Louis Guilloux et la revue Monde
p. 69-87
Texte intégral
1Louis Guilloux n’a pas été un collaborateur régulier de Monde. Il aurait cependant pu le devenir si l’on se réfère à une lettre adressée par le futur rédacteur en chef du journal, Augustin Habaru, à Henry Poulaille, le 26 mars 1928 :
[…] il y a quelques jours, croyant que vous étiez rentré à Paris, je vous ai écrit pour vous demander quelques renseignements au sujet de collaborateurs que nous pourrions trouver éventuellement dans le cercle de vos amis. Je pense à Jean Guéhenno, à Louis Guilloux, à d’autres encore qui sont proches de vous et qui accepteraient vraisemblablement avec plaisir de collaborer à Monde1.
2La demande ne restera pas totalement sans suite puisqu’on peut relever cinq contributions de Guilloux à Monde entre 1929 et 1930 :
- une lettre à propos de Caliban parle de Jean Guéhenno, n° 34, 26 janvier 1929.
- un article « P. J. Proudhon », n° 46, 20 avril 1929.
- une réponse à l’enquête lancée par Monde le 19 octobre 1929 à propos de « La jeune génération et Zola » ; réponse de Louis Guilloux dans le n° 73, 26 octobre 1929.
- un texte, « Les blessés » (extrait de Dossier confidentiel, chapitre 3), n° 95, 29 mars 1930.
- un compte rendu de lecture à propos d’Hôtel du nord d’Eugène Dabit (sous la rubrique « Memento »), n° 104, 31 mai 1930.
3Ce sont des pièces à verser au dossier des contributions de Guilloux dans la presse, qui ne sont pas si nombreuses si l’on met de côté la publication de textes littéraires – contes, nouvelles ou extraits de romans. Elles éclairent trois points essentiels :
- la position de Guilloux face aux mouvements littéraires (ce qu’il va appeler les « écoles »), notamment populiste et prolétarien.
- sa réflexion sur la culture et son dialogue avec Jean Guéhenno.
- son engagement d’intellectuel.
Un mot rapide sur Monde2
4C’est un hebdomadaire culturel, journal plutôt que revue - et c’est le terme qu’emploiera Guilloux pour en parler -, créé en 1928 par Henri Barbusse, écrivain qui jouit alors - et ce depuis la guerre et le prix Goncourt obtenu pour Le Feu en 1916 - d’une vraie notoriété. Son objectif est de chasser sur les terres d’autres hebdomadaires culturels : Les Nouvelles littéraires, Candide. Mais Monde serait alors un Candide de gauche ou d’extrême-gauche puisque son fondateur est membre depuis 1923 du Parti Communiste Français (et communiste par ses prises de position depuis 1919). La diffusion de Monde n’atteindra jamais celle de ses concurrents (on peut quand même situer son tirage, pour les meilleures périodes, aux environs de 25 000 exemplaires par semaine, ce qui n’est pas négligeable) mais cette publication occupe à gauche entre 1928 et 1935 une place importante, à côté d’Europe qui est une revue mensuelle (dans un esprit et une maquette tout à fait différents) et avant Marianne, lancée en 1932 par Gallimard, beaucoup moins engagée politiquement. Une des particularités de Monde – et la cause principale de ses difficultés – est son indépendance financière3, contrairement à ses concurrents qui tous s’appuyaient sur une maison d’édition, indépendance financière (suspectée par certains dès la création, mais réelle même si elle est relative) qui explique, au moins jusqu’à 1933, l’indépendance de sa ligne éditoriale et ses relations très conflictuelles avec le Parti Communiste Français et l’Internationale Communiste.
5Il s’agit donc d’un journal hebdomadaire d’information culturelle, politique et sociale, indépendant mais engagé, militant et très nettement ancré à gauche, et à l’extrême-gauche, mais dans un certain éclectisme, toutes les familles, tous les courants de la gauche y étant, jusqu’à la fin de 1933, représentés. L’art, la culture, et plus particulièrement la littérature, française et étrangère, y tiennent une grande place, par les comptes rendus, les publications d’œuvres, les articles de réflexion.
Le compte rendu d’Hôtel du nord
6Le premier texte de Guilloux que je voudrais présenter est chronologiquement le dernier : le compte rendu de lecture, daté du 31 mai 1930, consacré au roman d’Eugène Dabit, Hôtel du nord. Un mot sur ce roman qui a survécu grâce au cinéma, notamment au talent du dialoguiste et des interprètes4. Il est passé alors à Monde totalement inaperçu : ce même 31 mai, Marc Bernard consacre sa chronique littéraire hebdomadaire à Eva de Jacques Chardonne qui ne relève pas, c’est le moins qu’on puisse dire, de la même sensibilité littéraire. Guilloux a donc le mérite d’attirer, six mois après sa parution, l’attention des lecteurs de Monde sur cette première œuvre, publiée à compte d’auteur chez Denoël, éditeur débutant, de cet écrivain alors totalement inconnu – qui a tout de même bénéficié du soutien de personnalités importantes telles que Gide et Martin du Gard. Mais relativisons le mérite de Guilloux : le roman a très vite rencontré un vif succès et a déjà fait beaucoup parler de lui, de Prévost, dans La NRF de janvier, à Billy dans L’Œuvre de mars. Dès janvier 1930, Brasillach dans L’Action française parle de « petit chef-d’œuvre » et Francis Ambrière, dans Les Nouvelles littéraires du 8 février d’une « extraordinaire réussite ». Il s’agit donc de rattraper un oubli, de combler un silence étonnant dans un journal comme Monde qui semble justement chercher dans la voie qu’emprunte Dabit un renouvellement de la littérature contemporaine.
7L’article de Guilloux est bref mais très intéressant par ce qu’il nous dit de Dabit - mais plus encore, bien sûr, par ce qu’il nous apprend de Guilloux lui-même. Il ne manifeste pas un enthousiasme sans réserves pour le roman :
Quels que soient, par ailleurs, les défauts de l’auteur, on est en droit d’affirmer qu’Hôtel du nord est une œuvre originale et vivante, à la fois par son contenu et par ses promesses.
