Construction narrative et dramatique dans Le Sang noir
p. 197-210
Texte intégral
1Tous les grands romans reposent, je crois, sur une somme de tensions qui leur donnent leur force propre. Ces tensions, que l’œuvre résoud plus ou moins, procurent en fait au texte son dynamisme particulier, en le menant vers une sorte de point d’équilibre impossible, à la fois mouvant et instable. Le roman cherche ainsi sa formule, ou la solution formelle à ces poussées antagonistes qui tirent l’écriture romanesque en avant. C’est à cette qualité dynamique qu’il me semble que le critique doit rester attentif quand il essaie de rendre compte de l’œuvre.
2Le Sang noir me paraît exemplairement un texte travaillé par tout un jeu de tensions qui en font la complexité et lui donnent, par l’effet de profondeur, sa richesse. Le roman de 1935, premier sommet dans l’écriture de Louis Guilloux, met en œuvre des formules de composition contrastées, voire opposées dont je voudrais ici envisager l’économie. J’adopterai donc le point de vue de la construction de ce roman à la fois foisonnant et linéaire, énorme et centré sur les dernières vingt-quatre heures de la vie de Cripure. Ce sera ainsi une façon de rendre hommage à la modernité des choix narratifs, à laquelle d’autres œuvres fortes des années 1930 apportent des réponses originales. Il s’agira de penser la dynamique du Sang noir selon une poétique de la composition qui, si elle n’est pas démonstrative ou exhibée, n’en reste pas moins audacieuse.
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3Concentration et dilatation : voilà le premier principe que je voudrais dégager. Il n’est pas indifférent qu’il puisse être relié au titre même de l’œuvre, à ce titre qui reste énigmatique, ou du moins opaque, à l’intérieur du texte puisque rien n’en thématise nulle part l’expression – même si, comme l’a noté Henri Godard, son explication est à trouver dans la reprise d’un article de Jean Giono1. Concentration et dilatation peuvent être les mouvements de ce sang rempli de bile noire qui se regroupe en un individu, en une journée, en une ville mais qui, pourtant en un mouvement inverse, se diffracte, imprègne tous les personnages, gagne le corps social tout entier et peut-être même le monde, la réalité. Battements d’un cœur vicié, entre diastoles et systoles qui donnent au roman ses pulsations.
4Ma thèse sera donc que l’écriture du Sang noir joue très subtilement de ces deux mouvements opposés. Guilloux exacerbe la dynamique de chacun d’entre eux, en maintenant cette double loi dans un équilibre précaire, menacé, mais qui porte constamment le roman.
5Je commencerai par étudier les mécanismes de concentration. Le premier choix qui saute aux yeux est celui de la concentration temporelle : l’intrigue tient en vint-quatre heures, depuis le matin qui nous révèle Cripure dérangé par Maïa jusqu’au cortège funéraire qui accompagne le philosophe au lever d’un nouveau jour2. Il s’agit là d’un choix classique, surtout dans la tradition littéraire française avec la règle, relayée par l’école, des trois unités. Mais il faut noter que ce canon vient d’être revisité par les Modernistes et que Guilloux peut s’inspirer de l’exemple de Joyce, qui fait tenir Ulysse et son déploiement prodigieux en une seule journée.
6Ce choix de concentration dramatique est manifestement lié à une esthétique tragique qui informe tout le roman. En ce sens, Le Sang noir est à lire comme la chronique annoncée de la mort de Cripure, son nécessaire sacrifice. Les effets d’ironie tragique abondent à la relecture et je me contenterai de signaler le premier que le texte laisse en jalon. On lit page 11, soit dès la troisième page du livre :
Il pensa avec soulagement que c’était le dernier jour. Demain finirait ce supplice.
7La pensée de Cripure s’applique au prochain départ de son fils naturel, Amédée, mais il est évident qu’elle prend un autre sens rétrospectif, comme si le personnage programmait, sans le savoir, sa disparition.
8On note ainsi, dans l’ensemble du roman, une accumulation des rebondissements, des déterminations causales qui semblent conduire, fatalement, Cripure à sa perte. C’est d’abord l’affaire des écrous desserrés par les cancres du lycée ; c’est ensuite la nouvelle de la mort de Toinette, apprise avec un retard peu vraisemblable (Cripure avait fourré la lettre dans sa poche sans la lire) – nouvelle qui rompt l’un des liens les plus forts que le philosophe entretenait encore avec la vie, ou plutôt avec le ressentiment. C’est enfin la scène d’émeute à la gare, où Cripure est conduit malgré lui mais qui l’entraîne par une sorte de mécanique imparable à gifler Nabucet, provoquant l’engrenage du duel. D’une certaine façon, on peut donc se demander si le roman présente une marche inéluctable de Cripure vers la mort mais je laisse l’interrogation ouverte, en suspens provisoire car je la retrouverai tout à l’heure, enrichie d’autres analyses, d’autres points de vue énergétiques.
