Henri Queffélec et la présence de la mort.
Prélude et Fragments pour une Dramaturgie
p. 57-69
Texte intégral
1Toute approche de la Mort, et quel qu’en soit le domaine artistique, littéraire ou musical, appelle un Prélude, aussi inévitable et grand ouvert que le Seuil sur lequel elle se tient dans la réalité d’une vie ou l’imaginaire d’une œuvre, ici la pensée et l’œuvre d’Henri Queffélec. Un premier regard d’universalité s’imposerait, à l’écart même de ce dernier, pour éclairer les modes de présence, faisceaux catégoriels des apparitions, visages et démarches de cette Mort, celle-ci affrontée en sa nature réelle, en sa personnification imaginaire, macabre et fantastique, aussi bien que selon ses masques, êtres de transfert, hantises invisibles et intersignes et même dans les éléments de construction littéraire et figures de style. Le dilemme est cependant presque infranchissable d’écarter ce préalable, exigeant comme la Mort elle-même ou de le réserver à l’étude immédiate de la seule création de notre romancier, serait-ce en ne le présentant que sur une seule de ses œuvres. Le « Je vous tue tous » de nos ossuaires exprime bien les conditions de cette nécessité : la présence réelle, vivante de la Mort, le message donné à chacun de nous selon nos attentes ou craintes, en provoquant autant de résonances personnelles, la cruauté irrévocable d’un acte, sans aucune rémission, signifient clairement l’immensité d’un Paysage innombrable, donc insaisissable et rebelle à tout parcours limité. Enfin, exaltés dans le climat chrétien implicite de cette pierre écrite, Présence et Paysage exigeraient cet absolu du regard sur l’œuvre entière d’Henri Queffélec et tout le cortège étudié des attributs généraux de la Mort mis en jeux romanesques et dramaturgiques. Ainsi, dans sa brièveté imposée, notre étude n’est même plus un Prélude inachevable, mais un énoncé de thèmes et tonalités, de postulats non démontrés, un essai d’illustration sommaire d’une lecture particulière, un appel au lecteur à reconnaître le Sens de la Présence, les manières d’être de la Mort et de ses témoins. Et s’il est inconcevable d’aborder un tel thème et cette œuvre, sans y engager un préalable esthétique et la plus grande part d’une affinité subjective, je dois évoquer ce qui fut et demeure mon propre itinéraire fondateur, au moins pour moi, et jamais abandonné, ouvert autrefois par une thèse consacrée aux Principes d’une Esthétique de la Mort qui, avant même d’avoir rencontré vraiment l’univers romanesque de notre grand témoin, s’y trouve accordée1. C’est cependant, loin de toute grille de lecture, bien moins sur ces principes, que sur le climat et l’esprit de notre Quête, que ce prélude sera conduit.
2En ce domaine, plus vaste encore dans l’Univers entier que celui de la Vie humaine, l’œuvre d’Henri Queffélec ajoute précisément à l’abondante moisson que nous aurions pu recueillir et glaner en suivant les coups d’une Faux allégorique, plusieurs données et constats immédiats, et tout d’abord celui-ci : les grandes dualités qui règnent sur le quotidien, l’espérance et la destinée de l’Homme, jouent ici comme dialogues, convergences et alliances, loin de l’affrontement, du déchirement et de l’opposition sans issue ; la Mort et la Vie, les deux grands thèmes-sources de toutes créations artistiques, s’y étreignent : inséparables comme rarement, et se reconnaissent comme harmoniques fondamentales d’une alliance des origines à laquelle participe le Monde lui-même, alliance fécondatrice, créatrice, qui prend possession des êtres qu’elle unit dans le réel et l’imaginaire, dans l’équilibre de la Mort-destin et d’une Vie, ancrée dans le Tragique quotidien, soumise à une Tentation du désespoir – si nous empruntons à la figure de l’abbé Donissan, de Bernanos, proche de personnages d’Henri Queffélec : ainsi le prêtre désespéré qui fuit l’île de Sein et un paysage cependant glorieux et très beau, en méditant tout l’inventaire d’échecs, d’épaves et de morts, de son séjour ; ainsi, dès le début de la Lumière enchaînée, le climat d’intime et extrême lassitude infinie et sans recours de M. Ribière...
