Le narrateur dans Le Jeu de patience
p. 243-251
Texte intégral
1Le Jeu de patience est un roman à la première personne dans lequel un personnage principal anonyme raconte par écrit sa propre expérience. Il constitue donc, comme chez Proust, le réflecteur de tous les autres personnages (plus de deux cents) et de tous les événements (cinquante ans d’histoire et de vie privée), le fédérateur des innombrables épisodes éclatés dans le temps. Il est pourtant très différent du héros-narrateur proustien en ce sens qu’il n’est pas l’axe du livre : son apprentissage ne forme pas le motif central du roman. En tant que personnage qui agit et qui parle, il n’évolue presque pas ; en tant que source du récit, il est trop extraverti pour s’intéresser beaucoup à lui-même. Les autres l’intéressent bien plus. Il cherche à nous faire percevoir ensemble les mille images du monde qu’il a captées, les destins entremêlés dont il a été le témoin fraternel. Il s’applique à masquer sa vie privée et les drames qu’a dû susciter en lui l’histoire dans la période 1910-1947.
2Dans un domaine pourtant il n’hésite pas à mettre en récit ses ambitions et ses difficultés, celui de ses rapports avec le livre qu’il écrit. Il y a donc bel et bien un drame du narrateur, aux prises avec l’écriture en cours. Très fréquemment il mentionne dans son récit les soucis que lui causent ses « paperasses » ou sa « chronique ». Parfois même il se demande pour qui il écrit, à quoi rime ce travail. C’est ce retour critique sur soi effectué par le narrateur que je voudrais examiner.
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3Le roman de Guilloux contient sa propre histoire, selon un schéma bien connu au xxe siècle, en attribuant au narrateur, instance fictive, une série de réflexions sur son propre livre qui, intégrées au livre de l’auteur ; peuvent passer pour des pensées de l’auteur lui-même. N’emploie-t-il pas, comme pour augmenter la confusion, l’expression « jeu de patience » (p.408) pour désigner son travail1 ? Dans la plupart des cas, il emploie à son sujet le terme de « chronique », en distinguant parfois ses deux versants : « Chronique du Temps passé » et « Chronique du Temps présent » que rien d’autre ne semble séparer que la situation chronologique des récits. En revanche cette chronique, et tout particulièrement celle qui porte sur le passé, s’oppose, dans son esprit, à une conception engagée de son témoignage qu’il appelle à plusieurs reprises « Mémoires d’un Responsable », et qu’il se dit résolu à mettre en œuvre au lieu de poursuivre sur la voie habituelle. La « Chronique » fait revivre son passé personnel et celui de sa ville depuis 1910 jusqu’à l’époque de la grande crise économique ; les « Mémoires », tels qu’il les envisage, devraient raconter les malheurs nés de la crise, de la guerre civile espagnole, des régimes fascistes, de la seconde guerre, et les engagements du narrateur dans la vie sociale et politique des années correspondantes (1934-1945). A ses yeux la chronique du passé est pleine d’attraits ; elle fait renaître l’enfance, la jeunesse, la vie et la couleur du temps ancien mais il la juge frivole, dérisoire quand il la compare aux épreuves et aux besoins de l’époque récente, pendant laquelle il a agi au service des déshérités et a commencé à écrire. S’impose à lui comme un devoir urgent le projet de raconter les malheurs contemporains : misère des chômeurs, des réfugiés espagnols, sort des résistants. Il doit témoigner sur ce qu’il a vu en qualité d’acteur engagé ; le « responsable » qu’il a été doit « rendre des comptes » (p. 137-140).
4Si l’on est attentif à la chronologie de la narration, répartie sur trois périodes (fin des années 30-1940, 1943, 1947), on s’aperçoit que les « Mémoires d’un Responsable » recouvrent en partie la « Chronique du Temps présent », et que ces deux nappes d’inspiration se confondent souvent, en particulier pendant la seconde guerre mondiale.
