Parpagnacco ou le sourire du chat
p. 211-221
Texte intégral
Je travaille à un récit, en pensant à un chat : il s’appelle Parpagnacco. Bon titre. C’est une histoire à raconter, je m’y emploie. Tu verras cela un de ces jours, et tu penseras, en me lisant, à ton chat Mouloud,
1écrit Louis Guilloux à Jean Grenier, dans la première lettre d’Absent de Paris, après avoir évoqué un lointain voyage ensemble à Venise, et un autre voyage plus récent et plus désenchanté1.
2Parpagnacco2 est une œuvre relativement à part dans l’ensemble des textes de Guilloux qui n’a pas fait l’objet, loin s’en faut, d’autant d’analyses que Le Sang Noir ou Le Jeu de Patience : quelques articles lors de la parution, peu de choses depuis3. Texte mineur sans doute, qu’il ne s’agit pas de mettre sur le même plan que les grandes fresques romanesques. Mais qui invite, par sa marginalité même, à s’interroger : s’agit-il pour Guilloux d’une sorte de tentative sans lendemain, d’un écart radical par rapport à son style habituel, ou d’une variante sur des diématiques centrales de l’œuvre ?
Toutes les histoires que je sais m’ennuient. Je voudrais justement en conter une… que je ne sache pas, dire une chose que je n’aurais pas vue ; je suis las de ce qu’on appelle la vérité – de cette vérité-là, en tout cas, qu’on peut dire4.
3Parpagnacco est peut-être cette tentative, de conter une histoire que l’auteur ne sache pas. L’intrigue en est simple. Le narrateur, qui s’exprime en première personne, est un marin danois, Erick Ericksen, provisoirement à terre (« puisque le Motherland est momentanément à l’ancre »). D’Irlande, il se remémore un épisode de sa vie : au cours d’une escale à Venise, « il y a longtemps de cela » (p. 19), il a acheté dans une boutique des marionnettes, et brièvement rencontré une jeune fille dont il a imaginé qu’elle était prisonnière, séquestrée. Il la recherche – à vrai dire, sans méthode ni ardeur excessive – fait diverses rencontres qui sont autant de leurres, et se retrouve seul, son ami Patrick ayant été tué, responsable de son bateau et de son équipage, mais désespéré.
Le narrateur et ses destinataires
4Ce bref résumé, qui laisse dans l’ombre la vraie nature du narrateur, permet néanmoins d’en retenir quelques traits caractéristiques. Il est en deuil :
Depuis que Patrick est mort, je n’ai plus personne,
5ce qui voudrait dire aussi, au premier abord, que son discours n’a pas et ne peut avoir de destinataire,
Ce que j’aurais à dire au plus jeune de nos matelots, Einar, n’est décidément pas fait pour lui
6sinon un destinataire imaginaire, fantasmé
Ô mon cher professeur Ugo (C'est un ami généreux à qui parfois je m’adresse en pensée.) (p. 10).
7Pourtant, après l’apparition de Catherine, la servante de l’auberge, c’est à elle qu’il dédie la description de Venise et de ses pigeons. Par la suite, il s’adresse à son chat Tip Toe :
– reste calme, Tip Toe, je ne te fais point de reproches – que, donc, un chat avait fait sauter les plombs (p. 39).
8Il s’adresse également à ses armateurs : dans ce dernier cas, le récit perd son statut d’oralité (mimée) et se présente comme un écrit, à caractère testamentaire :
Le cahier contenant ces pages sera d’abord remis à Reggie, mon second.
9Ce caractère de récit analeptique est fréquent chez Guilloux : on le trouve aussi bien dans La Confrontation que, dans une orchestration beaucoup plus ambitieuse, dans Le Jeu de Patience où il n’est pas exagéré de dire qu’il forme un aspect essentiel du texte.