3Par cela même, cette étreinte est appelée et conduite avec ténacité à une Grâce rédemptrice, réconciliatrice des êtres à eux-mêmes et entre eux, dans un monde contemporain lui-même embarqué – terme marin et reflet romanesque exact – dans cet Univers entier, celui de l’Homme qui s’y trouve baigné, et celui d’une Nature douée en sa totalité encore, de forces et tensions d’hostilité autant que d’affinité et de repos, se révélant ainsi partenaire de la condition humaine et nous invitant à en accepter aussi le message. Le dialogue de l’écrivain et de la Mort, de celle-ci et de l’œuvre, de l’œuvre et du lecteur, se crée comme une dictée à plusieurs voix, s’enrichit et s’intensifie de toutes les dualités primitives et humaines, se trouvant une convergence bénéfique, salvatrice.
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4Les fascinations d’Henri Queffélec formeraient un triptyque unitaire dont chaque volet est une résonance des deux autres ; difficile à ignorer mais cadre utopique d’étude parce que trop vaste, il est utile à présenter comme le visage même, intime, de l’homme :
5La Bretagne, que nous savons hantée, selon l’imaginaire, mais qui semble, même réellement, cernée par cette Mort. Presque tous les titres portent ce sceau breton, et les récits apportent les signes que nous pressentons de cette hantise : présages, intersignes, circonstances insolites et mystères... La Mer, cette étreinte lancinante et lumineuse, tragique promesse d’infini et de transcendance, au bord de laquelle il est né, avant de s’embarquer dans la communion de ceux qui en vivent dangereusement et en meurent, immense tombeau, puissante alliée de la Mort ; ici encore il serait inutile d’en citer les titres nombreux... Une Spiritualité chrétienne profonde, exigeante à l’écrivain, indulgente et compréhensive aux autres, pour ses personnages, animant un esprit de communauté humaine, affirmée au sein des dangers réels et destins tragiques concrétisés dans ses récits en leur donnant l’espérance ; en réalité la communion des vivants et des morts, des pécheurs et ses saints. Chacun de ces domaines aurait pu soutenir une étude ouverte si, en chaque œuvre aussi, ils ne formaient un faisceau lié par la plénitude d’une culture et un humanisme très ouverts, un paysage parallèle à celui que la Mort nous propose ici.
6En ce paysage, immense comme le règne de la Mort sur le Monde, et comme l’Univers en apparence hostile à l’homme mais tout autant destructeur de lui-même, promis à la même fin, une réponse idéale à notre intention montrerait dans le temps de l’œuvre et dans l’activité créatrice, l’accord d’Henri Queffélec à une dramaturgie universelle et humaine, menée sur toutes les voies imaginaires, religieuses, artistiques et sociales. Mais à défaut d’un inventaire de grands traits que justifieraient trop peu de citations, elles-mêmes trop isolées, ou d’événements déracinés de l’enchaînement des fatalités et des destins, qui toujours s’environnent, se captent et renforcent entre eux leurs valeurs de sens et de persuasion, voici, nécessairement lapidaires, ou à peine commentées quelques ouvertures de lecture sur les entrées, passages et jeux de la Mort :
71. - Une apparition très fréquemment immédiate de cette Mort, son extrême imminence initiale, apparente ou obscure mais indéniable, un inquiétant paysage premier. Sans préjuger des autres apparitions la première page de La Fin d’un manoir est singulière, même en limitant nos commentaires de quelques fragments : une courte description des lieux, heureuse, idyllique, brusquement rompue de failles :
des plantes aquatiques attaquaient les jointures des pierres [...] la grille rouillée [...] des fenêtres closes, tout prenait un air vénéneux [...] C’était Melle Kerézéon qui dirigeait le manoir
8Mais quand ce nom pourrait annoncer une gracieuse et jeune héritière, immédiatement ce macabre imprévu :
Dans ce squelette, vêtu de noir, flambaient deux yeux-gris-vert qui s’alimentaient à on ne savait quelle vie.
9En une page et quelques brèves phrases et intersignes stylistiques, la solitude et la ruine, le macabre, le deuil et même l’incendie entrent dans un récit qu’ils ne quitteront plus, jusqu’à cette description d’un feu réel cette fois...
