Présentation du fonds d’archives littéraires Louis Guilloux
p. 19-30
Texte intégral
1Je vais présenter ici surtout les textes « Lettres à Louis Guilloux » et « Les manuscrits de Louis Guilloux » publiés dans Louis Guilloux, homme de parole (Saint- Brieuc, Ville de Saint-Brieuc, 1999), ouvrage édité à l’occasion du Centenaire de la naissance de l’écrivain.
Historique
2Louis Guilloux meurt en 1980. Françoise Lambert est exécutrice testamentaire. Amie de l’écrivain, elle travaille depuis plusieurs années à ses côtés. Elle l’a aidé à mettre en ordre une partie de ses papiers et à publier le volume I des Carnets. En 1981, la maison de Louis Guilloux, située au 13 rue Lavoisier à Saint- Brieuc, est achetée par la Ville.
3En 1982, Françoise Lambert fait publier le volume ii des Carnets. En 1984, elle achève la publication de L’Herbe d’oubli, recueil de souvenirs sur lequel Guilloux travaillait depuis de longues années.
4En 1993, la maison de l’écrivain est réhabilitée et reçoit une vocation culturelle. Elle est gérée par la Fédération des Œuvres Laïques qui y organise des ateliers d’écriture. La bibliothèque de l’écrivain est alors inventoriée et conservée dans le bureau où Louis Guilloux composa une partie de son œuvre. Yvonne Guilloux, fille de l’écrivain, propose alors à la Ville de Saint-Brieuc d’acquérir les archives littéraires de son père que Françoise Lambert a remises à la famille.
5En 1994, la Ville de Saint-Brieuc décide d’acheter le fonds d’archives. Il se compose des cartons remis par Françoise Lambert à la famille Guilloux, de divers documents trouvés par Marie-Noëlle Le Bour dans le bureau de Louis Guilloux (environ 4 mètres linéaires) et de documents testés chez Gallimard (environ 4 autres mètres linéaires). Tous les cartons sont alors conservés dans les caves des éditions Gallimard.
6L’expertise est réalisée par Thierry Bodin, libraire-expert. Le fonds est vendu pour un montant de 540.000 francs. L’acquisition a été subventionnée comme suit :
- Fonds régional d’acquisition des bibliothèques | 60 % |
- Conseil général des Côtes-d’Armo | 20 % |
- Ville de Saint-Brieuc | 20 % |
7La bibliothèque municipale de Saint-Brieuc est chargée de la conservation et du traitement de ce fonds. Soixante cartons rejoignent alors les rayonnages des magasins.
8Marie-Noëlle Le Bour, en charge du fonds d’étude de la bibliothèque, et Yannick Pelletier ont procédé à un pré-inventaire du fonds pendant deux ans à raison de huit heures par mois.
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9Les cartons renferment les lettres reçues par Louis Guilloux de même que les manuscrits, tapuscrits, épreuves de la plupart de ses ouvrages. Ces documents sont parfois accompagnés de coupures de presse, de photographies, de cartes postales.
10On trouve également dans le fonds des documents que nous avons regroupés en « dossiers de presse » qui correspondent aux articles concernant Louis Guilloux, probablement envoyés par les services de presse des éditeurs, et que l’écrivain avait précieusement conservés. Ces documents nous permettent de mesurer par exemple le succès du Sang noir, nous montrent entre autres que les débats menés autour des prix littéraires agitaient déjà la presse des années 30, et que la presse bretonne ne s’intéresse pas depuis très longtemps à Louis Guilloux.
11Louis Guilloux conservait aussi un certain nombre de photographies officielles ou d’ordre privé où l’on reconnaît la famille et les amis.
12A ce jour, le fonds se compose de 125 boîtes de format 40x31x12 cm, 15 boîtes de format 42x28x5 cm, et d’un carton contenant les dossiers de presse.