5Pour le narrateur, pourtant, la chronique tend à fixer en mots les bonheurs de la mémoire, les mémoires obéissent à un impératif moral : témoigner sur le malheur des hommes et sur leur fraternité. En principe, à la page 139 de son récit, il choisit la seconde voie. Or nous constatons bien vite qu’il est infidèle à ce programme : dès la séquence suivante il replonge dans le passé le plus ancien en évoquant le septième centenaire du Saint patron de sa ville, puis l’arrivée des moines au xe siècle, la visite de Napoléon III, etc. La suite du livre mêle intimement souvenirs engagés et souvenirs poétiques, comme précédemment. La prise de conscience n’a rien changé à l’orientation du récit. Pourquoi cet étonnant renoncement ou cette inconséquence ?
6Il semble bien que la raison doive en être cherchée dans la méthode profonde, expression de la vision du monde du narrateur, qui pèse sur son choix et involontairement le modifie.
7Car il rejette la conception objective du récit historique, telle que l’expose et la pratique son ami Meunier, professeur d’histoire scientiste (ou marxiste ?) épris de documents et de rigueur2 Au contraire, il s’intéresse, lui, non pas aux documents ni même aux événements, mais aux gens, grâce au souvenir qu’il en a gardé. Le mémorialiste réfute le chroniqueur et élabore un récit brisé, achronique, soumis au régime capricieux de la mémoire. Comme Chateaubriand son grand voisin, le narrateur de Guilloux mobilise au service du récit son expérience, son intuition et la sympathie que lui inspirent ses semblables. Une telle façon de sentir l’histoire est-elle compatible avec la visée militante qui implique, sinon un sens objectif de l’histoire, du moins une vision orientée et créatrice du devenir ? Il semble que non et que la méthode du mémorialiste ait fait dévier sensiblement l’intention affichée en réunifiant temps passé et temps présent, témoin passif et témoin actif au sein d’un ensemble complexe et homogène où dominent les destins individuels et collectifs. Du regard rétrospectif chargé de poésie le narrateur tire en effet un étonnant sentiment des destins, qui serait inimaginable dans une perspective d’explication par les causes.
8Exemple pris parmi des dizaines, le destin de Tante Mone, si banal et si mystérieux, celui de Pablo venu deux fois d’Espagne, confiant en la victoire des siens, toujours déçu, sauvé par l’amour d’une femme et qui meurt lorsque l’espoir est revenu ! Celui de Gautier, le « traître » qui a livré des résistants, et qui a pourtant eu une conduite héroïque et solidaire en 1914. Celui de Biaise, le révolté d’Odessa, celui de l’étonnante Comtesse de Lancieux à la générosité de choc, et tant d’autres ! Jeunes et vieux, révolutionnaires et notables, athées et croyants se mêlent dans la vision personnelle du narrateur qui ne les juge pas mais vibre d’émotion devant ces vies revues dans leur globalité, avec la mort pour seule issue. Sans renier ses convictions morales qui l’attachent en priorité aux victimes de l’ordre social, il dote ses personnages les plus militants de sentiments profonds, inavoués, d’une conscience qui ne se laisse pas réduire à une idéologie.
9Biaise Nédelec, le révolutionnaire qui a tout risqué pour son idéal libertaire, Yves de Lancieux, torturé jusqu’à la fin par le souvenir d’une calomnie déshonorante, nous font deviner que l’homme visible aux autres n’est pas l’homme essentiel et vérifient la formule de Shakespeare citée par le second, qui situe à son vrai niveau tragique la philosophie du Jeu de patience :
Accepter est impossible, mais la révolte est pareille à l’aboiement du chien fou (p. 560).
10La tragédie est en effet dans toutes les vies, pour peu qu’on soulève le voile. Car la séparation est la loi du monde, l’amour ou la fraternité impossibles. Ainsi Zabelle la vulgaire, pour ne pas dire la vénale, révèle sa personnalité ignorée lorsque le narrateur nous fait découvrir la passion muette, atroce, pétrifiante qui s’empare d’elle et la lie à Ernst Kende, le réfugié. Comme elle, presque tous ont leur secret, thème qui court, en harmonie avec la poésie des destins, et s’épanouit sous la forme d’une litanie dans une page du roman (p. 612). Chez tous, secret et malheur ont partie liée mais le narrateur, loin de toute approche psychologique, y reconnaît comme une dignité masquée.