9Il y a bien, dans Le Sang noir, ce que j’appellerai une écriture sur-dramatique. L’économie de concentration dramatique que j’ai notée (vingt-quatre heures, centrage sur Cripure) agit sur toutes les strates de l’intrigue. On retrouve à chaque étage du roman cette tension qui fait que, pour presque tous les personnages, le jour qui va être vécu est un jour capital, un moment de rupture. C’est le cas pour Lucien qui est à la veille de son départ définitif, qui prend congé de sa famille et que la dernière phrase du roman dit parti « depuis déjà plus d’une heure. » On sait que Guilloux avait projeté un deuxième roman, volet antithétique au Sang noir dont Lucien aurait été le héros, et qui aurait été le contre-point positif de l’épopée dérisoire de Cripure. Le voyage en URSS en interdira la réalisation. Simone Point se trouve dans la même situation de rupture : sa déclaration d’émancipation antibourgeoise se double d’une trahison, symbolisée par le vol de l’argent paternel. Parallèlement, Kaminsky est aussi sur le point de quitter la ville, de changer de terrain d’action. On peut ajouter que Francis est confronté, ce même jour, à l’aveu de ses convictions politiques, son poème anarchiste ayant été porté par Nabucet au proviseur. Babinot, de son côté, est encore dans l’ignorance de la mort de son fils, mort dont les autres personnages sont avertis. On peut donc imaginer le moment de bascule très prochain qui fera vaciller l’univers ultra-patriotique du professeur aveuglé par sa pose idéologique.
10Il y a, concentré en une journée, un moment de crise générale. Madame de Villaplane semble devoir brûler ses dernières cartouches sentimentales, avant la fuite de Kaminsky - qui lui apparaît comme son ultime chance de vivre enfin. Ou c’est encore Monsieur Marchandeau, le proviseur au nom révélateur (ne doit-il pas tout faire pour marchander la vie de son fils condamné ?) qui entreprend un vain voyage vers Paris, arrêté à la gare et comprenant que tous les émeutiers de l’armée seront fusillés. La vie bien ordonnée de la famille Marchandeau s’écroule. On voit que la construction du roman multiplie, volontairement, le motif de la fin d’un monde, porté à sa désagrégation. En ce sens, on doit ajouter à cette liste déjà longue Nabucet, puisque la fin du roman nous laisse dans l’attente d’un duel inattendu entre lui et le capitaine Plaire – et qu’on est en droit de penser qu’il aura plus de mal à sortir de ce duel-là que de celui qu’il avait manigancé contre Cripure.
11Il faut avouer qu’à résumer ainsi le roman, à prendre la liste de ses personnages saisis en un temps de crise vitale, cela fait beaucoup d’intrigues sur-dramatisées mises ensemble ! Il me semble que le roman de Guilloux tire justement son énergie particulière de cette surchauffe dramatique, de toutes ces situations extrêmes. Tous les personnages s’exposent au plus vif de leurs questionnements existentiels, au plus brûlant de leurs contradictions. Si Le Sang noir se lit si vite, se dévore (et je suis sensible, à chaque relecture, à cet effet de vitesse très spécifique à ce grand roman fiévreux), c’est sans doute parce que chaque chapitre nous met en présence d’une tension essentielle, d’un drame que nous voulons connaître. L’habileté de Guilloux est d’avoir inscrit l’ensemble de ces drames individuels dans un moment de crise de l’Histoire : la surchauffe dramatique est provoquée, révélée par ce moment de tension politique qui voit la très brutale répression des émeutes pacifistes en 1917. Moment où les contradictions idéologiques de la République bourgeoise sont portées au maximum de leur violence. Moment ainsi indissociable du sens politique que Louis Guilloux a voulu donner à son roman.