10Autres caractéristiques du narrateur, il se définit comme « sans imagination » (p. 30), ce qui est un topos du récit fantastique : il faut que le narrateur soit un homme positif, rationnel, voire ennemi de toute bizarrerie, pour que son récit valide l’étrangeté des faits rapportés. Il est âgé (« ceci pourrait bien être mon dernier voyage » p. 34), ce qui est aussi la position du narrateur de Bartleby et de Billy Budd de Melville, mais qui présuppose aussi implicitement sa position dans l’histoire : il n’a pas été le héros, malgré les apparences – le Chevalier qui va délivrer la princesse – mais le témoin d’événements qui lui échappent tout en le transformant.
Le livre enchâssé
11Mais Erick Ericksen, quoique capitaine de vaisseau, est aussi un érudit, qui travaille sur « ce petit ouvrage de l’abbé Saint-Réal sur la conjuration des Espagnols contre Venise ». Le sous-titre du roman est La Conjuration. Cet événement historique a inspiré notamment la pièce d’Otway, Venise sauvée : deux amis, Pierre et Jaffier, ont formé une conspiration contre le Sénat corrompu de Venise, mais Jaffier est marié à la fille d’un des sénateurs, qui le persuade de trahir la conjuration. Jaffier cède, mais, voyant son ami condamné au supplice de la roue, il le poignarde sur l’échafaud et se suicide5.
12Cette tragédie de l’amitié a fait l’objet de nombreuses allusions littéraires : ainsi Cados Herrera à Lucien, lors de leur première rencontre quand Lucien est au bord du suicide :
Enfant, dit l’Espagnol en prenant Lucien par le bras, as-tu médité la Venise sauvée d’Otway ? As-tu compris cette amitié profonde, d’homme à homme, qui lie Pierre à Jaffier, qui fait pour eux d’une femme une bagatelle, et qui change entre eux tous les termes sociaux ?6
13Le thème a été également traité par Hofmannsthal7 (1905) et par Simone Weil : bien entendu ce dernier texte est antérieur à celui de Guilloux, mais Guilloux n’a pu le connaître, la publication de Weil étant posthume comme la plupart de ses écrits. Risquons une hypothèse : le contexte des années vingt et trente, avec les ligues fascistes, les coups d’Etat (putsch de Kapp en Allemagne, marche sur Rome, putsch de Franco8) peut expliquer un intérêt pour ce thème de la conspiration. Évoquons encore le roman de Nizan qui porte ce titre (mais c’est une « conspiration » dérisoire) ou le Coriolan de Shakespeare, mis en scène en 1934 et reçu par le public d’alors comme métaphore des ligues fascistes. Parpagnacco date certes des années cinquante, mais toute l’œuvre de Guilloux est très marquée par les années trente – avec une nuance importante sur laquelle on reviendra.
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14Or, en principe, une œuvre enchâssée dans un livre doit être une mise en abyme du texte-cadre9. Dans le cas de Parpagnacco, le lien est loin d’être évident. Certes, le livre se déroule à Venise, et le narrateur se croit parfois victime d’une sorte de conjuration, notamment féline. Mais la dimension historique et politique du récit premier (Saint-Réal/Otway) est absente ; la dimension discrètement homosexuelle, soulignée par Cados Herrera, est vraiment latente, l’amitié qui lie Erick à Patrick en semble exempte, l’un et l’autre ayant d’autres objets d’amour (pour Patrick, sa fille Nora, et Morosina qui lui ressemble, pour Erick, la princesse entrevue et peut-être Mina). Alors, à quoi sert cet enchâssement ?
15Première hypothèse, dans la mesure où c’est « de l’histoire ancienne » (xviie siècle), s’y intéresser, pour le narrateur, c’est se déprendre de l’histoire récente, et peut-être par là faire implicitement la satire de ceux qui s’y investissent trop, comme le professeur Ugo :
« Quoi ! vous vous intéressez à ces babioles ?
– Mais c’est de l’histoire...
