Virginia Woolf essayiste ou l’écriture sans pedigree
p. 247-257
Texte intégral
1Comme en contrepoint de la veine agonistique des grands essais polémiques : A Room of One’s Own et Three Guineas ou des manifestes esthétiques (« Mr Bennet and Mrs Brown », « Modern Fiction » ou « The Narrow Bridge of Art ») dont la critique a su depuis plusieurs années démontrer l’importance, une autre voix se laisse entendre dans la partition des essais de Woolf : une voix aux accents imprévisibles, voire inouïs, une voix qui vient perturber l’orchestration établie de la forme essai et son équilibre subtil entre généralisation philosophique et vagabondage subjectif. Rétif à toute forme, l’essai est par essence condamné à l’indétermination dont il fait un instrument heuristique. En équilibre aux limites de l’informel, il se prête, comme peu d’autres genres littéraires, à l’exploration du doute et de l’indécision. Refusant de se soumettre, de réduire sa pluralité à l’un, il fut, de tous temps, l’instrument privilégié d’une exploration du sujet dans toute sa multiplicité. Si, ainsi que le suggère John Snyder, l’essai tel qu’il est pratiqué par Montaigne, ouvre sur l’espace intime de l’être en retrait du monde1, il est aussi, comme l’analyse Theodor Adorno dans l’étude qu’il publie en 1958 sur ce genre2, indiciel de cette non-coïncidence de l’être avec lui-même, du fait même de sa versatilité. En cela l’essai provoquerait moins une mise en crise du sujet qu’il ne présupposerait d’entrée sa labilité infinie.
2L’iconoclasme de Virginia Woolf, comme son exploration anxieuse des mystères de l’expérience et de la mémoire trouvèrent dans l’essai un instrument approprié à sa critique des mécanismes discursifs régissant l’économie de la valeur, comme celle de l’affect. La voix qui s’y fait entendre est une voix antagoniste, farouchement originale, son audace indocile portant le fer au cœur des archaïsmes et des faux-semblants. La liberté stylistique des essais de Woolf est ainsi à rapporter à leur énergie anti-patriarchale, leur prose qu’Andrew McNeillie définit comme démotique3 étant investie d’une portée politique. En s’appropriant la forme de l’essai, forme privée, personnelle s’il en est, Woolf visait aussi paradoxalement à donner la parole à un lecteur ordinaire (« common reader ») imaginaire, sorte de Monsieur-tout-le-monde allégorique et pourtant croisé au détour d’une rue, dans un bus ou ailleurs.
3En ambitionnant de parler avec la langue de tout un chacun, l’essai fait œuvre de medium. La prose « commune » pratiquée par Woolf laisse en effet affleurer des voix enfouies, oubliées, anonymes, voix obscures : celles de « Lives of the Obscure » du Common Reader I, voix presque paradoxales : celles des mauvais livres (« Hours in the Library ») ou des biographies et des mémoires qui peuplent la « vie silencieuse4 » des anonymes durant leur trajet quotidien (« catching trains in the morning […] or coming home in the evening5 »). Les temples de la culture canonique (les collèges d’Oxford et Cambridge et leurs bibliothèques), dont l’accès est réfusé à Woolf dans A Room of One’s Oiun, définissent l’espace d’une culture ancestrale fermement architecture et carcérale. Les essais de Woolf ouvrent en revanche un espace alternatif6, presque clandestin, qui serait cette fois littéralement contemplatif et nous mettrait en contact avec la transcendance lovée au cœur des choses.
4L’espace de la contemplation ici ouvert n’est plus soumis à la loi de l’exclusion qui interdit à Woolf l’accès à la pelouse de King’s College ; il devient un espace mouvant, en expansion, qui refuse de se plier à la cartographie sanctifiée par l’histoire patriarchale. A l’allégorisation de l’espace de Cambridge, qui organise les jardins à l’image de la société dont ils garantissent la continuité dans un jeu de miroirs infini, s’oppose le sentiment de liberté exprimé au début de « To Spain », alors que le train s’ébranle en gare de Dieppe affranchissant ses passagers d’une civilisation moribonde :
You, who cross the Channel yearly, probably no longer see the bouse at Dieppe, no longer feel, as the train moves slowly down the street, one civilisation fall, another rise – from the ruin and chaos of British stucco this incredible pink and blue phoenix, four stories high, with its flower-pots, its balconies, its servant girl leaning on the window-sill, indolently looking out. Quite unmoved you sit reading – Thomas Hardy, perhaps – bridging abysses, preserving continuity, a little contemptuous of the excitement which is moving those who feel themselves liberated from one civilisation, launched upon another to such odd gestures, such strange irreticences7.