11Seule la poésie du roman peut restituer l’écoute silencieuse des âmes, car le secret est au-delà du visible, parfois même de l’intelligible, comme il arrive dans Le Sang noir dont plusieurs personnages, Cripure en particulier, sont évoqués ici par un jeu d’échos à l’intérieur de l’œuvre totale. Grâce à ce pouvoir de poésie, le narrateur sauve du néant ou de l’insignifiance des personnalités enfouies, lourdes de cet « infracassable noyau de nuit » que célébrait Breton. Un objet symbolique résume tout cela, c’est le coffret d’Ernst Kende, qui souhaite être enterré avec lui après y avoir enfermé ses poèmes (p. 598). On comprend dès lors pourquoi le narrateur transgresse parfois le régime de la focalisation interne, qui est sa règle habituelle, et se donne, comme celui de Proust, des droits d’investigation intime dans les consciences. Ces secrets ne peuvent être atteints que par effraction.
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12En liaison avec les thèmes du destin et du secret, un élément majeur de son expérience morale a dû contribuer à éloigner le narrateur de sa visée première. C’est la découverte du mal positif et radical, qui vient altérer, sinon occulter, la croyance optimiste dans le Progrès, qui soutenait l’effort déployé contre la misère et le malheur. Au cours d’une terrifiante nuit de tempête qu’il passe dans la ferme isolée des Kersaudo, après une réunion de résistants, le narrateur a dans son sommeil une suite de visions hallucinées : il voit se déchaîner des forces obscures et sauvages qui mènent l’humanité (p. 583-587). L’irrationnel apocalyptique qui se révèle alors engendre angoisse et terreur et fait vaciller toutes les certitudes, substituant l’effroi métaphysique à la raisonnable espérance, dont le mythe de la Cité Future constituait la caricature naïve.
13Cette scène visionnaire d’épouvante n’est pas gratuite ; elle éclaire rétrospectivement le personnage diabolique de Gasdoué qui, après avoir été recueilli, sauvé de la misère et de la honte, respectueusement hébergé et aidé par le pasteur Briand, l’un des saints du livre, dénonce celui-ci aux Allemands et provoque sa déportation d’où il ne reviendra pas. La nuit hallucinée éclaire aussi l’histoire de Marcel Carsin et de sa femme Maria, qui montre un homme torturant et humiliant par plaisir la femme qu’il aime. Cette histoire atroce (p. 573-583) précède immédiatement la nuit de tempête. Celle-ci est suivie de l’arrivée de Biaise Nédelec qui vient d’être roué de coups par un groupe armé qui ressemble beaucoup à la Milice. A partir de là, quelque chose bascule dans la vision du narrateur ; le thème du diable passe dans ses récits, avec la présence de forces souterraines, de furies mythiques redevenues présentes. Ecrasé par cette prise de conscience, le narrateur la laisse à peine deviner ; c’est sans doute son plus grand secret. Pourtant, dans ses conversations avec Jeanine, sa nièce et confidente, apparaissent des « démons » significatifs :
On vit le dos au mur, sous l’œil des démons (p. 712).
14Nous verrons que ces formules sibyllines et celles qui suivent apportent beaucoup au sens du livre.
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15Dans cette nouvelle perspective, en effet, que signifierait la séparation entre temps passé et temps présent, entre chronique et mémoires ? A moins que l’on ne veuille dire que le présent est pire que le passé, ce qui revient à renverser le Progrès. Toujours est-il que non seulement le temps passé ne disparaît pas mais il tend à s’approfondir ou à s’enraciner dans un passé légendaire dont l’évocation peut surprendre, compte tenu des intentions initiales. Tout se passe comme si la découverte des destins, des secrets et du mal originel avait persuadé le narrateur que l’action sociale, même la plus généreuse, laissait de côté la couche la plus profonde du sens, négligeait comme frivoles bien des mystères et forces de la vie morale. Seule la poésie peut atteindre cette zone essentielle, la faire sentir sans l’analyser.