– Oh ! l’histoire ! C'est l’histoire qu’on fait qui compte. » (p. 87)
16Dans un passage antérieur, le narrateur avait imaginé la réprobation de Ugo devant ses recherches :
Et sans doute même me ferait-il comprendre qu’il était fort mal de ma part de penser à autre chose. Il s’écrierait qu’il faut en finir avec Assurbanipal : assez de prisonniers empalés, d’esclaves aux yeux crevés, de populations déportées. Il faut en finir avec la terreur. Mais les choses sont en bonne voie, me dirait-il en confidence, peu à peu les hommes finissent par prendre conscience d’eux-mêmes. Nous triompherons. A bas les Assyriens ! (p. 44)
17Texte retors : il ne suffit pas de dire qu’on peut rayer Assurbanipal pour lui substituer Hider, Franco ou Milosevic. Guilloux me semble ici faire un retour assez amer sur son propre militantisme du temps du Secours Rouge, méditer sur la pérennité du mal – qui est bien présent dans Parpagnacco – et procéder à une sorte d’auto-satire prenant pour cible l’optimisme de Ugo, lequel symboliserait alors les Belles Ames de l’antifascisme du temps du Front populaire10.
18Deuxième hypothèse, plus formelle : peut-être l’influence, sinon du Nouveau Roman, du moins des romans contemporains tel La Nausée, antérieur de près de vingt ans, qui met aussi en scène un écrivain qui tente d’écrire la biographie d’un aristocrate du passé. Guilloux lui-même, notamment dans Le Jeu de Patience, a beaucoup usé des récits enchâssés. Dans la mesure où ceux-ci entretiennent des rapports étroits avec le vécu de l’auteur, on est amené à penser que le souvenir même de Venise est un embrayeur de l’écriture :
En souvenir du premier séjour que nous fîmes ensemble dans la Ville Incomparable, il y a si longtemps de cela que je n’ose faire le compte des années…
19écrit Guilloux à Jean Grenier11.
20Dernière hypothèse : le récit enchâssé ne sert à rien, n’étant là que comme un « red herring » à la Hitchcock, pour fourvoyer le lecteur sur une fausse piste.
Très souvent un livre avoué est le paravent d’autre chose qu’on tait12.
21Mais dans ce cas, peut-être, il accéderait à une fonctionnalité supérieure, qui serait de mimer les impasses dans lesquelles le récit-cadre fourvoie Erick. Le texte en somme dirait ce qu’il fait et ferait ce qu’il dit, non pas par un métalangage (dont le Nouveau Roman donne de nombreux exemples), mais par sa structure même.
La réduplication
22Quelle que soit la fonctionnalité de ce texte enchâssé, une chose est sûre : il procure un effet spéculaire, de dédoublement, même si l’image reflétée est brouillée – symptôme peut-être seulement de l’insuffisance du lecteur.
23Or, le texte, et c’est là une des caractéristiques du récit fantastique, fourmille de doubles, en personnages et en situations. Morosina et Mina, qui se ressemblent tant, s’avèrent n’être qu’une seule et même personne. Morosina en outre ressemble à Nora, la fille de Patrick (p. 59), les trois prénoms étant une anagramme partielle les uns des autres. Le narrateur, Erick, est comme dédoublé par son « second », Patrick. Celui-ci est égorgé par un chien, de même que Morosina est poignardée par le voyou. L’enfant à naître d’Einar et de Solveig est symétrique de l’enfant né de Mina, qui sera donné contre le gré de la jeune mère. Donné à qui ? Comme on donne sa langue au chat, il est donné à un inconnu/reconnaissable, qui a « une sorte de sourire » – apanage des chats, on va le voir – et « un regard de chat ». Les mannequins brûlés emblématisent à la fois les parents de Morosina, qu’elle déteste, et les marionnettes achetées par Erick (p. 67). Quant aux marionnettes, elles reflètent – mais de façon énigmatique, et qui le restera – l’histoire de la conjuration : le narrateur postule seulement que les Espagnols impliqués dans la conjuration allaient probablement au théâtre (p. 43-44)13. La poupée que Gino offre au narrateur est « l’exacte réplique de celle que j’avais dans la poche » (p. 179). Poupées et marionnettes, qui scandent le texte, tantôt visibles, tantôt cachées par un rideau, appellent forcément Hoffmann (L’Homme au sable) et l’analyse que Freud lui consacre dans « Das unheimliche » : le double, l’inanimé, comme rappel de notre mortalité. Enfin, de nombreux effets de rimes, de rappels, viennent scander le texte, par exemple les corbeaux.