5La libre ébauche de récit laisse deviner une opposition indirectement symbolique entre la lecture immobile, autorisée de Thomas Hardy et l’expérience du nouveau, l’expérience du désastre allègre de ceux qui laissent derrière eux une civilisation de plâtre, pour se jeter dans le mouvement. Le lecteur du train traversant Dieppe reste indifférent à son environnement. Il semble tout entier absorbé par une entreprise de conservation culturelle qui garantit son inscription dans une culture. A ce statisme culturel s’oppose le mouvement sans entraves, le présent joyeusement amnésique de ceux qui préfèrent se forger une identité sans pedigree, sans ascendance littéraire ou sociale.
Contre la totalité
6Tant Gillian Beer dans Virginia Woolf : The Common Ground8 qu’Elena Gualtieri ont insisté sur l’entreprise de sabotage que constitue l’œuvre d’essayiste de Woolf9. A la doxa, à l’affirmation, répond chez Woolf un questionnement dont la phrase de conclusion de « Montaigne » est emblématique : « Is the beauty of this world enough, or is there, elsewhere, some explanation of the mystery ? To this what answer can there be ? There is none. There is only one more question : “Que scais-je ?10” ». Question étrange, qui rend toute certitude étrangère à elle-même et condamne à l’expérience de l’altérité, voire de l’aliénation salutaire.
7Pour défaire les certitudes de la société patriarchale, l’essai devra être lui aussi défait, rendu toujours plus informel sous l’effet de la dislocation de la représentation. Une même fragmentation de la vision emporte « Thoughts of Peace in an Air Raid », rédigé en août 1940 et « Thunder at Wembley » qui décrit la manière dont la complaisance patriotique de l’Exposition coloniale de 1924 est balayée par les intempéries. Dans les deux cas la mise en crise d’une idéologie est relayée par la fragmentation de la vision et de l’expérience. A l’académisme de l’esprit et du cœur, celui-là même que Woolf tourne en ridicule dans « The Royal Academy11 », s’oppose un iconoclasme qui vise à démonter les rouages d’une machinerie sociale et institutionnelle prise dans un jeu de miroirs narcissique. La dislocation des dialogues réduits à des bribes de conversations incohérentes est, dans cet essai, plus qu’un simple instrument satirique dévoilant l’épuisement d’une langue exsangue et mécanique, prise dans le psittacisme presque funèbre d’une masquarade privée de sens :
But immediately behind them stumped the Duke, a bluff nobleman, “more at home on the breaside than among these kickshaws and knick-knacks, my lady. Splendid sport. Twenty antlers and Buck royal. Clean between the eyes, eg what ? Out all day. Never know when I’m done. Cold bath, hard bed, glass of whiskey. A mere nothing. Damned foreigners. Pots of duty. The Guard dies but never surrenders. The ladies in our family – Up, Guards, and at them12 !”.
8Le démembrement du dialogue disperse la réalité, la soumet à une force centrifuge qui met en déroute les stratégies idéologiques déployées par l’Exposition officielle. Refusant de s’organiser, de se soumettre à une quelconque mise en récit, la réalité reste à l’état de bribes, aussi inchoative que les ; notes laissées par Woolf pour cet article paru dans l’Atheneum, le 22 août 1919 :
The brushed up Sunday appearance of Polar bears – they’ll certainly become mats. Young women of England preserved in this sanctuary […] The ladies –. The presentation portraits – everyone at height of success – frowning blond gentlemen - The president. Old age dissolving in tears13.
9À l’instar de Siegfried Sassoon14, Woolf pratique un art de l’incongruité, glanant cassons d’expérience, bribes de conversation, brisures de temps au grè d’un vagabondage phénoménologique qui désarrime la réalité, met en fuite la cohérence. Ce démantèlement se conjugue parfois avec des effets vertigineux de focalisation sur un détail ou de déport de la vision, ainsi dans « The Moment : Summer’s Night », lorsque, dans la dernière phase de l’esquisse (« sketch »), l’œil kaleidoscopique se déplace dans une humble cuisine :
10The moment runs like quicksilver on a sloping board into the cottage parlour ; there are the tea things on the table ; the hard Windsor chairs ; tea caddies on the shelf for ornament ; the medal under the glass shade ; vegetable steam curling from the pot ; two children crawling on the floor15.