La correspondance
J’ai toujours été un très mauvais épistolier, un correspondant très capricieux, ce n’est pas à toi qu’il faut le dire. Dans ma prime jeunesse, j’avais la lettre assez facile ; plus tard, je n’en ai presque plus jamais écrit, et, désormais, cela m’arrive très rarement1
13Nombreux sont les correspondants de Louis Guilloux à regretter cette « paresse » épistolaire ! Elle peut expliquer l’absence d’échanges durables entre Guilloux et certains personnages, peut-être lassés qu’il ne réponde pas systématiquement. Plus de 500 noms composent en effet la liste des correspondants mais, dans la plupart des cas, les envois se résument à une ou quelques lettres. Plusieurs types de messages caractérisent en fait les informations contenues dans ces lettres : les témoignages d’amitié (où l’on évoque parfois des détails de la vie quotidienne), les conseils (essentiellement dans le domaine de l’écriture), les réclamations (Guilloux ne répond pas, ne rend pas toujours à temps le texte de ses contes ou articles, voire le manuscrit d’un ouvrage) et les félicitations (notamment à l’occasion du Prix Renaudot en 1949).
Les vorticistes, Edmond Lambert
14On retrouve dans les archives les lettres des amis dits « de jeunesse », les « vorticistes » (de « vortex », tourbillon) qui se réunissaient à Paris au début des années 20 : Jean Grenier, Henri Petit, André Chamson, Alain Lemière, sur lesquels veillait un contrôleur des contributions directes fort érudit, Edmond Lambert, « le Socrate de ces jeunes gens » d’après Julien Benda2. Les lettres de ce « tuteur », qui jouissait d’un immense prestige auprès de ces jeunes auteurs, sont d’autant plus importantes qu’Edmond Lambert n’a jamais rien publié et que toutes ses archives ont été brûlées après sa mort en 1940, comme il l’avait exigé :
Lambert, lui au moins, n’avait jamais rien publié, et comme je ne pourrai jamais me résoudre à brûler ses lettres, il est certain qu’on les publiera un jour, comme celles adressées à Jean Grenier et à Petit, à d’autres sans doute, les lettres de Lambert à Lemière, à Jamati, nous qui avons tant reproché à sa femme de n’avoir jamais consenti à livrer ses carnets3.
Jean Grenier
15Parfois insistants, Jean Grenier et Henri Petit ont pris l’habitude d’écrire à Guilloux sans attendre de retour : les lettres qu’ils ont envoyées à Louis Guilloux, restées souvent sans réponse, constituent à elles seules un corpus de près de 1000 lettres sur une période de plus de 60 ans.
16Jean Grenier et Louis Guilloux se sont rencontrés à la Bibliothèque municipale de Saint-Brieuc en 1917, les premières lettres datent de 1918. On y découvre un Jean Grenier admirateur de Joséphine Baker et amateur de danse, plus particulièrement de tango. Grenier évoque aussi régulièrement une mystérieuse Musidora. Les deux hommes parlent parfois d’écriture mais se remémorent aussi les bons moments passés ensemble, partagent bonheurs et malheurs. On s’intéressera particulièrement aux lettres consacrées à l’autre « maître », Georges Palante. Grenier y relate ses tentatives pour réconcilier Palante et Guilloux (les origines de la dispute sont rappelées dans L’Herbe d’oubli), la querelle opposant Georges Palante à Jules de Gaultier, ou encore le suicide du philosophe. Jean Grenier est pour Louis Guilloux l’ami de toujours mais également un de ceux auxquels il confie son manuscrit, celui qui porte le premier jugement sur l’œuvre :
J’ai lu avec vraiment beaucoup d’émotion Compagnons. Cela vaut les meilleurs pages de La Maison du Peuple. [...] Art infini. S’il fallait à toute force faire des comparaisons on penserait au meilleur Tolstoï, celui des contes4.
Lu et relu le Dossier. Il est trop confidentiel. – De grandes beautés – cachées, comme le désire Lambert, mais trop cachées. C’est un […] oeuf de Pâques à la coquille trop opaque5.
[…] Hyménée (je n’aime pas beaucoup le titre) est parfaitement réussie. C’est un roman irréprochable. Roman ou longue nouvelle ? Parenté indéniable avec Maison du Peuple. Donc aucune réticence dans mon estime : tu as réussi ce que tu voulais faire6.
Ton livre n’est pas celui d’un immoraliste du tout – au contraire – mais d’un moraliste et d’un anarchiste (et très peu communiste). Tu restes dans la ligne de Tolstoï7.