8L’éloge est très mesuré - beaucoup plus que bien des articles qui lui sont alors consacrés. Rien sur le style, que Guilloux range peut-être dans les défauts qu’il demande de pardonner à l’auteur. Alors pourquoi cette intervention en sa faveur ? Il est probable que Guilloux qui vient de faire paraître, en février, son deuxième roman retrouve dans l’œuvre de cet auteur débutant – dont il fait alors la connaissance et avec lequel il restera lié – un écho de ses propres préoccupations. En évoquant ce premier roman, il imagine la difficile naissance du deuxième :
C’est pour passer de l’Hôtel du nord à l’œuvre suivante qu’il lui faudra peut-être plus de courage qu’il ne croit.
9Guilloux, qui en passant de La Maison du peuple à Dossier confidentiel, a dû négocier le « passage », sait le courage nécessaire, surtout lorsque cette première œuvre est une réussite – ou un succès. La remarque vaut d’ailleurs davantage pour Guilloux que pour Dabit dont la véritable première œuvre, l’œuvre de jeunesse qui enferme bien des éléments autobiographiques, est, par sa rédaction, antérieure à Hôtel du nord : P’tit Louis, qui paraîtra en décembre de la même année chez Gallimard et sur laquelle Dabit a longtemps souffert5.
10Mais le plus dangereux est d’être prisonnier d’un genre, d’un courant, d’une mode. Cette hantise domine l’article de Guilloux, elle en est l’idée directrice :
Il faut savoir gré à l’auteur de ce livre, écrit-il en ouverture, d’avoir su garder tout au long de son ouvrage une note parfaitement humaine [critère essentiel pour Guilloux dans la plupart de ses interventions critiques], alors qu’il était si facile, ayant choisi un tel sujet, par un certain côté à la mode6, de tomber dans la grossière erreur du populisme.
11La mode est en effet au « populisme ». Lemonnier a fait paraître son premier manifeste, « Le roman populiste » dans L’Œuvre le 27 août 1929, manifeste suivi par d’autres articles7. Tous ces textes, parce que Lemonnier et Thérive sont très implantés dans les milieux littéraires et parce que leurs réflexions sont dans l’« air du temps8 », ont bénéficié d’un couverture médiatique et d’un retentissement dans les milieux cultivés bien supérieurs à leur importance réelle. Cette mode va susciter des réponses et des polémiques dont les journaux spécialisés se feront largement l’écho, par exemple Les Nouvelles littéraires qui lancent à leur tour une grande enquête sur le renouveau de la littérature prolétarienne et paysanne (juillet-août 1930). Le populisme a ses incrédules ou ses détracteurs, mais tout le monde y va de son commentaire. Parmi les plus importants, citons celui d’Henry Poulaille qui réagit aussitôt et forge dans cette réfutation du populisme une partie des arguments qu’il va développer dans Nouvel âge littéraire (juillet 1930). Monde consacre de nombreux articles à cette question dont l’initiative lui revient : le journal de Barbusse avait lancé sur le sujet en août 1928 une grande enquête à laquelle avaient répondu 33 écrivains (les réponses ont paru d’août à décembre 1928). Dès sa création, Monde se fixait comme un de ses objectifs prioritaires de contribuer à la rélexion et à l’émergence d’une littérature nouvelle, qui restait alors à définir, parfois qualifiée de prolétarienne, mais aussi de populaire, de collective, de sociale, de largement et authentiquement humaine – l’hésitation sur les termes traduisant l’embarras des commentateurs. Enquêtes, articles généraux, manifestes, comptes rendus d’œuvres vont ainsi contribuer – entre 1928 et 1931, époque où les positions vont se figer et se crisper, s’enkyster dans des polémiques parfois virulentes – à alimenter ce débat. Il va de soi que Monde comme Poulaille dénoncent violemment le « retour au peuple » prôné par les bourgeois condescendants que sont à leurs yeux Lemonnier et Thérive.
12Guilloux ne peut donc ignorer cette « mode » et ces débats nombreux et de plus en plus vifs jusqu’en 1931, auxquels le premier roman de Dabit est associé (André Thérive, critique littéraire au Temps et « co-fondateur » du populisme lui consacre sa chronique du 10 janvier 1930 et Dabit recevra le prix « Populiste » en 1931). C’est pourquoi son article traite essentiellement du danger qu’il y a de réduire une œuvre à une étiquette ou à un courant :
Il ne s’agit nullement d’être un auteur prolétarien ou autre, [écrit-il et c’est sa conclusion]. Un homme comme M. Eugène Dabit doit à tout ce qu’il est de laisser les étiquettes sur les bocaux de pharmaciens pour quoi elles sont faites, et de rechercher tout seul sa vérité, même si cette vérité doit contrarier ceux qu’il aime le plus et l’empoisonner lui-même.
13Défenseur de la liberté et de la solitude de l’artiste, Guilloux parle ici de Dabit comme il aimerait qu’on parle de lui :
[…] les qualités dominantes de ce livre et les qualités sérieuses qu’on sent chez l’auteur sont incompatibles avec les tricheries que comporte toujours la soumission aux canons d’une école, quelle qu’elle soit. Un livre comme celui-ci est d’un homme franc, qui s’engage à fond, et dans la forme qu’il s’est choisie, en dehors de toute influence consentie.
14L’éloge de Dabit est surtout une profession de foi. Pour en comprendre les raisons, il faut rappeler qu’au cours de ces années 1927-1933, Guilloux lui-même est en permanence évoqué lorsqu’il est question de littérature prolétarienne et ce dès la parution de La Maison du peuple (rappelons que Clarté du 15 juillet 1927 classait Guilloux dès sa première œuvre parmi les écrivains prolétariens, aux côtés de Poulaille, Bourgeois et Tousseul9). Monde dont le 1er numéro sort le 9 juin 1928 n’a pu bien sûr rendre compte de la parution de La Maison du peuple publiée en juin de l’année précédente. Mais dans le n° 19 (13 octobre 1928), Garmy signale l’apparition d’une « fière équipe de jeunes » : André Chamson, Jean Tousseul, Henry Poulaille, Louis Guilloux, Lucien Bourgeois, Tristan Rémy.
Des livres ramassés au coin des faubourgs ou dans les villages. Ils arrivent avec cet air honnête et franc des logis ouvriers. Ils traînent derrière eux leur enfance comme un pauvre jouet d’un sou.