102. - En fin de récit, même si celui-ci l’évite ou en triomphe, un rappel de cette présence, un fatal da capo, un murmure : je suis toujours là. Ce sera précisément, entre autres, la dernière présence de La Fin d’un manoir, que détruit le feu, réduisant aussi en cendres les hôtes qui, Mlle Kerézéon surtout, s’identifient ainsi au destin de leur demeure, au point que les villageois parleront de cercueils vides, uniquement destinés à les rassurer contre les fantômes sans sépultures qui hanteraient les ruines2. Enfin, la seule survivante, la servante, toute raison perdue, bénéficie d’une ultime allusion mortuaire :
Il semblait qu’elle eût oublié la belle tombe dont elle faisait la toilette et où elle souhaitait dormir.
113. - Même le livre refermé, une impression de climat permanent : le cœur du récit n’aurait connu que des rémissions, entre nombre de morts, étranges, brusques, inattendues, d’accidents, disparitions et ruptures, au-delà même ou en marge des fatalités, celles des guerres par exemple « où la mort frappe à coups redoublés » ; on sait que de telles circonstances, quand la terre fait naufrage, ont beaucoup sollicité l’écrivain. Des images, des événements en apparence même inutiles à la tension de l’aventure passent ou s’en détachent pour frapper autant de coups discrets mais insolites.
124. - Ainsi viennent jouer des signes ; à vrai dire des Intersignes, au sens de toute irruption étrangère, inexplicable et de mauvais augure, se rendant évidente et irrécusable intermédiaire entre vie présente et désignation d’un Au-delà... Aurons- nous le temps de marquer en cela le rôle insistant de l’Oiseau ? Personnages de fausse parenthèse, inquiétant et troublant le cours naturel des événements, venant presque s’identifier à une vraie personnification de la Mort parmi nous.
13Même sans pouvoir l’introduire plus gravement ici, ainsi se présente le jeune mystérieux à double masque Vincent Marcellin-Karl Sprughler au cœur du récit Quant la terre fait naufrage, au printemps 1940 dans un collège replié en Bretagne, et ainsi illusoirement protégé de la guerre ; on en devine le rôle et le jeu. Il apparaît, passe maléfiquement à peine plus qu’une nuit, dans un soir de fête, joue odieusement son rôle séducteur et mensonger, et disparaît sans autre trace, même si, étrangement, Henri Queffélec le suit dans son avenir proche, prophétise en somme... Si la circonstance et l’apparence trompeuse est moins terrible et macabre que dans le Masque de la Mort rouge de E. Poe, le climat de fête nocturne, de Lieu privilégié, protégé du Mal, ce que représente ce faux collégien, le danger qu’il est, la vocation meurtrière qui lui sera assignée, lui donnent le même visage secret.
14Dans le même climat, des Mensonges ou dérives du Lieu ou du Temps, plutôt des rythmes insolites de l’heure ou une accentuation de son intransigeance, de l’inexorable. Pour retenir encore le Masque de la Mort rouge et son Horloge d’ébène fatale, aux heures infaillibles, le décompte encore plus inexorable des minutes, la nuit du naufrage du Drummond Castle, près des Îles de la Miséricorde, l’archipel d’Ouessant, sépare en autant de suspens chaque destinée, et mort déjà présente bien qu’elle n’ait pas encore été nommée, mais cependant immédiatement perçue « dans la première éblouissante seconde » de l’arrêt des machines, où « la réaction ne fut guère de regarder une montre ou de demander l’heure » – cependant que le narrateur va précisément faire sans nulle rémission –
Mais d’écouter. Intensément. Par-delà les bruits de la respiration et du cœur. Le choc étranger n’avait pas dit : « Je viendrai la nuit ! » et il arrivait quand même. La peur et la volupté, aussi un inavouable contentement se battaient, s’unissaient dans une curiosité ingénue et maléfique.
