Guilloux et Camus : les raisons d’une amitié
p. 119-129
Texte intégral
1Louis Guilloux fut des rares écrivains qui, avec l’accord de sa famille, veillèrent le cercueil de Camus1. Tout laisse à croire que c’est Jean Grenier, leur « maître »2 commun, qui, dans les années 1930, a fait connaître. La Maison du peuple, Compagnons, Angelina puis leur auteur à son élève algérois. Les deux hommes se sont rencontrés en 1917, ils ont fondé le Nitchevo club, la personne puis le souvenir de Georges Palante les amènent à se fréquenter dans les années 1920, ils gardent ensuite des liens, bien que sa carrière mène le professeur à l’étranger. Il est tout aussi vraisemblable, bien que ses Carnets et sa correspondance n’en gardent aucune trace, que Camus, membre du Parti communiste entre 1935 et 1937, ait lu alors d’autres écrits de Guilloux, Le Sang noir évidemment, que plus tard il songe à adapter, mais aussi les textes publiés dans Commune, Europe, Ce Soir.
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2Si l’on s’en tient à leur correspondance conservée à l’IMEC3, c’est en 1945 que les deux hommes se lient. Ils sympathisent vite et ne tardent pas à se tutoyer. L’aîné juge précieuse l’amitié de son cadet4. Il est de ceux qui ont lu, dès 1946, le manuscrit de La Peste5. Il lui confie, en sens inverse, les manuscrits du Jeu de patience puis des Batailles perdues6. Chacun a donc confiance dans le jugement littéraire de l’autre. Camus est mentionné une quarantaine de fois dans le deuxième volume des Carnets de Guilloux, dont 8 fois en 1948 (séjour de Guilloux à Sidi Madani) et 6 fois en 19527. L’historien de la littérature regrettera que ce soient des carnets, non un journal. Des rencontres, des déjeuners sont notés. Il est rare que les propos des convives soient rapportés. D’une « longue conversation sur le thème de la révolte »8, le lecteur ne saura nen. On signalera un récit de rêve en 1972 : Camus n’est pas mort, il est en prison. Guilloux participe à une opération pour le libérer mais Camus préfère y retourner9.
3Camus publie sa présentation de La Maison du peuple10 dans Caliban, mensuel fondé par Jean Daniel. Il vient de quitter Combat. Le grand public a plébiscité La Peste mais les gourous de l’époque ont dédaigné ce roman qu’il avait peiné à écrire. Que Guilloux ait apprécié les thèses du roman11 et la pudeur avec laquelle a été traité un sujet difficile12 n’a pu que resserrer leurs liens. Cette représentation allégorique des années noires est pour son auteur un écrit-limite. Il a le sentiment d’avoir fait trop de concessions aux normes de l’époque. Ni victimes ni bourreaux a entraîné peu après une dure polémique avec Emmanuel d’Astier de la Vigerie. Cet aristocrate passé du maurrassisme au crypto-communisme entendait donner une leçon de progressisme au mal-pensant. Ses réponses ont été fermes mais irrecevables : Camus se sent bien isolé. Guilloux est, pour lui, un allié précieux. S’il a choisi de le privilégier plutôt que Guéhenno, qui n’est qu’essayiste ou autobiographe, ou qu’Eugène Dabit, que les communistes ont annexé, c’est d’abord parce que Guilloux est, pour lui, un grand romancier qu’il compare à Tolstoï et aux grands romanciers russes.
Tu as créé un véritable univers, justification de l’artiste.
4lui écrit-il après avoir lu Le Jeu de patience13.
5Que Camus ait privilégié La Maison du peuple, livre publié chez Grasset, plutôt que Le Sang noir, livre culte de la gauche que Gide, Malraux et Aragon ont célébré, fait sens. Le récit « populiste » de 1927 relate une expérience militante en milieu populaire. Les pionniers du socialisme briochin se sont fait utiliser par un politicien démagogue. Guilloux y exprime sa nostalgie de l’anarcho-syndicalisme dont Camus regrette qu’il ait été capté, perverti et laminé par les communistes mais dont il aime à fréquenter les derniers militants, français ou espagnols. Les deux auteurs n’ont jamais été marxistes. Ils ont baigné dans la même culture, ils ne s’y sont pas noyés. Guilloux a même, au contraire, contribué à éditer des lettres de Proudhon14 chez Grasset.