16N’est-ce pas d’un mouvement poétique de cette sorte que relève, sous la plume du narrateur, l’évocation récurrente de la légendaire fondation, au ve siècle, par le saint venu d’Irlande avec ses soixante moines, de l’abbaye qui sera le germe de la ville actuelle ? Manière de souder l’aventure humaine en un tout cohérent où légende et histoire, passé et présent se fondent grâce à l’effet kaléidoscopique du récit. La recherche des origines est trop visible pour ne pas avoir du sens, et ce sens pourrait être qu’il n’y a pas de compréhension du présent si on le coupe du passé, fut-il lointain. Le narrateur semble prendre pour modèle un de ses personnages secondaires, Roland de Lancieux, archéologue féru des légendes locales, qui rêve de reconstituer l’histoire du Fondateur. Comme lui il tisse sa tapisserie représentant le long cortège des hommes de sa ville, tapisserie aux cent motifs qui se fondent les uns dans les autres, disparaissent pour reparaître plus loin. N’avoue-t-il pas qu’il voulait terminer son récit par la procession des pestiférés, grande fête religieuse emblématique qui remonte à la nuit des origines ? Et l’on sait qu’il a tenu à mettre en scène plusieurs traditions de ce genre, fêtes collectives, défilés, processions, autant d’images mises en abyme du grand cortège de l’histoire de sa ville. Ce livre aurait pu s’appeler « Le Grand Pardon », car d regroupe les individus en ensembles fortement soudés : chômeurs, réfugiés, familles, quartiers, chrétiens, militants politiques, etc. Présent et passé coexistent au sein de ces ensembles, comme coexistent « l’esprit de légende », dont parle Guilloux dans ses Carnets, et le plus strict réalisme social. Que l’on pense, par exemple, à la description de l’ancienne écurie où vit la famille Nédelec, et à l’évocation impitoyable de tant de vies misérables réunies dans la rue du Tonneau ; les horreurs du temps présent ne sont certes pas voilées ni atténuées par la composition. Groupés en ensembles unanimistes, les personnages militants, proches du narrateur qui est l’un d’eux, ne perdent rien de leur révolte ni de leur passion fraternelle. Bref, les « Mémoires d’un Responsable » n’ont pas fondu dans un œcuménisme lénifiant ni dans un intemporel mythique et démobilisateur. Plus d’un quart du texte met directement en scène le malheur, la misère et les combats sociaux.
17Il n’en est pas moins vrai que dans la tapisserie totale les motifs qui ont trait à la révolte sont aussi poétiques que les autres, l’égalité du traitement romanesque corrigeant en quelque sorte les inégalités de la vie réelle. On pourrait appliquer au travail du mémorialiste l’expression de « mythologie réaliste » qui a été créée pour La Comédie humaine, dans la mesure où, comme Balzac, le narrateur fait mythe de tout et inversement prend en compte les rêves, croyances, idées comme éléments du réel.
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18Cela étant, comment le narrateur en vient-il, au terme de son récit, à se détacher de ses paperasses en désordre et à abandonner son livre au moment où il pourrait sembler achevé ? Car tel est le grand paradoxe final ; le long effort se termine par un rejet définitif. Voici les dernières lignes :
J’arrête ici ces notes. Je vais joindre ces pages à mes paperasses et lier le tout, comme je l’ai dit, en un paquet que je déposerai dans le fond de mon armoire. Ensuite, j’irai faire un tour en ville (p. 811).
19Félicitons-nous, d’abord, que le narrateur n’ait pas détruit son récit, et qu’un de ses amis nommé Louis Guilloux se soit opportunément trouvé là pour sauver de l’oubli le manuscrit abandonné. Mais avant de faire appel à l’auteur comme à un « deus ex machina » essayons de comprendre les raisons de ce rejet.
