Louis Guilloux et le « mal celtique »
p. 133-141
Texte intégral
L’esprit du lieu
1« Lorsque je lis Chateaubriand s’extasiant sur les forêts américaines encore vierges, je vois flotter les brumes de la Rance au-dessus des rives du Meschacebé », écrit Jean Grenier qui, de cet exemple tire cette loi : « il est un climat pour chaque homme1 ». Dans sa thèse sur Jules Lequier, preuves à l’appui, il attribue la formation de la personnalité et des idées du philosophe à ses origines bretonnes, et familiales et locales : « ce n’est pas en vain que Lequier est né en Bretagne, de parents bretons », « c’est ici qu’il faudrait […] signaler l’influence du pays sur sa sensibilité ». Et l’auteur de poursuivre : Lequier incarne la Bretagne et les Bretons qui, après s’être illustrés sur mer - Fernand Braudel ne dira pas autre chose - se lancent au xixe siècle « dans les aventures de l’esprit » : Chateaubriand, Lamennais, Renan. « Il fallait l’éclosion du romantisme pour que la Bretagne pût s’exprimer. […] Le génie celtique est essentiellement romantique ».
2Mais qu’est-ce que le romantisme ? Il est « anarchie du sentiment, passion de l’indépendance, goût des aventures, […] mysticisme diffus et répugnant à se définir2 ». Louis Guilloux fait de Chateaubriand le modèle de l’homme breton et lui adjoint Villiers de l’Isle-Adam et Tristan Corbière, tous des « asociaux » personnifiant le « mal celtique » défini par Grenier à partir de Jules Lequier et que, pour sa part, Guilloux caractérise par le « refus de se plier au monde » et le « pari pour un ailleurs3 ».
Parole d’écrivain
3« La Bretagne favorise un anarchisme latent chez les gens incultes, conscient chez ceux qui pensent », elle suscite « le goût d’une indépendance absolue » dont le premier modèle est, pour Grenier, Pélage2. Certes ce dernier n’était pas Breton, il était Celte, ce qui revient au même. Georges Palante, d’origine belge, né à Blangy-les-Arras, était-il celte ? Qu’importe. Le hasard – mais « quel nom donnerait-on au hasard après le hasard ? », s’interroge Louis Guilloux dans Le Sang noir – le fit nommer professeur de philosophie à Saint-Brieuc. Ayant trouvé un pays à son exacte mesure, il décida de s’y fixer, dit Guilloux qui précise que Palante aimait la Bretagne de la même façon que lui4. « Votre propre pays vous construit, on apprend à le reconnaître dans un échange de l’âme et l’on découvre qu’il vous va bien comme un autre manteau fait pour vous, vous pour lui5 ».
4Si Palante fut son premier maître, reconnaît Guilloux, il précise sans ambages que Cripure, si inspiré par le professeur qu’il puisse paraître, est intrinsèquement et Palante et Guilloux. Palante, Breton par affinité élective, est « un anarchiste, un vrai6 ». Il faut « le considérer comme le dernier tenant d’une pensée individuelle […] en romantique qu’il était7 ».
« La présence éternelle d’une forme de l’inquiétude »8
5Telle est pour Louis Guilloux une constante bretonne manifestée au tréfonds des vieilles légendes et dans la rémanence des comportements. Cette « forme de l’inquiétude », inhérente à la condition humaine, renvoie bien sûr à l’ennui et au divertissement pascalien9, mais possède néanmoins à ses yeux une spécificité, une expression proprement bretonnes dont il nous faut discerner la présence.
Expérience première : le vide, attrait et répulsion
6Août 1925, Paris, les quais, la foule, la vie et « brusquement […] le plus profond silence » joint à « un sentiment d’immobilité », au « vide absolu » : cette expérience personnelle décrite dans ses Carnets, Louis Guilloux la fera revivre à Maître Cantoni dans Les Batailles perdues.
