Louis Guilloux et l'Algérie
p. 47-50
Texte intégral
1Créés en 1945, après la Libération, les Mouvements de jeunesse et d’Education populaire, dirigés en un premier temps par Jean Guéhenno, mirent en place, avec le concours du Gouverneur général de l’Algérie Yves Chataigneau, des réformes destinées à favoriser une tentative de rapprochement entre les communautés. L’une de ces inititiaves fut, en décembre 1947, la rencontre de Sidi- Madani, un rendez-vous culturel organisé par Charles Aguesse, un ancien professeur du Collège Anatole Le Braz de Saint-Brieuc où Louis Guilloux fit ses études. Bon nombre d’écrivains et d’artistes de la métropole sont alors invités à se rendre en terre algérienne. Parmi eux, l’auteur du Sang noir qui est heureux, à cette occasion, de « suspendre » l’écriture de son Jeu de patience. Un travail dont il est, écrit-il dans ses Carnets II 1944-19741, pour le moment excédé. Il est décidé à « mettre en panne », bien qu’il craigne que cette interruption ne lui soit fatale. Quoi qu’il en soit, il reste beaucoup à faire et il ne peut être question, conclut-il, de rien brusquer. Aussi, malgré une santé qui n’est pas très bonne, il estime qu’il « lui faut donc quitter pour un temps sa chère Bretagne ».
2Avant son départ, il assiste, toujours à Saint-Brieuc, à un meeting de Jacques Duclos à la Maison du Peuple, « paperasse », reçoit deux lettres, l’une d’André Malraux qui lui envoie son dernier livre La Psychologie de l’art et l’autre de son ami Albert Camus qu’il va bientôt retrouver en Algérie.
3Il lit également la correspondance entre Gorki et Tchekhov, rend visite au Préfet surnommé, depuis la clandestinité, Tonton et au maire Victor Rault. Le 15 janvier, pour l’anniversaire de ses quarante-neuf ans, sa mère lui fait cadeau de la montre de son père. Il passe enfin à la Préfecture pour retirer son passeport, se rend à Lausanne pour le Prix Louis-Veillon dont il est membre du jury puis rejoint Marseille. Après une traversée agitée, il arrivera le 18 février 1948 à Alger, à bord du Ville-d’Oran.
4A Sidi-Madani, un petit village situé à une soixantaine de kilomètres plus au sud, il doit rencontrer, en compagnie de Brice Parain, de Jean Cayrol (Prix Renaudot 1947), de Louis Parrot, du peintre breton de Kermadec et d’Albert Camus, des écrivains et des artistes vivant en Algérie, notamment Emmanuel Roblès, Jean Senac, Mohammed Dib et le miniaturiste Racim. A l’hôtel qui lui rappelle l’Espagne et où les invités sont logés, les conférences, les débats et les concerts de musique vont, malgré les difficultés matérielles, se succéder. Le programme prévoit naturellement des visites. Au cours de l’une d’elles, non loin de là, dans les gorges de la Chiffa, Guilloux se fait, au Ruisseau des Singes, chiper sa pipe par un ouistiti. Il lui faudra user de beaucoup de diplomatie pour la récupérer. Il visitera aussi les marchés, une école coranique, verra un documentaire qu’il estime médiocre sur le pélerinage à La Mecque et s’intéressera à la condition des femmes algériennes.
5Dans l’un des villages de la région, une vieille femme arrêtera le groupe sur l’étroit sentier rocailleux qui sert de rue.
Elle nous montre, [raconte Charles Aguesse], sa machine à coudre fière de l’avoir et désolée qu’elle ne marche pas. Sa mère ayant la même, Guilloux décide de la réparer. Mais il avait, [fait remarquer Aguesse], plus la tendresse de la mémoire que la compétence du technicien.
6Guilloux fera également de fréquents déplacements en voiture à Alger où il se promènera dans la Casbah et à Bab-el-Oued. Il donnera aussi une interview à la radio et accompagnera Camus pour une conférence à la Faculté des lettres où enseignait, quelques années auparavant, leur ami Jean Grenier.
7Il n’oublie pas de souligner l’importance de sa rencontre avec le jeune Mohammed Dib,
poète de premier ordre et qui est pour moi la grande rencontre de ce voyage algérien2.
8Tous les deux aiment la littérature américaine et traduisent en français des auteurs comme Steinbeck dont Guilloux a expédié, avant de prendre le bateau pour Alger, les épreuves de « Posture of Heaven ». Dib, qui fut après le débarquement, interprète comme Guilloux auprès de l’armée américaine, publiera, quant à lui, ses traductions dans la revue Forges dirigée par Roblès.
