seule main. Le caractère temporaire d’un tel régime peut ainsi être contourné. Déjà, certaines des mesures exceptionnelles décidées par Bolivar ont vocation à perdurer au-delà de sa magistrature. Constant dénonce également le fait que la décision de recourir à la magistrature exceptionnelle, parce qu’une situation de crise l’exige, est par définition subjective.
28De fait, lorsque Bolivar invoque l’anarchie, il souligne davantage la faiblesse des institutions centrales à être respectées, qu’un véritable « chaos ». Les opposants colombiens à la dictature, héritiers de la même tradition républicaniste classique, lui reprochent d’être obnubilé par l’ordre et d’exagérer la situation. La soumission consentie au dictateur par la reconnaissance commune, qui légitimerait la concentration des pouvoirs, doit également être relativisée. Certes, le crédit de Bolivar est probablement élevé auprès d’une large frange de la population, mais il a été précisé précédemment que le premier acta promulgué par la municipalité de Bogotá ne provient pas d’un acte spontané. L’adoption de la dictature découlerait de la réflexion d’une poignée d’hommes. De surcroît, l’avis des pueblos, exprimé par le biais du pronunciamiento, pose l’éternel problème de leur véritable représentation, ou non, du peuple. Sans compter que si Bolivar s’appuie sur eux pour légitimer sa dictature, l’ambition de celui-ci est d’épuiser définitivement ces corps intermédiaires qu’il accuse de nuire à la régénération des populations. Ces réflexions soulignent le fait que, contrairement au dictateur romain, qui à l’origine devait être un citoyen retiré dans la gestion des intérêts privés, Simon Bolivar est le personnage le plus impliqué dans la vie politique colombienne depuis de nombreuses années. Ce manquement lui enlève la dimension de neutralité et un certain recul sur les événements. Au-delà de la subtilité avec lequel Bolivar doit manier l’état d’exception afin de ne pas apparaître comme un tyran, la tâche qu’il s’assigne est des plus ardues. Afin de fonder un nouveau cadre institutionnel, il lui faudrait s’appuyer sur une armée réorganisée, exclure des hautes sphères du pouvoir un certain nombre de militaires qui se considèrent au-dessus des lois, puis lui-même se retirer. Seulement, tout comme Bolivar, les hommes forts de l’indépendance ne peuvent pas accepter d’être réduits à de simples citoyens. Durant son gouvernement dictatorial, le Libertador s’appuie sur ces personnages. C’est pourtant épuré de sa base militaire que Bolivar pourrait constitutionnaliser son rôle comme pouvoir exécutif, sans quoi il en viendrait à étouffer les autres pouvoirs. Mais Bolivar a toujours fondé son gouvernement sur l’armée, souvent au détriment du pouvoir constitué. L’obéissance des militaires assure une certaine stabilité à l’exécutif53, et lui permet de continuer à exercer son influence personnelle au sommet de l’État. S’en détacher semble un acte impossible.
29Par ailleurs, au cours de la magistrature exceptionnelle, le prestige du Libertador ne doit pas s’effriter. Sa légitimité serait remise en question, et sa personnalité ne permettrait plus de provoquer l’adhésion des masses au régime qu’il souhaite créer.
30L’ultime danger sous-jacent au régime dictatorial, est de voir le dictateur (« tyran temporaire »), devenir monarque ou empereur (« tyran définitif »), au cours d’une habile période de transition. Rétrospectivement, le césarisme figurerait alors clairement une résurgence des tendances absolutistes au détriment de toute modernité politique. Certains amis proches du Libertador sont favorables à un tel glissement. Ils considèrent que le récent passé colombien prouve que la volonté du peuple ne fait pas tout, et que fonder la nation sur un « contrat social », mène à l’échec. La magistrature exceptionnelle de Bolivar est une occasion à saisir pour instaurer un régime inspiré du modèle anglais.
LE PROJET D’UNE MONARCHIE CONSTITUTIONNELLE (1829)
31De tels projets sont mûris au cours de l’année 1829 par les ministres du général Bolivar54. Ceux-ci vont se prononcer en faveur de la monarchie constitutionnelle, et chercher l’appui des puissances européennes pour réussir leur entreprise. Ils prennent contact avec l’envoyé diplomatique français Charles Bresson55. Arrivé à Bogotá le 16 avril, celui-ci affirme dès le 4 mai avoir été mis au courant des projets monarchiques du Conseil des ministres56. Charles Bresson explique que ces derniers lui ont confié vouloir agir selon les formes légales. Leur plan est donc élaboré en vue du congrès constituant de janvier 1830. Il lui a été clairement indiqué que les gouverneurs militaires, souverains dans leurs départements respectifs, devaient se charger de constituer une majorité favorable à l’adoption d’un tel projet. Les ministres souhaitent ceindre Bolivar de la couronne, et aimeraient que son successeur fût choisi dès la convention de 1830. Leur préférence irait vers un prince étranger. Quelques propositions sont alors faites en ce sens à Charles Bresson, toutefois, l’ensemble de ces tractations n’a aucun caractère officiel57. Le Conseil des ministres essaie d’établir un consensus autour de ce projet monarchique. Ainsi, Rafael Urdaneta affirme à Charles Bresson pouvoir compter sur les soutiens des généraux Sucre et Flores. Selon lui, le général Páez aurait également signifié son accord, tout en émettant quelques réserves quant à la réaction de la population du Venezuela face à de telles mesures58. Le 30 juin, notables civils, militaires et ecclésiastiques bogotans s’accordent sur le fait de propager l’idée monarchique. Au-delà des chefs militaires régionaux, le gouvernement pense pouvoir compter sur le soutien indispensable du Libertador. Le Conseil des ministres se résout à donner un caractère officiel à leur affaire. Assurés de réussir à faire adopter leur Constitution monarchique lors de l’Assemblée constituante59, ils souhaitent auparavant obtenir l’assentiment des gouvernements français et anglais. Le 5 septembre, le ministre des Relations extérieures de la Colombie fait donc parvenir au commissaire du roi de France, Charles Bresson, et au chargé d’affaires britanniques, le colonel Patrick Campbell, un courrier exposant les intentions des hommes du gouvernement60. L’idée serait que Simon Bolivar gouverne jusqu’à sa mort sous le titre de Libertador, car ce dernier refuse obstinément de ceindre la couronne ; ensuite son successeur pourrait prendre le titre de roi ou de monarque. Celui-ci serait désigné par la Colombie dans la branche ou la dynastie qui conviendrait le mieux aux intérêts du pays. Si les deux agents montrent un certain enthousiasme, les deux gouvernements européens se montreront, eux, on ne peut plus réservés.
