Questions de traduction : le corridor des proses courtes entre Mrs Dalloway et To the lighthouse
p. 281-286
Texte intégral
1Traduire, c’est d’abord lire. J’entends par là prendre en compte le statut de la lettre dans le jeu des phonèmes, de la scansion des phrases, du rythme des séquences et finalement de l’ensemble de l’ouvrage, toutes choses qui, sans être sémantiquement signifiantes relèvent de la signifiance en ce qu’elles indiquent la place ou la trace de l’ininterprétable qui soutient celle-ci, cet ininterprétable au travail dans le tricotage du texte, pour reprendre une image woolfienne, et dans le style de l’écrivain. L’hypothèse que j’ai essayé de mettre à l’épreuve postule que le défi de la traduction réside précisément dans l’ininterprétable, en tant que l’autre versant de la lettre, celui qui n’est pas tourné vers la signification mais vers le réel (au sens lacanien).
2Le corpus sur lequel j’ai travaillé se compose de huit textes brefs que Virginia Woolf écrivit immédiatement après Mrs Dalloway, et qui ont en commun le décor de la réception donnée par Clarissa1. Dans le manuscrit holographe des « Notes for Stories » (in Notes for Writing), Virginia Woolf désigne ces courtes nouvelles par le vocable « corridor 2 » (le terme connote étymologiquement la course et souligne par conséquent la brièveté, la concision de ces histoires), un corridor qui relierait Mrs Dalloway (1925) et To the Lighthouse (1927), romans auxquels ces récits ont servi de laboratoire poétique, à une période où Virginia Woolf exerça sa voix de romancière sur les gammes expérimentales de nombreuses proses brèves. Nous envisagerons plus particulièrement la nouvelle intitulée « A Summing Up ».
3La traduction française de ces textes se répartit dans deux volumes. Le premier, La Mort de la phalène (1968)3, traduit par Hélène Bokanowski contient quatre d’entre eux : « Ensemble et séparés », « L’homme qui aimait son prochain », « La robe neuve » et « Mise au point ». Le livre réunit des nouvelles publiées initialement dans des revues ou des volumes divers, mais surtout dans Monday or Tuesday (1921) puis dans A Haunted House. Les quatre textes du « corridor », écrits au printemps 1925, appartiennent à A Haunted House. On trouve les quatre autres textes, traduits par Josée Kamoun, dans un volume intitulé La Fascination de l’étang (1990)4 : « Le bonheur », « Ancêtres », « Présentations » et « Mélodie simple ». La traduction par Pierre Nordon du recueil Kew Gardens and Other Short Stories ne comprend que La Robe neuve 5.
4Un article de Mary Ann Caws, publié dans Virginia Woolf Miscellany, souligne combien le traitement des nouvelles est inégal selon le traducteur. En s’appuyant sur un passage de « A Haunted House », elle compare la satisfaction relative que lui donne la traduction « inventive » d’Hélène Bokanowski à la lourdeur de celle de Pierre Nordon. Elle insiste sur la façon dont l’un et l’autre ont éludé ou non les répétitions et la scansion des phrases, si importantes dans ce « conte lyrique6 ».
5Dans le même numéro de Virginia Woolf Miscellany, Michel Cusin, qui a récemment traduit Les Vagues pour les éditions Gallimard, écrit sur les traductions disponibles jusque là en français de The Waves, celle de Marguerite Yourcenar (1937) et celle de Cécile Wajsbrot (1993)7. Il fait remarquer que le statut d’écrivain, contre toute attente, est un désavantage pour un traducteur si, comme Marguerite Yourcenar, il ne sait pas s’effacer et que, finalement, il récrit le texte au lieu de le traduire. Il insiste sur la nécessité de tenir compte d’un aspect essentiel de l’écriture de Virginia Woolf : « As early as 1917, Woolf had underlined the importance of verbal texture over narrative structure », écrit-il. Il conclut que la traduction exige le bilinguisme et ajoute malicieusement, selon la logique de ses analyses, le bilinguisme de deux langues maternelles8, ce qui est pour le moins une impossibilité. On peut cependant repenser cette impossibilité, si l’on considère avec Lacan que, de toute façon, parler, c’est traduire dans le langage et ses chaînes signifiantes sa lalangue privée, qui est faite de traces phoniques, de lambeaux de sens équivoques, et qui n’est cependant pas tout à fait propre à un sujet. L’écriture poétique cultive dans une langue des restes de la lalangue comme maternelle et, d’une certaine façon, interdite.