15Il cite plus particulièrement des extraits du Village gris de Tousseul (1927), de Porte Clignancourt (1928), le premier roman de Rémy, et de La Maison du peuple. Le même Garmy, dans le n° 28 du 15 décembre 1928, aura recours aux mêmes références pour illustrer ce nouveau courant littéraire ou plutôt cette nouvelle génération dont Guilloux est déjà considéré comme un des principaux représentants. Dans ce numéro 19, répondant à l’enquête lancée par Monde sur la littérature prolétarienne, enquête à laquelle j’ai déjà fait allusion, qui constitue la première réflexion collective sur cette question et contribuera à populariser l’expression, Poulaille cite lui aussi Guilloux parmi les écrivains prolétariens actuels, avec Tousseul, Bourgeois, Rémy et quelques autres. Il le citera de nouveau dans la conclusion de Nouvel âge littéraire (juillet 1930) en saluant une nouvelle génération d’écrivains du peuple auxquels il intègrera alors Giono, Dabit et Peisson. Dans un manifeste intitulé « Vers un art social », publié le 21 novembre 1931 et précédant un grand débat organisé par Monde en décembre de la même année sur cette question (Guilloux y sera d’ailleurs présent), Barbusse cite encore Guilloux parmi
les signes précurseurs d’une nouvelle formule littéraire que commandent les nécessités sociales […]. Les noms de Lucien Bourgeois et Eugène Dabit viennent sous la plume, [écrit-il] comme ceux de René Marran, Chamson, Giono, Peisson, Guilloux, Guillaumin, Poulaille, Rémy.
16Dès La Maison du peuple, Guilloux est donc considéré, unanimement mais comme nous allons le voir à son corps défendant, comme un chef de file de cette « nouvelle génération littéraire », nouvelle par son âge, par son origine sociale, par les thèmes qu’elle aborde et par le regard qu’elle porte sur les réalités sociales.
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17Dans les colonnes de Monde c’est cette grille de lecture qui prévaut, avec quelques nuances. Il peut être intéressant de s’arrêter un instant sur les comptes rendus qui lui sont consacrés :
18– le 19 avril 1930, Marc Bernard, sans lui tenir grief de la polémique qui l’a opposé à Guilloux (nous y reviendrons) consacre un long article, élogieux, à Dossier confidentiel Il ne fait, à juste titre, aucune allusion à la littérature prolétarienne dont ce roman est très éloigné ; il apprécie l’étude psychologique de l’adolescence plus que l’écriture qu’il juge une « langue claire et sobre », et conclut, de façon assez neutre, en considérant que cette œuvre
contribuera à classer Louis Guilloux parmi les jeunes écrivains les plus dignes d’attention.
19– le 4 juillet 1931, Augustin Habaru exprime son admiration pour Compagnons :
La richesse, l’émotion, la grandeur, qui marquent ce court récit montrent quelles ressources un écrivain peut tirer de la vie quotidienne d’êtres et d’événements en apparence dépourvus de tout intérêt.
20Il cherche, à tort, les fondements d’une telle réussite dans l’origine sociale de l’auteur et non dans la maîtrise remarquable de la langue et de la composition :
Pour y arriver, [écrit Habaru] il faut participer intensément aux sentiments des travailleurs et non pas chercher « dans le peuple » des personnages et des sujets nouveaux.
21Pique contre le populisme et valorisation de l’authenticité, dans l’esprit de Poulaille. Pourtant Habaru note aussi :
Son sujet est un banal événement de la vie quotidienne. Mais avec ces éléments, Guilloux a su écrire un récit qui empoigne.
22Et l’expression « a su écrire » n’est pas une banale clause de style. Quelques mois plus tard, le 28 novembre 1931, Habaru rapprochera Compagnons du premier volume du roman autobiographique de Poulaille Le Pain quotidien. Il voit dans ces deux œuvres
deux pôles de cette littérature d’inspiration ouvrière dont Barbusse parlait ici la semaine dernière.
23Habaru regrette cependant chez Poulaille « un parti-pris de négligence inexcusable » :
L’auteur du Pain quotidien considère que bâcler un livre est un témoignage de spontanéité. Il oublie que la spontanéité se concilie parfaitement avec le fini du travail. Et le métier d’écrivain a ses exigences de détail, comme le métier de charpentier.
24Compagnons lui sert alors de contre-point, comme l’exemple même d’une réussite formelle ; Guéhenno lui aussi condamnera dans Europe le mépris affiché par Poulaille pour le bien écrire et lui opposera Peisson, Chamson, Dabit et Guilloux10.
25– Enfin le 28 mai 1932, Magdeleine Paz, qui succède à Marc Bernard, associe sous la rubrique de « littérature prolétarienne » les deux romans dont elle rend compte : Hyménée de Guilloux (Grasset) et Villa Oasis de Dabit (Gallimard, NRF). Elle voit, dans l’un comme dans l’autre, non plus des œuvres de témoignage mais des « œuvres de démolition », ce qui montre bien que les contours de la notion sont plus qu’incertains.
26Je n’ai rien trouvé dans Monde concernant Angelina (c’est étonnant pour ce texte qui marque un retour très net à la veine de La Maison du peuple - et qui en est un premier volume qui viendrait après - mais ce silence peut s’expliquer par la crise que traverse alors Monde et sa désorganisation) ni bien sûr à propos du Sang noir puisque Monde s’interrompt à la mort de Barbusse en septembre 1935.
27Ces comptes rendus d’œuvres postérieures à La Maison du peuple montrent que, malgré le renouveau de son écriture et de ses thèmes, Guilloux reste considéré comme une des figures les plus représentatives de cette nouvelle sensibilité littéraire qu’on qualifie assez régulièrement dans Monde de prolétarienne, sans toutefois abuser du terme. C’est Compagnons qui retient surtout l’attention, les autres romans paraissant décontenancer les critiques. Cette image lui pèse et l’inquiète :
[…] qu’il est difficile de se faire entendre, et de rester libre, dans le chaos d’aujourd’hui, [écrit-il alors à Romain Rolland]. Malgré tout, je ne veux, je ne puis me dire d’un parti ou d’une école. Et l’on voudrait que je me dise écrivain prolétarien.11
28Je ne peux m’arrêter sur d’autres textes critiques qui permettent alors à Guilloux les mêmes mises au point. On peut ainsi se reporter à l’article qu’il consacre dans Europe en 1927 au roman de Lucien Bourgeois, L’Ascension, roman-fondateur du courant prolétarien. Encore plus significatif me paraît le compte rendu de Nouvel âge littéraire de Poulaille (Europe n° 95 du 15 novembre 1930). L’article est sévère, peut-être injuste, comme pour mieux se démarquer de ce courant auquel il est, plus qu’il ne le voudrait, associé. On y retrouve les mêmes préoccupations que celles soulignées dans le texte sur Dabit :
Que nous importent nos expériences personnelles, que nous importent nos classes ? Ayons, une bonne fois, le courage de nous délivrer de ce pesant fatras, de ces pesants mensonges. Le fond du livre de Poulaille est précisément une invitation à nous enfermer dans nos classes. Et c’est cette invitation que nous devons décliner si nous tenons à être ce que nous sommes, à faire ce que nous avons à faire.
