Avant-propos
p. 11-16
Texte intégral
1Le centenaire de la naissance de Louis Guilloux a donné l’occasion de remettre en lumière l’importance de son œuvre, trop peu connue encore, alors même que le « grand public », lorqu’il y accède, s’y intéresse volontiers. Sa ville natale, Saint-Brieuc, et la Société des amis de Louis Guilloux lui ont abondamment rendu hommage1, ainsi que la ville de Rennes et son université. Au cours des dernières années, plusieurs numéros de revues et ouvrages ont éclairé divers aspects de ses livres, les situant en particulier dans cette histoire du milieu du xxe siècle à laquelle il a été étroitement mêlé, qu’il s’agisse des événements eux-mêmes ou des grands débats qu’ils suscitaient2.
2Certes l’auteur en tant que tel n’avait pas été oublié, mais les voix nombreuses qui ont suggéré l’organisation d’un colloque en cette année 1999 souhaitaient que cette fois l’attention se portât avant tout sur son cheminement d’écrivain et son travail d’écriture. Les actes du colloque qui a eu lieu à Rennes et à Saint-Brieuc en octobre 1999 permettent ainsi d’avancer dans la connaissance d’un ensemble de textes abondant et très divers.
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3Après les témoignages d’amitié particulièrement émouvants qui ont ouvert les séances en octobre 19993, il convenait de faire le point sur le corpus lui-même, sur ce qui de l’œuvre s’offre à l’attention des chercheurs, voire, à terme, des lecteurs. Ce fut l’objet de la présentation effectuée par Christelle Bourguignat des fonds d’archives rassemblés à Saint-Brieuc : d’abord de nombreuses correspondances – plus de 500 interlocuteurs, dont beaucoup très connus, ou de plus en plus étudiés, qu’il s’agisse de Jean Grenier, André Malraux, Max Jacob, Albert Camus, Jean Guéhenno, ou de ses éditeurs. Grâce au fonds de manuscrits et tapuscrits, de dossiers de presse, de documents préparatoires des livres, conservés à Saint-Brieuc, Christelle Bourguignat esquisse une étude de la genèse des textes et du détail de l’écriture. Un vaste champ d’exploration s’offrira donc, après inventaire, aux chercheurs.
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4La présence de l’écrivain Louis Guilloux sur la scène politique et littéraire à la fois a été abondamment évoquée, ce qui permettait de faire le lien avec les précédents travaux, et de situer l’auteur dans la problématique de l’engagement qui s’imposa progressivement au monde des lettres entre les deux guerres.
5Christian Bougeard rappelle ainsi l’origine familiale des prises de position de Louis Guilloux, puis, au cours des années 1920, ses collaborations à la presse parisienne, ses amitiés et les cercles qu’il fréquente, liés à la politique, au journalisme, à la littérature ; ses engagements plus précis à partir de 1930, ses réactions face au PCF ; au total un souci vif des grandes questions contemporaines, joint au refus de se laisser embrigader, et au désir de se consacrer à l’écriture.
6Sur un point particulier, Abdelkader Djemaï illustre la présence de Louis Guilloux dans le champ politique en évoquant sa participation en 1948 à la rencontre de Sidi Madani en Algérie, où se retrouvaient nombre d’artistes et d’écrivains connus – la liste est impressionnante. Les prises de position concernant la colonisation, dans les carnets de l’écrivain, sont sans ambiguïté.
7Jean-Charles Ambroise analyse globalement sa trajectoire politique en dégageant les motivations qui tiennent au transfert social vécu par l’individu, à la manière dont il ressent son statut de provincial, à son souci de se démarquer, en tant qu’écrivain, d’une classe sociale déterminée. Ainsi apparaissent la valorisation d’un âge d’or artisanal, mais aussi l’absence de toute affinité avec la Révolution nationale pétainiste, et la fécondité littéraire d’une inquiétude dont le romancier a su faire surgir de nombreux personnages.
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8L’examen du parcours de l’écrivain dans l’institution littéraire confirme son insertion dans l’histoire de la période, avec toutes ses contradictions et ses tensions.
9En étudiant les liens de Louis Guilloux avec la revue Monde, revue particulièrement intéressante par la manière dont elle allie l’engagement à gauche et l’éclectisme esthétique, Philippe Baudorre met en lumière les réticences exprimées par l’écrivain face aux mouvements populiste et prolétarien : lorsqu’il parle de Dabit, c’est de lui-même qu’il parle, avec son refus d’être enfermé dans sa classe sociale, dans les rets d’un nouveau catéchisme, et lorsqu’il évoque le Caliban parle de Jean Guéhenno, c’est pour poser ; contre un article réducteur paru dans Monde, le problème du rapport à la culture. L’écart avec Guéhenno, si confiant dans l’apport de l’école et de l’héritage culturel, apparaît là clairement, et renvoie des échos curieux de propos tenus par des essayistes qui étaient bien éloignés par ailleurs de Guilloux.