12Il y a, néanmoins, des passages où la surcharge dramatique passe moins bien, où elle se fait plus voyante, notamment lorsque les intrigues séparées sont appelées à se retrouver. Je pense ici à la longue scène, placée au centre du roman, qui se déroule dans la pension de Madame de Villaplane. Kaminsky multiplie ses provocations habituelles devant le cercle de ses fidèles, jouant avec Simone au « roman russe » (je vais revenir sur cette intéressante expression), lorsque Cripure, suivi du fidèle Moka, débarque à la recherche de Lucien. Cette arrivée est redoublée par un autre coup de théâtre : l’irruption de Madame de Villaplane clamant que c’est elle Mercédès, la maîtresse de Turnier. On notera au passage que la pension a été l’habitation de Turnier ; on vérifie donc, sur un très petit exemple, cette loi de surcharge, de concentration spatiale des passions temporellement distinctes.
13Le traitement esthétique de ces moments est celui de véritables scènes - au sens que donne Genette à ce terme mais aussi à son sens théâtral. La cérémonie de décoration de Madame Faurel en offre un autre exemple, mais le personnage de Madame de Villaplane favorise encore mieux ces explosions mélodramatiques, ces effets de coups de théâtre dont le roman n’est pas avare.
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14Cette théâtralisation, ces effets de scènes paroxystiques ne peuvent manquer de rappeler l’atmosphère de certains romans russes, particulièrement ceux de Dostoïevski. Cette filiation ou cette intertextualité sont nettement assumées par le roman de Guilloux. Je trouve intéressant que ce soit justement Kaminsky, c’est-à-dire un personnage à l’intérieur de la fiction, qui explicite la règle de fonctionnement d’un des jeux qu’ils pratiquent avec Simone. Le narrateur note :
Ils appelaient cela jouer au roman russe (p. 417).
15La référence est à la charge du personnage, et la confession de Kaminsky un pastiche évident des confessions dostoïevskiennes. Je n’insisterai pas trop sur cet aspect, qui a été souvent remarqué. Certains traits du roman (personnages, modes d’écriture, insistances diématiques) lui appartiennent et contribuent à donner au roman de Guilloux son ton mêlé. Moka est, indéniablement, le plus russe des personnages mais la figure du Cloporte (issue de la pensée de Cripure, lui-même peut-être influencé par ses vastes lectures) semble un schème dostoïevskien, à installer à côté de « l’homme du souterrain ».
16Cette veine russe est sensible aussi dans le mélange entre réalisme et délire des personnages, dans les passages entre satire et bouffonnerie. Elle se remarque encore dans l’insistance du retour de la question sur Dieu (question posée et portée par Moka), sur le sens de l’existence. Comme un fil rouge dans le roman, court une interrogation centrale sur le sens de la vie, sur la nécessité ou non de « croire en l’homme », pour parler comme Faurel (p. 535). Je reviendrai sur ce motif capital, qui hisse Le Sang noir au rang des grands livres existentiels ou philosophiques. Ce souci d’une justification de soi, d’une explication à donner à sa vie, participe de cette tension permanente à laquelle le romancier soumet ses personnages. Il les chauffe à blanc pour les porter à leur paroxysme, à révéler ce qu’ils sont.
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17Cette économie de concentration, de dramatisation extrême est, je l’ai dit, indissociable d’un principe dynamique opposé que je vais maintenant envisager. J’appellerai ce principe antagoniste et complémentaire « principe de dilatation ». Guilloux le doit peut-être d’ailleurs aux romanciers russes qu’il admirait car Dostoïevski fait preuve du même art pour dire à la fois la crise et la rechute, pour alterner les grandes scènes de conflit et une durée plus longue, soumise à d’autres lois psychologiques.
18Le premier exemple d’un tel mécanisme est évidemment à trouver dans le traitement du temps. J’ai noté plus haut la concentration en vingt-quatre heures, mais la construction du roman par courts chapitres non numérotés efface le plus souvent la conscience exacte du temps écoulé. Le livre offre de nombreux exemples d’un élargissement du cadre temporel, qui confine parfois à une perte de tout repère. Les fréquentes rêveries de Cripure échappent au contrôle des horloges et le moment où sa montre s’arrête est emblématique de cet affranchissement. Certaines cérémonies, certaines scènes redonnent la mesure d’un temps qui semble, le plus souvent, dilaté pour obéir à une saisie subjective de son écoulement.
19De façon plus significative encore, le fonctionnement des grandes scènes dramatiques est contrebalancé par une autre loi économique : les grands moments de bravoure du récit sont, en effet, soumis à un processus de dégonflement. L’exemple le plus frappant est bien entendu le duel. C’est cette épreuve anachronique qui structure dramatiquement la moitié du roman mais certains personnages, ainsi que le lecteur, sont persuadés qu’il ne peut ni ne doit avoir lieu. Le ressort dramatique est ainsi délesté d’une partie de sa charge, même si l’hésitation sur la réalité du combat reste subtilement maintenue. L’action vers laquelle le récit se dirige est ainsi un faux semblant. Selon une logique quasi flaubertienne, l’acte à accomplir avorte. Soit il a déjà eu lieu et la volonté du personnage est acquise (c’est le cas de Lucien), soit les efforts sont vains et pitoyables, interdisant tout succès réel (Marchandeau ou Cripure).