6Camus, par ailleurs, a apprécié, en tant que romancier que le narrateur n’assure pas le cadrage idéologique du récit. C’est que Guilloux et lui ont subi l’influence de La Nouvelle Revue française, ils n’aiment guère la confusion des genres, en l’occurrence la littérature à thèse. Le premier regrette que le Kean de Sartre s’achève par une « leçon d’instituteur »15. Le second aurait pu contresigner ses « Notes sur le roman »16 publiées par Europe. Ni l’un ni l’autre n’auraient pu ou voulu écrire Les Beaux Quartiers, Le Cheval de Troie ou Beau Masque. Pour eux, l’homme s’engage, l’écrivain écrit son œuvre au plus loin de tout ce que Grenier a appelé l’esprit d’orthodoxie.
7L’avant-propos à La Maison du peuple est un texte stratégique. L’attaque en est délibérément offensive.
Presque tous les écrivains français qui prétendent aujourd’hui parler au nom du prolétariat sont nés de parents aisés ou fortunés.
8C’est pourquoi leur regard sur le prolétariat est celui d’un ethnologue condescendant devant une « tribu ». A Emmanuel d’Astier il rappelait au même moment, et dans Caliban, qu’il avait, pour sa part,
appris la liberté [non pas] dans Marx [mais] dans la misère17.
9Le marquis rouge l’ayant mal pris, il ajoute quelque temps plus tard :
Il faut bien, une fois au moins, que je rappelle que la plupart d’entre vous, intellectuels communistes, n’avez aucune expérience de la condition prolétarienne.18
10« Ils ne nous connaissent pas »19. Camus aurait pu faire sien ce mot de Le Braz dans La Maison du peuple. Il écrit Le Premier Homme pour rendre justice aux siens, les Pieds-noirs pauvres, et prend sa famille comme exemple20. Les destinataires du roman, pour nous posthume, et notamment du discours qui y est inséré, ce sont les intellectuels progressistes qui sont des héritiers bourgeois. Se souvenant de l’avant-propos à La Maison du peuple, il évoque les théoriciens du prolétariat dans Le Premier Homme21.
11Dans la suite de cet avant-propos, Camus évoque « les spécialistes du progrès » et les « professeurs de philosophie et de tactique ». Qui est visé ? On est tenté de répondre Aragon d’une part, Merleau-Ponty de l’autre. Il n’a jamais eu la moindre sympathie pour le premier, qui le lui rend bien. Avec le second, il vient d’avoir un différend idéologique et politique, opposant Ni Victimes ni bourreaux à Humanisme et terreur.
12A la fin de 1949, Claude Roy, alors très lié à Aragon, rend compte de La Maison du peuple et de Compagnons. Il fait l’éloge des deux récits mais en injurie le préfacier. Guilloux envoie aussitôt une lettre de protestation au directeur de l’hebdomadaire qui, bien entendu, ne la publie pas. Un double de la lettre, qui a été envoyé à Camus, est gardé à l’IMEC. L’ancien compagnon de route refuse que l’on dissocie les récits de leur préface. En d’autres termes, il se solidarise avec son ami agressé par les communistes22.
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13Cinq ans plus tard, en 1953, le livre est réédité chez Grasset. C’est contre Sartre que l’avant-propos sert maintenant. L’année d’avant, l’héritier et son janissaire Francis Jeanson avaient exécuté L’Homme révolté. Dans sa lettre publique au directeur des Temps modernes, Camus avait défendu son refus du communisme avec des arguments qui, aujourd’hui, apparaissent sensés et solides mais qui, à nouveau, n’étaient guère recevables dans la conjoncture de l’époque. Ses Carnets trahissent alors son désarroi. Son ami Louis Guilloux, romancier de la pauvreté et de la douleur, lui permet à nouveau de se situer comme fils de pauvre, comme boursier, face aux arrogants héritiers progressistes.
14Bien que Guilloux n’ait pas publiquement donné son opinion sur la querelle et que ses Carnets fassent silence là-dessus, Olivier Todd le classe parmi les rares « inconditionnels »23 de Camus. Sartre a beau, en ces années-là, se situer toujours plus à gauche, il reste un héritier. Camus le réformiste est, lui, un boursier, un fils du peuple. Guilloux, remarquons-le, est un des grands absents (avec Péguy, Bernanos, Malraux) de Qu’est-ce que la littérature ? Que Sartre ignore La Maison du peuple et Le Sang noir montre à quel point il a été coupé de la gauche intellectuelle dans les années 1930. Ajoutons que la façon dont il s’en est pris à Guéhenno dans La Nausée n’a pas pu ne pas choquer Guilloux. Celui-ci, pour sa part, n’aime pas les « pédants » qui se permettent de « trancher »24. La fréquentation de Grenier l’a éloigné à jamais de ceux qui pensent par slogans.