32Mais c’est en réalité Bolivar qui met fin à toutes ces tractations. Il ordonne le 22 novembre à son secrétaire général d’écrire au ministre des Relations extérieures « que les membres du Conseil se sont trop avancés avec les puissances étrangères, que les droits du congrès ont été méconnus et usurpés par eux, et qu’il proteste devant Dieu, devant la nation, et devant les hommes contre la démarche qu’ils ont faite61 ». Dans une seconde lettre, le Libertador annonce qu’il va renoncer au gouvernement62. Par cette démarche, il veut donner le démenti à ses ennemis qui l’accusent de vouloir monter sur le trône. Le général, dont les influences premières furent républicaines, semble se placer dans la continuité de ses prises de positions antérieures63. Au cours de l’été, Bolivar expose ses réticences à Estanislao Vergara et au colonel Campbell :
La pensée d’une monarchie étrangère pour me succéder au pouvoir, nonobstant les avantages qu’elle présente, me fait voir mille inconvénients quant à sa mise en pratique :
Premièrement : Aucun prince étranger n’admettra comme patrimoine une principauté anarchique et sans garanties.
Deuxièmement : Les dettes nationales et la pauvreté du pays ne permettent pas de maintenir un prince et une cour, même misérablement.
Troisièmement : Les classes inférieures s’alarmeront, craignant les effets de l’aristocratie et de l’inégalité.
Et quatrièmement : Les généraux et ambitieux de toutes conditions, ne pourront supporter l’idée de se voir priver du mandat suprême64.
33Au-delà du contexte intérieur, il expose au colonel anglais les catastrophiques répercussions continentales, voire internationales que pourrait avoir un tel changement65. À la mi-septembre, Bolivar réaffirme avec force l’ensemble de ses idées à O’Leary. Élargissant son propos à toute tentative monarchique, il soutient que la Colombie ne peut pas devenir un royaume66. Si par la voie officielle Bolivar rejette fermement le projet de ses ministres, la teneur de ses écrits montre qu’il ne le considérait pas dénué de tout intérêt. Plus qu’une profonde critique du système monarchique, le Libertador insiste sur l’impossibilité de maintenir un tel système en Colombie. Ceci explique la conduite indécise de Bolivar durant les premiers mois de l’année 1829. Mis au courant des démarches de ses ministres, il ne les ajourne pas prestement67. Le Libertador répète qu’il se contentera de suivre les prises de position du congrès, quelles qu’elles soient, qu’il ne souhaite que le bien de la Colombie et qu’il ne se cramponnera pas éternellement au pouvoir. À la fin du mois d’août, il écrit encore à ses ministres que l’Amérique nécessite un « régulateur » et la protection d’une puissance européenne.
34En toile de fond du projet de monarchie constitutionnelle élaboré par le Conseil des ministres figure l’homme politique Juan García del Río68. Il fait paraître en 1829, un court ouvrage, ses Meditaciones colombianas, où après avoir fait le bilan de la situation intérieure et extérieure de la Colombie, il donne son avis sur l’avenir du pays. Dans le quatrième chapitre, il s’adresse directement aux élus de l’Assemblée constituante de 1830, théorise un mode de gouvernement adapté à la Colombie, et se fait donc l’avocat d’une monarchie constitutionnelle. Le projet institutionnel annoncé par les ministres colombiens aux gouvernements français et anglais le 5 septembre est relativement flou, mais il est indéniable que ces derniers souhaitaient s’inspirer des écrits de García del Río. Cet ouvrage au sujet duquel Bolívar s’interroge au cours de l’année 182969, et le contenu des tractations du gouvernement colombien avec les Européens, permettent d’étudier la démarche intellectuelle de ces hommes. Ils sont à la recherche d’un système qui garantit ordre et stabilité sous le régime des lois, critères à leurs yeux remplis par la monarchie constitutionnelle70. La volonté de ces hommes est en quelque sorte de « terminer la révolution71 ». García del Río ne se fait pas le défenseur d’un retour à l’absolutisme le plus pur. Il loue ainsi le gouvernement représentatif, qu’il qualifie de « délégatif », point d’équilibre entre la tyrannie absolutiste et le désordre démocratique. Selon lui, les systèmes américains et anglais appartiennent tous les deux à cette forme de gouvernement72. Cependant, la Monarchie anglaise présente l’avantage d’éviter les troubles liés à l’élection du premier magistrat. Les ministres de Bolivar soulignent plusieurs fois que le principe électif est source d’immenses désordres73. García del Río propose ainsi un système très proche de celui qui régit l’Angleterre. En dehors du premier magistrat inviolable, aux attributions comparables au souverain anglais, il appelle par exemple de ses vœux la formation de deux chambres : l’une élue, l’autre héréditaire, afin qu’il existe un corps arbitre régulant l’ordre public. C’est pour cela que García del Río encourage la création d’une « aristocratie constitutionnelle ». Quant à la question de la liberté, ce dernier affirme : « qu’il n’y a pas de tyrannie là où chacun jouit individuellement d’une liberté qui peut s’accorder avec l’ordre général74 ».