20Ces retombées dramatiques dessinent une sorte de loi comique dans le roman. Là où l’on peut attendre un drame, c’est une farce qui est au rendez-vous. Ce procédé fondamentalement comique est à lier, pour Le Sang noir, à la conscience que la plupart des personnages ont de jouer, de faire partie d’une « comédie », selon le mot de Moka (p. 588), lorsqu’il comprend que Cripure se donne en représentation. Le mot de « comédie » est repris, quelques pages plus loin, par Maïa (p. 598). Dès le début du livre, l’idée d’une « imposture » essentielle, d’une mise en scène faussée s’impose pour juger des actions et des paroles du philosophe. Etienne le note dès la première entrevue dans le roman. Même au moment où le personnage semble le plus tragiquement présent, où les actes à accomplir engagent son destin, s’insinue le soupçon d’un jeu plus léger, d’une fraude, pour le moins d’un espace de représentation qui a besoin des spectateurs.
21Dès lors, la possibilité pour un personnage d’atteindre son paroxysme existentiel, de faire totalement un avec lui-même semble se perdre. C’est d’ailleurs sans doute cette incertitude, cette relance permanente de la quête qui font que le roman multiplie les grandes scènes, comme si aucune ne pouvait suffire. Kaminsky semble constamment jouer, il se désole, lors de la soirée chez Madame de Villaplane, de ne pouvoir vivre pleinement sa vie. Il déclare à Simone,
en la regardant dans les yeux : « Je ne m’engage jamais tout à fait dans rien ». (p. 427)
22La quasi didascalie qui accompagne cet aveu en rend la sincérité indéchiffrable, Kaminsky se remettant à jouer.
23Je crois que c’est un trait essentiel dans Le Sang noir : ce soupçon du simulacre, de la comédie jouée à soi-même comme aux autres, donne au roman une psychologie très complexe, ou pour le dire plus exactement fait que Le Sang noir, tout en restant un grand roman psychologique d’analyse (notamment de Cripure), oblige à dépasser la psychologie, à ne jamais en faire le dernier mot de ses personnages. Aucun personnage du roman n’est réductible à une simple psychologie ; il ne s’y épuise pas.
24Cette complexité des personnages est bien sûr liée à un art remarquable des enchaînements. L’économie narrative du Sang noir repose sur le constant passage des points de vue, assuré par la régie générale d’un narrateur anonyme qui fait varier les focalisations et les énonciations. C’est bien parce qu’il n’y a pas une vérité unique, une vérité psychologique des personnages qu’au défaut de cette vérité manquante, se mettent à proliférer les discours croisés. Merlin/Cripure est ainsi l’objet des analyses des autres, des questions qu’ils lui posent et se posent, mais il n’est pas plus déchiffrable à l’intérieur du discours qu’il se tient sur lui-même. La mobilité des jugements de Cripure, ses revirements en font un être opaque à ses propres yeux. Guilloux a sans doute emprunté à la psychanalyse l’idée que l’auto- analyse est une mystification, que la conscience de soi est régie par des forces plus obscures.
25Il n’y aura donc pas de surplomb narratif pour nous dire la vérité des acteurs du drame, mais à la place, la polyphonie des discours croisés, l’entremêlement des voix. Cette variété des paroles, cette variation dans les énonciations est un trait remarquable du Sang noir. C’est ce qui frappe dès l’ouverture du livre avec les commentaires en discours direct qui doublent les actions de Maïa, commentaires encore inattribuables pour le lecteur, mais qui imposent une voix, une conscience jamais en repos : celle de Cripure. Le narrateur fait passer le relais entre ces voix, les distribue entre discours direct ou monologue intérieur. Il peut aussi choisir de ne pas donner la parole à l’un des protagonistes et se taire, à des moments cruciaux du récit, sur les pensées de ses personnages. Si tout le roman bruit des ruminations géniales de Cripure, il est remarquable qu’à la fin du Sang noir, la narration fasse le choix d’une focalisation entièrement restreinte à Maïa. Nous ne savons rien de la dernière promenade du philosophe ; nous ne savons rien de ce qu’il pense alors qu’il prend le pistolet. L’opacité de son geste suicidaire demeure entière puisqu’il ne nous est donné à voir que par les yeux de sa fruste compagne. Cette restriction, inhabituelle à l’échelle du roman, est une grande réussite technique : elle s’impose au romancier pour ne pas trop en dire, au moment où l’acte tant attendu, tant retardé, apparemment annulé, se produit avec une vitesse et une violence tout d’un coup sidérantes.