15Jamais Guilloux n’aurait écrit les pages de L’Homme révolté sur le marxisme et le communisme soviétique qui ont fait scandale en 1952. Sa critique de l’URSS, il l’éparpillé dans le deuxième volume de ses Carnets et la distille dans Le Jeu de patience, roman qui, comme Le Sang noir, montre la puissance du mythe soviétique dans la gauche française. Il accepte néanmoins que le texte de Camus figure en avant-propos de La Maison du peuple. D’ordinaire le préfacier apporte une caution au préfacé. Dans ce cas-ci, c’est plutôt l’inverse25.
16Les deux hommes ont en commun leur attachement à la république espagnole. Dans une lettre, Camus appelle Guilloux « Don Luis »26. Pablo est une figure attachante dans Le Jeu de patience. C’est d’ailleurs un déçu du communisme. En 1952, Guilloux se rend au meeting de la salle Wagram où parle Camus27. A lire le premier volume des Carnets, mais aussi l’appendice du second, on ne peut pas ne pas être frappé par les nombreuses pages que Guilloux a consacrées aux réfugiés. A la fin des années 1930, il a passé beaucoup de temps à aider les espagnols que la République avait parqués à Saint-Brieuc. Cette action menée dans le cadre du Secours rouge lui semblait plus importante que la rédaction de manifestes ou la déclamation de poèmes militants. A l’activisme médiatique des Aragon et Jean-Richard Bloch il préfère un obscur mais utile travail de terrain. Son action est de celles qu’aujourd’hui on appelle humanitaires. Camus en fournit une défense et illustration dans La Peste.
17Son compagnonnage avec le PCF n’a pas laissé un souvenir radieux à Guilloux. Il a fait, lui aussi, l’expérience de la désillusion. Non seulement il n’a pas écrit la suite du Sang noir mais, on le sait, il fait reparaître un Lucien Bourcier désabusé dans Le Jeu de patience. Quant à l’évocation, tardive, du Front populaire, il l’intitule significativement Les Batailles perdues. Les lendemains n’ont pas chanté, les militants se sont fatigués. Après avoir participé à la Résistance, ce dont il ne tire, pas plus que son cadet, gloire, Guilloux s’occupe des personnes déplacées. Nombre d’entre elles viennent maintenant de l’Europe centrale et orientale. Camus, de son côté, milite dans des Groupes de liaison internationale28. Sartre, au même moment, donne des leçons d’orthopraxie puis d’orthodoxie urbi et orbi.
18Guilloux et Camus ont donc perdu leurs illusions sur le communisme et plus généralement sur la gauche. Le compagnon de route a néanmoins gardé la nostalgie du Front populaire et un bon souvenir des militants communistes qu’il a côtoyés. Il continue de manifester son appartenance à une famille qu’il souhaite voir se rassembler, alors que le second a les sentiments d’un « ex ». Il considère qu’il y a deux gauches, qu’entre elles l’unité ne saurait être, selon ses mots, que de mauvaise action29 et qu’une seule, la gauche démocratique, mérite d’être soutenue. Il ne faut pas oublier non plus que c’est à Alger, non à Paris, qu’il a connu le Front populaire. Il lui a fallu, quand il était membre du Parti communiste, avaler l’alliance, contre nature à ses yeux, avec un parti radical-socialiste considéré outre-Méditerranée comme un relais du grand colonat30. Il ne s’est pas montré disert sur ses années de militantisme. Peut-être la suite du Premier Homme lui aurait-elle offert l’occasion de les évoquer.
19Une dernière remarque : alors que ses Carnets font tant de place à l’actualité, on notera le silence de Guilloux sur l’Algérie entre 1954 et 196231. Son séjour à Sidi Madani, en 194832, le montrait critique vis-à-vis du système colonial. Il n’a pas plus écrit de Retour d’Algérie que de Retour de l’URSS : affaire de déontologie. Si Guilloux, comme René Char, n’a pas signé le manifeste des 121, on peut penser que son ami n’y est pas pour rien. C’est aussi, peut-être, une affaire de génération.