11Le trait libre de l’esquisse défait l’architecture même de la phrase, la soumet à des contorsions qui imposent un repérage situationnel là où la logique de la description imposerait un repérage par rapport à l’énonciateur :
“He’ll do well with his hay”
The words let fall this seed, but also, coming from that obscure face, and the mouth, and the hand so characteristically holding the cigarette, now hit the mind with a wad16.
12Alors que la nouvelle poétique définie dans « A Letter to a Young Poet » ou « The Narrow Bridge of Art » intime la nécessité impérieuse de rassembler les fragments épars de la réalité et de faire derechef émerger un sens inoui, les essais les plus libres de Woolf privilégient au contraire la logique paratactique du collage. L’écriture semble laissée à un état inchoatif, proche de celui de « Byron and Mr Briggs », chapitre inaugural de l’ouvrage qui aurait dû devenir Reading :
Standing at the bookcase Hewet <, >; <[>; who had a strange habit of holding some object before his eyes and lapsing (or rather thinking twenty dozens things in the course of a second ; <]> wondered – took down Life’s Little Ironies – opened it –
shut it– observed that it was a copy of the first edition <d.d. St John Hirst> – wondered whether Rose could be trusted not to stand the coffee pot on it – decided that it was worth risking – wondered what on earth this popinjay delightful popinjay –this popin jay with it heart, but had she a brain– meant by sincerity – and <so>, via Natasha presumably, <landed> upon War and Peace17.
13L’incongruité du présent ne cesse d’interférer avec l’ambition apollinienne de la maîtrise formelle. Les récits historiques les plus héroïques ne peuvent plus longtemps faire pièce à l’insistence anarchique de l’imaginaire privé, inscrit en d’infimes bribes de réalité. Ainsi dans « Heard on the Downs : The Genesis of Myth », quelques œufs pourris deviennent synecdochiques du chaos historique de la Première Guerre mondiale. Souvent plus modestement, c’est la singularité de l’existence qui est comme soudainement réfractée par d’obscurs moments d’expérience. Ainsi dans « To Spain », le mystère de la vie paraît tout entier incarné par les agissements – une fois encore incongrus, déplacés – d’une passagère qui subtilise une part des plats servis au wagon-restaurant, la transparence, la simplicité de l’existence finissant par se nicher dans l’écorce d’un morceau de fromage :
Still, when it comes to the thick, yellow rind of a not fresh cheese – Ironically smiling, she condescended, in that exquisite tongue which twinkles like diamonds with all its accents, to explain that she kept a dog. But she might have kept – anything. “Life is so simple”, she seemed to say18.
14Un monde minuscule est mis en lumière : monde de peu, monde humble, monde de rien, déjà central à l’un des tous premiers essais de Woolf « Haworth, November, 1904 », publié dans The Guardian, qui associe la demeure des Brontë à la coquille d’un escargot : « Haworth expresses the Brontës, the Brontës express Haworth ; they fit like a snail to its shell19 », une image qui laissera – tel l’escargot de « Kew Gardens » sa trace dans toute l’œuvre de Woolf : image minuscule, image de rien, image qui pourtant reste toujours à dérouler et dans laquelle se love l’identité de l’être et de l’expérience, toujours fidèle à elle-même et pourtant toujours imperceptiblement en mouvement.
15Paraboles minuscules, les esquisses de Woolf tels « A Priory Church », « Street Music », « A Walk by Night », « The War from the Street » ne glanent que des « miettes de sens » (« crumbs of meaning20 »), ces bribes dont Woolf elle-même se demandait, à la lecture de The Tunnel de Dorothy Richardson si elles pouvaient être liées en un tout cohérent générateur de sens21. Contre tout esthétisme, cette pratique de la fragmentation, de l’esquisse se refuse à créer des effets de détail qui pourraient être dialectisés en un tout22. Sans doute ces miettes n’accèdent-elles pas même au statut heuristique du « luminous detail » de Pound qui, selon Hugh Kenner, inscrit la transcendance dans l’infime :
to describe the transcendental in an array of facts : not merely significant or symptomatic in the manner of most facts, but capable of giving one a sudden insight into circumjacent conditions, into the causes, their effects, into sequence, and law23.