29Il conclut, sur le même ton :
On veut nous enfermer dans nos classes, on exige de nous que nous soyons fidèles. Je demande, au contraire, qu’on soit infidèle.
L’enquête « La jeune génération et Zola »
30Ce souci d’indépendance, à la limite de la provocation, domine la réponse que fournit Guilloux à l’enquête sur Zola lancée par Monde le 19 octobre 1929 – deuxième texte que je voudrais rapidement commenter. De nombreuses contributions tentent de susciter en cette année 1929 un « retour à Zola12 » et le livre de Bed, Mort de la pensée bourgeoise en est l’exemple le plus significatif. Monde demande à de nombreux écrivains si l’œuvre et l’exemple de Zola peuvent aider la littérature contemporaine à sortir de l’impasse où elle est enfermée ; la réponse de Guilloux paraît dans le n° 73 du 26 octobre 1929 (avec celles de Malraux, Chamson, Jolinon et Bertrand de Jouvenel). C’est une réponse en deux temps ; Guilloux affirme d’abord que ce débat sur Zola lui paraît un faux débat :
Il ne s’agit pas, n’est-ce pas, d’instituer un débat entre littérateurs sur une question de littérature, mais très exactement de se prononcer pour ou contre la révolution.
31Sur ce point, on ne peut qu’être frappé par le radicalisme assez provocateur de Guilloux :
La vraie foi révolutionnaire, [écrit-il] ne bavarde pas, ne cherche à convaincre personne : elle agit. La question n’étant pas de savoir s’il est souhaitable ou non de verser le sang, mais le sang devant nécessairement couler, il s’ensuit que, pour un révolutionnaire, il est infiniment plus profitable d’apprendre à manier un fusil qu’à manier une plume ou des idées.
32Ce radicalisme – dans lequel on peut déjà lire un rejet catégorique de l’engagement intellectuel – rappelle les propos de son personnage Paul dans Dossier confidentiel :
- Tu veux dire, n’est-ce pas, que la révolution n’est pas une affaire d’idées ? [lui demande le narrateur],
- Oui.
- Qu’est-ce, pour toi ?
- Une question de mitrailleuses13.
33Guilloux rejette pêle-mêle Berl, Lemonnier et le populisme, Barbusse et ses tentatives, insistantes et vaines, pour regrouper et organiser les écrivains révolutionnaires. Il s’en prend notamment à une formule de Barbusse qui lui déplaît (il la cite de nouveau dans l’article d’Europe sur Poulaille auquel j’ai déjà fait allusion) car elle lui paraît vouloir instituer une « nouvelle morale révolutionnaire » :
il suffit pour être écrivain du peuple, [avait écrit Barbusse] de partager l’idéal pratique, le but final du prolétariat européen.
C’est le style même du catéchisme [commente Guilloux]. La révolution devient un devoir.
34Il conclut sa réponse avec panache :
Quelles sont ces prisons où l’on veut nous enfermer ? Avec Zola, oui pour la révolution ; de tout cœur mais librement.
35L’image récurrente, exprimant une terreur profonde, est donc celle de la prison. Une même obsession parcourt les différents articles que j’ai cités, celle de l’indépendance. Elle explique qu’il reste à l’écart de toutes les tentatives d’organisation des écrivains prolétariens. Le 7 décembre 1931, il est signalé parmi les écrivains réunis dans la salle du Grand Orient pour débattre de la littérature prolétarienne mais il n’y prend pas la parole ; par contre, lors d’une conférence prononcée peu de temps auparavant devant les « Amis de Monde » il déclare qu’il ne croit pas que l’écrivain doive écrire des romans pour servir sa classe : il lui suffit d’être avant tout humain, retrouvant les mots mêmes utilisés à propos de Dabit (Monde n° 78, 31 octobre 1931).
36Il reste à distance alors que les débats se politisent, que le groupe Poulaille, comme d’ailleurs le journal de Barbusse, doivent affirmer leur indépendance d’artistes et d’intellectuels face aux pressions et aux attaques de la presse communiste. A la fin de 1930, lorsqu’il envisage la création de la revue Nouvel âge (dont le premier numéro paraît en janvier 1931), Poulaille veut s’appuyer sur Guilloux (aux côtés de Gachon, Giono, Plisnier, Dabit, Rémy, Guillaumin, Lucien Jacques). Il n’obtient pas son accord mais publiera tout de même, en mars 1931, la nouvelle Feux follets. En 1932, Guilloux n’apparaît pas dans la liste du Groupe des Ecrivains Prolétariens, ni parmi les signataires (parmi lesquels Marc Bernard, Dabit, Fombeure, Gachon, Poulaille, Plisnier, Peisson, Rémy) du manifeste « Notre position » qui paraît dans le Bulletin de ce groupe (le 1er numéro de mars 1932 l’annonçait parmi les futurs collaborateurs ce qui ne sera pas le cas) ; pas davantage dans les pages que ce groupe fait paraître dans Monde (mais il est perçu comme suffisamment proche pour qu’Habaru cite son nom, apparemment à tort, dans Monde du 12 mars 1932 parmi les membres du G.E.P. qui participent au Bulletin des Ecrivains prolétariens). Guilloux est enfin contacté par Poulaille lorsque celui-ci veut mobiliser14 des écrivains amis pour défendre Monde – apparemment sans résultat.
37Tout dans son attitude marque le refus très net de participer à une quelconque organisation des écrivains prolétariens. Guilloux ne cesse d’exprimer publiquement une méfiance très marquée à l’égard de Poulaille, qui pourtant considère que par ses écrits, par ses origines, par sa sensibilité, il « fait partie de la famille ». Plus que le rejet de Poulaille lui-même et des écrivains qui l’entourent, c’est la peur, la hantise de l’embrigadement, de l’emprisonnement qui le guident, peur qui constituait l’idée directrice de l’article qu’il consacrait à Dabit15.