Et les chats ?
24On connaît la fortune littéraire et iconographique de l’animal. Même dans une nature morte paisible comme La raie de Chardin, le caractère démoniaque du chat est on ne peut plus visible. Et notre roman ne fait pas exception : la première apparition des chats, dans le récit de CATherine, est sous l’espèce de « quelque vampire » et pourtant « c’était un chat comme les autres » (p. 16). Nous voilà prévenus : le mal est partout et, sous les apparences les plus anodines, en chacun de nous. Le narrateur, pour évoquer Venise, dit « C’est une ville de chats... » (p. 13), ce qui provoque la fureur de CATherine. De même Morosina, pourtant intrépide, prend peur à la vue de Tip Toe (p. 61). Lorsque le narrateur, transformé pour l’occasion en héros du Roman de la Rose, échange une rose avec « une belle jeune femme radieuse » qu’il a croisée dans la boutique aux marionnettes, l’instant magique ne dure pas :
[…] Et d’un coup la nuit se fit et la vieille au nez crochu, furieuse, cria à la jeune femme de s’en aller, hurla d’épouvantables injures contre « ce maudit chat, qui venait encore de faire sauter les plombs. » (p. 29)
25Passons sur les compétences en électricité du félin : mais faire sauter les plombs, à Venise, c’est plus subtil… Le chat a fait naître l’obscurité, qui dérobe à la vue l’objet du désir, et par là il fait naître la quête ; il ouvre la prison de l’âme. Le chat est donc ambivalent, à la fois maléfique et bénéfique, comme Tip Toe qui tantôt cajole son maître et tantôt le griffe. Les chats traquent le narrateur dans la ville, ils sont partout, et ils sont tabous (p. 79-81) : la simple question « les chats aiment-ils les pigeons ? » est sacrilège (p. 80).
26Surtout, le chat de Gino Montini s’appelle Parpagnacco (p. 89) : or Morosina avait déclaré vouloir tuer un certain Parpagnacco (p. 58) dont nous ne savions rien. Le chat apparaît enfin, mais c’est « le plus quelconque des chats en retraite » (p. 99) ». En quoi donc mérite-t-il de donner son nom au roman ?
Pacte(s) générique(s) et pacte démoniaque
27Pour tenter de répondre à cette question, il faut faire un détour par le statut générique du texte, qui est moins simple que sa trame narrative. Par bien des traits, il s’apparente au fantastique. Outre les indices que nous avons déjà relevés (les doubles, les chats), il y figure un pacte avec le diable, même s’il n’est pas désigné comme tel.
28Il y a en fait deux pactes dans le texte. L’un d’eux, du moins le seul terme que l’on en connaisse, est respecté. Dans nombre de folklores, le diable exige en paiement le don d’un enfant : ici, c’est le nouveau-né de Mina, qui ne lui échappera pas. Présenté sous l’aspect inoffensif d’une adoption par un couple sans enfants (p. 128 et 145), c’est bien en réalité d’un rapt qu’il s’agit (p. 197) : Gino n’est pas nommé dans cet épisode, mais les traits de son visage et certains détails vestimentaires permettent de l’identifier (p. 116 et 197), tandis que l’assimilation à un chat, déjà signalée, signe l’appartenance diabolique du personnage. On peut se demander s’il n’y a pas là une faiblesse narrative, de ne pas nous donner l’autre versant du pacte : contre quoi Mina (ou ses parents, ou quelqu’un d’autre) aurait-elle troqué son bébé14 ?