15On insisterait sur ce bref instant premier du naufrage encore ignoré, mais profondément ressenti par quelques-uns : « un fragment de temps jamais vécu », et nous ajouterions pour tous, qui ne reviendra jamais pour eux, non plus, qu’ils ne vivront plus. Car, autour de toutes ces minces dualités, si graves cependant, parfois oppositionnelles, la respiration et le cœur, la peur et la volupté, l’inavouable et le contentement, l’ingénu et le maléfique, c’est toute la dualité humaine de la vie qui bat, devant la Mort, s’il suffit de modifier, à peine, le sens d’un seul pronom, Je viendrai la nuit !, qui, comme l’autre parole de la Mort que proclament les bons sermons : je viendrai comme un voleur, désigne celle-ci. Dès lors, huit séquences exactement minutées, vont séparer quelques-unes des deux-cent cinquante formes de vie : histoires individuelles, visions du monde, interprétations de l’événement vont défiler devant cette Mort, s’y anéantir ; une vraie danse macabre, pour la seule raison que le navire s’est trompé de Lieu.
16D’autres Effleurements de ténèbres à peine perçus par ceux qui n’en sont ou n’en seront pas les victimes ou les cibles mais à peine les partenaires... Ainsi, peut- être, dans Quand, la terre fait naufrage, l’étrange scène entre Jacques Stirbin et Elisabeth au bord du ruisseau, un ruisselet au bord duquel il la trouve, « la tête basse, les mains dans le dos » et qu’elle n’ose franchir. Il la prendra dans ses bras pour la faire traverser, sans se douter quelle menace l’a fait hésiter devant un obstacle si anodin, sans comprendre même ce qu’elle lui en révélera, d’abord sa véritable identité de jeune juive, brusquement et obscurément avertie d’un danger plus grave pour elle que pour lui et d’autres. Rappelons dans la soirée suivante le jeu de la Mort que représentera Karl Sprughler :
j’ai l’impression que je dois prédire des changements beaucoup plus vastes et peut- être des malheurs beaucoup plus grands. Avant vingt-quatre heures...
- D’ici vingt-quatre heures ?
- Rien
17Rien d’autre en effet que l’invasion d’acier et de feu qui va déferler sur la France. Et cependant Jacques est proche de cette divination d’Elisabeth-Sarah, elle aussi à deux visages, l’antagoniste même de Marcellin-Sprughler ; elle a même reconnu Jacques prédisposé, comme elle, à entendre cet avenir... plus tard ; ce nouvel effleurement d’intersigne est clair en elle :
Une voix qui ne souffrait pas critique lui avait désigné en Jacques un étranger à tout ce petit monde autour d’eux [...] un homme du dehors, de l’air, du ciel, des choses et des forces telluriques, et plus particulièrement un homme de la mer [...] qu’un infaillible destin ne manquerait pas, le jour venu, d’employer à bon escient.
18Ces instants de pressentiment rassemblent, du reste, d’autres données que nous avons évoquées, la participation tellurique de l’univers, les signes de l’heure, la présence des doubles, les appels et déversements du récit dans le temps et les lieux, qui s’achèvent par l’évocation inattendue de Jean-Pierre Calloc’h, tué pendant la guerre de 1914... Toute la soirée Elisabeth sera traversée de ces pressentiments, pour les autres.
19Ou encore, dans le même climat insaisissable, à peine, même pas un fait divers presque anodin, dont le sens ne se dévoilera que plus tard, l’intrusion subjective, onirique, dans l’âme d’un témoin, d’une invraisemblable visitation d’un mort. Ainsi répond, parmi d’autres signes, l’Homme d’Ouessant Miserere, à l’appel nocturne de la veuve Guichou, pourtant décédée et couchée, précise-t-elle elle-même, au cimetière en le priant de venir la rejoindre...