35C’est une position que n’aurait pas reniée Bolivar. À la lecture du raisonnement de García del Río, il semble qu’il existe de nombreuses convergences entre la pensée de ce dernier et celle du Libertador. La monarchie du premier rejoint la présidence à vie du second dans le cadre de la recherche d’un point fixe. Bolivar anticipe en revanche l’opposition de la population en cas de retour à l’ordre monarchique. Il reconnaît de manière explicite le nouvel attachement du peuple au principe républicain de l’égalité75. En ce sens, il rejette aussi la création d’une aristocratie et dénonce les fastes qui accompagnent la monarchie. Il semble que dans l’esprit du Libertador, les futures institutions de la Colombie doivent se rapprocher de sa Constitution bolivienne76. Elle représente pour lui un modèle de gouvernement mixte, qui garantirait la stabilité en Colombie. Durant l’année 1829, Bolivar espère sans doute pouvoir accorder ses vues avec ceux de son gouvernement afin de bâtir un solide cadre institutionnel. Finalement, le caractère monarchique trop affirmé de leur projet et les premières répercussions négatives obligèrent Bolivar à éconduire ses ministres. Ces derniers voyaient dans le Libertador un personnage indispensable et étaient d’accord pour qu’il fût président à vie avec le titre de Libertador. En revanche, ils s’inquiétaient de sa succession. Une élection était pour eux synonyme d’intenses luttes internes susceptibles de produire une terrible désagrégation territoriale. La venue d’un prince étranger, puis l’établissement du principe héréditaire comme mode de succession éviteraient ces funestes événements. Bolivar formerait alors le lien vers la future monarchie. La plume de García del Río explicite ces théories :
Bolivar est le mortel auquel la Providence donna pareil destin pour un tel ministère en Colombie. Il rassemble l’opinion nationale à lui seul.[…] Il est donc la pierre angulaire du nouvel édifice qui doit s’élever en Colombie, à la liberté et à la raison, à la stabilité et à la quiétude ; il est l’élément nécessaire à notre réorganisation politique : en lui confiant de son vivant l’exercice constitutionnel de la suprême autorité sous le nom du Président Libérateur […] nous nous préparerons pour la transition politique au régime que désire la partie illustre de la nation77.
36À travers ce projet il apparaît que Bolivar aurait échoué à ancrer la Colombie au sein d’institutions républicaines fondées sur la souveraineté populaire et la représentation. Durant les premières années, la République colombienne s’est en effet épuisée dans la figure de son Libertador. Comme le souligne Clément Thibaud, le pouvoir constituant, à savoir l’armée dont Bolivar est le général incontesté, n’a jamais pu s’effacer au profit du pouvoir constitué78. Entre 1821 et 1826, l’État est en guerre, le congrès fait figure de façade libérale, tandis que toutes les décisions émanent du janus Santander-Bolivar. La représentation moderne est muselée, la Constitution a du mal à être appliquée du fait de son caractère récent. Cette pression continue de l’exécutif, associée au caractère clivé et discontinu des formes politiques modernes, plonge la société colombienne dans l’incertitude et donc l’instabilité. À partir de 1825, anciens et nouveaux acteurs réintègrent la scène politique. Confronté à la peur d’une désintégration de la communauté politique, il y a un certain repli vers la communauté de base, le pueblo, afin de recomposer une unité première. Les chefs de guerres locaux, que l’on nomme caudillos, s’intègrent eux aussi à cette vie politique locale. Face à l’instabilité de l’ordre politique moderne, la vieille société réapparaissait79. Devant un tel phénomène, aggravé par le non-respect de la Constitution, Bolivar se considère comme le seul recours possible. Il est l’homme providentiel. David A. Brading explique que le Libertador s’imaginait en prophète armé choisi par le destin80. Par ailleurs, Bolivar voit dans le culte que lui vouent les citoyens un possible plébiscite de chaque jour en faveur de la république. Il épouse ainsi les contours du roi patriote, unificateur par excellence, qu’imaginait Bolingbroke81. À travers la Constitution bolivienne, Bolivar essaie de constitutionnaliser son rôle, en mêlant de manière improbable un point fixe non contractuel aux institutions républicaines. Par la suite, le Libertador s’engage dans la voie du régime d’exception, jugeant qu’il est impératif de garantir l’ordre afin d’affermir les institutions républicaines. Bolivar se trouve confronté au cruel dilemme que transmettra Lincoln par le verbe, quelques années plus tard : « Cette fatidique faiblesse est-elle inhérente à toutes les républiques ? Un gouvernement est-il nécessairement trop fort pour les libertés ou trop faible pour se maintenir ? ». En toile de fond figure l’anarchie et la tyrannie, craintes majeures des acteurs politiques de l’époque. Les mots clés de la pensée bolivarienne étant ordre et stabilité, le Libertador paraît davantage redouter le chaos que le tyran. Bolivar a néanmoins toujours été préoccupé par l’importance de la légalité constitutionnelle. Il considérait ainsi comme temporaire les moments où il était revêtu des pouvoirs absolus. Mais en employant de tels moyens, la République et lui-même, restent intimement liés à l’armée, structure élémentaire située en dehors du cadre libéral. Par ailleurs, afin de légitimer sa magistrature, Bolivar doit s’appuyer sur les pueblos, résurgences de cette société ancienne qu’il combat. En raison du lien direct qui se crée entre les pueblos et le Libertador, à travers les pronunciamientos en faveur de ce dernier, la représentation moderne est étouffée. Le général Bolivar s’enferme lui au sein de la bulle du régime d’exception.
37Dans un court essai en forme de réponse aux Meditaciones de García del Río, Vicente Azuero remet en cause, de façon plus ou moins implicite, la manière dont Bolivar a appréhendé la construction institutionnelle colombienne82. Certes, celui-ci rejoint le Libertador dans sa critique contre un système monarchique régi par le principe héréditaire, accompagné de nombreuses dépenses, et source d’inégalités. Mais en sous-main, Azuero critique le gouvernement mené par le général Bolivar. Il se prononce effectivement contre toute omnipotence du pouvoir, et insiste sur le fait que celui-ci doit être temporel. À propos du modèle anglais, il dénonce la corruption des sujets de cette couronne et les guerres intestines qui règnent au sein de ce régime. Contrairement à la pensée bolivarienne, Azuero voit dans le manque de vertu du peuple l’occasion d’instaurer le meilleur des régimes. En cela, il rejoint Benjamin Constant sur le fait que la dictature est une aberration. Selon lui, exclure les citoyens de la vie politique est un mauvais calcul. Il affirme : « la force et la sécurité permanente d’un gouvernement sont offertes au nombre de citoyens qui sont intéressés à la soutenir83 ». Par ailleurs, il ne voit dans la théorie du point fixe qu’une illusion. Azuero considère que la stabilité d’une République ne provient pas des hommes mais de ses institutions.