La note sur Caliban parle
38Le dernier texte de Guilloux que je voudrais commenter nous ramène à sa première intervention dans Monde à propos du livre de son ami Jean Guéhenno, son « frère d’échoppe » (Guéhenno et Giono noteront à plusieurs reprises cette origine sociale commune, partagée également avec Lucien Jacques). Guilloux, apparemment lecteur assidu de Monde16, adresse au journal une lettre, publiée le 26 janvier 1929, qui s’ouvre ainsi :
J’ai été tenté de vous écrire ces derniers temps – et plus d’une fois votre journal si passionnant m’a presque toujours inspiré le désir d’entrer en conversation directe avec vous. Je n’hésite pas aujourd’hui. Il s’agit d’une chose qui me touche trop : je veux parler de l’article publié dans votre revue sur le Caliban parle, de Jean Guéhenno.
39Guilloux qui ne répond pas toujours aux sollicitations, Guilloux plutôt discret, voire distant, réagit là spontanément et avec une certaine véhémence. Visiblement le sujet lui tient à cœur :
[…] je m’étonne, cher monsieur, écrit-il, qu’un article à mon sens aussi faible soit tout ce que Monde ait publié sur un livre d’une telle valeur et, permettez-moi de dire, d’une telle importance.
40De quoi s’agit-il ?
41Le 29 décembre 1928, Marc Bernard (l’article est signé de ses seules initiales M. B.) a effectivement consacré au deuxième livre de Guéhenno un article que – c’est le moins qu’on puisse dire – n’apprécie pas Guilloux :
Votre chroniqueur, [écrit-il], me paraît avoir lu ce livre avec beaucoup de légèreté.
42Guilloux n’a pas tort, l’article de Bernard étant un peu rapide, désinvolte, voire narquois. Bernard rappelle que les deux figures qui s’opposent dans cet ouvrage, Caliban et Prospero, sont empruntés à Shakespeare par l’intermédiaire d’un drame de Renan, Caliban (1878) mais il néglige la problématique profonde de cet important essai. Très marqué par la lecture de Renan et de Michelet (auquel il a consacré son premier livre), s’appuyant sur sa propre expérience, à égale distance de l’essai et de l’autobiographie intellectuelle, Guéhenno y réfléchit à l’accès du peuple à la culture, à ses difficultés, à sa nécessité et à ses dangers, notamment celui de la trahison de ses origines, de sa classe ou de son milieu familial, question qui revient souvent sous la plume de Martinet ou de Nizan, et qui n’est pas étrangère à Guilloux – ou à Camus. Jeune intellectuel issu du peuple, autodidacte lui-même, Bernard pourrait se reconnaître dans cette méditation-confession de Guéhenno, comme s’y est reconnu Giono17.
43Le journaliste de Monde préfère y voir un autre sujet de réflexion, plus politique, l’alliance du peuple et des intellectuels :
Le sentimentalisme pousse certains intellectuels vers le peuple ou il les en éloigne. Un Maurice Barrès, un Jean Guéhenno sont mûs par le même moteur.
44Le rapprochement est perfide. Bernard rend tout de même hommage à Guéhenno d’avoir accompli une partie du chemin mais attend la suite, c’est à dire des prises de position politiques qui scelleraient une véritable et durable alliance.
45Guilloux s’indigne d’une lecture aussi réductrice (notamment du rapprochement provocateur entre Guéhenno et Barrès) et va jusqu’à se demander si la surdité dont a fait preuve le journaliste de Monde n’est pas volontaire, comme si ce livre avait le don d’exaspérer le lecteur bourgeois comme le lecteur communiste qu’est, aux yeux de Guilloux, Marc Bernard18 :
Y aurait-il en lui assez de force vivante, humaine, libre, pour qu’il soit rejeté par tous ceux qui s’enferment dans la prison étroite des partis, qu’il s’agisse des partis bourgeois ou des partis marxistes ? C’est fort possible. Ce serait tant mieux pour ce livre. Au moins recevra-t-il de ce fait une confirmation précieuse, une marque pour moi d’indéniable grandeur.
46La prison, qui est celle des convictions, des préjugés, des engagements politiques, empêche de lire, comme elle pouvait empêcher de créer. Nous retrouvons les mêmes craintes que celles exprimées à propos de Dabit ; d’ailleurs, à la fin de cette vibrante défense de Guéhenno, Guilloux revient sur la question de la littérature prolétarienne, comme si c’était à ses yeux la même question :
La littérature prolétarienne est-elle nécessairement marxiste, dogmatique, sans liberté ? Voilà ce qu’il faudrait nous dire. Et tous ceux qui, étant hommes du peuple, et l’aimant autant que vous travaillent pour lui, mais en dehors de tout dogme marxiste ou autre, doivent-ils s’attendre, ceux-là, à se voir toujours traités par les communistes comme des traîtres et des « bourgeois » – à voir mise en doute la sincérité de leurs espoirs révolutionnaires ?
47Bernard répond d’une façon qu’on peut juger maladroite – et éloignée de notre propos – mais qui est en même temps très explicite. Il rejette l’idéalisme, le sentimentalisme de Guéhenno au nom d’une approche qui se veut beaucoup plus scientifique, réaliste, rigoureuse, du socialisme et de la révolution et ne rougit pas d’être dogmatique :
[…] jamais on ne créera avec des moyens pareils, en s’appuyant sur la sensibilité pure, une claire conscience révolutionnaire chez celui qui exige pour être convaincu autre chose qu’une indignation sentimentale […] C’est pourquoi nous sommes quelques-uns qui avons mis notre plus grande certitude en certains « dogmes », comme les appelle Louis Guilloux, de certains savants socialistes.
48Les véritables enjeux de cette polémique dépassent le livre qui lui a servi de détonateur et pour mieux comprendre la position très paradoxale de Guilloux, il faudrait replacer cet échange dans son contexte. Je me contenterai de rapides rappels.
49Les essais sur la question de la crise et de l’avenir de la culture sont très nombreux dans ces années charnières entre vingt et trente : Regards sur le monde actuel de Valéry (Stock, 1931), Destin du siècle de Jean-Richard Bloch (Rieder, 1931) ou la traduction française chez Gallimard du Déclin de l’Occident de Spengler (1931) prolongent un débat amorcé par deux textes qui vont connaître un grand retentissement et occupent deux positions contradictoires : Caliban parle de Jean Guéhenno (1928) – suivi en 1931 de Conversion à l’humain – et Mort de la pensée bourgeoise d’Emmanuel Bed (1929), tous deux pubiés dans la collection que dirige Guéhenno chez Grasset, « Les Ecrits ».
