Autobiographie et modernité : l’exemple de la correspondance
p. 207-217
Texte intégral
1Ce colloque sur les rapports étroits entre le moi auctorial – celui de Virginia Stephen et de Virginia Woolf – et un ensemble de composantes touchant les modalités du « pur » et de l’« impur » textuel nous invite non seulement à une réflexion plus exhaustive sur la notion de genre littéraire mais aussi à un examen critique de la modernité, de ses failles et de ses excès, de sa radicalité, en somme, de son besoin incessant d’enthropie positive ou négative dans un monde en constante mutation. Dans le contexte du courant théorique le plus en vogue de nos jours et de son examen de la tradition littéraire anglo-saxonne soit le « new historicism », on remarque que les textes dits « impurs » sont valorisés au profit de la recherche empirique, cette dernière réévaluant les contextes historiques et les productions discursives de tout acabit. La critique woolfienne est, il va sans dire, au centre de ce mouvement d’historicisation.
2Sans nécessairement vouloir en formuler ici une critique, on constate que les buts et objectifs proposés par cette « exhumation » du « moment historique woolfien » ne changent en rien la nature à proprement parler textuelle des sources exploitées, documentées et commentées. C’est d’ailleurs la méthode qui peut laisser perplexe devant les récents travaux de Anna Snaith portant sur les enjeux de la sphère privée et publique1, ceux de Merry Pawlowski sur le fascisme2, de Leslie Hankins sur le cinéma, voire de la réflexion, plus rigoureuse et plus ambitieuse de David Bradshaw sur l’émigration britannique au Canada dans le contexte plus précis de Mrs Dalloway3, toutes des études tributaires des archives de la modernité que l’on veut croire dépositaires d’un absolu historique mais qui, selon moi, restent vouées à une part d’illusoire et dont la validité demeure bien discutable.
3Reléguée le plus souvent à sa dimension « archivistique » par rapport à l’œuvre de Woolf, la correspondance, jouxte le journal intime et reste sans doute le mode de discours le plus convaincant sur l’œuvre. Elle est en revanche la moins commentée, la plus heuristique et hérétique, en raison, pourrait-on dire justement, de son « impureté ». On notera que cette première notion d’« impureté » de la lettre sera sans cesse investie par l’épistolière, comme l’indique déjà une des premières lettres de Virginia Stephen à son frère Thoby Stephen, en date du 24 février 1897 « the beauty of my language is sick4 » faisant de cette prémisse de la beauté un « ethos ». La pratique épistolaire valorise alors une conception de la beauté comme résidu textuel, lieu d’une fracture du sens identifié au « sublime woolfien » où converge l’autobiographie et la modernité et qui sera en quelque sorte l’objet de ma démonstration.
La lettre woolfienne : vers une suspension de l’autobiographique
4La correspondance constitue la pratique textuelle la plus soutenue par l’écrivaine, ouvrant et fermant la trace écrite, exutoire aux manifestations des subjectivités les plus extrêmes : abject et déchue, extatique ou mystique, ridicule voire monstrueuse, bref, poétique et politique. Soutenue, elle l’est depuis la toute première lettre adressée à Georges Duckworth, déjà signataire d’une inversion sexuelle qui sera plus tard ritualisée et qu’il est certes possible de lire tel un des avatars de l’« impur », ici positivé : « MY DEAR GEORGE, I AM A LITTLE BOY AND ADRIAN IS A GIRL5 », et cela, jusqu’aux dernières lettres, écrites avant son suicide, véritables absolu d’impureté dans leur révélation du corps comme déchet, rebut dépossédé que l’on jette, ultime mouvement vers l’ailleurs, fidèle à ce projet de ne rien posséder, correspondant au désir qu’a Woolf d’entrer dans un autre élément. Il s’agit d’une compréhension de l’épistolaire qui rejoint une image plus stoïcienne du poète, une d’ailleurs que Carl Sandburg, figure emblématique de l’école de Chicago, aura bien saisie dans son élégie à Woolf, lorsqu’il affirma « she was tired of the land6 ».