10Toutes les contradictions qu’il assuma apparaissent de même dans la correspondance avec Jean Paulhan, qu’examine Michèle Touret : les relations de ce provincial, ancien boursier, avec La NRF sont très révélatrices de son souci de ne pas être cloîtré dans un rôle lié à ses origines. Les prises de position concernant Vallès – le rapport à l’école et la culture – sont censurés par Paulhan ; Guilloux, au moment de confier certains articles, hésite entre Europe et La Nouvelle Revue française ; entre Paulhan et Guéhenno, avant d’accéder à la maison d’édition, comme traducteur, puis comme auteur... Certains textes ont un statut curieux : Le Lecteur écrit, Histoires de brigands surtout, qui suscite avec Paulhan une discussion révélatrice des positions esthétiques du romancier.
11Les relations avec Jean Grenier, que retrace Jacques André, apparaissent dans la correspondance. Les plaintes concernant les difficultés de l’écriture reviennent en leitmotiv, des conseils sont échangés, les deux interlocuteurs sont également soucieux de qualité littéraire. Les relations communes avec Palante inspirent les prises de position. Les œuvres croisées – Absent de Paris de Guilloux, Lettres d’Egypte et Les Grèves de Grenier – révèlent les affinités et les différences de deux esthétiques : les sentiments sont inséparables des cheminements proprement littéraires.
12Il en va de même avec Camus : Jean-Yves Guérin, au fil de ce qui est pour l’heure accessible de la correspondance entre les deux écrivains, montre en particulier l’appui que constitua Guilloux pour Camus, et l’estime que ce dernier éprouvait pour l’auteur de La Maison du peuple. Ils sont liés par la communauté d’origines, mais aussi par une même nostalgie de l’anarcho-syndicalisme, par le refus de l’« esprit d’orthodoxie » des romanciers communistes, par l’opposition aux intellectuels de gauche condescendants, par la solidarité contre les assaillants, qu’il s’agisse des communistes ou de Sartre. Affinités multiples, que montre particulièrement la comparaison entre Le Pain des rêves et Le Premier homme.
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13On aborde ainsi non seulement les modalités de l’intégration de Louis Guilloux au monde des lettres, mais aussi quelques thèmes dominants de son œuvre.
14Débordant largement l’insertion dans la communauté littéraire contemporaine, Yannick Pelletier envisage une famille d’esprits, ou de sensibilités, marquée par le « mal celtique ». Il définit de façon subtile ce mal à partir d’un texte de Jules Lequier et opère une série de rapprochements entre Grenier lui-même, Nizan, Chateaubriand, Armand Robin, Xavier Grall, Michel Le Bris, Villiers de l’Isle-Adam, Corbière : inquiétude, sentiment du vide, refus d’idolâtrer l’Histoire, âme « en partance », rêve d’une vie hors du siècle...
15À partir d’une comparaison entre Cripure et Bardamu, Stéphanie Balembois montre, derrière les différences de pérégrination, l’affrontement identique au mensonge, à l’ambiguïté des images, et s’attache particulièrement au jeu des registres de langue dans les propos prêtés aux deux personnages – concluant à l’expression d’un identique mal-être.
16Devant ce « mal-être » des personnages, on parle volontiers aujourd’hui de leur aspect « problématique », et les résonances métaphysiques ne manquent pas, fut-ce dans les propos négateurs. S’appuyant sur Labyrinthe, texte peu connu, Christian Donadille examine Louis Guilloux sous un jour insolite : de motifs récurrents il dégage l’expression d’une aspiration à la « délivrance », mais aussi d’un sentiment constant de culpabilité, d’insuffisance, alors même que le narrateur du jeu de patience voudrait écrire les Mémoires d’un responsable. Ainsi se manifeste dans l’œuvre de Louis Guilloux « une incessante et multiforme « interrogation spirituelle ».
17Henri Godard, se fondant sur Histoires de brigands et Le Lecteur écrit, met en lumière la même complexité : il relève les interventions très significatives de l’écrivain dans le choix et le montage des documents, la présence constante de la détresse, de la disposition au mal « perçue sous sa forme spontanée, inconsciente et comme innocente », sans manichéisme, avec une attention extrême portée à la parole, cette parole qui révèle « un aspect de la condition dans laquelle les hommes ont à vivre ».
18C’est corollairement au silence – paradoxe si présent dans la littérature contemporaine – que s’attache Hervé Cam : s’intéressant aux Batailles perdues, il trouve dans ce livre secret l’univers habituel de Louis Guilloux, mais aussi des configurations qui le structurent autour du blanc, du silence : celui des « taiseux » de toutes sortes, de ceux qui s’effacent devant l’histoire – loin de l’héroïsme ; mais aussi celui du texte même, dans sa fragmentation, dans son tissage intertextuel qui renvoie l’auteur dans les marges – pas si loin de Blanchot.
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19Ainsi apparaît une image peu habituelle de Louis Guilloux, de ses préoccupations d’écrivain : il n’est pas étranger aux recherches narratives de l’entre-deux guerres, qui s’imposeront dans le troisième quart du siècle ; il participe de ce vaste mouvement d’interrogation du Langage qui deviendra prédominant.