6Comment se définit la texture verbale des huit nouvelles du « corridor », comment le lalange y est-elle au travail ? C’est ce que je voudrais essayer de repérer, à partir d’une lecture de la dernière, « A Summing Up », et une étude de sa traduction par Hélène Bokanowski.
7Cette nouvelle nous présente, comme les sept autres histoires, des invités de Clarissa Dalloway. Au centre, M. Bertram Pritchard et Mrs Sasha Latham qui font ensemble une promenade dans le jardin. Le récit en forme de courant de conscience (« stream of consciousness ») suggère une série de ruptures et de chutes du sublime au trivial. Emerge à la fin un élément hétérogène au contexte référentiel, une voix presque insituable où se reconnaît l’étrangeté incluse dans l’Unheimliche freudien :
At that moment, in some back street or public house, the usual terrible sexless inarticulate voice rang out. A shriek, a cry. And the widow bird startled flew away, descrying wider and wider circles until it became (what she called her soul) remote as a crow which has been startled up into the air by a stone thrown at it 9.
8Il s’agit d’une voix-objet, détachée de tout corps, dont le surgissement marque, dans le texte, le point où les pensées articulées rencontrent de l’inarticulable dans le langage même. C’est là que l’on peut situer le point de poésie où « point de cessation » de ce texte, pour reprendre l’expression de Jean-Claude Milner : quelque chose du réel cesse, en ce point, de ne pas s’écrire, pour devenir événement poétique.
9La poétique du moment, dont notre nouvelle est un exemple paradigmatique dans l’écriture woolfienne de cette époque, requiert du traducteur une attention accrue à l’égard de certains de ses aspects. J’en ai retenu deux, que je propose d’étudier à la lumière de la traduction de « A Summing Up » par Hélène Bokanowski : la question de la voix-objet et de son lien à « l’âme » d’une femme, par rapport aux effets de voix dans la texture littérale et, d’autre part, deux tropes qui ponctuent les deux premiers temps de l’expérience épiphanique : celle du marécage et celle de l’arbre. Pour conclure, nous envisagerons les clôtures différentes données à cette histoire par Hélène Bokanowski et Susan Dick.
Effets de voix
10L’écriture de ce passage comporte de nombreux effets de voix créés par le jeu de la lettre dans les phonèmes et dans les respirations du texte. Le « moment » se lit comme une tentative d’inscrire une voix-objet – de même nature que celle qui taraudait Virginia Woolf – pour en faire taire le silencieux appel. Cruciale est, à ce titre, la paronomase « cry » « descrying wider and wider circles 10 », qui associe l’aurai et la visualisation du cri dans un trait d’écriture, le cri et son effacement sous l’écriture. Phoniquement, cette association se soutient de la répétition des phonèmes/k/ et /ai/, renforcée par la reprise de « wider ». Notons aussi la répétition de « startled », dont la double occurrence accentue l’allitération du phonème/st/ présent dans « startled », « street », « stone », et l’abondance du phonème/s/ dans tout le passage. Soulignons aussi la présence d’autres syntagmes doubles : « in some back street or public house », et surtout : « a shriek, a cry », qui résume la séquence précédente dans un double iambe. Ces deux syntagmes font écho au rythme essentiellement trochaïque de la proposition : « the usual/ terrible/ sexless/ inar ti/ culate voice/rang out » (3 trochées, 2 anapestes, un trochée).
11Tous ces effets de voix, de pulsation et de scansion ne sont pas mis au service de la signification, mais à celui du hors sens que signe l’irruption de « la voix familière terrible asexuée inarticulée », comme réponse à un réel inscrit poétiquement au point où l’Autre qui parle ne peut répondre.