20Ecartons un prétexte qu’il donne ici et là : les policiers qui ont perquisitionné chez lui en 1943 ont détruit certains papiers et ont mis dans le reste un tel désordre qu’il en a été dégoûté. En fait, ce détachement venait de plus loin. Plus recevable serait le constat qu’il a été infidèle à son projet d’écrire les « Mémoires d’un Responsable » ; mais il n’avance jamais cette raison et ne manifeste aucun regret à cet égard. Nous savons d’ailleurs qu’il a bel et bien écrit ce qu’il avait à dire sur le temps de son engagement humanitaire, au sein d’un vaste ensemble qui transforme son projet sans le trahir. La vraie raison nous est discrètement donnée dans quelques confidences dissimulées dans le cours du récit et surtout au cours de ses entretiens avec Jeanine, dans les cent dernières pages. Il avoue, deux pages avant le point final :
J’ai fort négligé ce journal depuis quelque temps : c’est qu’en moi s’est introduit un certain doute (p. 809).
21Confidence qui s’éclaire par une précédente conversation :
Soudain je me suis senti fort triste. Je ne savais plus très bien ce qui se passait en moi, et je me suis entendu dire : « On vit le dos au mur, sous l’œil des démons ». Jeanine m’a jeté un regard preste. « Hein ? m’a-t-elle dit… Et toi, qu’est-ce que tu fais ? Tu te retournes pour ne pas voir les démons, et tu écris sur le mur. Comme ça, ce n’est plus tout à fait un mur, peut-être ? » A mon avis, c’était là une vue assez …romantique. « Si ça t’arrange de dire ça », m’a-t-elle répondu… Elle savait bien que ça m’arrangeait (p. 712)3.
22L’aveu se précise si on se reporte à un monologue intérieur qui suit la mise à sac de son bureau par les policiers.
Ainsi tout est ennemi en ce monde et la menace est partout. Je croyais le savoir, mais je l’apprenais de nouveau. Tout était à recommencer, non pas de ce jeu de patience sans doute futile, mais de cette lente reconstruction de soi-même à laquelle j’avais cru, sans oublier d’ailleurs qu’elle était vouée, comme le reste, à l’anéantissement. […] Ma longue entreprise n’avait peut-être jamais eu de but très clair à mes yeux, comme je me l’étais souvent dit, comme je l’avais souvent répété, mais elle avait eu une cause, profondément cachée, puissante : elle m’avait aidé, depuis des années, non pas à me trouver, comme je l’avais parfois prétendu, mais à me fuir. De ce point de vue, je pouvais dire que je n’avais pas mal réussi. […] Mais à présent qu’un freluquet m’avait arraché mes oripeaux, […] je me sentais nu et grelottant, dans le plus grand danger. [...] J’étais redevenu libre I J’étais jeté -rejeté- en plein chaos (p. 408)4.
23Méditation décisive, qu’il faudrait commenter mot à mot. Pour l’essentiel, le narrateur découvre qu’en écrivant il a trouvé un refuge contre le « chaos », c’est- à-dire le non-sens. Il dévoile la ruse à dehors vertueux de la littérature, de la sienne d’abord mais sans doute aussi de toute littérature, qui rassure en créant un ordre et en laissant croire que c’est l’ordre du monde. Sans qu’on sache lequel des deux, de lui ou de la littérature, il accuse principalement, il faut bien admettre que la seconde est au moins complice de la supercherie, et peut-être instigatrice. En tout cas, son abandon ne signifie pas l’échec. S’il renonce, c’est par choix, pour ne pas avaliser un trucage. Nous sommes donc ici aux antipodes de l’illumination du Temps retrouvé. Pour le narrateur proustien, la littérature devient « la vraie vie » sauvée du temps5. Elle apporte un salut. Celui du Jeu de patience ne trouve qu’une sorte d’écran qui l’a protégé de l’intolérable réalité du monde. Ecrire ne sauve ni ce dernier ni l’écrivain, s’il est lucide et honnête. Pour corroborer ce triste bilan, le narrateur donne une image dérisoire, presque bouffonne, du monde littéraire parisien à l’occasion des débuts de Loïc Nédelec, personnage très proche de lui. Soit, dira-t-on, mais ce bilan est celui du narrateur, être fictif dont le rapport à l’auteur n’est pas précisé. Or l’auteur sauve tout, en publiant son livre qui efface ou dépasse le refus du narrateur. C’est donc qu’il ne partage pas sa mauvaise conscience. On peut légitimement plaider en ce sens la cause de la littérature et de l’auteur, solidaires. N’est-il pas vrai qu’en tissant ensemble ces vies humbles, en les faisant revivre suivant l’ordre qu’il a inventé, par la grâce de sa sympathie et de sa poésie, il les élève au rang de héros d’une fresque ? Au-delà des conditions et des idées, il les sauve dans leur dignité par un regard qui ne les juge pas.