205. - Un climat général règne donc, difficile à cerner, d’une Présence omniprésente et cependant aux apparences absentes, diffuse et sans nom qui nous invite à élargir constamment une mise en dimension de tout événement dont elle nous inquiète, à poursuivre au-delà la situation d’un paysage où elle semble se recéler, à l’infini de ce que nous ressentons. Ainsi, très fréquent, un côtoiement très particulier des contraintes et contingences humaines mortelles et de la continuité inébranlable, infaillible du Monde, éclatant à ce moment même de faille où l’homme meurt ou se trouve menacé, ou s’ignore en tel péril, au passage de la Mort souveraine auprès d’un personnage ou lors d’un événement sans aucun attribut, aggravant ainsi son empreinte, soit par le contraste d’une tranquillité aveugle, d’un univers où Elle se masque, indifférent au malheur de l’homme, soit par sa puissance hostile ou d’avertissement sans pourtant tel destinataire : lors de la grande tempête, véritable et non simple métaphore de turbulence que suggère le titre Tempête sur Douarnenez, des bateaux se perdent, des marins disparaissent peut- être, on ne sait encore ; de la ville et du port, cerné d’« une sublime muraille de brume qui repousse dans un autre monde les rivages disparus », le récit passe précisément à cet autre monde, celui des navires eux-mêmes, où les hommes dialoguent en eux-mêmes avec la Présence, mais aussi au monde, plus étranger encore, du règne animal, appelé dans ce combat, « les congres les plus puissants du globe », désignés d’abord dans un comportement de carnage, bénéficiant d’un transfert des gestes de la Mort macabre, mais pour tomber ensuite parmi les victimes possibles, inquiètes de migrations inhabituelles de leurs proies, intersignes pour eux-mêmes de la menace. L’heure que nous avons vécue, dans le climat de menace mortelle pour l’homme se dévie vers la nature elle-même menaçante et menacée, métamorphosant aussi les animaux en devins, leur permettant de raisonner, penser, ressentir un événement qui va en effet dépasser le quotidien de l’homme ; et ceci pour finir, loin de tout, solitaire comme un signe en marge, étranger à toute collectivité de faiblesse, mais singulièrement symptomatique d’une manière de communion universelle de toutes victimes, à l’endroit même, et bien nommé où l’histoire des hommes a retenu le jeu de la Mort :
Un béluga solitaire a pénétré dans l’enfer de Plogoff et s’est blessé un aileron contre une avancée de la falaise (Poche, p. 212).
21Nous touchons ici la difficulté que nous avons dite : cette longue tempête se disperse en plusieurs scènes qui, elles-mêmes, rassemblent ces modes de présences et signes, dont chaque entrée dans le récit devrait s’analyser. Un déversement porte quelque temps le récit ailleurs, au loin du vrai Lieu mortel le plus grave, sans cependant l’oublier, tel un repard de totalité sur un échiquier, où se joueraient des destins sous des coups imprévisibles. Le récit témoigne alors d’une sorte de feinte passivité de la Mort, de laisser aller le jeu, qui, de toutes manières, ne saurait lui échapper : un échange entre l’homme et le cosmique, entre notre vie humaine menacée et la mort animale ou une lutte universelle et inexorable pour une Vie autre que la nôtre, un jeu de forces naturelles, invincibles, aveugles, insensibles comme la Voix même de la Mort dans le Vent, dans la Nuit, dans la faiblesse de l’âme, plus fragile que le Corps, qui semblerait dire : partout ailleurs et en même temps qu’ici, je suis aussi et je frappe tout ce qui est, puisque la Vie se voudrait universelle éternellement, qui n’est éternellement que ma proie. Une scène de ce genre, que nous arrachons malheureusement à son climat, qui lui garderait sa grandeur et son importance, est dans la grande nuit de naufrage déjà citée, d’Ouessant : Miserere nage vers l’épave de l’Arthémise, au risque de périr lui-même ; l’univers participe à ce climat, ainsi cet étrange meurtre que provoquent les nuages :
les grumeaux prolifèrent dans le ciel, assombrissant un clair de lune dont ils tuent un grand nombre d’astres ;
22Simple image ? Non pas, d’autres forces, plus réelles, créent une scène véritable, un dialogue nocturne enre Miserere, l’Arthémise et le Vent :
Le Vent : « je suis le loup du Frombveur »
Miserere : « et moi, je suis son fils ».
Le navire Arthémise : « je te hais, je cherche à te faire mourir. »
23En effet, dès que Miserere monte enfin sur l’épave, elle craque, se disloque, le heurte dans les ténèbres, de ses débris. Nous avons évoqué autrefois ce rôle mortel du Vent et nous relèverions dans toute l’œuvre d’Henri Queffélec bien des pages de ce Vent personnifié, violent, meurtrier, doué de pouvoirs3.