9Dans ses Carnets, Guilloux notera ses conversations, les variations du climat, ses déjeuners à Belcourt chez la mère de Camus, dans le modeste logement du 93 de la rue de Lyon où l’auteur de L’Etranger vécut dix-sept années. Roblès l’invitera à son tour chez lui. A Sidi-Madani, où la cuisine est bonne, on lui prépare, pour la mi-carême, des crêpes, dont l’une est spécialement faite pour lui avec une trame serrée de fils blancs.
10Au cours de son périple qui durera plus d’un mois, Guilloux, qui a repris son travail sur le Jeu de patience, visitera également les ruines romaines de Tipaza chantées par Camus dans Noces. Il se rendra aussi à Blida et dans le quartier réservé de Boghan, une ville située aux portes du Sud avant de poursuivre sur Tlemcen et Oran où il fera le 22 mars une conférence dans la salle du Conservatoire. Deux jours après, il quitte Oran pour Marseille sur le Marigot.
11Mais déjà à mi-parcours de ce voyage, Guilloux ressent comme un malaise bien qu’il soit enchanté par son séjour. Il écrira, toujours dans ses Carnets :
Je suis parfaitement content de me trouver ici et je n’ai pas de souci, en dehors de ceux que me donne la situation politique3.
12Ennemi de l’exotisme, du pittoresque ou de la couleur locale, il est révolté par la pauvreté des Arabes qu’il compare à celle des clochards. Meurtri par le
nombre immense des gens en haillons ou portant d’anciennes capotes militaires plus que hors d’usage4,
13l’auteur du Pain des rêves ajoutera plus loin, non sans ironiser :
les femmes, les enfants, les gosses vont pieds nus. On me dit que les Arabes sont heureux, qu’ils n’ont besoin de rien, qu’il leur suffit d’avoir à manger pour aujourd’hui et qu’ils ne s’inquiètent pas du lendemain, que leur religion le veut ainsi. Je ne sais si cela est vrai, mais ce qui est sûr, c’est que nous Européens, nous pensons différemment et que nos principes en tout cas voudraient que nous fassions quelque chose pour les tirer de cette misère qui est, à proprement parler, une honte. Je n’ai jamais été colonialiste mais après cette expérience, je le suis moins que jamais5.
14Se souvenant sans doute que le nazisme faisait régner, à peine trois ans auparavant, la terreur en France, il a « mauvaise conscience » et se sent, lui qui a connu la perquisition par la milice de son domicile de la rue Lavoisier, comme
un occupant dans un pays où le capitaine de gendarmerie ressemble au « feldkommandant » de sinistre mémoire6.
15Il ne manque pas aussi de faire remarquer que dans les rues de Blida, distante d’une douzaine de kilomètres de Sidi-Madani, c’est un agent de ville
portant exactement le même uniforme que les agents de Saint-Brieuc qui règle la circulation, et le spectacle de cet agent entouré d’une foule très bariolée d’hommes à turbans et à gandouras, de femmes voilées, de têtes coiffées du fez rouge, est une belle expression de ce qu’il y a à la fois d’absurde et d’humoristique au sens humour noir, et de salaud, dans la situation7.
16On lui fait aussi rencontrer des musulmans « évolués », c’est-à-dire des riches bourgeois qui ne sont pour lui que des collaborateurs de ce système colonial qu’il dénonce ici frontalement et sans concession dans une douzaine de pages courageuses et pleines de colère. Des pages qui font écho au texte de Jean Grenier paru en décembre 1937 dans la NRF et intitulé « Ils ont faim » et au fameux reportage « Misère de la Kabylie » d’Albert Camus publié en juin 1939 dans Alger- Républicain. Des écrits qui disent à leur manière le dénuement et l’injustice faite aux Algériens.
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17La rencontre de Sidi-Madani ne se renouvellera qu’une fois. Elle accueillera en 1947 Francis Ponge, Mchel Leiris, Henri Calet, Jean Tortel et le peintre Jean Dubuffet. D’autres créateurs comme Taha Hussen, Louis Massignon, René Char, Jean Amrouche, André Breton, Vercors, Raymond Aron, Paul Eluard, Henri Michaux, François Mauriac et Jean-Paul Sartre avaient été pressentis. Mais soupçonnée de déranger la tranquillité de l’ordre établi, cette expérience prendra fin, pour des raisons politiques, au cours de l’été 1948. Le nouveau Gouverneur général Naegelen et la sourde opposition des milieux colonialistes et de la puissante Fédération des maires avaient eu raison de la bonne volonté de ceux qui voulaient croire au dialogue et à l’échange.
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