5Entre cette toute première lettre et les ultimes missives, on retrouve une correspondance qui s’élabore en blocs, pour évoquer l’expression deleuzienne, car on y décèle une pratique de la lettre témoignant des multiples facettes de la réalité privée et publique de l’épistolière, schisme original et originaire de sa troublante modernité. Cette modernité est le foyer d’une herméneutique du sujet fondée sur des principes anti-naturalistes – notamment par sa relecture de G.E. Moore – dans la mesure ou l’aspect apparemment « essentiel » de la subjectivité est d’avance reconnu comme domestiqué, intrinsèquement colonisé. Dans le prolongement de cette conception de la modernité, le champ paradigmatique privé/public hante l’écriture. Virginia Stephen réalisera dès son très jeune âge que son propre geste autobiographique est en partie public, immortalisé dès son point de départ à travers le lourd héritage de Leslie Stephen. Elle comprendra d’ailleurs rapidement les mécanismes de la publication et les réinvestira à maintes reprises, depuis son travail d’éditrice de la correspondance de ses parents pour la biographie de Fred Maitland sur Leslie Stephen, publié en 1906 – un moment qui, on le sait, marque une étape décisive dans la prise de conscience de la dimension publique de sa vie privée. L’épistolière notera à cet effet, dans une lettre en date du 30 octobre 1904, à Violet Dickinson : « I am getting through my copying – and now I have to go through 2 vols of extracts from Fathers’ and Mothers letters to each other. They are so private that Fred won’t look at them himself, and I have to decide what he ought to see and possibly publish » (L I, p. 148). On voit cette modalité opérer dans une autre lettre, toujours adressée à Violet Dickinson, en date de novembre 1904 : « Then I have all Fathers and Mothers and Minny’s letters to read, select and copy, which will be the hardest job of the lot » (L I, p. 151). Ce moment se manifeste toujours, jusqu’aux lettres de suicide, presque de condoléances par anticipation, dans lesquelles elle donnera à Leonard Woolf une version des faits, un récit assez « pur » pour le monde entier. Ces lettres d’ailleurs, en fin de compte, ne vont pas sans reprendre d’une manière toute personnelle la péroraison du Mausoleum Book de Leslie Stephen : un texte resté anonyme, privé7. En fait, la seule question demeurant : où réside le privé de la lettre ?
6La correspondance massive de Woolf est composée de plusieurs séquences d’où émergent des réalités épistolaires d’une cohérence hors du commun. Les lettres s’articulent en relation étroite avec les préoccupations esthétiques et éthiques de l’œuvre, en dépit des fréquences intermittentes du geste épistolaire. Le caractère autobiographique révèle le quotidien comme une invention de soi et de l’autre. Pour faire un bref rappel de l’ensemble de cette correspondance, soulignons qu’elle est publiée en six volumes et comprend quatre noyaux épistolaires principaux se partageant près de 2000 lettres : Violet Dickinson jusqu’en 1922, pour revenir brièvement dans les années trente, Vita Sackville-West dans les années vingt et les années trente, Ethel Smyth, férocement, dans les années trente et Vanessa Bell depuis son mariage en 1907 jusqu’en mars 1941. Autour de ces quatre blocs de lettres se greffe une somme de destinataires obscurs ou célèbres, permettant non seulement à Virginia Stephen et Virginia Woolf de revisiter les diverses composantes littéraires sous-jacentes à la forme épistolaire comme lieu d’expérimentation textuelle, mais aussi de remettre en question les idées reçues par la tradition du genre pour mieux en évoquer une définition, et cela, à travers une pratique et une invention formelle des plus sophistiquées. Du reste, la correspondance montre bien que Woolf est fascinée par les diverses facettes de la lettre, à savoir, privée/publique de l’image de soi pour le destinataire ; les frontières entre autobiographie et fiction ; la lettre comme écriture de l’inachevé ; la lettre comme lieu de la parole des femmes, comme véhicule de l’expression du monde intérieur et extérieur, les questions éthiques propres aux contextes de la publication des correspondances, toutes propulsées par sa recherche de l’absolu, d’une vérité anonyme du sujet.