12De toute évidence, Hélène Bokanowski a renoncé à transposer en français les effets phoniques et rythmiques qui accompagnent l’événement de la voix-objet. Voici sa traduction :
Alors, issu de quelque ruelle ou d’un café, s’éleva une de ces voix terribles, asexuée et indistincte ; un hurlement, un cri. Et l’oiseau solitaire, effarouché, s’envola en décrivant des cercles de plus en plus grands jusqu’à ce que ce qu’elle appelait son âme se fût retirée, tel un corbeau qu’on effarouche en lui jetant une pierre. (179)
13Elle n’a, tout d’abord, pas tenu compte du fait que l’adjectif « usual » a pour fonction de délocaliser la voix dans le temps et dans l’espace : elle est familière, cette voix, parce que même si elle a l’air de provenir d’une ruelle ou d’un café, elle appartient au monde intime du personnage. En outre, la succession non ponctuée des quatre adjectifs est incomplète et brisée par l’adjonction d’une virgule et de la conjonction « et ». « Indistincte » est d’ailleurs moins précis que « inarticulate ». En ce qui concerne la phonologie, on ne relève guère que l’écho de « cri » dans « décrivant ». « Un hurlement, un cri » paraît bien plat par rapport à « a shriek, a cry ».
14En ce qui concerne l’inélégance du passage « Jusqu’à ce que ce qu’elle… », elle résulte de la suppression regrettable de la parenthèse : « until it became (what she called her soul) remote as a crow ». Cette option détruit le rythme du passage et l’insistance sur le signifiant « soul », que renforce la répétition du phonème [au] dans « soul », « remote », « crow », « stone », « thrown ».
15D’autre part, cette âme est présentifiée par un oiseau dont le nom d’espèce et les connotations qu’il suggère ont été escamotés. « The widow-bird » est, en effet, un passereau africain au plumage noir, la veuve. Ce signifiant équivoque est associé dans le texte de Woolf à l’isotopie de la solitude, c’est-à-dire aux mots « unmated », mal traduit par « indompté », et « aloof » (« à part »). Il doit être gardé, car c’est cette âme-veuve que Sasha fait partenaire de sa plus extrême solitude, partenaire de la part de sa jouissance dépareillée du phallus. Plus littérale serait ma propre traduction du passage. La voici : « Mais la réponse ? Et bien l’âme […] est naturellement solitaire, une âme-veuve, un oiseau posé à l’écart sur cet arbre ».
16L’arbre est un élément crucial de la poétique de « A Summing Up ». Sa figure que cristallise les effets de sens et de lettre par lesquels l’écriture poétique introduit, dans la logique fïctionnelle, de l’ininterprétable. Cet arbre subit une succession de métamorphoses – dispersions, déplacements, effacements – jusqu’à venir situer la place du réel. La première métamorphose le fait déchoir de son statut de porte-insigne de la civilisation britannique. Déterritorialisé, il devient ainsi « a field tree – the only one in a marsh ». Réfléchissons sur ce fragment de phrase qui me paraît essentiel et sur sa traduction : « c’était un arbre des champs, tout seul dans un pré humide ». De quelle espèce est ce « field-tree » ? Peut-on se sati- faire de sa traduction par « un arbre des champs » ? Il s’agit, en fait, d’un arbre unique, indéfini au milieu de lointains intérieurs où il marque la frontière entre un espace culturel polysémique, balisé par le langage (« field ») et un lieu d’indécision entre ciel, terre et eau, présenté comme originel, qui échappe à la législation langagière ( « marsh »). Les signifiants « Field » – qui connote le champ de bataille ainsi que celui celui des armoiries – et « marsh » – qui, associé à « majesty » et au contexte, connote « march » – sont phoniquement liés au syntagme « denuded of its gilt and majesty » par les phonèmes [d], [m] et [i]. Ainsi, la métamorphose de l’arbre retient dans ses phonèmes et ses connotations la vision historico-héroïque initiale qu’elle dissout. L’arbre n’est plus tout à fait métaphorique, il est unique, c’est le signe d’un sujet, fait de toutes les connotations que la lettre de ses phonèmes induit. Ces effets tiennent de l’héraldique plutôt que de la représentation. L’arbre est celui d’un blason privé qui accède au visible par le tremblé et la prolifération du trait littéral dispersant l’image sans tout à fait l’annuler. Puis il disparaît dans son propre feuillage, devenant un écran ajouré criblant la réalité.