Je t’aurais télégraphié lorsque j’ai appris ton succès – très important pour Le Pain et pour ta carrière (nous faisons tous une carrière) si j’en avais eu le droit. Mais du Nord, c’est interdit. Enfin j’en suis bien heureux. Tu as fait de beaucoup ton meilleur livre, plein d’humanité, de sensibilité, et où l’on retrouve le meilleur de toi-même. Dans les autres c’était toi – sauf dans Compagnons et les Souvenirs sur Palante. Le Sang noir est un livre important mais où tu te forces. Tu es plus ressemblant dans La Maison du peuple mais c’est un portrait encore un peu grêle8.
Ton livre est une surprenante réussite. D’abord on le lit d’un bout à l’autre sans s’arrêter. Si j’ai dû m’arrêter deux fois c’est parce que je ne pouvais faire autrement. […] Cette confrontation est une identification. Et celle-ci est amenée avec un art infini. A chaque épisode la découverte est retardée avec un grand art, et l’on progresse par une régression. Nous sommes tenus en haleine jusqu’au point final si proche du point de départ9
17Louis Guilloux avait fait taper des copies dactylographiées des lettres de Jean Grenier et il avait demandé à son ami de lui prêter pendant quelques temps ses propres lettres afin d’en faire une copie. L’écrivain prévoyait peut-être l’édition d’une correspondance croisée. Les lettres de Louis Guilloux à Jean Grenier sont conservées à la Bibliothèque nationale de France.
André Malraux, Max Jacob, Albert Camus
18Parmi les 130 lettres que Malraux envoie à Louis Guilloux, on trouve des messages plutôt courts, écrits à la hâte, des billets amicaux sur papier à en-tête de la NRF souvent signés d’un « chalapin » (animal imaginaire qui orne régulièrement les courriers de Malraux à ses proches). Ils seront remplacés par des lettres dactylographiées lorsque Malraux accèdera à de hautes fonctions politiques. En 1936, c’est Malraux qui annonce à Guilloux le départ d’André Gide en U.R.S.S. :
Gide part en Russie vers le 15 juin. […] Il vous invite à profiter de son wagon, c’est-à-dire de son hospitalité ferroviaire à partir de la frontière. […] Je pars pour l’Espagne après-demain10.
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19En 1926, Max Jacob se lie d’amitié avec Jean Grenier et Louis Guilloux. Il leur rendra plusieurs fois visite à Saint-Brieuc. On retrouve dans les 44 lettres qu’il a envoyées à Louis Guilloux un dessin et des vers inédits gardés en souvenir et décrits dans Absent de Paris :
Max le couvrit un instant avec sa main, et dit : « C’est Stavroguine ! » Un Stavroguine très mongolisé, avec des moustaches de chat sauvage et une bouche de croquemitaine11.
20Certaines lettres contiennent des réflexions sur la littérature :
…N’écris jamais qu’avec émotion avec pathétique c’est le seul moyen d’avoir des lecteurs. Je suis ton ami très profondément. Amitié aussi à J.C. Grenier. Max12.
J’admire et plains ton dévouement. Il en sortira sans doute un autre beau livre. Les vraies belles choses sortent de ce qui est humain et le bétail de guerre est humain – et comment ! –La France trop heureuse ne peut donner que de la littérature de cour. C’est pourquoi la guerre a été bonne aux arts13.
Les grandes œuvres sont celles qui naviguent sur un océan. Quel océan ? Une conception générale de l’humanité. Les trois tiers de la littérature sont condamnés faute de conception universelle. […] Tu t’en aperçois, c’est l’éloge du Pain des Rêves que je fais. […]Embrassons-nous avec enthousiasme14.
21Max Jacob loue l’engagement de Louis Guilloux défendant la cause des réfugiés espagnols en Bretagne. Le Jeu de Patience sera « l’autre beau livre » pressenti par Max Jacob. Les dernières lettres apparaissent aujourd’hui comme de mauvais présages :
A Saint-Benoît, je suis Mr Jacob, homme protégé (j’en ai eu trois fois la preuve), sur les lignes ferrées je suis le juif errant, proie de toutes les rafles policières. Alors je ne bouge plus derrière les remparts. [...] Ah ! J’oubliais de te dire : je suis très heureux ! une espèce de bonheur gâteux, bien nourri, feu de bois, excellent lit : la mort quoi ! le bonheur c’est la mort15.