24Quant au narrateur lui-même, son entreprise n’a pas été frauduleuse si l’on pense qu’il a découvert la richesse de son expérience, la force de ses racines et de ses liens. Sans renoncer à témoigner sur le présent révoltant, il a puisé dans le passé la force de surmonter le fatras du monde et tenté de lui donner un sens. Après tout, c’est le programme que Camus, l’ami Camus, assignait à l’écrivain dans L’homme révolté.
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25Bien sûr, depuis La Maison du peuple la tonalité a changé ; l’avenir inquiète et les espoirs sont souvent déçus. Sans doute aussi les certitudes se dérobent et le tragique rôde, mais par l’assemblage de son récit, son « jeu de patience », l’auteur n’a-t-il pas remporté la seule victoire possible ? Un chef-d’œuvre foisonnant et généreux ne sauve-t-il pas la vie humaine du non-sens et du désespoir ? Il est légitime de le penser.
26Pourtant le débat reste ouvert ; Guilloux, en vrai romancier, ne donne jamais de conclusion. L’écart entre la parole du narrateur et l’acte de l’auteur est livré au lecteur qui peut l’apprécier comme il veut ; mais comment oublier la grave question que pose le premier sur la validité des livres en face du malheur des hommes ? Loin des optimismes faciles et des compromis rhétoriques, elle sonne comme un cri d’alarme.
Notes de bas de page
1 Louis Guilloux, Le Jeu de patience, Paris, Gallimard, 1949, 1 vol. Toutes les références entre parenthèses renvoient à cette édition.
2 Voir p. 674 et 715 la critique sévère que fait le narrateur de la recherche des documents et des dates.
3 Un peu plus loin, p. 771, Jeanine condamne la littérature à caractère autobiographique, qu’elle oppose à la vie : « Est-ce que la vie était faite pour être racontée ? » Elle ajoute, p. 779 : « Que signifiait cette curiosité de se raconter à soi-même sa propre histoire ? » Elle joue donc un rôle important dans la prise de conscience du narrateur, qui la prend pour confidente de ses doutes. On note pourtant que dès la page 139 celui-ci utilisait dans sa méditation solitaire l’image reprise ici par Jeanine de l’homme écrivant sur un mur : « Tout s’était passé, en somme, comme si j’avais écrit sur les murs de ma chambre, comme font les prisonniers sur les murs de leur cellule (…) »
4 Dès la page 306, le narrateur notait, après avoir entendu Marcel Nédelec évoquer des souvenirs du camp de concentration : « Jamais je ne m’étais senti comme alors en sortant de la rue du Tonneau porté à chercher dans ma chronique un alibi et un refuge ». La prise de conscience a donc commencé bien avant les conversations avec sa nièce.
5 On peut se demander si Guilloux n’a pas pensé à la formule proustienne pour la retourner et en inverser le sens quand il met sous la plume du narrateur les phrases suivantes : « Tout compte fait ma chronique n’était pas nécessaire et désormais privé de mon obsession, devais-je me dire, non sans ironie, que j’allais pouvoir songer à cette « vraie vie » à laquelle, par un jour mémorable, Yves de Lancieux avait fait allusion ? (p. 415) ». Il est clair que ce dernier pensait à la vie réelle, libérée du malheur. Dès ce moment-là, dans l’esprit du narrateur, l’activité d’écrivain doit cesser pour que le souci de la « vraie vie » puisse se manifester.
Auteur
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