16Si Woolf traque le détail original, ainsi que le lui reproche Bennett24, c’est précisément pour revenir à l’origine de l’expérience, sans pour autant – en cela la pratique du fragment chez Woolf se distinguerait de celle du « luminous detail » chez Pound – que l’observation ne valide une quelconque loi ou un quelconque principe de causalité.
17Le monde ne se donne dès lors plus à lire. Les choses ne font plus signe, ne composent plus un rébus que l’écriture nous donnerait à décoder, mais sont réduites à l’état de rebut, menue monnaie des jours et de la sensation fugace semblable à celle préservée par Walter Benjamin dans Paris, capitale du xixe siècle. Le principe de discontinuité prévaut sur celui de cohérence, pour foire surgir le minuscule, ce qui est à peine signifiant. « Tolerate the spasmodic, the obscure, the fragmentary, the failure », telle est l’injonction de Woolf en conclusion de « Character in Fiction25 ». Confrontée à l’hétérogénéité du monde, à sa dispersion, l’entreprise cognitive fait elle-même faillite. Tolérer l’informe impose en effet une expérience du renoncement, impose que le sujet lui-même défaille. Si l’expérience doit aussi faire sa place à l’informe, pour mieux réoriginer la vision – ou pour paraphraser Coleridge, « strip the film of familiarity » – le sujet doit faire l’expérience de son propre épuisement, lâcher prise et à son tour se faire humble, obscur.
L’exténuation du moi
18Sans doute cette mise en faillite du sujet est-elle caractéristique du Modernisme dans son ensemble. Dès 1914 D.H. Lawrence mettait en garde son éditeur Edward Garnett, qu’il ne devait pas tenter de trouver un ego stable dans les personnages de Sons and Lovers26. Déstabilisé, le sujet se fait parallèlement phénoménologique, poreux, ouvert au vent de la sensation27. Les modalités mêmes de la sexuation se trouvent révisées, Woolf plaidant, on le sait, dans A Room of One’s Own pour que l’écrivain se fasse androgyne28.
19Mais peut-être les minuscules expériences décrites dans certains des essais les plus autobiographiques, les plus libres ne débouchent-elles pas même sur une quelconque loi, sur un quelconque processus d’idéalisation, contrairement à ce que postule la phénoménologie qui vise à faire accéder à des constantes, à un processus de généralisation. Le moi qui se dessine dans ces textes est au contraire passif et spéculatif (« passive and speculative29 », moi humble, à l’écoute des mots de tous les jours, comme peut l’être aussi Bernard dans The Waves. La parole qui se laisse entendre est une parole démotique, infiniment hospitalière. Elle forge un idiome collectif, multiple, aussi plastique et lesté du vivant que celui de Thomas Browne, figure référentielle des essais de Woolf (« Is this Poetry ? », « Hours in a Library », « Reading », « Sir Thomas Browne ») :
With such a conviction of the mystery and miracles of things, he is unable to reject, disposed to tolerate and contemplate without end. In the grossest superstition there is something of devotion ; in tavern music something of divinity ; in the little world of man something “that was before the elements and owes no homage unto the sun”. He is hospitable to everything and tastes freely of whatever is set before him30.
20Si les essais de Montaigne parviennent à une résolution du multiple en une unité harmonieuse31, élaborent l’expérience en un tout phénoménologique, réconcilient la fonction haptique de l’affect et l’énergie herméneutique de l’esprit, les esquisses de Woolf restent rebelles au sens. Ainsi qu’elle le constate dans le manuscript de son livre inachevé Reading, (section 15) : « Life does not yield so gently to literature32 ». Procédant par accumulation et juxtaposition, basculant d’une sensation dans l’autre, les esquisses musardent dans le catalogue infini des impressions, des gestes et des choses, « striding unconcernedly from one idea to the next33 ». Ainsi que l’a souligné Rachel Bowlby, Woolf ferait ainsi œuvre vagabonde de flaneuse, portée par le regard, dérivant, glanant les moments et les bribes de vies, l’esquisse se faisant alors herbier sauvage. Les premières pages de A Room of One’s Own sont en cela exemplaires. Le regard, l’émotion, la pensée y dérivent plus qu’ils ne progressent. Le vagabondage mental fait fi des interdits, des barrières, des limites, décale les pratiques, questionne les traditions, impose la libre logique de la transmutation et de la libre contemplation.