7Revenant brusquement à soi-même, Cripure murmure « ici, personne », « irrité par le son de sa propre voix » trop réel, étonné d’un vide où il ne se rencontre même pas. Un vide sans cloporte-émissaire, sans conviction vaine, sans doute illusoire10…
8A « six ou sept ans », Jean Grenier fit l’expérience physique et métaphysique du vide, expérience indicible presque qui, n’ayant rien à voir avec un quelconque « vague des passions » renvoie à une indétermination des sensations, à une béance de la signification. Confirmée par la fréquentation de la mer, cette appréhension du monde, décrite dans Les Iles, délivre du « caractère illusoire des choses », de leur « peu de réalité » et enseigne « à vivre plutôt en marge ». Vertige angoissant et fascinant auquel il est exaltant de se livrer « avec complaisance », c’est-à-dire dans une relation commune d’affection, voire de plaisir incompréhensiblement partagé. On reconnaît là le célèbre tourment de René, que Jean Grenier refera vivre à Jacques, dans un roman également éponyme comme celui de Chateaubriand. Qu’on ne vienne pas leur faire grief d’inconstance, de négligence, d’évasion comme s’en défend amèrement René. Ils leur opposent la seule certitude qui vaille : le vide que laisse au cœur l’incessante quête d’un « bien inconnu » et l’impatience de toute finitude.
9Né de parents bretons, lui aussi, Paul Nizan se demandait à vingt ans – âge dont il refusait qu’il fût le plus beau de la vie – comment « éviter un mal du siècle auquel nous refusons l’existence », et comment résister « au vigoureux plaisir de se désespérer11 ». Il défroqua de l’inquiétude métaphysique et de la révolte individuelle en embrassant la cause communiste comme on entre en religion, avec toute l’ardeur naïve du néophyte12. Rejetant les philosophes non marxistes, dépourvus d’utilité pratique et capables seulement d’abstention coupable, Nizan se fait le hérault et l’ouvrier de la Révolution qui donnera naissance à un nouvel homme. Dans Le Sang noir, Lucien Bourcier, accusant Cripure de lâcheté et de trahison, décidé à faire du passé table rase, rejoint la Révolution bolchévique à ses prémisses, tel un frère aîné de Nizan dont la dénonciation du mariage bourgeois et la célébration de l’amour libéré des entraves capitalistes ne sont pas sans évoquer de surcroît Kaminsky et Simone Point13. Faut-il lire Le Sang noir (1935) en contre-point d’Antoine Bloyé (1933) ?
10Dans Le Jeu de Patience, on retrouve Lucien Bourcier, revenu de Russie et de révolution, dégoûté de la politique, ne s’occupant plus que de cinéma. Croira-t-on cette nouvelle activité plus apte à le déliver d’une inquiétude qui n’a de source qu’en soi-même, comme le sait trop bien Cripure ? Cloporte qui aura enfermé son être dans l’enclos du confort social, Antoine Bloyé redécouvre brusquement à la fin de sa vie cette « présence éternelle d’une forme de l’inquiétude » qu’il aura cherché vainement à étouffer. « Tous les soucis [comprend-il trop tard] tous les divertissements, tous les visages, tous les remèdes, tous les plaisirs défendent mal les hommes contre l’angoisse de n’être pas. Il faut beaucoup de force et de créations pour échapper au néant ». Force qui aura manqué à Antoine qui n’a rien créé. Il lui reste à se lamenter : « s’il pouvait recommencer sa vie et la remplir !14 »
Mal celtique, mal historique
11« Le ciel breton est l’un des plus admirables que l’on puisse contempler, justement par la couleur et le mouvement de ses nuages, leur variété, leur sourire. Par ce goût d’espace et de liberté qu’ils transportent avec eux depuis le grand large où ils sont nés. » « Quel ciel bas les hommes se sont fait ! C’est honteux. On passe sa vie entre la haine et la peur »15 Entre les deux propos de Louis Guilloux, cela seul : la trahison de l’esprit du lieu ! Alors, il est urgent de « dénoncer la mystification qui fait de si nombreuses victimes, harcelées, surmenées par la nouvelle idole : l’Histoire, aveugle comme toutes les idoles ». Sans compter qu’il serait bon de se rappeler que « le marxisme n’expliquait pas tout !16 »
12Quand on porte en soi « le goût d’une indépendance absolue2 », peut-on s’accommoder des orthodoxies politiques et sociales, des idées érigées en impératifs catégoriques comme en slogans moutonniers, idées dont l’invasion ne pouvait qu’être « pire que celle des barbares » selon Chateaubriand souvent cité par Louis Guilloux17. Le romantisme de Chateaubriand, romancier et écrivain politique repose sur le sentiment du non-sens qui enveloppe l’Histoire pour peu qu’on ne réduise pas l’homme à être un « animal politique » socialisable, à une morale calibrée de la citoyenneté, car là ne peut résider « la part essentielle de la vérité » reconnaît de son côté Jean Grenier, totalement suivi par Guilloux. Chateaubriand a parfaitement compris que la Révolution française n’a pas seulement aboli le temps monarchique et patriarcal mais qu’elle a inauguré l’ère de l’idéologie. Ce fut la « chute » historique, peut-on dire en se référant au titre d’un roman de Camus. Et Chateaubriand de fustiger le carriérisme politique, l’immobilisme des gens en place, de dénoncer à l’avance une société où les hommes « libres par la loi, esclaves par l’administration » s’assoupissent dans la torpeur des rêves égalitaires entretenus aussi bien par le totalitarisme mou de la pensée unique que par la dictature sanglante des prétendus maîtres de l’Histoire.