29L’autre pacte est refusé. Erick imagine un instant la possibilité de troquer son bateau, et tous ceux qu’il abrite, contre une information : l’accès à la « prisonnière ». Mais il n’y songe pas sérieusement (p. 125-126, p. 137). Et quand le pacte se matérialise, sous l’aspect de la poupée de verre, il la prend si maladroitement qu’il la brise, ce que le démon (et le lecteur) interprètent correctement comme un refus (p. 179-180). Le mal ne triomphe donc pas, malgré la mort de Patrick et de Morosina, mais Erick paye cher sa victoire : l’apparition entrevue ne reparaîtra jamais, et le marin est renvoyé à une solitude sans espoir.
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30Mais Parpagnacco est aussi un récit d’aventures, qui rappelle les lectures de l’enfance, et l’activité de Guilloux traducteur, en particulier ses traductions des romans de C.S. Forester, romans maritimes dont le héros est le capitaine Hornblower15. A propos de ces romans maritimes, Michel Le Bris se souvient :
Je devais rencontrer Louis Guilloux au cours de l’hiver 1977-1978, dans son petit appartement de la rue du Dragon. La conversation très vite vint à rouler sur sa traduction de Hornblower. Louis Guilloux manifestait sur la question de la littérature d’aventures le même mouvement d’attirance et de rejet que devant la Bretagne, ou Paris : il lui suffisait en effet de passer quelques semaines à l’un ou l’autre endroit pour qu’il en vienne à ne plus le supporter et que le ronge dès lors la nostalgie du lieu absent – de sorte, me dit-il avec son extraordinaire sourire, qu’il avait passé l’essentiel de sa vie dans les trains, entre la gare Montparnasse et celle de Saint-Brieuc. Le roman d’aventures ? Il lui paraissait difficile d’en écrire aujourd’hui. Et pourquoi diable ? Dans un soupir :
« Oh ! peut-être est-ce simplement… une infirmité de l’esprit français. Vous ne pensez pas ? »
Lui-même avait essayé, poursuivit-il, peu après sa traduction de Hornblower – il s’agissait bien sûr de Parpagnacco ou la Conjuration de Naples (sic), l’un de ses plus beaux textes, secret et limpide à la fois, tout entier parcouru par la musique douloureuse de la réminiscence, et de l’aventure désormais impossible :
« Oh ! seigneur ! Et s’il ne se passait rien ? Vraiment, si nous devions en rester à jamais pour nos frais ! S’il ne s’était jamais rien passé ? »
Nous nous étions juré de nous revoir au calme, l’été, à Saint-Brieuc. Et puis – il y eut juste un coup de fil… et ce soupir :
« Ah ! Homblower ! mais pourquoi donc ne pouvons-nous plus écrire de romans comme Hornblower ? »16
31Guilloux l’a-t-il vraiment tenté ? Là où Forester s’est donné pour référent historique une époque précise du passé (les premières années du xixe siècle, vues du côté de la marine britannique : ce qui est aussi le cadre de la nouvelle de Melville, Billy Budd), le texte de Guilloux comporte peu de marques temporelles précises : rien n’empêcherait de le lire comme contemporain de la marine à voiles, n’était le chat qui fait sauter les plombs, et peut-être le professeur Ugo, qui est bien des années trente (p. 42) et la voiture « au moteur encrassé » (p. 48).
32Cette absence de références historiques n’est pas qu’anecdotique : lui correspond le caractère suspendu du texte, roman d’aventures donc, mais inabouti, sa marque de modernité résidant précisément dans son inaboutissement, voire son échec. Le narrateur est bien un marin, mais il ne quitte guère la terre ferme (si tant est que Venise mérite ce qualificatif). Rêveur plus qu’homme d’action, il multiplie les gestes avortés au lieu de chercher vraiment à retrouver la belle inconnue. Son alter ego, Patrick, se contente de rêver de « trésors » qu’il voudrait rapporter à sa fille :
Est-il interdit aux hommes libres de rêver de pirateries, d’îles désertes et de trésors ? Toute sa vie, mon pauvre Patrick avait tellement cru aux trésors des Flibustiers ! (p. 8)
33En cela, tous deux sont bien les frères de Franz qui rêve à des rajahs, comme de Véfa qui rêve à des jardins ou Nicolas à ses îles, dans Les Batailles perdues17 Avec le personnage très secondaire d’Einar, on repère la présence légère d’un thème odysséen (le retour au pays), rappelons le nom du bateau, le Motherland18.