50Quelles sont leurs positions respectives ou plutôt celles que les commentateurs leur ont alors assignées, s’appuyant sur leurs livres mais aussi sur les textes qu’ils donnent dans la presse19 ? Dans les colonnes de Monde, Habaru oppose les deux essayistes (en simplifiant leurs thèses) de la façon suivante :
Si nous sommes d’accord avec Berl et Guéhenno sur le danger que la persistance du régime bourgeois fait courir à la culture, nous sommes sans doute séparés d’eux par la conception que nous nous faisons de cette culture. Guéhenno semble avoir la hantise des humanités et c’est la culture classique qu’il voudrait sauver. Quant à Berl, il aspire, avec une intégrale révolution des moeurs, à la mort de toutes les valeurs qui furent en honneur dans le passé.20
51En opposant Berl et Guéhenno, Habaru définit deux attitudes de l’intellectuel face à la culture : protecteur ou iconoclaste ? défenseur de la culture ou pourfendeur ? L’un veut défendre la tradition humaniste et ses valeurs contre la culture bourgeoise qui les dénature, l’autre ne connaît qu’une culture, la culture bourgeoise, dont il diagnostique avec jubilation l’agonie et la mort prochaine. Cette confrontation recouvre deux options radicalement opposées :
- un appel radical à la destruction, à la table rase, à la mort de la culture bourgeoise, qui marque plutôt les années vingt et trouve une brillante expression chez Berl.
- un désir plus humaniste d’appropriation et de défense, que peut incarner Guéhenno et qui trouvera son aboutissement dans le Congrès de la défense de la culture (Paris, juin 35). C’est, globalement, l’esprit des années trente.
52Les deux positions trouvent leur expression dans Monde, partagé, comme toute la gauche intellectuelle, entre ces deux postulations. Je voudrais plus précisément signaler deux longs articles de Guéhenno21, repris dans l’essai qui paraît au début de 1931, Conversion à l’humain (Grasset), car Guilloux leur consacre une longue et belle réflexion dans la lettre qu’il envoie à Guehenno en mars 193122. Il y va beaucoup plus loin que dans l’article de Monde, ce qui nous permet de mieux apprécier sa position. Il y affirme de nouveau son admiration, son soutien mais paradoxalement développe une conception de la culture très différente de celle de Guéhenno. Il ne valorise pas cette culture qu’il n’isole d’ailleurs pas, dont il ne perçoit pas la spécificité. La notion même de culture se dilue au profit du vécu, de l’expérience, du parcours individuel. De même qu’il écartait la classe ou l’origine sociale lorsqu’il lisait Bourgeois, Poulaille ou Dabit, Guilloux évacue toute conception trop marquée ou trop ancrée de la culture :
Le mot « culture », [écrit-il], ne peut avoir pour moi d’autre sens que celui d’expérience.
53Il va même jusqu’à qualifier de « honte » et de « sottise » le besoin de parler de soi, de raconter au monde ses chagnns et ses joies, et le désir de se survivre. « Est-ce cela la culture ? » s’interroge-t-il. L’homme cultivé ne serait-il pas plutôt « celui qui sait se taire », « celui qui sait renoncer aux œuvres » ?
54Au fond, Guilloux, défendant avec véhémence le Caliban de son ami, lui adressant une lettre vibrante d’admiration pour son livre suivant, ne partage pas ses idées. Il n’a pas ce respect, cette foi en ce patrimoine culturel que Guéhenno défend en intellectuel mais aussi en pédagogue. Car le point central de ce débat est bien la question de l’école. Guéhenno y voit une arme possible de libération (dans des conditions sociales idéales qui ne sont pas en fait réunies) ; il fait de l’instituteur, après Péguy « le représentant de l’humanité » ou, expression que ne renierait pas Romain Rolland le « représentant de l’esprit » ; Berl verrait plutôt en lui un empoisonneur, un corrupteur des enfants du peuple, un « chien de garde » pour reprendre le titre de Nizan. Et Guilloux serait plutôt de ce côté. Je renvoie à l’article de Philippe Roger « La haine de l’école »23 qui, s’appuyant sur les romans, me paraît très convaincant. Je citerai pour ma part le bel article que Guilloux consacre à Vallès dans La NRF24 car il permet d’associer l’article sur Dabit et celui sur Guéhenno, la réflexion sur la littérature et celle sur la culture. Guilloux exprime dans cet article sa haine de l’école, de l’institution scolaire et de ceux qui y voient le salut du peuple. Il rappelle sa rencontre avec un homme qui ne sait pas lire, un blessé qui lui parle
de ses moutons, de sa montagne, et de la guerre, [cet] homme magnifique […] celui-là même que M. Alain voudrait envoyer à l’école pour en faire un professeur en jaquette.
55Il y exprime le même rejet de l’école et des écoles, c’est-à-dire des écoles littéraires :
[…] il est amusant de se demander ce qu’en feraient aujourd’hui nos chefs de file. Un écrivain populiste ? Un écrivain prolétarien ? Il est probable que les directeurs des établissements populistes et prolétariens seraient fort contrariés d’avoir pour client un homme tel que Vallès.
56Nous retrouvons là le premier point abordé. Et Guilloux conclut :
Ils [les hommes comme Vallès] savent que les écoles sont menteuses de leur nature, et qu’elles vont même jusqu’à mentir avec honnêteté.
57Cette phrase peut s’appliquer aux deux premiers points que nous avons développés.
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58La lecture de Monde nous permet enfin de verser quelques pièces à la question de l’engagement intellectuel de Guilloux.
59Il n’est pas un pétitionnaire mais on peut trouver quelques traces très précoces d’engagement. N’oublions pas une des toutes premières manifestations publiques de Guilloux signalée par Jean-François Sirinelli dans Intellectuels et passions françaises25 : la signature de l’appel d’inspiration « pacifiste » lancé par Michel Alexandre et relayé par Alain contre la loi Paul-Boncour, loi qui paraît gravement menacer l’indépendance intellectuelle et la liberté d’opinion en temps de guerre26. On n’a par contre jamais signalé à ma connaissance son adhésion au Comité pour le retour en France d’Henri Guilbeaux – condamné à mort par contumace en 1919 – action engagée dès 1924 puis relancée en 1926. Une liste des signataires est publiée dans Monde du 23 mars 1929, sous la présidence de Romain Rolland et avec l’appui de Bloch, Arcos, Duhamel Dujardin, Vildrac c’est-à-dire Europe et Les Humbles et non le PCF, comme le confirme la liste des signataires où figure Guéhenno.