7Comment définir l’épistolarité ? D’emblée, la compréhension des multiples voix de l’épistolière montre bien que Woolf n’a cessé d’interroger le genre épistolaire selon trois registres : il y a en tout premier lieu la lettre dite « privée », la correspondance, frontière de l’ensemble des pratiques discursives et traces de la subjectivité au quotidien. En second lieu, il y a son contrepoint, la lettre dite « publique », une des formes utilisées par Woolf dans sa pratique de l’essai et qui fut stigmatisée dans Three Guineas (un texte qui fait écho à la correspondance privée échangée notamment avec Lady Rhondda, Lady Simon, Julian Bell ou encore Benedict Nicholson) ou bien A Letter to a Young Poet (à lire en filigrane de la correspondance privée avec John Lehmann) ou l’introduction de Life as We Have Known It, qui elle, s’articule admirablement avec la correspondance privée à Margaret Llewelyn Davies. Sans oublier les nombreuses lettres écrites pour divers journaux londoniens, pour ne mentionner que « The Plumage Bill », « The Intellectual Status of Women » ou encore celles écrites et jamais envoyées parmi lesquelles l’essai « Middlebrow ». Finalement, en troisième lieu, il y a aussi la lettre utilisée comme un motif narratif dans la fiction woolfienne, dans Jacob’s Room (fameux pour son épidictique de la lettre), dans Flush (pour sa réécriture ludique de la correspondance d’Elizabeth Barrett Browning) ou encore sa biographie Roger Fry : un texte ou la correspondance avec ce dernier et son entourage constitue un réservoir de biographèmes, trois seuils d’interprétation du genre épistolaire qui brouillent les fonctions et les frontières de la lettre. Woolf entrevoit l’épistolaire comme ce lieu d’intersection ludique entre la matérialité du langage et les modes d’appropriation de la réalité par un sujet, comme l’évoque cette lettre en date du 30 juin 1903, à Violet Dickinson : « My wallaby paws stick to the paper as I write – and my letters are convulsive » (L I, 83).
8Cette appropriation d’un langage par le sujet touche de très près la cristallisation du travail poétique et politique woolfien dans ses liens à la spécularité (l’idée de la lettre comme miroir) et de la théâtralisation (l’idée de la lettre comme scène). Il s’agit de deux préceptes de la lettre qui suspendent en quelque sorte l’écriture autobiographique woolfienne en élaborant un questionnement sur le référent autobiographique par une mise en lumière de la tension continuelle entre les deux registres, les deux pôles étant, dans l’épistolarité woolfienne, intrinsèquement articulés. Le champ de la « spécularité » rend compte de la construction d’une image de soi pour un destinataire car Woolf souhaite une transparence idéale de la lettre, comme l’indique cette lettre à Violet Dickinson, en date du 16 décembre 1906 « a letter should be flawless as a gem, continuous as an eggshell, and lucid as a glass » (L I, p. 264). Le registre de la « théâtralisation », quant à lui, traduit l’espace de la représentation qu’est la lettre et nous permet d’examiner les apories de ses masques, de ses simulacres, de ses scénarisations textuelles dans leurs rapports précis à différentes audiences, tant privées que publiques, comme l’évoque cette lettre à Jacques Raverat, en date du 3 octobre 1924 :
The difficulty of writing letter is, for one thing, that one has to simplify so much, and hasn’t the courage to dwell on the small catastrophes which are of such huge interest to oneself ; and thus has to put a kind of unreal personality ; which when I write to you for example, whom I’ve not seen these 11 years, becomes inevitably jocular. I suppose joviality is a convenient mask ; and then, being a writer, masks irk me ; I want, in my old age, to have done with all superfluities, and form words precisely on the top of the waves of my mind – a formidable undertaking. (L III, p. 136)
9On vient de le démontrer, la lettre woolfienne a ses fictions ; elle crée des personnages et élabore des espaces romanesques, aussi brefs soient-ils. Les aspects narratifs de la correspondance, centrés autour de la personne textuelle qu’est l’épistolière ou le destinataire, laissent paraître une conception du personnage, dans la lettre, qui n’est pas sans rappeler celle du roman : la voix épistolaire étant le plus souvent mimétique des modalités fictionnelles auxquelles Woolf se confronte dans l’écriture romanesque (on peut évoquer celles à Ethel Smyth, écrites durant l’élaboration de The Waves). Woolf, on le sait, interrogeait déjà cette dimension fictive de la lettre dans Jacob’s Room, dont une des premisses était précisément de brouiller les frontières entre lettres fictives et autobiographiques : le roman opérant, comme une réécriture moderne du roman épistolaire. Rappelons ici l’incipit du roman, où le corps de la protagoniste, Betty Flanders, s’assimile à l’espace textuel de la lettre pour se dissoudre progressivement au fil de l’encre qui coule :
Slowly welling from the point of her gold nib, pale blue ink dissolved the fill stop ; for there her pen stuck ; her eyes fixed, and tears slowly filled them. The entire bay quivered ; the lighthouse wobbled ; and she had the illusion that the mast of Mr Connor’s little yacht was bending like a wax candle in the sun8.