Un récit initiatique
34Récit initiatique plus que roman d’aventures ou conte fantastique, en dépit de ses ingrédients, Parpagnacco a finalement une structure simple : le narrateur est à la recherche d’un objet (la jeune fille entrevue), il rencontre au cours de sa quête des adjuvants qui lui donnent des informations (Ugo, la vieille) et un opposant (Gino, qui n’est autre que le démon, et qui lui propose un pacte que le narrateur aura le courage de refuser). Toutes les situations dans lesquelles il se trouve, sans exception, sont des impasses au regard du but apparent de la quête (il ne retrouvera jamais la jeune fille). Et ces impasses, peut-être en est-il responsable :
« C’était à toi à parler le premier. » (p. 155)
35Souvenir probable d’un épisode de la Quête du Graal, celui du Roi pêcheur : Perceval assiste à la procession du Graal, dans le château du Roi, et se tait par discrétion ou manque d’usage, or il aurait fallu poser une question pour briser l’enchantement.
36Erick se contente d’attendre, une attente toujours déçue :
Naturellement, ce n’était pas elle. Au lieu de cette apparition tant espérée, c’en était une autre. (p. 56)
37Il se laisse distraire :
Que je me sentis confondu, quand je découvris que moi aussi, je pouvais penser à autre chose ! (p. 91)
38Mais le but réel de la quête, comme dans la fable soufre de La Conférence des Oiseaux, n’était-il pas de se trouver face à face avec soi-même ? Dans l’épisode cruel et ambigu de l’oiseau (p. 107), le narrateur en est encore à se figurer qu’il est « le meilleur des hommes » (p. 109), au moment où le lecteur se dit « c’est un salaud ». Cet épisode, mise en abyme de ce qui serait advenu à la prisonnière s’il l’avait « délivrée », intrigue : le personnage est-il à ce point opaque à lui-même ? Mais progressivement, il va prendre conscience de sa nature captatrice (même si cette prise de conscience n’est pas explicite). Patrick lui avait reproché de ne pas savoir ce que c’était que d’avoir charge d’âme, alors que lui-même a Nora (p 106) ; au terme du texte, il peut déclarer « Je suis un autre » (p. 127) et parvenir à une abnégation assumée, même si « cela ne suffit pas à satisfaire le cœur d’un homme. » (p. 219)
39Le texte par moments mime l’incommunicabilité des mystiques :
Ce jour-là, dans l’état de confusion que je viens de dire, j’eus un instant de lucidité. Je vis et je sus clairement tout, je compris ce qui se passait, je vis où cela me conduirait et ce qu’il m’en coûterait. Et je sus en même temps que cette révélation ne changerait rien au cours des événements.
Pareille chose m’était arrivée dans ma vie. Je savais donc que le propre de ces états est qu’ils sont suivis d’un oubli entier. Il ne faut donc pas me demander ce que je vis et compris. A l’instant même où je me remis en route, je l’avais moi-même oublié. (p.99).
40Le lecteur, s’il est frustré, peut en tirer une conclusion d’ordre analytique :
Parpagnacco a pour thème essentiel la folie. En effet, on croit d’abord, en lisant ce livre, qu’il s’agit d’une histoire fantastique et l’on s’aperçoit seulement peu à peu que c’est le récit d’un délire19.