21En dépit de sa tentation récurrente pour l’allégorisation de l’expérience qui lui fait, par exemple, ouvrir « Thoughts of Peace in an Air Raid » sur l’image de la nuit enveloppant l’Europe : « Unless we can think peace into existence we […] will lie in the same darkness and hear the same death rattle overhead34 », les esquisses de Woolf pratiquent une écriture ex tempore, non préméditée, fidèle en cela à l’origine du terme « sketch », dont l’apparition semble dater de 1668 et ainsi s’originer dans la même épistémologie que les œuvres de Thomas Browne (Urn Burial ayant paru en 1658). La critique a eu l’occasion d’insister sur l’esthétique suggestive de Woolf35. Contre le travail d’élaboration de la phénoménologie, les esquisses de Woolf font le choix, comme par défaut, de l’inachèvement, laisse la réserve de l’écriture toujours visible, ne construit aucun savoir. Luttant avec la nomination, face à la prose inépuisée du monde devant laquelle Merleau-Ponty sera lui-même comme impuissant, ces essais les plus expérimentaux font peut-être l’expérience liminale de ce mystère dans les lettres qu’évoque Mallarmé, mystère paradoxal, mystère du ratage somptueux : « Le mystère est proprement que toute vérité poétique laisse en son centre ce qu’elle n’a pas le pouvoir de faire venir à la présence36 ».
22Tendus vers cet avènement d’un absolu du dire, pris tout à la fois dans la chair de la langue et dans le jeu de miroir poétique par lequel le poème « s’identifie lui-même comme pensée37 », les esquisses de Woolf feraient ainsi aussi vœu de pauvreté. Leur force de présentification n’est en rien celle des « moments of being » qui re-étalonnent le monde38, qui le soumette à la mathématique de l’image faite sens, dans les deux acceptions du terme « sens ». Leur expérience n’est pas celle magnifique du désastre, mais celle modeste des anfractuosités du relief des jours, anfractuosités si imperceptibles qu’elles échappent au cartographe. Laissées comme inachevées, ouvertes, baillantes presque, ces esquisses défont toute visée unifiante ou esthétisante. Aucun tenemos, aucun espace sacré, n’est ici clairement tracé qui répondrait à l’espace policé de la pelouse de King’s College. Leur savoir n’est pas même celui de l’hétéronymie, ce dispositif de la pensée qui – Alain Badiou nous le rappelle dans son essai sur Pessoa, autre Vagabond de la modernité – « compose une sorte de lieu idéal » dans lequel il serait enfin possible de penser des singularités infiniment multiples39.
23Obstinément inesthétiques, contredisant les accusations d’esthétisme lancées contre Woolf, ces esquisses mettent en pièces l’impératif de littérarité même tel que l’a défini le Modernisme. Elles osent renoncer à l’idéal de beauté : « Beauty is part ugliness ; amusement part disgust ; pleasure part pain. Emotions which used to enter the mind whole are now broken up on the threshold40 ». L’écriture n’y livre pas d’autre message que celui de la nomination toujours relancée et précaire des minuscules parcelles de la vie. La phrase devient alors pellicule sensible à la surface de laquelle viendrait s’imprimer la présence même des choses de la vie, purement prises aux mots.
Notes de bas de page
1 John Snyder, Prospects of Power : Tragedy, Satire, the Essay and the Theory of Genre, Lexington, University Press of Kentucky, 1991. Sur les différentes lectures du genre de l’essai, voir l’introduction de l’ouvrage qu’Elena Gualtieri a consacré aux essais autobiographiques de Virginia Woolf, Virginia Woolf’s Essays. Sketching the Past, Basingstoke, Palgrave, 2000.
2 Theodor Adorno, « L’essai comme forme », in Notes sur la littérature, trad. fr. Sibylle Muller, Paris, Flammarion, 1984.
3 Andrew McNeillie (ed.), The Essays of Virginia Woolf, vol. 3, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1988, p. IX.
4 V. Woolf, « Hours in the Library », in A. McNeillie (ed.), The Essays of Virginia Woolf, vol. 2, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1987, p. 58.