10En anticipant sur le roman élégiaque de 1922 – et la nature cryptique du texte comme sépulture de Thoby Stephen –, il est opportun de relire le roman en parrallèle avec la correspondance envoyée à Violet Dickinson entre le 20 novembre et le 18 décembre 1906, suite au décès de Thoby Stephen, pour sa mise en scène d’une fiction. Ou bien encore faut-il lire le roman à la lumière de la correspondance avec Gerald Brenan, dont les lettres écrites entre 1922 et 1929, riches en réflexion théoriques sur le roman et examinant le rapport étroit entre la « beauté » et l’« impureté » des formes littéraires, la perte, la faille, comme le formule la lettre en date de Noël 1922 : « I think that beauty, which you say I sometimes achieve, is only got by the failure to get it ; by grinding all the flints together ; by facing what must be humiliation – the things one can’t do » (L II, p. 599).
11Woolf invente donc, en filigrane de sa poétique épistolaire, une nouvelle herméneutique du sujet. Son apriori découle d’une conviction épistémologique questionnant l’objet de la connaissance comme téléologie et est lié à sa définition de la « propriété intellectuelle ». Ce questionnement de la « propriété intellectuelle », on le sait, est théorisé à travers le mode « not knowing » cher à Woolf, et explicité dans divers essais dont « On Not Knowing Greek » et « The Russian Point of View » tous deux publiés dans le premier Common Reader et un essai, ce dernier peu connu, « On not Knowing French », paru dans la revue New Republic en 1929, dans lesquels Woolf utilise avec brio l’aliénation provoquée par le rapport à la langue étrangère dans le but de réévaluer l’aspect plus inné et naturel, « pur » en somme, de la langue. Plus encore, sa lecture du texte Urn Burial de Sir Thomas Browne, dans son essai de 1919 intitulé « Reading », offre une des illustrations les plus convaincantes de cette aliénation liée à une poétique de la lecture, elle insiste : « accustomed as we are to strip a whole page of its sentence and crush their meaning out in one grasp, the obstinate resistance which a page of Urn Burial offers at first trips us and blinds us9 » . Woolf propose alors une nouvelle logique du corps lu, agrégat de la remémoration et de l’oubli, vitale à sa logique épistolaire. En témoigne d’ailleurs le retour à une image perdue de soi, qui revient, lorsque Violet Dickinson redonnera à Woolf, en juin 1936, un cahier contenant toutes les lettres qu’elles lui a écrites dans sa jeunesse – ce qui rend Woolf bien ambivalente :
It was extremely good of you to keep and bind up so much more than they deserved all those scattered fragments of my very disjected and egotistic youth. Do you like that girl ? I am not sure that I do […] Letters seem more than anything to keep the past – out it comes, when one opens the box. (L VI, p. 90)
12Transitoires et témoins de la vie imaginaire de la subjectivité épistolaire, un autre bloc de lettres, soit le corpus des « lettres de Cornouailles », montre bien, comme le fera plus tard le roman To the Lighthouse, le point de convergence d’une exploration de l’autobiographique qui relie la mythologie littéraire, dans sa réécriture de la tradition romantique voire de la poésie métaphysique, à la mythologie personnelle, celle-ci axée sur une critique d’un certain familialisme, dépravé et sentimental. Il s’agit d’une compréhension archétypale du régime autobiographique chez Woolf qui trouvera, je crois, sa forme la plus achevée dans « A Sketch of the Past » et dans Between the Acts – où l’on assiste à une destruction totale de l’idée même de mythe et d’origine. Il s’agit de deux lettres qu’il est possible d’interpréter en rapport avec la correspondance de la fin des années trente où la dimension privée de la lettre, dans sa domesticité, est à jamais expulsée, comme le souligne cette lettre à Ethel Smyth, en date du 1er mars 1941, où le sujet de la lettre sort d’une certaine immanence : « Do you feel, as I do, when my head’s not on this impossible grindstone, that this is the worst stage of the war ? I do. I was saying to Leonard. We have no future […] what I feel is the suspense when nothing actually happens » (L VI, p. 475).