13En quoi Georges Palante, Jean Grenier, Louis Guilloux ou Armand Robin, Xavier Grall, Michel Le Bris – pour ne citer qu’eux – se distinguent-ils de leur illustre devancier ? Quand il affirme ne croire en rien excepté en religion, il est bien proche de l’athéisme social de Palante. Quand il célèbre les hérésies qui, seules, nous sauvent de la barbarie et témoignent d’« une de nos plus nobles facultés, celle de nous enquérir sans contrôle et d’agir sans entraves », il ne fait que précéder Jean Grenier dénonçant dans un essai célèbre « l’esprit d’orthodoxie18 ». Le mal celtique est le propre des « coeurs libres19 », de ceux qui, conscients du vide, s’attachent à « ne pas le combler tout de suite et n’importe comment20 ».
L’âme en partance ou la leçon de la mer
14« Il faut être marin. Qu’est-ce qu’on est, sans ça ? Qu’est-ce qu’on est à terre ? s’exclame le malheureux Durtail, « mis à terre », peu avant de se pendre21.
15« Pour retrouver le parfait et l’éternel, il faut dépasser l’humanité et plonger dans la grande mer » n’hésite pas à écrire Ernest Renan. Pour sa part, Jules Lequier n’hésita pas à passer à l’acte, semble-t-il22.
16« Nous reconduire obstinémént, vers le bruit de la mer, et vers la mer en nous », tel est le sens de l’aventure littéraire authentique pour Michel Le Bris23.
17Ame maritime et mal celtique vont de concert. Imagine-t-on Chateaubriand sans la mer ?
18« Ecrire un roman suppose qu’on soit capable de prendre quelque distance avec la vie », [d’]« écouter le vent » [pour] « carguer ou tendre la toile », tel est le conseil de Jean Guéhenno qui assigne à l’écrivain le devoir de combler « cette attente dans le vide » qui jette le cœur humain dans le « plaisir » et « l’effroi »24. Guilloux confond écrire et voyager. Ecrire, dit-il, « il faut que ce soit une aventure, n’est-ce pas, une recherche avec le risque que l’aventure et que la recherche impliquent25 ». Penser librement avec tous les risques que… : tel Lamennais. Ecrire librement avec... : Villiers de l’Isle-Adam ou Tristan Corbière demeurés au large et en marge des succès de carrière.
En marge et au large
19René aspire à « la puissance de créer des mondes », Antoine Bloyé achève de consumer sa pâle existence dans le regret de n’avoir pas la « force » de créer. Pour être écrivain, il faut oser être soi, oser rompre les amarres, avoir la volonté et l’énergie de demeurer fidèle, quoi qu’il en coûte, à sa propre « voix intérieure ». C’est pourquoi, n’a de cesse d’affirmer Louis Guilloux, il ne peut, il ne doit jamais être question d’engager son œuvre. Celle-ci n’appartient pas qu’à la temporalité de l’histoire et de l’existence, elle relève de l’intemporel qui croise nos vies « hélas incarnées26 ». Dans ses débats avec Poulaille, Guilloux précise son opposition « à toute école, à toute définition », son refus de se « ranger dans un parti ou un clan ». Dans Europe (novembre 1930), il précise qu’importent peu les expériences sociales originelles ; il réclame pour l’écrivain le droit à l’infidélité – même à sa classe – car cette fidélité-là est un « écueil » – terme maritime – et il faut avoir le « courage [d’] y renoncer, et la hardiesse de choisir ». Conclusion : « pour nous, être fidèles, c’est là précisément trahir27 ».Trahir sa vocation d’écrivain, remplir n’importe comment le vide, ne pas répondre à l’appel de l’infini, avoir peur de s’engager dans l’aventure du voyage qui doit « rejoindre ce lac intérieur où se passent les choses réelles ».