26Le travail de tressage des voix est assuré par le fait que chaque chapitre se centre sur un personnage réflecteur. Mais contre cette dispersion potentielle, le texte romanesque construit des effets de parallélisme qui donnent une réelle profondeur au récit, qui amènent le lecteur à relier entre eux des chapitres proches ou distants. Je n’entrerai pas ici dans le détail de ce travail, dont je soulignerai surtout le régime dynamique : le sens et l’effet de ces rappels, de ces échos internes est de produire toute une gamme d’harmonies, de ressemblances (entre Lucien et Francis par exemple, mais entre Lucien et Simone aussi) en même temps que d’oppositions, de différences. Ainsi le motif de la gifle - au cœur du roman puisque c’est le geste libérateur de Cripure envers Nabucet - se dédouble-t-il, entre-t-il en relation avec d’autres motifs voisins (comme le mouvement de canne défensif ou agressif). Le Capitaine Plaire commence par « torcher le nez » de Nabucet, avant de s’avancer vers lui « la main haute (p. 555) ». Le geste a pour origine le souvenir de l’humiliation passée, infligée par Nabucet à son ami d’enfance.
27Un autre exemple est aussi la scène des pleurs : Cripure comme Marchandeau éclatent en sanglots, se mettent à geindre. Ils offrent le spectacle pitoyable d’un effondrement. Au plus bas de leur déréliction, ils appellent la tendresse de leurs proches. La proximité ainsi créée entre les deux hommes laisse entendre leur détresse commune, leur solitude pourtant partagée à distance. Une attitude fondamentale court donc d’un personnage à l’autre, produisant des courants de sympathie. Maïa elle-même (mais elle dit « braire » dans son langage) vient s’ajouter au paradigme : la « goton » s’enrichit d’une dimension supplémentaire, se confondant pour un moment avec la figure de la Piéta. Le choix narratif fondamental du Sang noir s’inscrit dans cette représentation très forte des rapports intersubjectifs : solitude et opacité (c’est le primat des monologues intérieurs) mais partage à distance, compassion pour autrui (c’est la narration générale et unificatrice en troisième personne).
28Le roman dessine ainsi une toile des ressemblances ou des dissemblances, un réseau d’affinités entre ses personnages. Si l’effondrement, les sanglots rapprochent Cripure et Marchandeau, on notera que, vers la fin du même passage, c’est une expression choisie pour parler de Claire Marchandeau qui fait écho aux mêmes mots employés, plus haut, à propos de Cripure :
Elle avait envie de crier, de courir quelque part pour échapper au vertige du sang qui battait violemment dans sa tête (p. 516).
29Ce travail des enchaînements va de pair avec ce que je nommerai une « dynamique des revirements ». La ligne dramatique du récit n’est jamais donnée avec certitude ; tout peut se retourner. Le Capitaine Plaire en donne un exemple retentissant : il est d’abord le plus acharné à vouloir le duel, le plus strict dans un code de l’honneur désuet mais quand il voit la photographie de Merlin, et surtout quand il se souvient de la félonie de Nabucet, il passe dans l’autre camp, prend la place de Merlin dans le futur duel. Ce revirement a certes une dimension psychologique – le souvenir de l’humiliation enfantine donne une sorte d’explication ou de motivation au retournement de Plaire – mais il s’inscrit dans un mécanisme plus vaste, plus structural en quelque sorte qui régit l’œuvre entière.
30Cette dynamique des revirements, des palinodies, concerne au premier chef le personnage central, Cripure. Sa capacité à se retourner sur lui-même, à se juger ironiquement, à être imprévisible et prévisisible tout à la fois en fait une figure très complexe. C’est un personnage génial par cette faculté à l’auto-dérision, à l’autocritique permanente - faculté qui le hisse très au-dessus de ses collègues, Nabucet ou Babinot qui, eux, adhèrent à leur image. Cripure reste un grand personnage tragique, qui garde sans arrêt conscience du jeu qu’il joue, qu’il joue aux autres, qu’il joue d’abord à lui-même. Il y a ainsi une double loi qui irrigue le roman, le constitue en tension : une loi de comédie (dégonflement, revirement, farce) qui va avec une loi tragique que j’ai déjà soulignée. Dans cette perspective, on comprend que Le Sang noir prend volontairement place dans une esthétique grotesque, du mélange et du heurt des genres. Je me contente de le noter car la démonstration est évidente : le physique même de Cripure suffit à identifier la catégorie esthétique pertinente pour l’œuvre.