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20En 1946, Camus écrivait à Guéhenno :
J’ai beaucoup de choses en commun avec vous, mais d’abord une fidélité aux mêmes origines. Voilà pourquoi avec vous, avec Guilloux, il me semble que je peux laisser parler ce que j’ai de plus profond33.
21Ces hommes ont été pauvres. Il en reste quelque chose. On lit encore dans l’avant- propos à La Maison du peuple :
Je le lis avec des souvenirs. Il me parle sans cesse d’une vérité dont je sais, malgré les professeurs de philosophie et de tactique, qu’elle passe les empires et les jours : celle de l’homme seul en proie à une pauvreté aussi nue que la mort34.
22Guilloux est, pour Camus, « le romancier de la pauvreté.35 »
23Voyons maintenant comment Le Pain des rêves d’un côté36, Le Premier Homme de l’autre évoquent l’enfance pauvre. Plusieurs personnages, ici la mère37, là Jacques et son père38, se désignent comme pauvres. Notons d’emblée que les occurrences des mots « pauvre » et « pauvreté », « dénuement », « misère » et « misérable » sont deux fois plus nombreuses dans le récit de Camus que dans celui, plus long pourtant, de Guilloux, alors que ce champ lexical est à peu près absent de La Maison du peuple. Dans le premier récit, elles sont d’une part concentrées dans quelques passages, de l’autre imputables au narrateur. On ne s’étonnera pas de cette insistance didactique vu ce que l’on sait du projet testimonial du livre mais on peut aussi penser que l’écrivain aurait lissé son texte. Dans Le Pain des rêves, en revanche, le narrateur s’interdit tout ressassement :
Nous étions pauvres. Et parmi les pauvres eux-mêmes, nous étions seuls39.
24Les Lhotellier habitent longtemps dans une ancienne écurie, dont ils déménagent pour une mansarde humide, qui ressemble à celles occupées par les Quéré et les Cormery, dans un logis inconfortable que, par pudeur, le narrateur n’appelle pas un taudis. La cousine Zabelle, elle, n’y va pas par quatre chemins. C’est ainsi qu’elle appelle l’appartement où l’on se faisait fête de l’accueillir.40 Dans les deux récits, l’un homodiégétique, l’autre hétérodiégétique, deux espaces sont emboîtés, celui du logis, celui du quartier. L’action du Pain des rêves est enfermée dans une ville non nommée mais que l’on identifie à Saint-Brieuc, ville qui est une fois41 qualifiée de « pauvre », tandis que celle du Premier Homme se déroule, pour l’essentiel, à Alger, mais comporte plusieurs échappées dans la campagne algérienne et une visite à Saint-Brieuc. Dans les deux cas, Paris est loin, ailleurs, « là-bas »42.
25Le deuxième chapitre du Premier Homme se passe dans la ville natale de Guilloux. Jacques Cormery s’y rend sur la tombe de son père43. La ville n’a guère d’existence et n’a rien de breton. Elle reçoit des qualifications massivement dépréciatives (« rues étroites et tristes », « maisons banales », « vilaines tuiles », « murs rébarbatifs », « céramiques calamiteuses »44). Dans le récit, c’est la ville non pas de Guilloux mais de Jean Grenier appelé Malan.
Gr, que j’ai reconnu comme mon père est né là où mon vrai père est mort et est enterré45.
26Le lapsus est intéressant. Grenier, en effet, est né à Paris. Jacques Cormery se rend seul au cimetière de la ville. Dans la réalité, il semble que ce soit Guilloux qui ait conduit Camus sur la tombe de son père. Malan n’aurait-il pas quelques traits du romancier bnochin ?
27Le quartier existe dans Le Pain des rêves, les Lhotellier y sont « prisonniers » comme dans un « ghetto »46. Les édiles et les élites tiennent la rue du Tonneau pour une « verrue »47, un repaire de « voyous »48, porteur de la « peste »49. Quand ils en sortent, les habitants se retrouvent « en pays ennemi »50. Camus, de son côté, utilise les métaphores de la « forteresse sans pont-levis » puis de l’île51. Le monde extérieur est vu comme hostile ou indifférent52 « Ailleurs nous n’étions pas aimés »53. Sans doute entend-on plus les voix du quartier pauvre – titre d’un écrit du jeune Camus – dans Le Pain des rêves grâce à ces figures pittoresques que sont Chopi, Pompelune, le père Gravelotte. Les deux enfants, en tout cas, font tôt l’expérience de la différence, de la ségrégation sociale. Il y a la même « distance »54 entre l’enfant Lhotellier et Marcel Vandeuil qu’entre Jacques Cormery et Georges Didier. L’oncle Paul et la cousine Zabelle accablent de leur mépris leurs parents pauvres de province. Les Cormery, eux, n’ont plus de famille en France. Ils sont, pour Camus, devenus algériens.