22Max Jacob est arrêté le 28 février 1944. Il meurt à Drancy en mars. Guilloux apprend la nouvelle par une lettre de Jean Grenier du 19 mars 1944, reprise en partie dans Absent de Paris. Guilloux a conservé dans ses archives les articles parus après le décès du poète de Quimper.
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23Parmi les 35 lettres envoyées par Albert Camus à Louis Guilloux, on retiendra surtout une lettre écrite juste avant la parution de La Peste :
Un mot seulement pour te remercier du travail auquel tu t’es livré et qui m’a été tout à fait utile. J’ai fait toutes les modifications indiquées. Elles étaient justifiées16.
24Albert Camus achève la rédaction de La Peste. Le roman est mis en vente le 6 juin 1947 et obtient le Prix des Critiques le 25 juin de la même année Le travail de Guilloux est de nouveau évoqué dans l’exemplaire que Camus envoie à son ami :
A Louis Guilloux puisque tu as écrit ce livre en partie. Avec l’affection de ton vieux frère17.
25Dans la dernière lettre qu’il envoie à Guilloux, c’est Camus à son tour qui prodigue des conseils :
Cher vieux, j’ai lu les batailles perdues. C’est un beau livre qui a son unité dans les six ans d’histoire qui y circulent. […] Bon, n’y touche plus. Il y a des longueurs, mais c’est la loi du genre et il n’est pas sûr qu’elles ne soient pas utiles. Non, n’y touche plus. […] Laisse paraître le livre maintenant. Il a sa place et belle auprès des autres18.
26Camus meurt en janvier 1960. Guilloux lui rend hommage dans un article « Nos liens avec Albert Camus » publié dans Le Petit Bleu des Côtes-du-Nord le 13 février 1960. Guilloux a précieusement conservé la coupure de presse dans ses papiers.
Parmi les autres correspondants
27Certaines lettres nous permettent de suivre plus précisément la carrière de 1’écrivain et en particulier ses débuts. André Billy fait ainsi allusion à un feuilleton L’Opale des tsars et au synopsis d’un texte intitulé Baby star. Maurice Beerblock, chef du service étranger de L’Intransigeant, amène Guilloux à la traduction de récits d’aventures.
28En 1926, André Chamson présente Louis Guilloux à Daniel Halévy, directeur de la collection « Les Cahiers verts » chez Grasset. Les courriers de Daniel Halévy sont en majorité d’ordre professionnel et rappellent Guilloux à ses obligations. La correspondance s’achève avec le départ de Guilloux pour les Editions Gallimard. Les lettres de Marianne Halévy témoignent de l’affection portée au jeune écrivain. Pendant l’hiver 1927-28 au cours duquel il séjourne dans un chalet de Haute-Savoie pour soigner ses poumons, elle lui écrit presque tous les jours. Louis Guilloux dédiera au couple son Dossier confidentiel.
29Chez eux, Guilloux a rencontré Jean Guéhenno. Toujours très amicales, les nombreuses lettres de Jean Guéhenno (la majorité ayant été envoyée entre 1927 et 1933), prennent parfois l’allure de sermons. Il en sera de même dans les lettres que l’écrivain recevra des Éditions Gallimard, qu’elles émanent de Jean Paulhan, de Gaston Gallimard ou de Jacqueline Bour (attachée de presse) : Louis Guilloux se fait prier pour rendre ses manuscrits !
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30Il est impossible ici d’énumérer tous les correspondants de Louis Guilloux. Mais il est intéressant de reconnaître en certains d’entre eux des personnages de son œuvre. Ancienne élève de Mme Guilloux, institutrice, syndicaliste puis active militante communiste, Madeleine Marzin écrit de longues lettres au couple au début des années 30. Résistante arrêtée à la suite d’une manifestation, elle apparaît sous les traits de « Simone » dans Le Jeu de patience.
31On laissera au lecteur le soin de deviner derrière quels personnages se cachent Francis Toudet qui invitait Guilloux à faire sa vie au Cameroun, ou Simon Gonzáles, réfugié espagnol.