24L’idéal aurait été de rassembler sur quelques œuvres, quelques lieux, moments-clefs, événements et révélations de la Mort, comment règne celle-ci dans un irrémissible enchaînement mettant en jeu toutes les manières d’être précédemment évoquées, en lesquelles se témoignerait une dualité universelle de présences : à l’irruption du Visible, de l’Événement et des morts, de la mort réelle, physique de l’homme, inscrite dans son destin, autant dire, du fait banal, au sens d’être commun, ouvert, disponible à tous, répondent, sans doute et naturellement, les œuvres d’Henri Queffélec, très dense catalogue de la Mort à découvert sur la Terre. Mais au-delà et bien plus prégnant de témoigner de la Mort de l’œuvre au fond du roulement sourd de notre destin, est l’invisible présence-absence, à laquelle font écho plus certainement encore la pensée et l’œuvre entier de notre écrivain : au cœur du quotidien visible de l’homme et des jeux des forces naturelles de son univers accordé à ses désirs et comportements, un Jeu autre auquel nous ne donnerions même pas un nom – aucun ne lui conviendrait. C’est pourtant à ce domaine d’analyse, aux dimensions et voies d’égarement facile, que nous aurions réservé la plus grande part, qui ne pouvait être, avant ces préalables dont nous pensons avoir montré au moins la nécessité, car cet Invisible qui visite constamment le visible et le saisissable, et ce visible, menacé et hanté, nous appelleraient chaque fois à une analyse littéraire, poétique et psychologique totale, des constructions romanesques, images et faisceaux. Devant cette impossible ouverture, quelques romans se signaleraient, sous réserve de nous être ainsi confirmés, par l’intensité de tels faisceaux des aspects énoncés ici, par l’union créatrice des deux présences, visible et invisible, de l’univers-témoin et force obscure, intersignelle, dirions-nous, de l’homme quotidien et de la profondeur qu’il recèle ; à ceux-ci nous avons trop peu fait appel et nous aurions aimé approfondir, en ces données, au moins Solitudes et Quand la Terre fait naufrage, unis dans la même aventure de guerre, de mort et de transgression, la Lumière enchaînée pour la tenace et symbolique obstination de vaincre les ténèbres, à quelque prix que ce fût, Un recteur de l’île de Sein... Un homme d’Ouessant répondrait peut-être le plus dramaturgiquement à nos intentions. Nous lui accorderions encore une page conduite par son plus insolite acteur, l’Oiseau- intersigne :
25Dans Un homme d’Ouessant, le jeu et rôle de l’oiseau-intersigne et guide de ténèbres ou de chemin vers un obscur au delà qui semble appeler, est de la plus envoûtante ampleur. Un premier signe, au cœur des premières impressions et des événements d’une nuit d’angoisse, de trouble et de mort : Miserere, l’homme d’Ouessant revenu en terre natale après les guerres d’Amérique – rappelons que l’action se situe avant la Révolution – a pressenti un signal qui n’est pas encore dit, celui d’un naufrage qui s’approche – situation quelque peu analogue à celle des Îles de la Miséricorde. Les signes depuis longtemps se font sentir et voici d’abord un rappel du paysage marin qui longe, tel un cimetière :
[...] C’était plein de chenaux, de marques [...] de débris coquilliers et de fosses, d’épaves collées au fond...
26Et un nouvel appel :
A mi-hauteur de la falaise [...] tournait une mouette. Miserere s’arrêta et brusquement il entendit le signal, devenu plus proche. (151)
27Nous ne pouvons suivre toute l’errance de l’homme à travers l’île et la nuit, mais au moins relever quelques premiers instants du jeu de l’oiseau, guide insolite et prophète de naufrage et donc de mort, d’une épave promise et interdite. Et d’abord, une étrange parenthèse du jeu, à l’écart même de l’itinéraire : une autre mouette, cette fois victime, et dans le même événement, l’ouverture que nous avons dite à l’universalité de la mort, à l’animalité même du fait, à la participation de l’univers :
Une lame de fond s’écrasa sur le Roc’h Vouillard, projetant sur la falaise le cadavre mal en point d’une mouette. Les mulots, dans leur trou, sentirent l’aubaine. La nuit tombée, ils fonceraient sur la proie. (p. 158)
28Ainsi, le naufrage qui se pressent dans l’âme de Miserere et celle de l’oiseau se donne ici un préalable très pauvre, mais exact ; comme les îliens, les rongeurs se jetteront sur cette épave, après avoir eux aussi senti l’appel... Tout de suite, en effet, le signal ressenti par Miserere, dans la voix du vent, redouble, qu’il s’étonne d’être seul à entendre. S’enchaîne un autre et décisif épisode ; dans une grotte de rivage, gîte d’un étrange innocent absent, Jean Braz, Miserere plonge la main dans un vieux lit-clos :
un claquement d’ailes secoua le meuble de l’intérieur et une mouette blanche jaillit, énorme colombe dont les yeux étaient crevés [...] puis il cria, large appel plaintif auquel plusieurs autres répondirent et s’élança au-dehors. Miserere le suivit ; tous les oiseaux avaient disparu.
