Le moi mis en mots : impureté de l’autobiographie woolfienne
p. 195-205
Texte intégral
1Dans « A Sketch of the Past » Virginia Woolf met au point une technique narrative qui bouscule en douceur l’art classique de l’autobiographie. Ce texte écrit du 18 avril 1939 au 17 novembre 19402 est un texte récréatif pour Virginia Woolf. Elle est alors en train d’écrire la biographie de Roger Fry, travail long et laborieux si l’on en croit ses propres commentaires, et se distrait en se penchant sur son propre passé3. « A Sketch of the Past » porte ainsi en lui ce caractère d’esquisse, de tentative d’écriture autobiographique nouvelle. Ce qui fait la principale originalité de ce texte c’est son art du mélange : mélange des temps présent et passé, des voix, des sujets, mais avant tout formidable mélange des genres.
2Les écrits autobiographiques ne sont pas les textes les plus connus de Virginia Woolf, ou du moins les plus reconnus – textes mineurs auxquels elle ne semble pas accorder une très grande valeur littéraire ou artistique mais qui néanmoins ne manquent pas d’ambition si l’on considère le travail préparatoire qui fut en jeu. Le genre autobiographique, pourtant inscrit dans une certaine tradition littéraire familiale, se tient comme en retrait de l’œuvre de Virginia Woolf. Cela est-il lié à l’impureté inhérente au genre ? Dans son texte, l’auteur se dévoile un peu, mais pas trop, choisit ses mots, joue avec le lecteur, mais avant tout se met en forme, se met en mots. On pourrait concevoir l’autobiographie comme un texte transparent, sincère, absolument pur et qui dévoilerait tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur…
3Peut-on soi même se dire pur (ou s’écrire pur) sans déjà cesser de l’être ? Il est difficile de déterminer si l’intention autobiographique est pure ou impure, car si en effet « la pureté est une qualité morale qui ne tolère pas le Je », alors l’affirmation du « je » par sa présence « purement » scripturale semble asserter une forme d’impureté littéraire. C’est non seulement la complexité et l’altérité du « je » sujet qui rend toute autobiographie, tout acte autobiographique impurs, mais aussi la diversité de la forme, la pluralité même du genre autobiographique, polymorphe par excellence, qui font son impureté4. L’autobiographie est un grand jeu de dupes, où chacun fait plus ou moins semblant. C’est pour cela que l’autobiographie est une œuvre d’art et non un documentaire, parce que, sans les mots, le « je » ne peut se parer de l’art de son récit de vie. C’est pour cela que l’autobiographie n’est pas un autoportrait. L’auteur n’a plus huit ans depuis longtemps ; la distance temporelle est d’ailleurs marquée par la prise de conscience de lâge (« I am much nearer his age now than my own then » [MB, p. 107]), ce qui est un phénomène récurrent dans l’écriture autobiographique.
4Aussi est-ce sans doute parce qu’elle ne veut pas négliger la personnalité que Virginia Woolf autobiographe refuse de laisser de côté le moi présent et choisit de l’incorporer au texte se référant au passé. Elle ne peut donner corps au passé en laissant de côté le corps présent. Se donner corps c’est aussi reconnaître ce corps maladroit que l’on n’aime pas regarder dans un miroir et que l’on choisit d’écrire dans un récit non historique de soi, mais presque géographique (MB, p. 79). Si elle écrit ne pas savoir quelle forme prendra son texte, elle sait déjà, par ses lectures autobiographiques, qu’elle ne veut pas laisser de côté la personnalité, le centre sensible. J’aime en effet voir en ce texte le récit de vie d’un centre sensible, d’un être récepteur qui vibre et réagit aux couleurs, aux parfums, aux bruits et aux silences, aux mots, davantage que le récit de vie d’une personne qui a grandi à tel endroit, rencontré telle ou telle personne5. « A Sketch of the Past » ne devrait pas être lu comme un témoignage autobiographique sur lequel on s’appuie pour écrire une biographie de Virginia Woolf. Non parce qu’elle n’y est pas sincère, non parce qu’elle n’y dit pas une vérité, mais justement parce qu’elle n’y met que du ressenti, du sentiment, des perceptions à fleur de peau, de l’arc-en-ciel plus que du granite, une vérité sensible. C’est l’émotion qui est au cœur de « A Sketch of the Past ». Virginia Woolf a lu des mémoires très tôt et se définit elle-même comme une grande lectrice de mémoires. C’est à la fois ce qui l’aide à trouver de nouvelles formes, la motive, mais aussi ce qui lui fait prendre conscience au plus haut point des écueils du genre :