28L’exclusion, dans Le Premier Homme, est néanmoins compensée par un climat, une lumière qui rendent la pauvreté « chaleureuse »55. « L’enfance est un paradis », on sait que par cette citation s’ouvre Le Pain des rêves. L’enfance de Jacques Cormery n’a pas été un enfer, car elle s’est passée dans un pays que, depuis Noces, Camus peint aux couleurs du paradis.
29Les deux enfants font tôt l’expérience de l’humiliation. Son instituteur stigmatise publiquement le narrateur enfant comme « voyou de la rue du Tonneau »56. Jacques Cormery doit porter des souliers lourdement cloutés qui lui interdisent le foot-ball et ne reçoit aucun argent de poche57. L’enfant pauvre ajoute à « la honte » la « honte d’avoir eu honte », quand, ayant avoué que sa mère était femme de ménage, il a affronté « le jugement du monde »58.
30Dans les deux récits on note évidemment l’absence du père. Jacques Cormery n’a pas connu le sien, mort au début de la Grande Guerre. C’est, comme dans Le Sang noir, le maire qui annonce la triste nouvelle à sa veuve59. Monsieur Bernard et Malan lui servent de pères substitutifs. Celui du Pain des rêves est parti un jour sans laisser d’adresse60. Cette éclipse est d’autant plus significative que le père figurait le militant socialiste dans La Maison du peuple. Le grand-père, dont le récit propose l’icône laïque61 est une image sublimée du père. C’est lui qui fait pièce à l’instituteur, lequel, on l’a compris, figure le mauvais père. La mère, dans le roman de 1942, est pieuse, elle a été « enfant de Marie », elle présente des traits mariaux appuyés que l’on retrouve également chez Lucie/Catherine Cormery. La mère, faut-il le rappeler, s’appelle aussi Marie dans La Maison du peuple. Chez Camus, elle est analphabète, infirme, infantilisée et surtout placée sous l’autorité de sa terrible mère62 qui bloque la communication avec Jacques.
31Sur l’école, il n’y a pas accord entre les deux auteurs. L’un adhère au mythe républicain, l’autre pas. L’école est la clef de l’émancipation pour Camus, pas pour Guilloux qui en fait une « prison »63. Monsieur Bernard est qualifié positivement, pas le père Coco qui est appelé « monstre » et « meurtrier »64. La « science » qu’il transmet est, qui plus est, « incertaine »65. Le magister66 (notons le mot) est, assure le grand-père, « une buse qui ne comprend rien à la vie »67. Et le père Tardivel ne vaut guère mieux68. Il est manifeste que Guilloux n’a jamais éprouvé les « joies »69, « le plaisir d’être en classe » dont son vieux maître, Louis Germain, crédite l’enfant Camus dans l’émouvante lettre qui figure en annexe du Premier Homme. Il n’est qu’à confronter la scène du châtiment dans Le Pain des rêves et dans Le Premier Homme. La baguette est l’instrument d’un supplice qui s’accompagne d’une stigmatisation sociale70, le « sucre d’orge » celui de la justice (Le « chouchou » y a droit comme les autres). Ici on montre aux écoliers pauvres qu’ils ne sont pas à leur place, on les injune ; là ils sont « l’objet de la plus haute considération », on les juge « dignes de découvrir le monde »71. Dans les deux cas pourtant, l’enfant scolarisé est un schizophrène socio-culturel tiraillé entre l’école et le logis familial, entre deux mondes, deux « pays » que séparent leurs « us et coutumes »72. La culture scolaire est inassimilable dans le taudis des Cormery comme dans l’écurie des Lhotellier. Qui prend l’ascenseur social, risque à terme de se « déraciner »73, de devenir étranger aux siens74.