38Les faits semblent lui donner raison puisque depuis 1826, l’autorité de Bolivar s’effrite. Ses tentatives répétées de doter le pays d’un texte proche de sa Constitution bolivienne n’aboutissent pas. La dictature ne produit pas les effets escomptés. Pire, après la révélation des projets monarchiques du gouvernement, l’autorité du Libertador est plus contestée que jamais. À la fin de sa vie, Bolivar est hanté par l’image qu’il laissera dans l’histoire. Selon lui, le temps lui fera justice et il affirme « je ne suis pas moins amant de la liberté que Washington84 ». Le Libertador accuse le peuple hispano américain d’être « ingouvernable85 ». Une population qui serait en quelque sorte à l’opposé des « saints » de la République nord-américaine, pour reprendre les paroles qu’il prononçait à Angostura. Cette ultime posture bolivarienne participe, ces dernières décennies en Colombie, du cliché selon lequel le peuple colombien serait irrémédiablement dépourvu de toute vertu, anarchique, et donc violent86. Il convient pourtant de relativiser les propos du héros, affligé et obsédé par son échec. L’inlassable recherche d’ordre et de stabilité qui marque la conduite politique de Bolivar après Ayacucho est une nouvelle illustration des difficultés qu’impose l’édification d’une souveraineté se substituant à la personnalité royale ; en particulier celle d’appréhender l’incertitude inhérente aux régimes fondés sur la souveraineté populaire.
Notes de bas de page
1 Vicente Azuero, « Paralelo entre el gobierno monarquico constitucional y el gobierno republicano puro, con relacion a Colombia (1829) », dans Antología política. Francisco de Paula Santander y Vicente Azuero, Bogotá, Instituto Colombiano de Cultura, 1981, p. 312.
2 Isidro Vanegas, « De la actualización del poder monárquico al avizoramiento de su abandono », Roberto Breña (dir.), En el umbral de las revoluciones hispánicas : el bienio 1808-1809, Madrid- Mexico, El Colegio de Mexico, Centro de Estudios Políticos y Constitucionales, à paraître.
3 Voir à ce propos les commentaires de Luis Castro Leiva, La Gran Colombia. Una Ilusión Ilustrada, Caracas, Monte Avila Editores, 1984, p. 21-29.
4 Par exemple, lire sur l’historiographie autour de la dictature bolivarienne de 1828, David Bushnell, « The Last Dictatorship : Betrayal or Consummation ? », Hispanic American Historical Review, n° 63-1, 1983, p. 68-74 ; Simon Bolivar, proyecto de America, Bogotá, Universidad Externado de Colombia, 2007, p. 289-292.
5 Bolivar à Antonio Gutiérrez de la Fuente, 12 mai 1826, dans Obras de Simon Bolivar, Caracas, CANTV, 1982, t. 3, n° 1087, p. 1334, ma traduction.
6 Dans les Res Gestae, Auguste écrit ainsi : « Je l’ai emporté sur tous par mon auctoritas, alors que ma potestas ne fut pas plus grande que celle de mes collègues dans les magistratures. », (34,3).
7 À propos de l’opposition entre « autorité » et « pouvoir », lire les travaux d’Hannah Arendt dans On revolution. Pour une application à la constitution bolivienne, voir le commentaire d’Hubert Gourdon, « Les trois constitutionnalismes de Simon Bolivar », dans Cahiers des Amériques latines : Bolivar et son temps, 1984, n° 29-30, p. 249-261.
8 Simon Bolivar, pages choisies : choix de lettres, discours et proclamations, Paris, Travaux et mémoire de l’Institut des hautes études sur l’Amérique latine, 1966, p. 36.
9 Ainsi La Fayette écrit à Bolivar en juin 1830 : « Je vous dirai franchement, mon cher général, que moi-même, votre admirateur, et votre ami, j’ai cru voir dans la constitution bolivienne des traces de cette disposition. » La Fayette, Mémoires, correspondances et manuscrits publiés par la famille, Paris, Fournier, 1838, vol. 6, p. 135.
10 Ce sont par exemple les propos du consul français en poste à Bogotá. Centre des archives diplomatiques de Nantes, désormais CADN, Bogotá, série A 1*, 18 août 1826, f. 5.
11 Dans un petit opuscule destiné à Bolivar en novembre 1826, Vicente Azuero commence par faire l’éloge du Libertador avant de critiquer durement la constitution bolivienne. Vicente Azuero, « Exposición de los sentimientos de los funcionarios públicos, así nacionales como departamentales y municipales, y demás habitantes de la ciudad de Bogotá, hecha para ser presentada al Libertador Presidente de la República », dans Oscar Delgado, Antología política. Francisco de Paula Satander y Vicente Azuero, Bogotá, Instituto Colombiano de Cultura, 1981, p. 219-220, ma traduction.
12 « El poder ejecutivo boliviano tiene todavía una ventaja sobre el poder de los monarcas de Francia y de Inglaterra : éstos no pueden elegir el sucesor al trono ; el presidente de Bolivia nombra y destituye, cuando quiere, a su vicepresidente. […] Pero se dirá que en esta organización va a disfrutarse de las ventajas de la herencia sin sus inconvenientes ; que no serán los sucesores naturales en el poder, niños, imbéciles, fatuos, ni hombres de corrompido corazón. No lo creemos así. El alto puesto que ocupa el presidente no lo liberta de las afecciones de la naturaleza, de las prevenciones y de los engaños ; sus hijos será siempre sus sucesores, cualesquiera que sean sus cualidades ; si no tienen la edad necesaria habrá una regencia ; a falta de hijos, cómo evitar el riesgo de que la elcción recaiga en un favorito inepto, intrigante, adulador y tal vez detestado de la Nación ? », ibid.
13 « Discours sur la Constitution de Bolivie » dans Simon Bolivar, pages choisies : choix de lettres, discours et proclamations, Paris, 1966, p. 72.
14 Benjamin Constant, De la liberté chez les modernes, Paris, Pluriel, 1980, p. 83.
15 Dans le discours qu’il prononce le 15 février 1819, Bolivar définit ainsi le sénat héréditaire : « Dans les tempêtes politiques cette assemblée retiendrait les foudres du gouvernement et repousserait les vagues populaires ». Issu de Simon Bolivar, pages choisies : choix de lettres, discours et proclamations, op. cit., p. 45.