Les manuscrits
32Jusqu’à ce jour ont été étudiées les premières œuvres de Louis Guilloux à savoir La Maison du Peuple, Dossier confidentiel, Compagnons, Hyménée et Angélina. Ce travail, un inventaire rapide des cartons de même que la sélection de plus de 200 pièces pour l’exposition Mémoires de « paperasses », permettent de poser quelques hypothèses sur la manière dont travaillait Louis Guilloux. Deux affirmations risquent d’ailleurs d’ébranler les certitudes de certains vieux briochins. Louis Guilloux est bien l’auteur de ses textes, la cohérence de l’œuvre le prouvait déjà, et, en dépit des rumeurs qui circulent toujours dans Saint-Brieuc, l’écriture de Renée, sa femme, n’apparaît que très rarement sur les documents. De même, l’écrivain que l’on voyait se promener si souvent dans les rues de la ville, a noirci des milliers et des milliers de feuillets qui témoignent d’un travail acharné, long et probablement pénible.
33Les premières versions du texte sont très souvent écrites sur des pages de cahiers d’écolier (parfois sur des pages de carnets) que l’écrivain découpera par la suite et collera sur d’autres feuillets.
34Puisant son inspiration dans un « environnement » familier, l’auteur s’en éloigne progressivement en modifiant les noms de lieux, les prénoms des personnages. Dans une première version, les parents d’Angélina portent les prénoms des parents de l’écrivain. Dans une deuxième version, Philomène devient Anne-Marie et dans le texte définitif, le Père Esprit a remplacé le Père Louis :
S’il est vrai comme le dit Gide (Journal des Faux-Monnayeurs), qu’un « personnage n’existe pas tant qu’il n’est pas nommé », il est vrai aussi qu’une fois nommé il se libère entièrement de sa source originelle. Une certaine autonomie va permettre à l’imagination de s’exercer indépendamment de la mémoire19.
35Indécis ? Pressé par l’éditeur ? Le texte que l’écrivain confie à l’imprimeur n’est à ses yeux jamais satisfaisant. Combattant les détails inutiles, rajoutant des paragraphes, Louis Guilloux modifie toujours son texte jusqu’au dernier moment, comme s’acharne à le faire un de ses personnages :
Avec cet affreux garçon, reprit-elle, le danger c’est qu’il veut toujours corriger, recommencer, il n’est jamais content, vous entendez, de ce qu’il fait20.
36On trouve ainsi dans ses papiers de très nombreux jeux d’épreuves très corrigés où l’écrivain insère des paragraphes voire des chapitres entiers au texte déjà composé, sous forme de feuilles de carnets ou de cahiers collés sur les épreuves. On trouve même insérées dans les cahiers d’épreuves du Jeu de patience des liasses de feuillets manuscrits.
Je vois une fois de plus combien les formes de l’écriture, au sens le plus matériel du mot, ont de l’importance quant au sens même des choses, combien l’ouvrage diffère, soit qu’on le considère dans sa forme manuscrite, dactylographiée, puis imprimée. Il ne s’agit pas seulement des corrections qu’un auteur apporte à son ouvrage, mais du sens même des choses qui, d’une manière subtile, varie. L’impression modifie tel personnage d’une manière souvent inattendue, soit en accusant des traits qui ne semblaient pas devoir l’être, soit, au contraire, en les affadissant21.
37C’est dans les documents de travail du Sang noir que de nouveaux matériaux font leur apparition. Louis Guilloux accumule notes et ébauches, collecte des coupures de presse, des comptes rendus de lecture. Pour Le Sang noir, comme plus tard pour Le Jeu de Patience ou Les Batailles perdues, la documentation ainsi rassemblée représente un volume considérable de feuillets :
Les notes, les ébauches, et bientôt les « documents » - je m’étais mis à lire dans les journaux de l’année 1917, sachant, au sujet du temps dans lequel se passeraient les choses en vue, que ce serait un temps de cette année-là - s’accumulèrent sur un coin de ma table, jusqu’à former après quelques temps un gros amas de papiers dont je finis par me dire que je n’allais plus savoir qu’en faire tant était grande la confusion. Il me fallait découvrir un ordre. Transformer le chaos en ordre22.