17Autre élement capital, le trope du marécage traverse le texte, référant à la fois à une origine historico-biographique et à la béance de la structure langagière. Il est constitué par un paradigme composé de quatre signifiants synonymes : « swamp », « bog », « fens » et « marsh ». En français, il est difficile de trouver quatre signifiants utilisables dans ce contexte. Il existe les mots marais, marécage et une série de signifiants qui spécifient un type de marais, une localisation géographique, comme maremme (italien), fagne (Ardennes), palu(d) s (bordelais), tourbière. Il faut donc se contenter de repéter marais et marécage (peut-être en incluant lagune). En tout cas, la périphrase « pré humide » me paraît peu judicieuse.
18La traduction d’Hélène Bokanowski omet le dernier paragraphe de la version de « A Summing Up » proposée par Susan Dick, fruit de son travail sur les dactylogrammes et holographes. Cette coda fait un retour à la conversation de Bertram qui exprime son aversion pour l’épouse d’un certain M. Wallace, malgré ou à cause de la vivacité indubitable de l’intelligence dont elle fait preuve. Retour donc à la civilisation et à son système d’identifications, retour au réalisme fictionnel, avec une dénonciation ironique du machisme, qui souligne le traitement poétique et non pas polémique de la question féminine dans cette histoire. La version française nous prive donc d’un tour de plus dans le nouage fiction-poésie.
19Pour Virginia Woolf, l’idée qu’on se fait du monde est différente selon que l’on se place dans une perspective phallogocentrique ou dans la perspective pas-toute phallique qui caractérise les femmes. La première conception est celle de ceux qui vénèrent les maisons comme celle de Clarissa, ont le culte des empires et des drapeaux, une catégorie qui n’exclut pas les femmes, bien entendu. Cette vision correspond à des formes romanesques décadentes. La seconde n’a pas encore de forme propre et c’est ce que Virginia Woolf se propose d’élaborer à partir de ses proses poétiques. En bref, c’est par une héraldique littérale et par l’effacement ou la dispersion de l’image que la logique poétique supplante, dans « A Summing Up », la représentation fictionnelle et l’organisation phallogocentrique des discours sociaux, pour inscrire, un objet inquiétant associé à « l’âme » raptée (un terme à entendre dans plus d’un sens) d’une femme. Ce nouage de la fiction et de la logique poétique est au cœur du défi de la traduction.
Notes de bas de page
1 Virginia Woolf, The Complete Shorter Fiction of Virginia Woolf, Susan Dick (ed.), New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1985. Les nouvelles envisagées sont : « The New Dress », « Happiness », « Ancestors », « The Introduction », « Together and Apart », « The Man who Loved his Kind », « A Simple Melody » et « A Summing Up ».
2 Corridor : terme de fortification, d’un mot italien qui signifie galerie où l’on court ; il dérive de la même racine que « current ».
3 V. Woolf, La Mort de la phalène, trad. fr. Hélène Bokanowski, Paris, Le Seuil, 1968.
4 V. Woolf, La Fascination de l’étang, trad. fr. Josée Kamoun, Paris, Le Seuil, 1990.
5 V. Woolf, Kew Gardens et autres nouvelles, trad. fr. Pierre Nordon, Paris, Les Langues Modernes, 1993.
6 Mary Ann Caws, « Hauntings : French Translations of Woolf’s Short Stories », Virginia Woolf Miscellany 54, 1999, p. 2-3.
7 Sur ces deux traductions, voir l’intervention de Charlotte Bosseaux dans le cadre de cette même table ronde reproduite dans ce volume.
8 Michel Cusin, « On Translating The Waves into French », Virginia Woolf Miscellany 54, op. cit., p. 3-4.
9 V. Woolf, « A Summing Up », The Shorter Fiction of Virginia Woolf, op. cit., p. 210-211.
10 Le signifiant « descrying » s’entend ici comme « describing », terme retenu dans les autres éditions. Un des sens archaïques de « to descry » est « to disclose », du vieux français « descrire ».
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