13Woolf a une conception élastique de la lettre (comme une antichambre de l’œuvre) ; elle valorise une poétique épistolaire qui, dans les années trente, devient politique. De fait, dans le passage des années vingt aux années trente, c’est le rapport entier à l’épistolarité qui changera. Fruit d’un dialogue avec les registres de la vie privée et publique, la correspondance ne jouera plus, pour elle et ses destinataires, le rôle de refuge qu’il fut par le passé, malgré le fait que Woolf n’aura cessé de réinventer de nouvelles stratégies de dissimulation du privé, correspondant à son désir toujours plus omniprésent d’anonymat. De plus, la dernière décennie du parcours autobiographique et épistolaire, s’identifie à une épistémologie féministe qui envisage la lettre comme un espace de résistance. Woolf, en ethnologue et lectrice de sa culture invite à une critique des régulations sociales en explorant les différences au sein de l’élaboration d’un désir de solidarité entre les femmes – la lettre étant un des modes privilégiés de cette exploration.
14Inévitablement, c’est la riche correspondance avec Ethel Smyth qui demeurera en ce sens la plus révélatrice, en particulier pour ses mises en scène, ces figurations de l’aveu de soi. Dans ses multiples récits de vie, dans la narration des expériences passées et présentes, historicisées, on y verra, au fil des échanges, une évocation lucide de l’importance de la levée de la censure du corps. Cette levée de la censure correspond, en l’occurrence, à une série de noyaux épistolaires où diverses configurations affectives du sens seront mises en avant par l’épistolière. L’aveu se rattachera au politique dans la mesure où Woolf ne cessera de transgresser les registres du « dicible » et de l’« indicible » lui permettant d’exister en dehors de la « bonne ou mauvaise image de soi », pour l’autre. Mentionnons à ce sujet la rhétorique de la colère, inhabituelle et propre à l’échange avec Ethel Smyth : point de projection de soi, souffle du sujet, véritable catalyse d’une critique de sa réalité réifiée. La correspondance avec Ethel Smyth devra ainsi se lire tel un mode réactif à la parole de l’autre. Elle constitue un lieu où l’épistolière perfectionnera son sens de la réciprocité dès lors devenu une stratégie textuelle de la lettre, de la survivance ; Woolf étant plus que jamais consciente de la postérité qu’aura sa correspondance. De fait, l’épistolière semble vouloir faciliter la reconstruction de l’univers épistolaire, pour le lecteur situé à l’extérieur du dialogue précis entre elle et son destinataire.
15Les lettres à Smyth s’érigent en chronique de l’émotion devant une pluralité de cultures et de tabous. Woolf pourra, pour une toute première fois, sans sanction, les dire, les raconter, les transcender, les transformer. Par exemple, les lettres entourant la mort de Lytton Strachey seront fondatrices d’une nouvelle attitude, d’une critique plus virulente des conventions sociales entourant le rituel du deuil (une démarche que l’on retrouvera similairement dans la fiction soit du récit de la mort de Rachel Vinrace dans The Voyage Out, jusqu’à celui de la matriarche des Pargiters, véritable chronique funéraire dans la première section de The Years). La correspondance avec Smyth exulte donc dans son recours ultime à la figure célébrée de l’« outsider » – que l’on verra se cristalliser entre 1938 et 1941 – et cela, au détriment d’une voix privée qui n’existe presque plus, d’un mode autobiographique floué, en quelque sorte avorté parce qu’envahi par l’écho d’une guerre innommable, une voix à jamais saturée par cette image publique de Woolf, fétichisée, adulée ou franchement critiquée.