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38Les premiers romans annoncent une carrière prometteuse mais depuis 1933, l’écrivain s’implique aussi beaucoup dans la vie politique et sociale. En 1940, les Allemands occupent la Bretagne. La maison de la rue Lavoisier n’échappera pas aux perquisitions. Viendront ensuite la Libération, les nombreux voyages à Paris et à l’étranger. Autant de situations et d’événements qui vont considérablement modifier la vie de l’écrivain et sa façon d’écrire.
39Souvent interrompu, l’écrivain reconnaît qu’il a de plus en plus de mal à se replonger dans ses manuscrits. Le temps consacré à l’écriture va devenir plus fragmenté, la démarche à la fois moins linéaire et plus souple. De l’avis de ceux qui l’ont côtoyé, Louis Guilloux a toujours été un excellent conteur, dans les discussions en général comme sur le papier. Les contes, nouvelles ou chroniques publiés dans la presse au début des années 20 témoignent de ce talent. Paradoxalement, pour écrire les « pavés » que sont Le Sang noir, Le Jeu de patience ou Les Batailles perdues, il rédige à nouveau des textes courts. La structure même de l’œuvre est modifiée. L’auteur compose en fait des portraits, des scènes, des épisodes, des séquences... qu’il modifie, corrige ou supprime, chaque fragment semblant vivre indépendamment des autres. Comme un réalisateur monte un film, l’écrivain rassemble ensuite les pièces du puzzle, la difficulté étant alors de trouver les éléments qui relieront les différents passages :
Les « ponts » : ce sont les choses parfois très inattendues suggérées lors du « montage » des scènes déjà écrites pour les raccorder les unes aux autres23.
40La construction, la cohérence de certaines scènes sont telles qu’elles constituent parfois des récits à part entière. On assiste alors à un travail étonnant de renvois d’une œuvre à une autre : des thèmes, des chapitres ou même des textes entiers (nouvelles, contes, souvenirs...) servent de points de départ à de nouvelles œuvres (« Alcaraz », « L’homme au bonnet vert », « Les Sénateurs » pour Salido, un fragment du Jeu de patience dans Absent de Paris) ou constituent d’intéressants matériaux pour un ou plusieurs récits (« La Délivrance » pour Labyrinthe, Les Batailles perdues, « M. Maillard » pour Les Batailles perdues, OK, Joe !. Salido et OK, Joe ! constituaient ainsi, les manuscrits le montrent, des chapitres de L’Herbe d’oubli, recueil « kaléidoscope » de souvenirs que l’écrivain n’a pu mener à terme.
On se donne parfois bien du mal pour arranger dans des romans en les imputant à des personnages des éléments de notre propre souvenir, mais inversement il arrive qu’en écrivant ce qu’on appelle des Mémoires, les choses prennent figure de roman. Où est la vérité ? Où est la frontière24 ?
41Plusieurs années peuvent séparer la rédaction d’un document et sa reprise dans un autre contexte. Sans étudier avec précision tous les manuscrits, dactylographies ou épreuves (les jeux d’épreuves portent souvent de très nombreuses corrections, Guilloux y insère même des chapitres entiers manuscrits), il semble donc difficile d’affirmer actuellement quels textes sont véritablement inédits.
42Guilloux n’a cependant pas utilisé toutes les notes, ébauches, scènes accumulées pendant de nombreuses années. Il n’a pas pu, « le temps sur lequel on peut compter diminue », ou pas voulu voir aboutir certains projets. On découvre ainsi que Guilloux avait accumulé beaucoup de documentation sur la Seconde Guerre mondiale pour rédiger une suite aux Batailles perdues. Certains cartons renferment ainsi des documents non exploités.
Voilà comme quoi en matière de projets il faut compter aussi avec les projets nouveaux devant lesquels les anciens continuent à faire la queue, jusqu’au moment où certains d’entre eux finiront par s’évanouir de fatigue. Il se peut aussi – il arrive – que tous vos projets, anciens et nouveaux, sous la puissance de l’événement, deviennent à vos propres yeux dérisoires et qu’on soit tenté de tout laisser en plan25.