5 V. Woolf, « The Modern Essay », in Rachel Bowlby (ed.), A Woman’s Essays, Harmondsworth, Penguin, 1992, p. 47. On pourra rapprocher ce souci de Woolf pour le lecteur « commun » de l’intérêt de l’époque pour « l’homme de la rue ». Voir par exemple le projet visant à l’observation sociologique de la population, lancé par Tom Harrison en 1937 : « Mass Observation Project ». Sur cette question on pourra utilement se référer à l’article de Melba Cuddy-Keane, « Virginia Woolf and the Varieties of Historicist Experience », in Beth Carole Rosenberg & Jeanne Dubino (eds.), Virginia Woolf and the Essay, New York, St Martin’s Press, 1997, p. 65. L’intérêt porté par Woolf à ces vies obscures converge avec les nouvelles approches sociologiques de l’éppoque. La rédaction de Three Guineas est ainsi contemporaine de la parution de May 12 th : Mass-Observation Day Surveys qui relate les réactions des « petites gens », le jour du couronnement de George VI ; de même que, précédemment, la parution du 1er volet de « The Lives of the Obscure » dans le London Mercury, avait coïncidé, en 1924, avec celle de l’essai de Eileen Power, Medieval People (1924), Londres, Methuen, 1963.
6 Voir dans ce même volume, l’article d’Elena Gualtieri.
7 A. McNeillie (ed.), The Essays of Virginia Woolf, vol. 3, op. cit., p. 361.
8 Gillian Beer, Virginia Woolf : The Common Ground, Edimbourg, Edinburgh University Press, 1996.
9 Voir aussi le volume d’articles réunis par Beth Carole Rosenberg and Jeanne Dubino déjà mentionné. Sur l’entreprise de sabotage que mène Woolf on pourra aussi se reporter à l’analyse d’Alex Zwerdling dans « Mrs Dalloway and the Social System ». Selon lui, Woolf « works by indirection, subterraneously undermining the officially accepted code, mocking, suggesting, calling into question, rather than asserting, advocating, bearing witness », in Morris Beja (ed.), Critical Essays on Virginia Woolf, Boston, G. K. Hall, 1985, p. 132.
10 V. Woolf, The Common Reader, vol. 1 (1925), Londres, The Hogarth Press, 1984, p. 68
11 Sur ce texte voir l’analyse de Elena Gualtieri, Virginia Woolf’s Essays, op. cit., pp. 132-136.
12 A. McNeillie (ed.), The Essays of Virgnia Woolf, vol. 3, op. cit., p. 90.
13 Ibid., p. 93, note 1.
14 « [H]e seems almost always, before he began to get his words into order, to have had one of those puzzling shocks of emotion which the world deals by such incongruous methods, to the poet often, to the rest of us too seldom for our souls’ good. It follows that this one slim volume is full of incongruities […] », « Mr Sassoon’s Poems » (1917), A. McNeillie (ed.), The Essays of Virginia Woolf, vol. 2, op. cit., p. 120.
15 Leonard Woolf, Virginia Woolf. Collected Essays, vol. II, Londres, Chatto & Windus, 1966-1969, p. 296.
16 Ibid.
17 A. McNeillie (ed.), The Essays of Virginia Woolf, vol. 3, op. cit., p. 495.
18 Ibid., p. 362.
19 A. McNeillie (ed.), The Essays of Virginia Woolf, vol. 1, Londres, The Hogarth Press, 1986, p. 5.
20 Anne Olivier Bell (ed.), The Diary of Virginia Woolf, vol. 3, 23 juin 1919, Harmondsworth, Penguin, 1982, p. 235. Woolf est alors en train de relire le premier volume de The Common Reader.
21 Voir « The Tunnel » : « The reader is not provided with a story ; he is invited to embed himself in Miriam Henderson’s consciousness, to register one after another, and one on top of another words, cries, shouts, notes of a violin, fragments of lectures, to follow these impressions as they flicker through Miriam’s mind, waking incongruously other thoughts, and plaiting incessantly the many-coloured and innumerable threads of life […] We have to decide whether the flying helter-skelter resolves itself by degrees into a perceptible whole », A. McNeillie (ed.), The Essays of Virgnia Woolf, vol. 3, op. cit., p. 11.