Modernités de la lettre woolfienne
16Il importe, avant de s’acheminer vers une conclusion, de bien saisir dans quelle mesure la lettre woolfienne s’avère moderne. Il y a certes plusieurs définitions du moderne woolfien et maintes modalités textuelles nous permettent d’assimiler la « pratique épistolaire » au programme fictionnel woolfien. Celles-ci expriment un ensemble de valeurs collectives, partagées ou remises en question via les multiples communautés d’écriture que Woolf aura fréquentées. En ce sens, la lettre woolfienne reste cohérente avec l’ambition de sa critique de Bennett et Galsworthy dans « Mr Bennett et Mrs Brown », subtile qu’elle est dans sa réévaluation de la notion même de réalisme, préférant l’expression des « circonférences » du sujet (« the outline ») au jour le jour. Qui plus est, trois axes sémiotiques permettent de mieux saisir la définition de la modernité dans ses rapports au sujet poétique et politique woolfien. Notons également que ces trois axes restent sous-jacents aux dimensions spéculaire et théatrale de la lettre que j’ai explicitées antérieurement.
17Ces trois axes sont, en premier lieu, la « transitivité » ou l’« intransitivité » de la parole épistolaire, modes qui se laissent lire à travers un haut niveau de connivence entre l’épistolière et ses destinataires faisant de la lettre un espace propice à un jeu de masques et d’artifices indirects. Comme l’a déjà remarqué S. P Rosenbaum, dans un des rares articles consacrés à la correspondance intitulé « Bloomsbiry Letters » : « the transitiveness of the communication may be obscure because the character of the internalised object of the letter can be taken largely for granted and not displayed10 ». De fait, ce niveau de connivence interne - qui ne va pas sans rappeler l’articulation d’actes de paroles dans The Waves – rend la parole épistolaire plus systématique dans la mesure où les différentes parties du dialogue assurent tacitement à l’épistolière qu’elle garde illusoirement le plein contrôle de l’échange. Il s’agit d’une extension du processus de lecture auquel on se confronte lors d’un contact soutenu avec l’œuvre romanesque de Woolf. Cette lettre à Clive Bell, en date du 9 août 1908 l’évoque :
18My dear Clive, if you could have seen bow often I read and reread your letter, deciphering every word, feeling every comma, and deciding in my own mind why some words have been rejected and other chosen, you would not accuse me of neglect. (L I, p. 344)
19Contrôle de l’image sur la scène épistolaire, certainement, mais aussi de son effet sur l’autre, le destinataire, émergeant de la transitivité ou de l’intransitivité du langage, à l’origine de la performativité du sujet dans la lettre comme « acte privé » devenu « acte public ». Une série de lettres échangées avec le couple Vanessa et Clive Bell l’indique. D’abord dans une lettre à Clive Bell, en date du 20 décembre 1906 : « This letter can be divided into equal parts if necessary ; but I have an instinct that one word docs for the two of you », dans celle en date du 15 avril 1908 : « I have been reading your letter aloud to Adrian and Saxon, who is dining with us » (L I, p. 406), ou dans celle à Vanessa Bell, en date du 10 août 1909 : « I don’t in the least mind you showing Clive my letters, because I don’t make much difference between you ; only they are dull » (L I, p. 406) – et cela, jusqu’à preuve du contraire, dans cette lettre à Vanessa Bell en date du 6 avril 1911 : « Here comes a piece of gossip which you must keep private », ou finalement, dans cette dernière lettre, en date de juillet 1911, toujours à Vanessa Bell : « Beloved, this is the first of a new series of letters, which is written only for you ; and Clive shall have letters for himself only, and so we shall all profit, by the gain in passion » (L I, p. 468).