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31Il en résulte une instabilité fondamentale et cette conséquence capitale que je voudrais maintenant examiner : le sens du roman, de certains de ses épisodes, est équivoque. Cela touche d’abord la conclusion du roman. J’ai noté tout à l’heure la réduction de focalisation sur Maïa au moment du suicide de Cripure. Le sens de cet acte demeure ouvert et le lecteur ne peut s’aider du discours intérieur de son acteur principal. Faut-il lire ce geste comme une décision héroïque, par laquelle Cripure transforme une fatalité sociale – le duel annoncé – en revendication individuelle ? Ou n’est-ce là que le geste dérisoire et vain, programmé par le récit dès son début, pour un sacrifice qui ferait du philosophe un bouc émissaire. Cette question se redouble quant à la signification à donner au cortège final. Le sacrifice de Cripure refonde-t-il la communauté enfin réconciliée ou doit-on y voir une parodie farcesque pour une unanimité de façade ? L’absence de Lucien, déjà parti, incline à garder en mémoire une fondamentale disharmonie du corps social, à lire dans ces funérailles spontanées le signe de désagrégation d’un corps social inguérissable.
32Cette dernière scène est intéressante aussi parce qu’elle maintient le climat grotesque d’une ultime représentation, aux arrière-pensées bien divergentes (il suffit de voir les spéculations intéressées de Basquin). J’y reviens encore car c’est un trait qui me paraît essentiel, fondateur de la construction du roman : cette conscience du jeu – conscience des personnages mais aussi du narrateur et donc du lecteur – signale partout le simulacre, l’apparence bourgeoise, le règne des petites et des grandes hypocrisies de la vie provinciale. Cette comédie sociale donne au Sang noir son ton de satire, lui propose ses grands moments de dénonciation, notamment lors de la décoration de Madame Faurel. Tous les personnages se meuvent dans un espace de représentation que le roman donne à voir et par là à critiquer. Même Nabucet ou Babinot nous sont montrés dans les rêveries stéréotypées et socialement codées qui dirigent leur vie. On ne peut dire qu’ils ont conscience critique de leur jeu (comme Cripure ou Kaminsky) mais la différence ne passe pas entre deux types de personnages dont les premiers seraient dotés de lucidité alors que les seconds seraient aveugles sur leur mode de fonctionnement. Je crois que la vraie différence – qui produit une différence de valeur dans le roman – passe entre des personnages de la dissonnance intime (Cripure exemplairement) et des personnages, plus schématiques, plus aisés à caricaturer justement parce qu’ils collent à leur propre image. Des personnages de l’adhérence petite-bourgeoise contre des êtres du soupçon.
33Comédie satirique et tragédie se trament ensemble dans une œuvre qui frappe son lecteur par son aptitude à changer de tons, qui entraîne par sa souplesse de métamorphoses. Si l’on remarque souvent que la maîtresse de Cripure, Maïa, porte le nom de la déesse de l’illusion, si l’on commente souvent le surnom de Cnpure, il n’est pas moins significatif de se souvenir ici que le « vrai nom » (dans la fiction) du personnage est, en effet, Merlin – ce que j’interpréterai donc comme un signe fait à ce pouvoir de transformations, de métamorphoses plastiques. Personnage mobile, dédoublé et versatile, Merlin/Cripure reste, d’un bout à l’autre du roman, ouvert. Je retrouve donc ici la question que j’avais laissée en suspens sur le déterminisme causal dans Le Sang noir. Ce déterminisme existe mais il ne peut suffire à expliquer le suicide du philosophe. Cripure n’est pas Emma Bovary, et l’écriture de Guilloux, si manifestement en écho avec celle de Flaubert par bien des aspects (surtout dans le traitement de la vie provinciale), s’en écarte là de façon décisive.