20« Hélas, nous sommes incarnés », se plaint Guilloux. Si écrire, c’est voyager ; « le temps du voyage est limité28 ». Même s’il faut à toute force éviter d’être du monde, nous sommes au monde. De ce déchirement, se nourrissent Le Jeu de Patience, Absent de Paris, les Carnets et L’Herbe d’oubli plus particulièrement. Comment concilier le travail de l’écrivain qui requiert toute sa personne et tout son temps et l’autre devoir, celui de charité active : « qu’as-tu fait pour les pauvres et les persécutés ?29 ». Mais ne serait-ce pas, après tout, deux raisons – l’une essentielle, l’autre existentielle – de refuser au monde notre participation. S’opposer est un devoir : aux leurres de l’idéologie et des langues de bois des mécaniques politiques ; aux fausses valeurs sociales du succès et de la richesse ; aux conventions des morales qui n’en sont plus parce qu’elles ont oublié que leur premier principe est « de bien penser », comme l’affirma Pascal. A un présent fugace donc futile, inaccepté parce qu’inacceptable, Louis Guilloux oppose sa révolte exprimée, y compris dans l’espace et le temps mythique du passé, comme déjà l’avait fait Chateaubriand. « Prendre pour thème sa propre enfance […] part d’un refus de l’époque, du fait de se sentir (ou d’être) exilé30 ».
21Exilé : définition du sentiment romantique de la vie, cruelle expérience du champ politique et économique. Et l’enfance qui se nourrit plus du pain de ses rêves que du brouet de la réalité est, pour Guilloux, le temps privilégié de l’expérience de l’absolu : « seule l’enfance éprouve ce que c’est d’être31 » La fin de l’enfance – départ du père à la guerre dans La Maison du peuple, mort du grand père et entrée au lycée pour l’enfant-narrateur du Pain des rêves – marque la chute dans le monde et l’Histoire. Le Pain des rêves, dans sa version manuscrite, s’est d’abord intitulé « images du paradis ». Jean Grenier fait passer son roman Jacques pour la traduction d’une œuvre anglaise, The lost children.
22Chassés du paradis, où donc retrouver l’être ?
Le rêve de l’abbaye
23« Le bruit […] est le plus vieil ennemi des hommes […]. Il me faut le silence pour être », confie Louis Guilloux à Jean Grenier32.
24Bruit de la vie, de l’Histoire, de tout ce que nous appelons l’actualité et que nous prenons pour sérieux, ce qui est notre « grande illusion » et notre « servitude volontaire ». La fidélité vraie à l’enfance, à soi, ne serait-elle pas le retrait du monde ? C’était le « grand rêve », l’idéal de « l’Abbaye » qu’évoque Guilloux au début de L’Herbe d’oubli. Pour que se réalisât cette « recherche de l’absolu », il suffisait de s’astreindre à « l’ordre qui exige le travail quotidien », d’opérer un « retour à une vie modeste ». Et Guilloux de conclure sur le mode lyrique : « L’Abbaye ! Le travail ! Les œuvres ! […] Nous ne deviendrions pas, nous serions »33
25D’années en années, avec une nette accentuation à partir de 1950, Les Carnets reviennent sur ce motif obsédant, désir et nostalgie. « Être dans le travail », « rien ne vaut le silence créateur » qui assure le « repos de l’âme » (1950). A une remarque qu’on lui a faite, du peu de présence du monde extérieur dans son œuvre, le romancier acquiesce et trouve l’origine de ce fait dans un « sentiment […] très romantique peut-être, et peut-être très breton [qui conduit] à une sorte de refus du monde, […] qui s’exprime constamment par une destruction persévérante » de tout ce qui fait sa réalité, sa solidité, et constitue ses « mensonges ». Dès lors, on conçoit que pour lui, rien ne justifie, n’autorise qu’on se détourne de la création de son œuvre, quand bien même l’inondation noierait la ville (1952). Mais le monde… Et en 1968, Guilloux note : « J’éprouve souvent le désir de me « reirer » Alors, « quelle délivrance ! » (1966), cette « délivrance » après laquelle soupire l’auteur d’Absent de Paris. La délivrance, « c’est cela la tâche et le devoir » (1951), car, elle seule, peut nous conduire, non pas à, mais vers l’Etre, et nous en approcher34.