16 « Un pouvoir de second grade, un pouvoir sur les pouvoirs, un pouvoir de contrôle ou d’appellation relatif aux actes des autres pouvoirs. », Marcel Gauchet, La révolution des pouvoirs, Paris, Gallimard, 1995, p. 273-274. Sur ce sujet, et plus globalement, sur le sénat héréditaire au sein du projet de constitution bolivarien d’Angostura, lire les réflexions de Jaime Urueña, Bolivar Republicano, Bogotá, Ediciones Aurora, 2004, p. 183-206.
17 Notamment en France : Necker, Mme de Staël, Destutt de Tracy, Sieyès et donc Benjamin Constant, sont tous défenseurs d’un troisième pouvoir.
18 Voir les « Principes politiques » dans Écrits Politiques, http://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark:/12148/Document/ConsulterElementNum?O=NUMM-88000&E=HTML&DdeDirecte=1&ie=.html.
19 « Discours sur la Constitution de Bolivie », dans Simon Bolivar, pages choisies : choix de lettres, discours et proclamations, op. cit., p. 72.
20 En 1825, le ministère des Affaires étrangères français décide d’établir un représentant officiel à Bogotá, la région colombienne étant appelée à devenir un formidable débouché commercial. Buchet Martigny arrive dans la ville en juillet 1826 avec le simple titre d’« agent supérieur du commerce français ». En avril 1827, il est nommé consul de Carthagène, chargé provisoirement de la gestion du consulat général de France. En réalité, Buchet Martigny reste en poste à Bogotá de 1826 à 1831.
21 CADN, Bogotá, série A 1*, 20 novembre 1826, f. 12.
22 L’idée de la dégénérescence inéluctable des républiques est une constante de la pensée républicaine classique. Machiavel, Montesquieu ou Rousseau établissaient un constat identique : le républicanisme était condamné à la tyrannie. Lire à ce propos les citations relevées par Jaime Urueña, Bolivar Republicano, op. cit., p. 69-70. Cette vision pessimiste réapparaît au sein du républicanisme européen et nord-américain du XVIIIe siècle. Il est de fait très intéressant de voir qu’aux États-Unis le souci d’échapper à une telle fatalité est au cœur du débat indépendantiste : Gordon S. Wood, La création de la République américaine 1776-1787, Paris, Éditions Belin, 1991 [New York, 1969].
23 Les rites bolivariens se parent des couleurs de « l’écharpe d’Iris », bleu, rouge et jaune, qui renvoient à la « Grande Nation » souhaitée par Miranda. Ce drapeau tricolore éclipse les nombreux étendards régionaux ou citadins, renforçant l’union et la nation autour de la personne du Libertador. Sur toute la dimension symbolique qui accompagne Bolivar et ses représentations, lire Georges Lomné, « Le lis et la grenade. Mise en scène et mutation imaginaire de la souveraineté à Quito et Santafé de Bogotá (1789-1830) », thèse de doctorat, université Marne-la-Vallée, 2003.
24 « Discours sur la Constitution de Bolivie », dans Simon Bolivar, pages choisies : choix de lettres, discours et proclamations, op. cit., p. 72.
25 À travers cette réflexion, Bolivar explore un des versants de la république des Modernes. Quentin Skinner cite notamment le Discours : « il faut établir comme règle générale que jamais ou bien rarement du moins, on n’a vu une république [ou] une monarchie être bien constituée dès l’origine ou totalement réformées depuis, si ce n’est par un seul individu ». Dans Machiavel, Paris, éditions du Seuil, 2001, p. 90.
26 Bolivar présente ainsi son projet de chambre des Censeurs, troisième chambre du pouvoir législatif, après celle des tribuns et celle des sénateurs : « Les Censeurs exercent un pouvoir politique et moral assez semblable à celui de l’Aréopage d’Athènes et des Censeurs de Rome. Ils sont chargés d’incriminer à l’occasion le gouvernement, car ils doivent veiller jalousement à l’observation religieuse de la Constitution et des accords publics. […] Ce sont les Censeurs qui maintiennent la morale, protègent les sciences, les arts, l’éducation et la presse. » Simon Bolivar, pages choisies : choix de lettres, discours et proclamations, op. cit., p. 74.
27 La chambre des Censeurs se trouve dans la continuité du Poder Moral présenté par Bolivar en 1819. Incarné par un Aréopage composé d’une chambre morale et d’une chambre de l’éducation, il devait sanctionner les violations de la constitution et corriger les déficiences en « vertu républicaine » des citoyens. Sur le Poder Moral lire l’interprétation de Javier Uruena, Bolivar Republicano, op. cit., p. 213-244. Les travaux de Mona Ozouf sur la volonté de créer un homme nouveau durant la révolution française offrent également des éléments de comparaison et de réflexion intéressants. Mona Ozouf, « La révolution française et la formation de l’homme nouveau » dans L’homme régénéré, essais sur la révolution française, Paris, Gallimard, 1989, p. 116-157.
28 Lire sur ce point les travaux de Javier Urueña, Bolivar Republicano, op. cit., p. 19-23. David A. Brading souligne également l’influence du néoclassicisme sur la pensée du général Bolivar : « El republicanismo clásico y el patriotismo criollo », Mito y profecia en la historia de Mexico, México, Fondo de Cultura Económica, 2004 [1988], p. 97-98.
29 Paradoxalement l’image de ce fondateur de trois nouvelles Républiques, s’accommodait fort bien des monuments de la gloire monarchique, voir Georges Lomné, op. cit.
30 Obras de Simon Bolivar, op. cit., t. 5, n° 153, p. 2708, ma traduction.
31 « Esta sola facultad hace ilusoria la responsabilidad del vice-presidente ; todo tiene que temerlo del presidente ; en un momento puede despojarle de su importante empleo y de las esperanzas de sucederle en tan inmenso poder. » Vicente Azuero, « Exposición de los sentimientos de los funcionarios públicos, así nacionales como departamentales y municipales, y demás habitantes de la ciudad de Bogotá, hecha para ser presentada al Libertador Presidente de la República », op. cit., p. 220.
32 Lire notamment María Teresa Calderón, « Un gobierno basilante arruina para siempre. Crisis de legitimidad y poder de la opinión en Colombia, 1826-1831 », dans Revista de História, n° 153, second semestre 2005, p. 181-223.
33 Antonio Leocadio Guzman, « Ojeada al proyecto de constitucion que el Libertador ha presentado á la República Bolívar en 25 de mayo de 1826 », in J.F. Blanco et R. Azpurua, Documentos para la historia de la vida pública del Libertador, Caracas, Ediciones de la Presidencia de la Republica, 1977 [1877], t. X, 2772, p. 359.