41Mais les flammes qui dévorent le cœur du livre, comme le cœur des mannequins-géniteurs (p. 68-72), ne sont-elles pas une invite à dépasser la psychologie pour déchiffrer une histoire que le lecteur, lui non plus, « ne sache pas » lire ?
Notes de bas de page
1 Louis Guilloux, Absent de Paris, Paris, Gallimard, 1952, p. 12.
2 Louis Guilloux, Parpagnacco ou la Conjuration, Paris, Gallimard, 1954. Les références à ce roman seront désormais données dans le corps du texte.
3 Il est mentionné une seule fois dans le colloque de Cerisy consacré à Guilloux, et de façon erronée : « le généreux professeur Gino Montini dans Parpagnacco ». Or, Gino Montini, c’est le personnage démoniaque, le généreux professeur s’appelle Ugo (dans Louis Guilloux, Colloque de Cerisy, J.L. Jacob (dit), Quimper, Editions Calligrammes, 1986, p. 214.)
4 Absent de Paris, op. cit., p. 71.
5 Théophile Gautier se souvient probablement de cette scène dans Le Capitaine Fracasse, lors du supplice d’Agostin.
6 Balzac, Illusions perdues, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1952, p. 1031.
7 Dans Le Conte de la 672e nuit, nombre de thèmes rappellent Parpagnacco : l’errance dans une ville inconnue, à la suite d’une vieille femme, la découverte d’une boutique poussiéreuse, où gît néanmoins un joli objet (les marionnettes, la bague) ; l’apparition d’un sosie (la petite fille) ; le tout débouchant sur la mort. Ce conte dHofmannsthal n’a été traduit en français dans Les Cahiers du Sud qu’en 1956, mais Guilloux ne peut-il en avoir eu connaissance, soit pat ses contacts viennois, soit par le milieu intellectuel parisien où le poète autrichien était connu ?
8 Dans Absent de Paris, op. cit., p. 18 ; lors de leur premier voyage, les deux amis rencontrent « des émigrés hongrois qui avaient fui leur pays après la tentative de Bela Kun ».
9 Cf. Lucien Dällenbach, Le récit spéculaire, Paris, Le Seul, 1977.
10 Peut-être aussi une allusion plus précise : « A Venise, nous n’avons eu le temps de rien. Notre ami Campagnolo ne plaisante pas quand il s’agit des affaires de la Société Européenne de Culture – et il faut être assidus aux séances du conseil exécutif », Absent de Paris, op. cit., p. 11.
11 Ibid., p. 7.
12 Ibid., p. 9.
13 Christian Donadille a montré dans sa dièse que les personnages du roman étaient autant de doubles des personnages de la commedia dell’arte. (cf. Christian Donadille, Louis Guilloux, une écriture de l’ambiguïté, Université de Lille III, Atelier National de Reproduction des Thèses, 1994, chapitre « Parpagnacco ou l’exploration des ténèbres intérieures », p. 294-334.
14 Pour Christian Donadille, Morosina « pour assouvir ses haines contre sa mère (la voleuse), son père (le cabot) et Parpagnacco (l’autre et tous les autres), aura sacrifié son enfant (qu’emportera Montini à la fin.) », ibid., p. 324.
15 « Ensuite il faudra traduire Le Capitaine Hornblower de Forester. Je ne sais pourquoi j’accepte ces corvées… », Absent de Paris, op. cit., p. 60.
16 « Le diamant noir de nos rêves », préface de Michel Le Bris à la traduction, par Guilloux et René Robert, de Retour à bon port de C.S. Forester (« The Happy return »), prem. éd. 1937, nouv. éd. Editions Phébus, 1989, p. 13-14.
17 Louis Guilloux, Les Batailles perdues, Paris, Gallimard, 1960, p. 140, 235, 219. Morosina aussi rêve d’île (p. 61).
18 Le bateau de Hornblower s’appelle le Sutherland.
19 Anne Clancier, « Psychanalyse d’un personnage : Cripure », Louis Guilloux, Colloque de Cerisy, op. cit., p. 139-154.
Auteur
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