20L’aspect performatif marque le second axe de la modernité de la lettre woolfienne. Il se remarque à travers l’approche de différents horizons d’attente de l’épistolière en fonction de ses destinataires qui souvent, au bout du processus, se retrouvent prétextes à de faux dialogues, à une auto-satisfaction ou à une justification de soi, comme l’indique cette lettre en date de mars 1904 à Violet Dickinson : « You don’t mind my filling my letters with egotistical complaining - very dull, but I can’t help writing them to you » (L I, p. 133), ou encore à Saxon Sydney Turner, dans une lettre en date du 13 juin 1910 : « I write to you more to mitigate my own lot than to please you » (L I, p. 426), ou dans cette dernière à Clive Bell, en date du 3 août 1908 :
I must thank you for your exquisite allegory, which, if I play the part of the Waterfall ;, seems to me pitched in your usual strains of aetherial flattery, I can protest, because so much of what I must praise in you is included in the praise of myself (L I, p. 339)
21Cette performativité du sujet altère un certain pacte de discontinuité inhérent à la prose épistolaire, et cela, au profit d’une apparence de continu, de narration logique propre à l’effet qu’elle produit, d’une lettre à l’autre, pour un même destinataire. Les registres du « continu » et du « discontinu » formeront alors le dernier axe paradigmatique de la lettre moderne. Il s’agit d’un axe incontournable, émergeant du fait que la correspondance nous est donnée à lire à moitié : les lettres envoyées à Virginia Woolf étant dans la plupart des cas absentes ou non-publiées. L’effet de « continu » ou de « discontinu » vient aussi de cette réciprocité dont j’ai parlé antérieurement, indice d’un échange qui singularise et délimite la parole de l’autre et sa place dans la lettre.
22En bout de ligne, j’entérine la vision dialogique de la lettre que suggère Roger Duchêne dans sa lecture de la correspondance de Proust qui note « que dans ses lettres au contraire, si Proust peut évidemment mentir, c’est sous le regard de correspondants auxquels il doit donner de lui-même une image suffisamment ressemblante pour qu’il puisse la tenir pour véridique11 ». J’ajouterais qu’une lecture méticuleuse de la correspondance de Woolf peut même donner l’impression que la somme des lettres n’a qu’un seul destinataire, ou, dans le cas où il est possible de lire la répartie – avec Vanessa Bell, Leonard Woolf, Vita Sackville-West, par exemple – que la correspondance est univoque, comme le laisse entendre Woolf, dans sa réflexion lucide sur la correspondance de Horace Walpole et William Cole : « Horace is partly Cole : Cole is partly Horace12 ». En somme, la correspondance s’érige en théâtre miroitant où se joue la représentation du sujet écrivant. Elle prend l’allure d’un lieu agonistique, hanté de paradoxes et de contradictions où s’affiche le scandale politique d’une unité éclatée et d’une impossibilité de totalisation. Il s’agit d’une vision politique de cette correspondance moderne émergeant d’une poétisation nécessaire du geste autobiographique, au quotidien, où, comme Woolf le soulignait à l’égard des lettres de Wordsworth « there is no gulf between the stuff of daily life and the stuff of poetry13 ».
Notes de bas de page
1 Anna Snaith, Virginia Woolf : Private and Public Negotiations, Londres, Palgrave, 2000.
2 Merry Pawlowski (ed.), Virginia Woolf and Fascism, Londres, Palgrave, 2001.
3 Voir à cet effet sa toute récente introduction à l’édition Oxford World’s Classics.
4 V. Woolf, The Letters of Virginia Woolf, Nigel Nicolson and Joanne Trautmann Banks (eds.). 6 vol., Londres, The Hogarth Press, 1976-1980, p. 5. Par la suite les références à la correspondance de Virginia Woolf apparaîtront à la suite des citations sous l’abréviation (L) associée au numéro du volume.
5 V. Woolf, Congenial Spirits. The Selected Letters of Virginia Woolf Joanne Trautmann Banks (ed.), New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1989, p. 2.
6 Carl Sandburg, Billy Sunday and Other Poems : Unpublished, Uncollected and Unexpurgated Works, George and Willene Hendricks (eds.), New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1993, p. 91.
7 Leslie Stephen, Mausoleum Book, Oxford, Clarendon, 1977.
8 V. Woolf, Jacob’s Room (1922), Harmondsworth, Penguin, 1992, p. 3.
9 Andrew McNeillie (ed.), The Essays of Virginia Woolf vol. III, Londres, Harcourt Brace Jovanovich, 1988, p. 158.
10 S. P. Rosenbaum, « Bloomsbury Letters », Centrum. Symposium : The Place of Letter-writing in Literary History, vol 1., 1981, p. 114.
11 Roger Duchêne, L’impossible Marcel Proust, Paris, Robert Laffont, 1994, p. 776.
12 V. Woolf, The Death of the Moth and Other Essays (1942), New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1970, p. 66.
13 A. McNeillie (ed.). The Essays of Virginia Woolf, vol. I, Londres, The Hogarth Press, 1986, p. 186.
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