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34La tension dynamique, entre concentration et dilatation, qui porte le roman est elle-même sous-tendue par un autre battement essentiel : la capacité qu’a la narration à alterner empathie et distance, proximité et ironie critique envers ses personnages, envers les voix des personnages dont elle se fait la caisse de résonance. La troisième personne rectrice du système narratif permet ces déplacements, puisque le récit peut laisser place aux discours des acteurs, à leurs pensées rapportées soit en discours indirect, soit à travers de véritables monologues intérieurs. Cet entrelacement des voix tissées ensemble est la vraie réussite du Sang noir : c’est ce travail qui donne, par la polyphonie, sa profondeur à l’univers fictionnel, les personnages se mettant à exister dans l’épaisseur des jugements qui se croisent à leur propos. Ce jeu de points de vue croisés est capital pour la construction de Cripure, personnage absolument central dans le roman. Même quand Merlin n’est pas au devant de la scène, on parle de lui, on l’évoque : il est omniprésent même dans ses absences.
35Guilloux a ainsi poussé très loin l’art des monologues croisés, la circulation des énonciations multiples. Il faut souligner la modernité de ce choix en 1935, modernité caractéristique à mon avis d’une modernité plus générale au roman français des années trente. Comme chez Malraux – on sait que La Condition humaine a fortement frappé Guilloux –, qui est lui plutôt du côté de l’éclatement narratif, comme chez le Mauriac de Thérèse Desqueyroux ou comme dans certains romans de Simenon, le choix d’une narration à la troisième personne qui laisse une très large part à la voix monologuante du protagoniste principal a pour but de rendre sensible l’opacité du personnage, son caractère incernable.
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36L’accès à la conscience de Cripure ne réduit pas sa part d’ombre. Ses spectateurs les plus avertis (Etienne, puis d’autres) ont beau apercevoir ses nombreuses impostures, ont beau révéler son espace théâtral de fraude intime, le philosophe les précède ou continue de dérouter leurs analyses. Le narrateur est ainsi dans une situation duelle : il est à la fois en très forte sympathie avec le personnage, sympathie qui va jusqu’à l’effacement de la voix auctoriale qui laisse totalement place au monologue de Cripure. Mais cet effacement n’annule jamais un jugement très critique, qui ne rate pas un des travers mesquins de l’intellectuel de province, soucieux par exemple de ses économies… Il est évident que cette relation duelle est à lier à l’ambivalence de Guilloux envers Georges Palante, dont il est inutile de rappeler à quel point il a servi de base pour Merlin/Cripure. Le double nom marque peut-être cette ambiguïté. Je crois que c’est cette ambivalence qui nourrit, pour une très grande part, les tensions de l’écriture du Sang noir, que c’est dans ce rapport de fascination et de déprise que Guilloux trouve, avec toutes ses contradictions plus ou moins bien surmontées, la force qui le pousse en avant dans ce roman de six cents pages.
37L’ambivalence narrative concerne tous les personnages – à l’exception sans doute de Lucien mais son retrait dans le roman ne permet pas de dire qu’il incarne univoquement la bonne solution de vie. Les personnages du Sang noir restent, à mes yeux, des grands personnages de la dissonance. Cette fêlure qui les constitue, qui donne accès à leur espace de représentation intime produit esthétiquement comme éthiquement des effets de comique grotesque aussi bien que de magnifiques effets de pathétique. Le lecteur du Sang noir éprouve les deux effets ensemble : il ressent à la fois de la pitié et une sorte d’ironie violente. Je m’en tiendrai à deux figures : celle de Madame de Villaplane, vieille fille hystérique mais qui atteint une sorte de sublime lorsqu’elle démontre à Kaminsky qu’il a peur de la passion. L’autre passage auquel je pense est le très beau moment où Maïa, dévorée d’inquiétude pour Cripure et terrorisée à l’idée qu’il va se battre et mourir se met à pleurer. L’ironie de Cripure tombe alors à plat ; le soupçon qu’elle pourrait pleurer par peur de perdre l’argent de son compagnon est une cruelle injustice, un contre-sens. Maïa pleure bien par amour. Mais la scène ne peut manquer à sa dimension grotesque qui voit la « goton » transformée en héroïne de roman rose…
38Les relations restent instables. Le sens est encore à définir. Il ne s’éclaire pas plus du fait d’une autre tension que le roman laisse vive : je veux parler de celle qui oppose l’individu à la collectivité. Si la solution individualiste semble condamnée avec la mort de Cripure, le roman de Guilloux n’indique pas clairement les voies d’un dépassement par l’action politique. Les efforts solitaires de Marchandeau pour sauver son fils restent vains ; la rencontre de Francis et de Lucien, si elle indique une solidarité entre les jeunes gens, ne débouche sur aucune action commune.