La leçon de la mer
26« Il y a la joie, la liberté et il y a aussi l’antithèse. Malgré tout ce qu’on dit de la pollution aujourd’hui, la mer est non souillée. Elle est ouverte. Elle est l’océan « in-troublé », « in-taché » […]. Elle est la pureté. La terre c’est l’inverse, n’est-ce pas. L’idée de la mer, c’est tout de même l’idée de l’infini dans le temps, dans l’espoir, dans tout ce qu’on voudra, et l’abandon du fumier de la terre », me déclara Guilloux35. C’est ainsi que la mer est l’idée qui, chez le breton Guilloux, tient lieu du ciel pur chez le grec Platon. Et le chant lyrique de l’écrivain possède son corollaire symbolique : la joie de la mer n’est-elle pas de se retirer -moment de sa révolte, à elle - de descendre, c’est-à-dire d’abandonner la terre qu’elle rejoindra, hélas, quand le flux la contraindra - moment de son incarnation, à elle - à monter vers le « fumier » du monde. Extraordinaire contradiction que nous montre la mer puisque pour elle, descendre revient à monter vers l’idéal, l’infini et que monter, c’est descendre vers l’impur et le souillé !
27Parlant de l’échec qui, sous des formes diverses, parcourt son œuvre, Louis Guilloux vint à me dire : « Si l’on réfléchissait à l’inverse, à savoir : faut-il réussir quoi que ce soit ? […] Il ne faut pas entrer à l’Académie française, n’est-ce pas ; il ne faut pas être riche et ainsi de suite, ou alors, c’est qu’on a limité ses ambitions à des ambitions purement terrestres36 ». Fuir le « fumier » donc, et les turpitudes, bassesses et compromissions du monde qui ne sont que mensonges et pavés de l’arrivisme. A propos de l’esprit et de la pensée de son ami Guilloux, Yves Jaigu use d’une belle et bonne formule : « C’est entre les leurres que paraît la vérité, comme entre les continents la mer37 ».
28Cette vérité qui passe pour un « refus du monde » enseigne non pas nécessairement une attitude mais une morale de l’échec, sut quoi s’opposeraient en partie Cripure d’une part, François Quéré et Biaise Nédélec, un ancien marin, d’autre part. Sans doute relève-t-elle de la lucidité qui écarte les ombres toujours illusoires fussent-elles prometteuses de lendemains radieux. Les « batailles » sont en réalité toujours « perdues » : c’est pourquoi il faut les livrer. La mer refuse-t-elle de monter ? On dit - Chateaubriand, Renan, Xavier Grall, Pierre-Jakez Hélias, et tant d’autres - les Celtes fascinés par l’échec. Encore faut-il s’entendre sur le sens du mot. Le suicide de Cripure est sans doute moins un échec que l’escapade en révolution de Lucien Bourcier.
29« Si l’on réfléchissait... » : alors convenons que l’échec est la loi de l’existence dont il est l’aboutissement. Richesse, puissance, bien-être même ne peuvent être des valeurs en soi. Auprès du mystère de l’être et de l’appel de l’infini, ils relèvent de l’incarnation, participent de l’instinct de puissance et de son corollaire, l’orgueil. C’est là que gîte l’origine du Mal dont toute l’œuvre de Louis Guilloux est témoignage et dénonciation en même temps qu’elle est invitation à la modestie et à la bonté. Les mémoires de la mer racontent qu’un jour lointain Brieuc et ses moines vinrent dans une barque pour construire le premier oratoire et apporter un message d’amour et de justice. Et la légende précise qu’ils naviguèrent dans une auge de pierre. Ne haussons pas les épaules : « il faut savoir et vouloir déchiffrer le langage des légendes », affirme Guilloux, écrivain qui s’est voulu conteur8.
30Moine (l’écrivain) et laïc (le militant), marin à l’âme insurgée et au cœur fier mais terrien incarné le moins qu’il l’aura pu, Guilloux respectant ce mal celtique qui l’identifie, se sera tenu en marge et au large, sachant rompre quand sa morale et son honneur l’exigeaient. Fidèle à sa voix intérieure, il l’aura été au ciel de sa Bretagne, « l’un des plus admirables que l’on puisse contempler, justement par la couleur et le mouvement des nuages, leur variété, leur sourire. Par ce goût d’espace et de liberté qu’ils transportent avec eux depuis le grand large où ils sont nés ».