32C’est ce que redoute le grand-père. On ne comprend pas autrement son discours hostile à l’école. La grand-mère, elle, n’a pas de discours mais après avoir consenti à ce que Jacques poursuive ses études, elle traîne toute la famille à la distribution des prix où, comme au cinéma, elle fait honte à son petit-fils. Par la suite, celui-ci s’est non seulement élevé mais aussi déraciné ; il a « essayé d’échapper à l’anonymat, à la vie pauvre »75. La leçon de Saint-Brieuc le renvoie, « homme monstrueux et bavard »76 à sa « tribu »77, à sa « vraie patrie », « la pauvreté »78.
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33Une demi-génération sépare Guilloux et Camus. Leurs itinéraires auraient pu ne pas se croiser. Jean Grenier et La NRF les ont mis face à face. Le Briochin et l’Algérois se sont découvert des affinités. Leur fraternité repose sur le sentiment d’une expérience partagée. Ce ne sont pas des sectaires, des idéologues et encore moins des esprits manichéens. Ces fils du peuple se sont sentis mal à l’aise dans les coteries du microcosme littéraire et ont pris le parti des pauvres et des persécutés79 sans s’inféoder à une organisation qui les représente. Ils ont pris le risque, par fidélité à leurs origines, d’être, l’un incompris, l’autre marginalisé.
Notes de bas de page
1 Les autres furent Jean Grenier, René Char, Emmanuel Roblès.
2 Guilloux utilise le mot dans au moins deux lettres à Camus.
3 Sont conservées 24 lettres de Guilloux écrites entre 1945 et 1959 et seulement 3 des 35 lettres de Camus écrites à la même époque.
4 Guilloux, Lettre à Camus, 6 mats 1946, IMEC.
5 Guilloux, Lettre à Camus, 20 décembre 1946, IMEC : « J’ai fait toutes les modifications indiquées. Elles étaient justifiées […]. Merci, vieux, de toute l’aide que tu m’as apportée. » Voir aussi cette dédicace sur le livre : « A Louis Guilloux, puisque tu as écrit ce livre en partie. »
6 Guilloux, Lettre à Camus, 10 novembre 1959, IMEC.
7 Dans ces Carnets apparaissent aussi des amis de Camus, Jeanne Sicard, Jean Bloch-Michel, Jacqueline Bernard, Nicola Chiaromonte…
8 Louis Guilloux, Carnets II, 1944-1974, Paris, Gallimard, 1982, p. 108.
9 Ibid., p. 515.
10 Albert Camus, Essais, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1111-1116.
11 Guilloux, Lettre à Camus, 20 décembre 1946, IMEC.
12 Guilloux, Lettre à Camus, juillet 1947, IMEC.
13 Camus, Lettre à Guilloux, 17 novembre 1949, IMEC.
14 Dans sa lettre du 11 septembre 1946 à Camus, Guilloux précise qu’il a choisi les lettres et que Daniel Halévy les a annotées.
15 Louis Guilloux, Carnets II, op. cit., p. 249.
16 Louis Guillloux, « Notes sur le roman », Europe, 15 janvier 1936. Rééd. Plein Chant, n° 11- 12, septembre-octobre 1982.
17 Albert Camus, « Actuelles », Essais, op. cit., p. 357.
18 Ibid., p. 364.
19 Louis. Guilloux, La Maison du peuple, Paris, Le Livre de poche, 1980, p. 33.
20 Voir J. Guérin, « Des Chroniques algériennes au Premier Homme », Esprit, mai 1995, p. 5-16.
21 Albert Camus, Le Premier Homme, Paris, Gallimard, 1994, p. 236.
22 La lettre de Guilloux à Camus renvoie à un article du 24 octobre 1949. Il n’a pas été possible de retrouver cet article. Il n’a paru ni dans Les Lettres françaises ni dans Action.
23 Olivier Todd, Albert Camus, une vie, Paris, Gallimard, Folio, 1999, p. 792.
24 Louis Guilloux, Le Jeu de patience, Paris, Gallimard, 1949, p. 379.
25 Au même moment, Camus écrit à Guilloux : « Il serait exagéré de dire que les nouvelles sont bonnes. Mais, enfin, depuis la mort de Joseph, il y a grand pas (sic) de fait » (Lettre, 26 mars 1953, IMEC).
26 Lettre citée à la note précédente.
27 Louis Guilloux, Carnets II, op. cit., p. 229-230.
28 Voir Ph. Vanney, « Par-dessus les frontières, des îlots de résistance. Camus et les groupes de liaison internationale », Université Dokkyo, Bulletin d’études françaises, n° 30, mars 1999, p. 155-189.