34 En s’appuyant sur le mouvement de protestation des municipalités afin de revenir au pouvoir, le Libertador a provoqué la rupture définitive de ses relations avec le vice-président. Ce dernier ne pouvait pas accepter que soit en partie légitimé des actes qu’il avait jugé absolument illégaux. À Bogotá, un parti s’est donc formé autour de Santander qui incarne « l’homme des lois », face à un Bolivar qui paraît beaucoup moins intransigeant avec elles.
35 Voir Vicky Pineda, Alicia Epps, Javier Caicedo, La convención de Ocaña 1828, Bogotá, Fundación Francisco de Paula Santander, 1993, T. II, n° 99, p. 285.
36 Au général Diego Ibarra, il affirme ainsi : « No obstante, creo necesario y aun indispensable que los pueblos digan su última voluntad, y sólo aguardo este pronunciamiento para decir a Colombia que yo me en cargo de sus destinos en esta nueva época y haré cuanto dependa de mí para salvarla de los peligros que la amenazan ». Bolivar a Ibarra, Obras de Simon Bolivar, op. cit., t. 4, 1717,p. 1871.
37 C’est notamment le cas de Franck Safford. Selon lui, José María Castillo aurait émis dès le 6 mai, l’idée qu’en cas d’échec, les députés proches de Bolivar se retirent de l’assemblée. Quant à la réunion du 13 juin, elle aurait été planifiée par le général Urdaneta, alors ministre de la Guerre, avant même que les Bolivariens ne quittent Ocaña. Dans Colombia : fragmented land and divided society, Oxford, Oxford university press, 2002, p. 124-125 Les dépêches du consul français semblent corroborer l’idée que le projet existait avant même la dissolution de l’assemblée (CADN, Bogotá, série 1*, 13 juin 1828, f. 50). Dans ses mémoires, Perú de Lacroix raconte en revanche les épisodes où le Libertador apprend surpris que les députés qui lui sont fidèles ont décidé de se retirer de l’assemblée, puis que les pleins pouvoirs lui ont été accordés par un cabildo abierto réuni dans la capitale. Pérú de Lacroix, Diario de Bucaramanga, Bogotá, FICA, 2007, [Paris, 1912], p. 147.
38 « Penetrado el pueblo entonces de la gravedad de los males que rodeaban su existencia, reasumió la parte de los derechos que había delegado, y usando desde luego de laplenitud de su soberanía, proveyó por sí mismo a su seguridad futura. El soberano quiso honrarme con el título de su ministro y me autorizó, además, para que ejecutara sus mandamientos. Mi carácter de primer magistrado me impuso la obligación de obedecerle y servirle aun más allá de lo que la posibilidad me permítiera. No he podido por manera alguna denegarme, en momento tan solemne, al cumplimiento de la confianza nacional ; de esta confianza que me oprime con una gloria inmensa, aunque al mismo tiempo me anonada haciéndome aparecer cual soy. » Obras de Bolivar, op. cit., t. 6, n° 179, p. 2752.
39 Simon Bolivar, pages choisies : choix de lettres, discours et proclamations, op. cit., p. 79.
40 José M. de Mier, La Gran Colombia, Bogotá, Biblioteca de la Presidencia de la República, 1983, t. 3, n° 938, p. 883.
41 Ibid., t. 3, n° 972, p. 924.
42 Obras de Bolivar, op. cit., t. 4, n° 1722, p. 1874, ma traduction.
43 Il a été proposé à Santander de se rendre aux États-Unis en tant que ministre colombien. Quelques députés vénézuéliens, susceptibles de pouvoir causer des troubles, ont eux interdiction de regagner leur pays. À Bogotá, Diego Fernando Gómez, qui est membre de la Haute Cour de justice, et santandériste déclaré, est destitué. De même, à Caracas, la Cour supérieure de justice du Nord subit une purge générale.
44 Marie-Laure Basilien Gainche détaille dans sa thèse les périodes où Bolivar occupe la magistrature dictatoriale. « État de droit et états d’exception. Étude d’une relation dialectique à partir du constitutionnalisme colombien », thèse de droit public, université de Paris III, 2001, p. 165-171. Clément Thibaud propose une typologie particulière de ces différentes phases d’état d’exception sur la période 1813-1830. Il y a la dictature, pour les périodes 1813-1814 et 1828-1830 ; le provisoriat militaire de 1815 à l’ouverture du Congrès d’Angostura en 1819 ; enfin il place la période 1819-1825 sous l’exercice d’une pratique politique particulière, cherchant à éroder le pouvoir de résistance des corps intermédiaires. Dans « En la búsqueda de un punto fijo para la República. Cesarismo en Venezuela y Colombia, 1810-1830 », Revista de Indias, n° 225, 2002, p. 463-492.
45 Pierre Rosanvallon, « partis politiques », Dictionnaire de philosophie politique, Paris, PUF, 1996.
46 La convención de Ocaña 1828, op. cit., t. II, n° 99, p. 279-280.
47 À propos de la vision machiavélienne de l’autorité dictatoriale, voir Harvey C. Mansfield Jr., Le prince apprivoisé. De l’ambivalence du pouvoir, Paris, Fayard, 1994, p. 195 et Quentin Skinner, Machiavel, op. cit., p. 88. Lire également : Montesquieu, De l’Esprit des lois, op. cit., livre II, chap. IV, p. 137, ainsi que le chapitre que Jean-Jacques Rousseau consacre à la dictature : Du contrat social, op. cit., livre IV, chap. VI.
48 Marie-Laure Basilien Gainche, op. cit., p. 88.
49 Déjà à Ocaña, dans le message qu’il adressait aux législateurs, Bolivar rappelait : « Considérez, Législateurs, que l’énergie dans l’exercice de l’autorité publique est la sauvegarde de la faiblesse individuelle, la menace qui atterre l’injuste, l’espoir de la société ! Considérez que la corruption des peuples naît de l’indulgence des Tribunaux et de l’impunité des délits. Songez que sans force il n’est pas de vertu ; et sans vertu la république se meurt. Dites-vous enfin que l’anarchie détruit la liberté et que l’unité maintient l’ordre ! » Dans Simon Bolivar, pages choisies : choix de lettres, discours et proclamations, op. cit., p. 89.