60Il faut noter que, sauf omission de ma part, on ne trouve plus rien jusqu’en 1932, jusqu’à l’appel reproduit dans les Carnets27 en faveur du futur Congrès d’Amsterdam, appel qui reprend le texte des organisateurs Barbusse et Rolland et note :
un Comité d’Organisation régional pour la préparation du Congrès Mondial contre la guerre s’est constitué à Tours.
61Cette mention, voulue par Guilloux lorsqu’il prépare l’édition de ses Carnets, renseigne sur ses idées et ses engagements personnels en 1932, mais rend encore plus patent son silence public. Guilloux n’apparaît jamais parmi les écrivains (parmi lesquels, pour la France, Dabit, Duhamel, Gide, la rédaction d’Europe) qui apportent publiquement leur soutien à ce mouvement. Son nom figure par contre dans une liste que Barbusse publie dans Monde n° 144 du 7 mars 1931 regroupant les membres d’un comité français pour la défense de l’URSS. Il est impossible de vérifier si toutes les personnalités citées par Barbusse (parmi lesquelles Dabit, Guéhenno, Malraux, Nizan, Parain, Poulaille, Signac, Vildrac, Werth et bien d’autres) ont bien donné leur adhésion mais le journal ne fera paraître aucun démenti.
62Comme beaucoup d’écrivains, Guilloux se rapproche en 1933 de l’Association des Ecrivains et Artistes Révolutionnaires : la première trace des effectifs de l’association au début de 1933 est le tract dénonçant le 6 février la mort de neuf ouvriers des usines Renault ; parmi les signataires on trouve Guilloux aux côtés d’Aragon, Barbusse, Bloch, Breton, Crevel, Dabit, Eluard, Fréville, Friedman, Jourdain, Lurçat, Moussinac, Nizan, Louis Paul, Péret, Politzer, Rivet, Rolland, Sadoul, Unik, Vildrac, Vaillant-Couturier – mais cette fois-ci, il faut le noter, sans Guéhenno. Puis le 2 septembre 1933, dans un article de Monde marquant un tournant dans la vie de l’AEAR, Vaillant-Couturier cite Guilloux parmi les adhérents ; mais on cherchera en vain son nom dans les manifestations organisées par l’association. Il est absent de tous les mouvements, appels, rassemblements qui marquent les années 33-34 : le mouvement en faveur de Dimitrov, le mouvement en faveur de Thaelmann, leader du Parti communiste allemand, les comités de soutien à l’URSS.
63Un mot sur le Congrès des Ecrivains, qui occupe une très grande place dans Monde puisque Barbusse et ceux qui en sont devenus en 1935 les collaborateurs, Nizan, Aragon, Cassou, comptent parmi les organisateurs de cette grande manifestation. Dans Monde n° 330 du 5 avril 1935, Guilloux apparaît parmi les signataires de l’appel pour le Congrès ; par contre il ne fait pas partie des intervenants officiels. Il est signalé à plusieurs reprises comme secrétaire par les travaux biographiques qui lui ont été consacrés28, remplaçant Martin-Chauffier à la dernière minute – sans qu’on en sache plus. C’est de toute façon une participation extrêmement brève – puisque Martin-Chauffier lui-même avait été associé assez tard à la préparation du Congrès (par Gide et Malraux vers la mimai) – et limitée à des tâches d’organisation. Il apparaît par contre dans le programme comme président de la séance du lundi après-midi – aux côtés d’Andersen-Nexö. Une présence donc très discrète, confirmée par quelques photographies le montrant dans les coulisses du congrès, ce qui ne signifie pas pour autant un désaccord : il ne fait pas partie des opposants qui viennent manifester leur soutien à Victor Serge (parmi lesquels Poulaille que nous avons déjà évoqué à plusieurs reprises ou certains anciens collaborateurs de Monde, notamment Magdeleine Marx). Il figurera dans la délégation française – aux côtés de Guéhenno et Giono – à l’Association internationale pour la défense de la culture, émanation du Congrès. Enfin, on retrouvera son nom parmi les signataires de l’Appel contre l’agression de l’Ethiopie par l’Italie (liste publiée dans l’Œuvre du 5 octobre 1935), appel lancé à l’initiative de Jules Romains en réponse au manifeste pour « la défense de l’Occident ».
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64Peut-on conclure de ces quelques éléments – et en attendant d’autres témoignages – qu’il est « compagnon de route du PCF » ? Non, ou alors il faudrait s’entendre sur l’expression. Il faut remarquer au contraire l’extrême discrétion de cet engagement : des adhésions ponctuelles qui ne débouchent jamais sur une participation plus active (meetings, initiatives) ou plus régulière, des prises de position assez variées qui le rapprochent des courants pacifistes, de la gauche humaniste et rollandienne (et l’influence de Guéhenno est certainement prépondérante) beaucoup plus que des communistes qu’il ne refuse cependant pas de côtoyer. C’est le voyage en URSS qui le placera au premier plan, ce dont il se serait visiblement passé, ayant autant de réticences à se déclarer pour qu’à se déclarer contre. On retrouve sur ce dernier point la crainte que nous avions perçue dans son article sur Hôtel du nord, celle d’être enrôlé, récupéré, emprisonné. Mais on peut aussi voir dans son attitude le refus de la posture de l’intellectuel engagé telle qu’elle se définit alors. Le citoyen Guilloux s’engage anonymement, auprès d’organismes militants, comme des travaux biographiques bien documentés l’ont montré ; l’écrivain s’engage profondément dans son œuvre mais Guilloux refuse le mélange des genres, fidèle à ce qu’il déclarait dans Monde à propos de Zola :
La vraie foi révolutionnaire ne bavarde pas, ne cherche pas à convaincre : elle agit.
65déclaration qui marque son originalité et son indépendance. Dans une époque de manifestes, de péririons, de congrès et de meetings, Guilloux a choisi d’agir ou d’écrire (ce qui est une autre façon d’agir) ; il refuse de bavarder.