22 Sur le detail, voir l’ouvrage de Daniel Arasse, Le Détail, et en particulier le chapitre introductif « Contradictions », dans lequel l’auteur rappelle que la peinture moderne a repensé le statut esthétique du détail, pour privilégier, en un retournement de la peinture sur elle-même, la restitution de l’acte même de peindre, citant à l’appui de sa démonstration l’essai de Gaëtan Picon, 1863. Naissance de la peinture moderne : « Le monde […] visé comme en train de se taire […] s’accorde naturellement au tableau en train de se faire » ; la vision n’est plus « le goût de la précision minutieuse » mais « la volonté de capter la source », Paris, Flammarion, 1992, p. 31. Le geste et la touche deviennent alors les lieux mêmes de la peinture.
23 Hugh Kenner, The Pound Era, Berkeley, Berkeley University Press, 1971, p. 152.
24 Voir la critique rédigée par Arnold Bennett lors de la publication de Jacob’s Room, « Is the Novel Decaying ? », parue dans Cassell’s Weekly, 28 mars 1923 : « the characters do not vitally survive in the mind because the author has been obsessed by details of originality and cleverness ». Sur cette critique, voir l’article d’Elena Gualtieri dans le présent volume.
25 A. McNeillie (ed.), The Essays of Virgnia Woolf vol. 3, op. cit., p. 436.
26 « You mustn’t look in my novel for the old stable ego of the character. There is another ego, according to whose action the individual is unrecognisable, and passes through, as it were, allotropic states which it needs a deeper sense than any we’ve been used to exercise », lettre à Edward Garnett, 5 juin 1914 ; reproduite dans Vassili Kolocotroni, Jane Goldman, Olga Taxidov, (eds.), Modernism, Edimbourg, Edinburgh University Press, 1998, p. 407.
27 Sur cet aspect, voir l’essai de Chantal Delourme, To the Lighthouse. Les Arabesques du sens, Paris, Ellipses, 2001.
28 Sur les liens possibles entre l’androgynie et la pratique de l’essai, voir l’article de Lisa Low, « Refusing to Hit Back : Virginia Woolf and the Impersonlity Question », in B. C. Rosenberg & J. Dubino (eds.), Virginia Woolf and the Essay, op. cit., p. 257-273.
29 A. McNeillie (ed), The Essays of Virginia Woolf, vol. 3, op. cit., p. xv
30 Ibid., p. 156. Woolf cite ici le Religio Medici de Sir Thomas Browne, sect. XI.
31 « By means of perpetual experiment and observation of the subtlest he achieved at last a miraculous adjustment of all these wayward parts that constitute the human sold. He laid hold of the beauty of the world with his fingers », V. Woolf, « Montaigne », The Common Reader I, op. cit., p. 67.
32 A. McNeillie (ed.), The Essays of Virginia Woolf, vol. 3, op. cit., p. 493.
33 R. Bowlby (éd.), A Woman’s Essays, op. cit., p. 43.
34 L. Woolf (ed.), Virginia Woolf. Collected Essays, vol. IV, Londres, Chatto & Windus, 1969, p. 173.
35 Voir l’essai de Gillian Beer déjà cité.
36 Alain Badiou, Petit traité d’inesthétique, Paris, Le Seuil, 1998, p. 41.
37 Ibid., p. 37.
38 Voir la définition que Woolf en donne elle-même dans « A Sketch of the Past » : « And so I go on to suppose that the shock-receiving capacity is what makes the writer […] I feel that I have had a blow ; but it is not, as I thought as a child, simply a blow from an enemy hidden behind the cotton wool of daily life. It is or will become a revelation of some order […] It is only by putting into words that I make it whole […] From this I reach what I might call a philosophy : at any rate it is a constant idea of mine ; that behind the cotton wool is hidden a pattern ; that we – I mean all human being – are connected with this ; that the whole world is a work of art ; that we are parts of the work of art. Hamlet or a Beethoven quartet is the truth about this vast mass that we call the world. But there is no Shakespeare, there is no Beethoven ; certainly and emphatically there is no God ; we are the words ; we are the music, we are the thing itself. And I see this when I have a shock », V. Woolf, Moments of Being, Londres, The Hogarth Press, 1978, p. 72.
39 Ibid., p. 71, 73.
40 L. Woolf (ed.), « The Narrow Bridge of Art », Virginia Woolf. Collected Essays, vol. II, Londres, Chatto & Windus, 1967, p. 222.
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