31Langage des nuages et langage de la culture se confondent ainsi pour former le chant du monde. Culture hissée haut, aux vents portants de la révolte, le marin sera homme, simplement, en quête des racines de l’Etre et, sur sa route, sans doute aura-t-il la chance de croiser des frères.
Notes de bas de page
1 Les Grèves, Paris, Gallimard, 1957, p. 300 et Cum apparuerit, Romillé, Folle Avoine, 1986, p. 13.
2 La Philosophie de Jules Lequier, Quimper, Calligrammes, 1983, p. 13, p. 27-28.
3 L’Herbe d’oubli, Paris, Gallimard, 1984.
4 Ibid., p. 354.
5 Ma Bretagne, Romillé, Folle Avoine, 1993, p. 27.
6 Approches de L. Guilloux, Nouveau Théâtre national de Marseille, 1977.
7 Y. Pelletier, Louis Guilloux, Plein Chant, n° 11-12, 1982, p. 23
8 L. Guilloux, préface à Henri Weitzmann, Itinéraires des Légendes bretonnes, Paris, Hachette, 1954.
9 Voir Y. Pelletier, Des Ténèbres à l’Espoir, essai sur l’œuvre littéraire de Louis Guilloux, Le Relecq- Kerhuon, An Here, 1999.
10 Le Sang noir, Paris, Gallimard, Folio, 1980, p. 15.
11 Jacqueline Leiner, Le Destin littéraire de Paul Nizan, Paris, Klincksieck, 1970, p. 43.
12 Ibid., p. 62-63, p. 91.
13 Ibid., p. 94, p. 144. Antoine Bloyé, Paris, Grasset, Cahiers rouges, p. 144 et suiv.
14 Ibid., p. 286-287 ; souligné par nous.
15 Ma Bretagne, op. cit., p. 8 et Le Jeu de Patience, Paris, Gallimard, 1949, p. 637.
16 Le Jeu de Patience, op. cit., p. 318.
17 cf. Les Batailles perdues, Paris, Gallimard, 1960, p. 89.
18 cf. Y. Pelletier, La Bretagne chez Chateaubriand, Spezet, Coop-Breizh, 1998.
19 cf. L. Guilloux, Carnets II, Paris, Gallimard, 1982, p. 15.
20 J. Grenier, Absolu et choix, Paris, PUF, 1961, p. 29.
21 Louis Guilloux, Le Pain des rives, Paris, Gallimard, Folio, p. 86. cf. Ma Bretagne, op. cit.
22 Louis Guilloux, Le Pain des rives, Paris, Gallimard, Folio, p. 86. cf. Ma Bretagne, op. cit.
23 Is dans la rumeur des vagues, La Gacilly, Artus, 1985, p. 30.
24 Carnets du vieil écrivain, Paris, Grasset, 1971, p. 23.
25 Y. Pelletier, Louis Guilloux, op. cit., p. 17.
26 Ibid. et L. Guilloux, Carnets II, op. cit., p. 400
27 Jean-Charles Ambroise, « Louis Guilloux et Henri Poulaille », Confrontations, n° 6, 1997.
28 L. Guilloux, Absent de Pans, Paris, Gallimard, 1952, p. 75.
29 La Confrontation, Paris, Gallimard, 1967, p. 131.
30 Thierry Glon, Pierre-Jakez Hélias et la Bretagne perdue, Rennes, P.U.R, 1998, p. 71. La lecture de cet essai permet de rapprocher Hélias de Guilloux.
31 Le Pain des rêves, op. cit., p. 453.
32 Absent de Paris, op. cit., p. 80-84.
33 Gallimard, 1984, p. 27-28.
34 Carnets II, op. cit., dans l’ordre des citations : p. 116, p. 120-121, p. 202, p. 464, p. 419, p. 154. Le mot souligné l’est par l’auteur. Pour Absent de Paris, p. 12.
35 Louis Guilloux, op. cit., p. 21.
36 Louis Guilloux, op. cit., p. 21.
37 Confrontations n° 2, 1995, p. 11
Auteur
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