29 Albert Camus, Préface à L’affaire Nagy, Essais, op. cit., p. 1787.
30 Amar Ouzegane, cité par H. R. Lottman, le voit comme le « bastion du colonialisme » (Albert Camus, Le Seuil, Points, 1980, p. 171).
31 Dans Les Batailles perdues, des militants algériens de l’Etoile nord-africaine participent à une manifestation en 1936. Quand paraît le livre, en 1960, les partisans de Messali Hadj ont perdu la partie sans que s’émeuvent les avocats français de l’indépendance et le FLN a réussi à monopoliser la représentation du peuple algérien.
32 Louis Guilloux, Carnets II, op. cit., p. 72-73.
33 Lettre citée dans Jean Guéhenno, témoin de son temps 1890-1978, Fougères, Bibliothèque municipale, 1981.
34 Albert Camus, préface à La Maison du peuple, op. cit., p. 14.
35 Ibid., p. 16.
36 D’après Olivier Todd (op. cit., p. 413), Camus a lu le livre lors de sa parution, en 1942.
37 Louis Guilloux, Le Pain des rêves, Paris, Gallimard, Folio, 1983, p. 280.
38 Albert Camus, Le Premier Homme, op. cit., p. 251 et 66.
39 Louis Guilloux, Le Pain des rêves, op. cit., p. 53.
40 Ibid., p. 325-326.
41 Ibid, p. 192.
42 Albert Camus, Le Premier Homme, op. cit., p. 70.
43 Signalons que le pauvre Michel a fait, comme le père de Jacques, une guerre en Algérie ou au Maroc. Il n’en parle jamais et le lecteur n’en saura donc pas plus.
44 Albert Camus, Le Premier Homme, op. cit., p. 27.
45 Ibid., p. 293.
46 Louis Guilloux, Le Pain des rêves, op. cit., p. 18 et 19.
47 Ibid, p. 22, 23, 88 et 278.
48 Ibid., p. 19.
49 Ibid., p. 23.
50 Ibid., p. 20.
51 Albert Camus, Le Premier Homme, op. cit., p. 138, 163 et 255.
52 Louis Guilloux, Le Pain des rêves, op. cit., p. 54.
53 Ibid., p. 53.
54 Ibid., p. 364.
55 Albert Camus, Le Premier Homme, op. cit., p. 44, cf. p. 163.
56 Louis Guilloux, Le Pain des rêves, op. cit.
57 Albert Camus, Le Premier Homme, op. cit., p. 85.
58 Ibid., p. 187-188.
59 Ibid., p. 71.
60 Louis Guilloux Le Pain des rêves, op. cit., p. 58-59.
61 Ibid., p. 38.
62 « C’est ma grand-mère qui commande » (Le Premier Homme, op. cit., p. 151).
63 Louis Guilloux, Le Pain des rêves, op. cit., p. 351.
64 Ibid., p. 164, 165.
65 Ibid., p. 87.
66 Ibid, p. 93.
67 Ibid, p. 169.
68 Un autre personnage populaire, le père Esprit conteste l’enseignement d’un instituteur dans Angelina. Il se trouve que cet « âne bâté » (p. 61) est un ancien sergent.
69 Albert Camus, Le Premier Homme, op. cit., p. 137.
70 Louis Guilloux, Le Pain des rêves, op. cit., p. 92-93.
71 Albert Camus, Le Premier Homme, op. cit., p. 138.
72 Ibid., p. 230 et aussi p. 88. « Ainsi, pendant des années, la vie de Jacques se partagea inégalement entre deux vies qu’il ne pouvait relier l’une à l’autre […]. A personne en tout cas, au lycée, il ne pouvait parler de sa mère et de sa famille. A personne dans sa famille il ne pouvait parler du lycée ».
73 Ibid., p. 149.
74 Sur ce que l’on peut appeler le complexe d’Antoine Bloyé, voir Richard Hoggart, La Culture du pauvre, Paris, Ed. de Minuit, Le sens commun, 1970.
75 Albert Camus, Le Premier Homme, op. cit., p. 181.
76 Ibid., p. 182. Je propose ici une correction, qui s’impose, à l’édition du texte camusien : « l’homme monstrueux et [banal] ».
77 Ibid., p. 180.
78 Ibid., p. 182.
79 « Qu’as-tu fait pour les pauvres et les persécutés ? » (Louis Guilloux, La Confrontation, Gallimard, L’Imaginaire, 1980, p. 131).
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