Le signal aussi. La clameur avait été brutalement coupée.
29Nouvelle rémission apparente ; en réalité passage d’un relais des signes : Miserere gagne sa maison, détour inattendu : sur la terre nue de la grande pièce, une barque votive qu’il a dérobée à l’église par vengeance de ce que sa vraie barque a été enlevée par les îliens montés contre lui, cet ex-voto est fracassé, coque brisée. Avec évidence, c’est un autre intersigne, un peu comme la mouette-épave qui a précédemment pris le relais du signal disparu. Miserere ne s’y trompe pas :
La mort bruque du signal n’indiquait pas la chute de la barque votive, qui avait pu se produire, cependant, à la même seconde. Les deux événements témoignaient ensemble pour quelque chose d’autre, un événement singulier, considérable (p. 161)
30Avant peu la révélation surgirait.
31Miserere s’accorde une pause devant son âtre, sans toucher « au cadavre de la barque » – étrange image. Calmes semblent l’heure et la nuit, évoquées en trois autres images brèves, d’immensité intime, dont celle-ci : « Le Fromveur, invisible, roulait »... Ou le cours invisible de l’Événement et, sinon l’éternité, au moins la permanence et l’avenir d’un pouvoir ? C’est dans ces courants du Fromveur que périra bien plus tard le Drummond Castle égaré. Aussitôt, en effet, « jaillis du fond de toutes les nuits marines les vents se dressèrent et hurlèrent », et ces rumeurs d’ouragan sont des vacarmes de naufrage : heurts, poussées, coups de hache, gémissements, appels, insultes et jurons ; un ouragan hanté, et brusquement :
une voix plus profonde qui s’adressait à lui et qui lui enjoignait de sortir. Sur la vitre fusa un claquement d’ailes : la mouette aveugle venait le chercher, (p. 163)
32Rappelons brièvement une autre voix, de même exigence : « Une voix qui ne souffrait pas critique »... entendue, nous l’avons citée, par Elisabeth à l’heure du naufrage de la terre.
33La mouette ne quittera plus Miserere, guide insolite et si présente, active, insistante de savoir « des choses qu’ignorait l’homme », que nous ne pouvons les suivre, cependant que, rappelé maintenant de moments en moments, le signal clame dans la nuit, qu’ils entendent seuls, même si peu à peu se rencontrent d’autres solitaires somnambules et se rassemble tout un monde d’îliens attirés vers cette certitude d’un naufrage, réel enfin, source de vie, grâce à la mort des autres, au jeu risqué de sa fatalité et de l’interdit transgressé.
34S’il faut suspendre brièvement notre propos, la dernière page de Tempête sur Douarnenez, même presque isolée de tout le récit serait idéale en sa simplicité.
35Dans la nuit apaisée, Louis Marzin, haute et rude figure turbulente et fière, de la vie douarneniste, est sur le port avec celle à qui il vient enfin d’avouer qu’il l’aime, Maria. Nous les connaissons tous les deux depuis les toutes premières heures très lointaines : tous deux y furent les premiers orphelins, Louis le premier, qui traverserait ensuite la guerre de 14, en plusieurs naufrages pourtant, quand le père de Maria se fait tuer immédiatement sur les Hauts-de-Meuse. Ainsi le passé de mort. Pour le présent, quelques paroles heureuses, tranquilles :
- Pour une fois, je regrette de ne pas être riche, murmura Louis. J’aurais donné ton nom à un bateau, Maria. Un beau thonier avec une coque verte et des voiles rouges...