50 Benjamin Constant tient ses propos le 1er janvier 1829 dans le Courrier Français. À la suite de cette déclaration, l’abbé de Pradt se fait l’avocat de Bolivar dans l’édition du 12 janvier. Benjamin Constant lui répond le 15 et le 17 janvier, avant de clore le sujet au sein d’un autre article paru le 19 janvier. Pour plus de détail, voir Hubert Gourdon dans « La querelle Bolivar Paris-Bogotá, 1829 », Bolivar, Les cahiers de l’Herne, 1986, n° 52, p. 333.
51 Courrier Français, 15 janvier 1829.
52 Benjamin Constant s’oppose au symbolisme qui entoure la magistrature exceptionnelle dans la Rome antique : « Et que nous parle-t-on des Trajan, des Marc Aurèle et des Antonins pour justifier l’usurpation des premiers empereurs, de ce lâche Octave, meurtrier de son bienfaiteur, assassin de tout ce qu’il y avait de citoyens vertueux à Rome, et plus coupable encore pour avoir dégradé son pays que pour l’avoir décimé ? Qu’a-t-il légué à sa patrie, ce triumvir timide et cruel qu’ont chanté des poètes, mais que tout ami de l’humanité détestera toujours ? Il a légué à sa patrie, Tibère, Caligula, Claude, Néron, Othon, Vitellius. Marc Aurèle et les Antonins sont des accidents rares et heureux. Le genre humain ne veut plus être mis de la sorte en loterie ». Courrier Français, 17 janvier 1829.
53 Voir Clément Thibaud, « En la búsqueda de un punto fijo para la República. », loc. cit., p. 488.
54 Parmi les principaux instigateurs de ce projet monarchique, il y a : José María del Castillo, président du Conseil des ministres et du Conseil d’État ; le général Rafael Urdaneta, ministre de la Guerre et de la Marine ; Estanislao Vergara, ministre des Relations extérieures ; M. José Luis Restrepo, ministre de l’Intérieur. À ce moment-là, Bolivar se trouve dans le Sud afin de régler le conflit armé entre la Colombie et le Pérou.
55 Au cours de l’année 1828, la France, qui n’a toujours pas reconnu les nouveaux États, juge qu’il est temps d’envoyer un agent français en Amérique espagnole afin de disposer d’un compte rendu précis et complet de la situation de ce continent. Charles Bresson est chargé de cette mission, avec le titre de Commissaire au roi. En réalité, celui-ci doit renoncer à se rendre au Mexique, et visitera pour seul pays la Colombie.
56 « Fatigués de leurs longues divisions intestines, désabusés de ces vaines théories républicaines inapplicables à la condition des habitants, aspirant au repos, effrayés des conséquences de la mort du général Bolivar et voulant fonder l’avenir de leur pays et pour eux-mêmes, les principaux hommes de la Colombie, M. Castillo, les ministres actuels, et les membres du Conseil d’État réunis aux chefs de l’armée se sont entendus pour constituer la Colombie en monarchie constitutionnelle. » Archives du ministère des Affaires étrangères (dorénavant AMAE), Correspondances politiques (origines-1871), Charles Bresson, 4 mai 1829, f. 223.
57 Le consul Français révèle que José María del Castillo a évoqué le nom du duc d’Orléans. Voir : CADN, Bogotá, série A 1*, 18 avril 1829, f. 121 et AMAE, Correspondances politiques (origines- 1871), Charles Bresson, microfilm 5, 4 mai 1828, f. 223.
58 Citant différentes lettres de ces trois généraux, C. Parra-Pérez démontre que leur opinion était plus mesurée que ce qu’affirme le général Urdaneta. Sucre n’a ainsi jamais déclaré être en faveur de la monarchie, tandis que Páez se montrait plus que réticent, mais affirmait qu’il la soutiendrait si elle était votée lors du congrès de 1830. La monarquía en la Gran Colombia, Madrid, Ediciones Cultura Hispánica, 1957, p. 387-411.
59 « [I]l est certain que c’est au futur congrès convoqué pour le mois de janvier prochain qu’il appartient de décider sur ce changement de forme ; mais comme les députés élus se trouvent être des personnages de confiance et amis du gouvernement, il y a beaucoup de probabilités pour que le congrès adopte le changement indiqué et constitue la Colombie sous une monarchie ». Auguste Le Moyne, op. cit., t. 2, p. 139-141.
60 Ces documents figurent dans : José-Manuel Restrepo, Documentos importantes de Nueva Granada, Venezuela y Ecuador, Bogotá, Imprenta Nacional, 1969, t. 2, p. 433-486.
61 Charles Bresson rend compte de cette lettre dans sa dépêche du 11 décembre. Ibid., microfilm 6, 11 décembre 1829, f. 212.
62 Ibid., 13 décembre 1829, f. 221.
63 Il écrivait par exemple à Don Fernando Peñalver, le 26 septembre 1822 : « Je crains beaucoup que les quatre planches cramoisies, que l’on appelle un trône, coûtent davantage de sang que de larmes, qu’elles causent davantage d’inquiétude que de repos. […] Pour ma part, je crois que le temps des monarchies est terminé, et que tant que la corruption des hommes n’aura pas étouffé leur amour de la liberté, les trônes ne reviendront pas à la mode. » Cité et traduit par Marie-Laure Basilien Gainche, « État de droit et états d’exception », op. cit., p. 228.
64 Bolivar a Estanislao Vergara, 13 juillet 1829, Obras de Simon Bolivar, op. cit., t. 5, n° 2053, p. 2188, ma traduction.
65 L’instauration du système monarchique en Colombie rencontrerait une vive opposition chez les autres États sud-américains et auprès des États-Unis. Avec justesse, Bolivar souligne que le choix du prince serait d’une complexité inextricable au vu des rivalités qui existent entre les maisons royales d’Europe. Bolivar au colonel Campbell, 5 août 1829, ibid., t. 5, n° 2083, p. 2220.
66 « Au général O’Leary », 13 septembre 1829, Bolivar, Les cahiers de l’Herne, op. cit., p. 456.
67 La conduite du général Bolivar durant ces quelques mois a donné lieu à diverses interprétations. C. Parra-Pérez a rétabli la chronologie des faits dans son classique La monarquía en la Gran Colombia, op. cit.