39En élargissant les conclusions des analyses que j’ai menées jusqu’ici, il me semble que l’on peut dire que la force du Sang noir est de ne jamais se réduire à un roman à thèse. Il y a bien une féroce dénonciation sociale, dont la virulence est d’une actualité surprenante encore aujourd’hui. Cette dénonciation, je l’ai noté plus haut, va jusqu’à la caricature quand elle s’exerce contre Monsieur Point, contre Nabucet, quand elle prend pour cible l’école. Guilloux condamne sans ambiguïté le monde frelaté et ranci des adultes et des professeurs, mais il ne perd pas toute capacité à s’attendrir, à éprouver une sympathie ou une compassion qui s’exprime, par exemple, par la voix de Cripure, au spectacle inattendu de la nuque de Babinot pendant la cérémonie de décoration. L’apitoiement de Cripure devant son collègue, dont il vient d’apprendre que son fils est mort, ce que son père ignore encore, fait comme une brèche dans sa carapace, indique dans cette chair le lieu d’un affaissement ou d’une faiblesse qui le rend momentanément touchant.
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40Si Le Sang noir ne peut être un roman à thèse, c’est parce qu’il reste ouvert, maintient en suspens la question du sens à donner à la vie. Je reviens à la discussion entre Faurel et Lucien à propos de Cripure :
Faurel se posait des questions sur la valeur de cette vie, sur l’héroïsme d’en contempler l’absurdité.
– Et pourtant, dit-il, le sens de cette vie...
– La question n’est pas de savoir quel est le sens de cette vie, trancha Lucien. La seule question, c’est de savoir : que pouvons-nous faire de cette vie ?
– Vous croyez à l’homme ?
Phrase de Cripure. Lucien crut l’entendre. Sans le vouloir, Faurel avait imité le ton de voix du « vieux maître » comme il s’amusait à le faire quand il était son élève (p. 535).
41Ce passage est révélateur de la technique de Guilloux : le débat existentiel reste pris dans des énonciations individualisées. Lucien parle avec tranchant, comme s’il ne devait jamais chercher à convaincre autrui. Faurel, lui, fait écho aux paroles de Cripure, et dans le moment du plus grand sérieux, donne ainsi un tour ironique à sa question. Le narrateur ne tranche pas : si « croire en l’homme » est sans doute une « croyance godiche » (p. 536), l’affirmation marxiste de Lucien (qui évoque le célèbre slogan : le monde n’est plus à expliquer, il est à transformer) ne reçoit aucune réponse. Ni dans le début de ce passage, ni sur l’ensemble du roman. L’œuvre de Guilloux s’avèrera impuissante à lui donner un contenu naïvement positif, et cette impuissance est aussi la marque de sa probité.
42« Que pouvons-nous faire de cette vie ? » La réponse socialiste ou révolutionnaire reste donc hors-champ. Si Guilloux affronte les mêmes problèmes essentiels que Malraux dans La Condition humaine, il n’affirme aucune solidarité fraternelle qui permettrait de transcender les solitudes individuelles. Cripure disparaît et Lucien part. Le jour nouveau qui se lève en fin de roman continue d’éclairer le monde condamné de 1917.
43L’énergie de l’écriture du Sang noir vient, selon moi, de cette irrésolution, de ce que les questions motrices demeurent sans réponse, ou du moins ouvertes. Roman de la dénonciation et d’un humanisme problématique, le texte ne peut trancher le débat moral qui sera bien celui de tout notre vingtième siècle. Cripure résiste jusqu’au bout à la catégorisation, son geste ultime aussi.
44Ce que le livre réserve à ses personnages d’avenir incertain, et jusqu’aux « leçons » que nous pourrions tirer du Sang noir, ce n’est pas à un professeur de le dire. Chacun des acteurs du roman a tenté de réfléchir sa vie, pensée malheureuse ou mystificatrice mais qui vaut comme un effort de lucidité – car chez Guilloux les personnages pensent –, et ce roman est aussi un grand texte parce qu’il nous confronte, comme chez Dostoïevski, à de véritables pensées incarnées. C’est à l’histoire collective et individuelle, pensée par chacun, de donner à chaque fois de nouvelles réponses.
Notes de bas de page
1 Voir Louis Guilloux, romancier de la condition humaine, Paris, Gallimard, 1999, p. 45-46. D’une façon générale, on se reportera à toute la première partie de ce livre qui analyse Le Sang noir.
2 La première phrase du dernier chapitre indique : « Il n’était pas tout à fait huit heures » (p. 623, édition Folio que je prendrai comme référence de pagination) et la suite du paragraphe médite sur le consentement des hommes à cette renaissance du jour. La valeur symbolique de ce choix ne fait donc aucun doute.
Auteur
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