- Eh bien, tu donneras ce nom à une fille... Marie, c’est une bonne patronne...
36Un de ces signes imperceptibles de la Présence se recèle ici dans un jeu d’équivalences et transferts : dans la grande tempête, en périlleuse situation, le patron du Thérèse Masson s’inquiétait d’un autre bateau, et loin de se rassurer, y voyait même un mauvais présage pour lui :
penser brusquement à un autre bateau lui apparaissait un mauvais signe [...] Cela voulait dire : « En ce moment il y a des camarades en passe de périr ». (p. 235)
37avant de poursuivre pour lui-même son monologue : « pense qu’Alexandre [qui s’y est embarqué, à la place de Louis Marzin] ne t’a pas serré la main. Tu ne sais pas que c’est un mauvais signe ».
38Ainsi, destin détourné de la mort, Louis Marzin aurait bien pu être sur le bateau perdu, mais un transfert d’une autre nature tient en ce que Thérèse Masson, avant d’être le bateau où s’inquiétait son patron, fut le nom de sa fille disparue, et Henri Queffélec, sans nulle nécessité apparente, avait tenu à préciser, en pleine tempête, « une belle fille qu’avait enlevée une typhoïde ». Pour revenir au souhait de Maria de destiner son propre nom à une enfant espérée, faute de pouvoir le donner à un bateau, l’instant qui règne ici, entre Louis et Maria, est celui d’un passage de l’enfant disparue à cette enfant à naître, tandis que l’univers règne, joue tel que nous l’avons dit et participe à la paix et à l’intersigne, à la fois :
L’avenir s’étendait devant eux, invisible comme le monde, aussi beau et aussi large que lui
39mais aussi :
Le vent du môle chassa brusquement une odeur d’abîme. Des chaînes et des membrures grincèrent. Une mouette cria ;
40Louis ne s’y trompe pas ; se représente à lui une scène insoutenable qu’il vient de vivre : la reconnaissance à laquelle il a été appelé, du corps de Jean Le Cam, le seul rescapé du naufrage, en lequel il aurait pu lui aussi disparaître ; d’avoir refusé d’embarquer, il a suscité les reproches de son ami... Mystérieuse dérive des destins :
- Pauvre Jean, dit l’homme, qui se rappelait une vision horrible. Un si bon camarade. Toujours en train. Mourir comme ça !
41Sur cette dernière présence de la Mort, l’écriture même donne au couple de Maria et Louis, un rôle d’une autre grandeur, accordé par la simple mutation de leurs noms en ceux de l’homme et de la femme, à l’humanité toute entière, et la réplique de Maria est un message :
Il vit toujours, chuchota la femme. Et toi non plus, tu ne mourras jamais !
42Passent quelques images d’un monde en repos, avant que Louis reprenne
- Je ne mourrai jamais ? C’est toi qui veux ? Ou bien c’est comme ça ?
- Parce que c’est comme ça...
43Vérité profonde d’un désir d’éternité, puisque l’univers s’y accorde aussi :
Ils s’accoudèrent sur la pierre dure, mouillée d’une ancienne averse. La mer clapotait dans un couloir et le parfum de l’univers frappait en plein leurs visages.
Notes de bas de page
1 Principes d’une Esthétique de la Mort, Paris, José Corti, 1967 et 3e édition, Le Livre de Poche Hachette, 1993.
2 Cette fin dans le feu a permis d’évoquer parfois le roman de Julien Green, Mont-Cinère, d’un climat comparable. Nous avons écrit autrefois une brève étude, « L’Incendie de Mont-Cinère, introduction à une topo-analyse de Julien Green » (Revue d’Esthétique) sans évoquer, il est vrai, La Fin d’un manoir, mais une étude de ce thème de la Mort serait un beau sujet de littérature comparée, dans les œuvres de J. Green, H. Queffélec et G. Bernanos cité plus haut à propos de Sous le soleil de Satan, qui se réunissent ici implicitement selon une spiritualité chrétienne commune, mais avec des nuances personnelles à chacun.
3 Cf. nos Principes d’une Esthétique de la Mort, chap. VI, « Vent lugubre et vent insolite », pp. 349-354, et particulièrement sur Un Recteur de l’île de Sein, pp. 351-352 (Le Livre de poche).
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