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43Si certaines lettres et certains documents apportent de nouveaux éclairages sur la vie et l’œuvre de Louis Guilloux, certaines interrogations demeurent sans réponses, au sujet de Palante par exemple : que sont devenus la coupure de presse du conte Garlanche, à l’origine de la brouille entre les deux hommes ? le mémoire sur Palante qu’aurait commencé à rédiger Guilloux peu de temps après son départ du Lycée et auquel Jean Grenier fait allusion dans une lettre de 1919 ? Guilloux a pu faire disparaître des documents après le suicide du philosophe. Il s’est même demandé à la fin de sa vie s’il ne devait pas faire disparaître également ses propres écrits, ses « paperasses ». Il n’a cependant pas mené à terme ce projet et a laissé l’équivalent de près de soixante cartons d’archives, pièces inestimables pour mieux comprendre sa vie et son œuvre. L’étude de ces documents originaux permettra peut-être d’infirmer ou de confirmer certaines interprétations, de rétablir ou d’ajuster certaines vérités. Les « paperasses » de Louis Guilloux ont encore beaucoup d’informations à nous livrer.
Comment laisser derrière soi tous ces papiers sur lesquels on n’aura plus aucune prise ? Plus question de rien reprendre, plus question du moindre « repentir ». Les choses resteront comme on les trouvera. Si vain qu’il soit de frémir en y pensant, du moins tant qu’on vit peut-on espérer qu’on pourrait dire ou changer encore un mot. C’est là une immense vanité, j’ai beau le savoir, cela n’y change rien. Elle ne tient pas seulement à l’amour-propre, bien que l’amour-propre y soit pour beaucoup, mais bien davantage à la passion de la vérité, à la nécessité où je me suis trouvé si souvent tout au long de ma vie de lutter contre la mauvaise interprétation, de rectifier, de rétablir, de refuser le « pas comme ça ». Mieux vaudrait peut-être n’avoir jamais écrit une ligne, et en effet tout brûler de ce qui peut me rester de « posthumes »26.
Notes de bas de page
1 Absent de Paris, Paris, Gallimard, 1952, p. 43-44.
2 cf. Lucie Mazauric, Avec André Chamson... 1, Ah Dieu ! que la paix est jolie, Plon, 1972.
3 L’Herbe d’oubli, Paris, Gallimard, 1984, p. 21-22.
4 Lettre de Jean Grenier à Louis et Renée Guilloux, 19 février 1931.
5 Lettre de Jean Grenier à Louis Guilloux, [31 mars 1929].
6 Lettre de Jean Grenier à Louis Guilloux, 28 mars [1932].
7 Lettre de Jean Grenier à Louis Guilloux à propos du Sang noir, 26 novembre 1935.
8 Lettre de Jean Grenier à Louis Guilloux, 25 mai 1942. Louis Guilloux vient d’obtenir le Prix populiste pour Le Pain des rêves.
9 Lettre de Jean Grenier à Louis Guilloux à propos de La Confrontation, 24 décembre 1967.
10 Lettre d’André Malraux à Louis Guilloux, [1936].
11 Absent de Paris, op. cit., p. 152.
12 Carte postale de Max Jacob à Louis Guilloux, 31 mars 1926.
13 Lettre de Max Jacob à Louis Guilloux, 31 mars 1939.
14 Lettre de Max Jacob à Louis Guilloux, 15 février 1943.
15 Lettre de Max Jacob à Louis Guilloux, 8 février 1943.
16 Lettre d’Albert Camus à Louis Guilloux, [décembre 1946].
17 Albert Camus, La Peste, Paris, Gallimard, 1947. Exemplaire du service de presse avec envoi autographe.
18 Lettre d’Albert Camus à Louis Guilloux, 10 novembre 1959.
19 L’Herbe d’oubli, op. cit., p. 352.
20 « Feux-follets », Vingt ans, ma belle âge, Paris, Gallimard, 1999, p. 78.
21 Carnets II 1944-1974, Paris, Gallimard, 1982, p. 403.
22 L’Herbe d’oubli, op.cit., p. 350-351.
23 Notes de travail du Sang noir.
24 L’Herbe d’oubli, op. cit., p. 141.
25 Carnets II 1944-1974, op cit., p. 453.
26 L’Herbe d’oubli, op. cit., p. 21.
Auteur
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