68 Natif de Carthagène (1794), Juan García del Rio a été le grand ami et le collaborateur du général San Martín. Il fut notamment un actif diplomate durant toute la période de l’Indépendance. Ses fonctions l’ont mené en Espagne, en Angleterre et aux États-Unis. C’est lui qui en 1818 a fondé et dirigé le journal El Sol de Chile. Par la suite, Juan García del Río a publié divers écrits politiques, littéraires et philosophiques.
69 Le 19 mai il écrit à José María del Castillo : « Por qué no me escribe Vd sobre el proyecto que trajo García del Río ? Ansío por ver este proyecto ». Obras de Simon Bolivar, op. cit., t. 5, n° 2012, p. 2143.
70 Dans une lettre à Leandro Palacios, Vergara affirme : « Vous ne devez être nullement étonné qu’on s’occupe d’établir en Colombie un ordre de choses stables qui, à l’intérieur comme à l’extérieur, puisse inspirer sécurité et confiance. Dix-neuf années de révolutions et de théories ont dû lasser la patience de chacun et faire naître dans l’opinion une tendance vers le régime monarchique constitutionnel, le seul propre à offrir dans toute leur étendue des garanties sociales et qui, ayant un pouvoir supérieur aux visées ambitieuses, maintient l’ordre et la tranquillité malgré les fluctuations auxquelles toutes les institutions humaines sont sujettes. » Auguste Le Moyne, Voyages et séjours en Amérique du Sud ou la Nouvelle Grenade, Santiago de Cuba, la Jamaïque et l’isthme de Panama. Paris, éditions A. Quentin, 1880, t. 2, p. 152 ; Del Río écrit lui : « falta establecer el reinado del orden y de las leyes », Meditaciones colombianas, Bogotá, Editorial Incunables, 1985, p. 130.
71 Un certain nombre de révolutionnaires français exprimèrent ce souhait après la chute de Robespierre (27 juillet 1794).
72 Il affirme qu’ils ne se distinguaient que par la permanence héréditaire de la magistrature suprême et par la composition et le fonctionnement de la Chambre haute. Garcia del Rio, op. cit., p. 136.
73 Dans cette même lettre, Vergara écrit : « Si la période des élections est courte, ces divisions seront plus fréquentes ; si elle est longue, elles seront plus violentes et plus redoutables, parce qu’alors la soif du pouvoir est plus grande et que les espérances des prétendants demeurent frustrées plus longtemps. Nous devons donc renoncer à un système politique qui, chez nous, ne présente aucun avantage et qui est exposé à de si graves inconvénients », ibid.
74 Garcia del Rio, op. cit., p. 150.
75 Dans sa lettre du 13 septembre à O’Leary, Bolivar affirme : « Je ne conçois pas comme possible l’instauration d’un royaume dans un pays qui est par essence démocratique, car les classes inférieures et les plus nombreuses se réclament à juste titre de ces prérogatives, l’égalité légale étant indispensablement là où il y a inégalité physique, si l’on tient à corriger un temps soit peu l’injustice de la nature. » Dans Bolivar, Les cahiers de l’Herne, op. cit., p. 456.
76 Lire sa lettre à J.M. del Castillo du 20 juin 1829. Notamment : « Mi opinión sobre el gobierno es que el ejecutivo y el legislativo de Bolivia sean los modelos de nuestra nueva forma ; no porque sea obra mía sino porque consilia muchos intereses ». Obras de Simon Bolivar, op. cit., n° 2031, p. 2159.
77 García del Río, op. cit., p. 145-146.
78 Clément Thibaud, « En la búsqueda de un punto fijo para la República. Cesarismo en Venezuela y Colombia, 1810-1830 », loc. cit., p. 490.
79 Ceci n’est pas propre à la Colombie. Lire par exemple les travaux de Pierre Rosanvallon concernant le cas français.
80 Brading voit dans le « Delirio en el Chimborazo » un testament qui montre l’image que le Libertador avait de son propre statut et de sa mission. « El republicanismo clásico y el patriotismo criollo », op. cit., p. 105.
81 Henry St John Bolingbroke, Les devoirs d’un roi patriote et portrait des ministres de tous les temps, Paris, 1790.
82 Au cours de l’année 1829, Vicente Azuero, alors en Jamaïque, rédige un court essai où il répond durement aux Meditacionnes Colombianas de García del Río. En réalité, ce texte ne paraîtra qu’en 1831. Il se montre fidèle à Bolivar, mais ceci n’était qu’un leurre destiné à permettre la parution de son ouvrage en ces temps de dictature. Azuero critique durement le projet de monarchie constitutionnelle, et en creux, on peut aussi constater les nombreuses divergences entre la pensée politique de Bolivar et celle d’Azuero. « Paralelo entre el gobierno monarquico constitucional y el gobierno republicano puro, con relacion a Colombia (1829) », dans Antología política. Francisco de Paula Satander y Vicente Azuero, op. cit., p. 289-333.
83 Ibid., p. 296, ma traduction.
84 « Mi nombre pertenece ya a la historia : ella será la que me hace justicia. […] No cedo en amor a la gloria de mi patria a Camilo ; no soy menos amante a la libertad que Washington, y nadie me podría quitar la honra de haber humillado al León de Castilla desde el Orinoco al Potosí. », Obras de Simon Bolivar, op. cit., t. 5, n° 2061, p. 2197.
85 « Vd. Sabe que yo he mandado veinte años, y de ellos no he sacado más que pocos resultados ciertos : 1, la América es ingobernable para nosotros ; 2, el que sirve una revolución ara en el mar ; 3, la única cosa que se puede hacer en América es emigrar ; 4, este país caerá infaliblemente en manos de la multitud desenfrenada para después pasar a tiranuelos casi imperceptibles de todos colores y razas ; 5, devorados por todos los crímenes y extinguidos por la ferocidad, los europeos no se dignarán conquistarnos ; 6, si fuera posible que una parte del mundo volviera al caos primitivo, éste sería el último período de la América. », A Juan José Flores, le 9 novembre 1830, ibid., n° 2307, p. 2443.
86 Cette vision du peuple colombien est notamment dénoncée par Eduardo Posada Carbó, Una nación soñada, Bogotá, Editorial Norma, 2006.
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