Notes de bas de page
1 Lettre inédite conservée dans les Archives du Fonds Poulaille de Cachan et communiquée par Patrick Ramseyer ; citée avec l’autorisation de l’Association des Amis d’Henry Poulaille.
2 Je renvoie pour des renseignements plus précis à ma thèse La revue Monde (1928/1935), contribution à l’étude du débat littéraire franco-soviétique, Bordeaux III, 1986 et à ma biographie d’Henri Barbusse, Barbusse, Le pourfendeur de la Grande Guerre, Paris, Flammarion, Grandes biographies, 1995 ; on peut également consulter Jean Relinger, Henri Barbusse, écrivain combattant, Paris, PUF, 1994, chapitre 8 et la notice consacrée à Monde par Yves Santamaría dans le Dictionnaire des intellectuels français, Paris, Seuil, 1996.
3 Je l’écris très vite dans une présentation très brève, sachant que la question est à la fois capitale et complexe. Je renvoie sur ce point précis à différents chapitres de ma biographie de Barbusse où cette question est abordée.
4 Les dialogues du film de Marcel Carné (1938), et notamment la célèbre réplique d’Arletty, sont dûs à Henri Jeanson qui a mis tout son talent au service d’une brillante distribution : Anabella, Paulelte Dubost, Louis Jouvet, Jean-Pierre Aumont, François Perrier, Bernard Blier et Arletty déjà nommée.
5 Sur Dabit on peut consulter le livre très bien documenté de Pierre-Edmond Robert, D’un « Hôtel du Nord » l’autre, Eugène Dabit, 1889-1936, Université Paris VII, Bibliothèque de Littérature Contemporaine, 1987.
6 C’est moi qui souligne.
7 Notamment dans le Mercure de France du 15 novembre 1929, article suivi par « Du naturalisme au populisme » dans la Revue Mondiale du 1er octobre 1929. Ces articles conduisent au Manifeste du roman populiste, Jacques Bernard, 1930, repris sous le titre Populisme, La Renaissance du livre, 1931.
8 Rencontre de la curiosité, de l’attente du public pour de nouveaux sujets, l’exploration de nouveaux milieux, et d’une production romanesque qui y répond ; parmi les romans les plus souvent cités dans les articles que j’ai mentionnés on trouve Les Frères Bouquinquant de Jean Prévost (Gallimard, 1930), La Rue sans nom de Marcel Aymé (Gallimard, 1930), Hans le marin d’Edouard Peisson, dédié à Henry Poulaille (Grasset, 1929) ou Un de Baumugnes de Jean Giono (Grasset, 1929).
9 Voir Jean-Pierre Morel, Le Roman insupportable, L’Internationale littéraire et la France (1920- 1932), Gallimard, Bibliothèque des idées, 1985, p 115.
10 Jean Guéhenno, « Littérature prolétarienne », Europe, décembre 1931.
11 Lettre du 18 septembre 1931 ; la correspondance Guilloux-Rolland a été publiée une première fois par Bernard Duchatelet en 1983 dans le Bulletin de l’Association des Amis du Fonds Romain Rolland puis reprise dans son livre Romain Rolland, La Pensée et l’action. Université de Bretagne Occidentale et CNRS-Centre d’Etudes des Correspondances des xix et xx siècles, 1997.
12 Je renvoie à mon étude, « Zola, 1929-1935 ou Les ambiguïtés d’un retour de Zola », Les Cahiers naturalistes, n° 65, 1991.
13 Dossier confidentiel, Paris, Grasset, 1930, p. 70.
14 Cf. la lettre-circulaire dactylographiée envoyée le 13 juillet 1932 par Poulaille à de nombreux écrivains parmi lesquels Guilloux, lettre citée in Karl-Anders Arvidsson, Henry Poulaille et la littérature prolétarienne française des années 1930, Acta Universitatis Gothoburgensis et Jean Touzot Editeur, 1988, p. 245.
15 Eugène Dabit auquel il consacrera un article nécrologique dans Commune n° 38 d’octobre 1936.
16 Christian Bougeard dans un article « Louis Guilloux et son temps », numéro spécial dirigé pat Yannick Pelletier, Plein Chant, n° 11/12, 1982, p. 139, signale que Guilloux gardait dans son bureau une collection complète de Monde 1930-1933.
17 Dont on peut citer le témoignage : « Mon cher ami, il vous paraîtra extraordinaire que je vous dise : il m’a fait souvenir de mon père. Pourtant c’est ça. Mon père était ce peuple-là. D était ce « Caliban », et je me souviens que bien des fois, autour de sa petite table de veille – il était cordonnier – on a padé avec les phrases de votre Caliban ». Correspondance Jean Giono – Jean Guéhenno, éd. de Pierre Citron, Paris, Seghers, 1991, p. 34.
18 Le romancier Marc Bernard, qui a publié en 1929 son premier livre Zig-zag chez Gallimard a milité brièvement au Parti Communiste ; il est ensuite proche de Poulaille et membre de « Mai 36 », organisation culturelle proche du Parti Socialiste.
19 Bed est alors éditorialiste à Monde et Guéhenno rédacteur en chef d’Europe.
20 Augustin Habaru, « Les écrivains et la question sociale », Monde, n° 50, 18 mai 1929.
21 Jean Guéhenno, « Réflexions sur la culture des masses », Monde, n° 89, 15 février 1930 et n° 90, 22 février 1930.
22 Le statut de ce texte reproduit dans le volume publié en 1982 par la revue Plein Chant et déjà signalé pose problème comme l’a montré Michèle Touret dans sa communication au colloque.
23 Louis Guilloux, actes du Colloque tenu à Cerisy-la-Salle du 12 au 22 juillet 1984, Quimper, Calligrammes, 1986.
24 Louis Guilloux, « A propos de Jules Vallès », NRF, n° 204, 1930, p. 437-443.
25 Collection folio-histoire, n° 72, p. 128-129.
26 Europe du 15 avril 1927 pour la première liste de signatures parmi lesquelles Barbusse, Bed, Bloch, Challaye, Chamson, Cocteau, Duhamel, Guéhenno, Guilloux, Langevin, Mac Orlan, Margueritte, Martinet, Prévost, Rolland, Séverine, Vildrac. Une deuxième liste suivra.
27 Paris, Gallimard, 1978, Tome I, p. 94-95.
28 Notamment Yves Loisel, Louis Guilloux, Biographie, Spezet, Coop Breizh, 1998, p. 116 et suiv.
Auteur
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