20Dominique Rabaté fait apparaître cette modernité dans les « battements » du Sang noir, où alternent les mouvements de concentration et de dilatation, les scènes fortement dramatisées – dans la veine russe – et les retombées farcesques. Les voix et les personnages se relaient, d’enchaînements en revirements ; les monologues s’entrecroisent, tout demeure ambigu ; le roman ne défend pas de thèse autre que la nécessité de repenser un « humanisme problématique ».
21La même complexité apparaît dans Parpagnacco qu’analyse Anne Roche : jeu sur les destinataires, sur le livre enchâssé – La Conjuration, sombre drame historique – et sur les échos intertextuels que permet l’évocation d’une amitié tragique : Hofmannsthal peut-être, le Hoffmann de L’Homme au sable... La réduplication de l’histoire, celle des personnages en marionnettes, la présence du chat quelque peu démoniaque, les jeux de mots cryptés conduisent du fantastique au récit d’aventures, voire au récit initiatique, et font émerger une face peu connue de l’écrivain.
22Dans Coco perdu, sous-titré Essai de voix, Catherine Rouayrenc montre que Louis Guilloux joue aussi subtilement que les « nouveaux romanciers » avec les repères temporels, variables selon les points d’ancrage énonciatifs, avec les voix multiples du narrateur que les changements de temps grammaticaux font s’entrecroiser sans cesse, avec la transcription des propos d’autrui sous toutes les formes possibles. Les effets d’éclatement et de confusion semblent susciter la « perte » annoncée dans le titre, ils mettent en cause la parole elle-même et font surgir l’ombre parodique du perroquet.
23Le Jeu de patience, livre majeur, est particulièrement proche aussi des recherches les plus subtiles de l’après-guerre. Maurice Rieuneau le prouve en étudiant le narrateur, et d’abord ses réflexions sur sa propre démarche – entre « Chronique » du Temps passé ou du Temps présent, et « Mémoires d’un responsable ». Si un choix l’emporte sur l’autre, c’est que Louis Guilloux « rejette la conception objective du récit historique ». Le narrateur-régisseur n’introduit guère de causalité dans les destins qu’il évoque, souligne l’ambiguïté de tous ses personnages, dévoile ou laisse entrevoir leurs secrets, au fil d’un texte qui se fait volontiers poétique. Le fantastique s’impose au fil des événements, rendant tangible la présence du Mal. Une fresque se dessine, embrassant le passé et le présent en une sorte de « Grand Pardon », où ne sont pas oubliés les engagements sociaux et historiques fondamentaux. Mais le narrateur ne triomphe pas, contrairement à celui du Temps retrouvé...
24C’est ainsi que l’examen du cheminement proprement littéraire de Louis Guilloux permet de confirmer et de nuancer tout ce qui a déjà dit de ses prises de position. Une image très complexe et très riche se dégage de ces regards croisés posés sur l’œuvre. Elle rend à l’homme son mystère et ses incertitudes, à l’écrivain la diversité et la subtilité extrêmes de son art.
25Rien de tout cela ne nie la validité des analyses qui le situent dans l’histoire. Mais ses choix de romancier, dans leur souplesse et parfois leur sophistication, rendent directement perceptibles au lecteur le souci de ne pas occulter la diversité et les contradictions des êtres et des situations, le fondement généreux plus que rationnel des engagements et, à travers les réticences, le sentiment aigu des tensions irréductibles et des apories. Devant cette diversité et ces ambiguïtés on peut comprendre, en-dehors même du jeu des institutions littéraires, que l’œuvre n’y ait pas toujours rencontré l’écho qu’elle méritait : les lecteurs potentiels attendaient peut-être des positions plus tranchées.
26Nous apprécions davantage aujourd’hui ces textes qui, comme l’écrivain lui-même – si proche de Camus sur ce point –, maintiennent des choix fondamentaux dans la lutte contre l’injustice collective et la domination de la force, sans occulter les incertitudes du combat, la puissance du mal, l’importance des destins individuels, et le caractère essentiel des préoccupations esthétiques. Mais face aux recherches formalistes contemporaines de la fin de l’œuvre, celle-ci ne donne pas l’impression de couper la littérature du monde : elle dit ce monde, autrement que ne le disent le discours militant ou le discours historique. Si proche de nos indignations et de nos scrupules actuels, Louis Guilloux ne peut que gagner de nouveaux lecteurs.
Notes de bas de page
1 Voir le catalogue composé pour l'exposition Louis Guilloux à la Bibliothèque municipale de Saint-Brieuc.
2 Voir notamment les actes de colloques ; les ouvrages de Yannick Pelletier, d'Yves Loisel, de Henri Godard ; les numéros de Confrontations, bulletin de la Société des amis de Louis Guilloux, etc.
3 Notons particulièrement celui de Lucie Robert, qui a fait revivre Louis Guilloux.
Auteur
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