There are several difficulties. In the first place, the enormous number of things I can remember ; in the second, the number of different ways in which memoirs can be written. As a great memoir reader, I know many different ways. But if I begin to go through them and analyse them and their merits and faults, the mornings […] will be gone. So without stopping to choose my way, in the sure and certain knowledge that it will find itself – or if not it will not matter – I begin : the first memory. (MB, p. 64)
5Si « A Sketch of the Past » est moins ambigu que « Reminiscences » quant à la question de l’identité, il présente une forme, une structure, assez complexe. Il s’apparente bien à une autobiographie : identité de l’auteur, du narrateur, et du personnage, récit rétrospectif portant sur l’enfance de Virginia Woolf – qui stipule dès le premier chapitre le pacte cité ci-dessus. Sans bien le définir, l’auteur semble s’engager dans le processus d’écriture de ses mémoires, assure qu’elle entreprend de mettre en mots ses souvenirs, et commence donc avec une certaine spontanéité voire une certaine fraîcheur. Ces quelques lignes peuvent néanmoins être assimilées à une forme de « pacte » autobiographique par lequel l’auteur s’engage dans son écriture à respecter ce que Philippe Lejeune a repéré comme étant les « quatre catégories différentes » mises en jeu dans l’écriture autobiographique6. L’utilisation par Woolf du terme « memoirs » plutôt que du terme autobiographie peut s’expliquer par l’indétermination du genre au moment même où Woolf commence à écrire. Mais la différence entre mémoires et autobiographie réside bien dans le fait que, dans les mémoires, « l’accent est mis sur le curriculum vitae d’une individualité bénéficiant d’un important relief social, politique ou militaire » alors que l’autobiographie est éminemment sensible à « l’aspect subjectif, [au] devenir des sentiments7 ».
6Plus autobiographie que mémoires, « A Sketch of the Past » mêle à son genre premier un autre type d’écriture du moi, qui fait toute sa richesse et sa complexité : il est aussi un journal. En effet, les dates d’écritures apparaissent : May 28th 1939, June 20th 1939. Il est frappant de noter que ces dates ne correspondent jamais à celles du journal, hormis la dernière, le 15 novembre 19408. L’écriture de « A sketch of the Past » compenserait-elle alors le travail d’écriture au quotidien que représente le journal ? En effet si Virginia Woolf n’écrit pas dans son journal lorsqu’elle écrit son autobiographie, il semble donc qu’elle fait aussi de ce texte un journal en y insérant des références au présent. Cette instance narrative est marquée par les dates qui figurent en tête de chaque nouvelle contribution. Ce procédé, qui mêle le présent à l’évocation du passé, nourrit le texte d’une ambiguïté supplémentaire et lui confère une forme hybride, unique et novatrice, de fragmentation des genres.
7Le procédé qui amène Virginia Woolf à trouver la forme de son texte est inhabituel dans la mesure où il est exposé et où il évolue au fur et à mesure de l’écriture – la genèse appartient à l’autobiographie. De plus, la frontière entre récit et discours est abolie, l’auteur narrateur prête voix aux échos de son enfance, se les réapproprie par la mise en écriture. Styles direct, indirect et indirect libre s’imbriquent dans une même page. Le ‘je’ signe l’assertion du point de vue du narrateur dans un processus d’écriture où l’auteur est submergé par les souvenirs des voix, des gestes. Si les effets de réels se multiplient, si des pages sont consacrées à rendre dans toute sa subtilité le rapport de l’auteur-personnage à un autre personnage, à évoquer l’effet de l’absence, de la perte de ce dernier, celui-ci est mis en présence par l’écriture même ; mais cette mise en présence dans le texte met en lumière l’absence de cette personne, le vide immense provoqué, les répercussions, l’écho, d’où la tension entre les forces mises en scène9.
8Ainsi dans les passages ayant trait à la figure du père ou de la mère en particulier, on note que le décalage entre le présent de la narration et les différentes strates du passé évoqué implique une plus grande fréquence des changements de focalisation, un enchevêtrement de la narration et des bribes de conversations rapportées10. Récit rétrospectif, le texte autobiographique est marqué par l’emploi du prétérit. A cette narration ultérieure se mêle le présent de la narration simultanée, reflet de l’instance narrative11 : « and I make it real by putting it into words » (p 72), « the understanding that I now have of her position must have its say ; and it shows me that a woman of forty… » (p 83). La determination de l’instance temporelle est donc relativement complexe, chaque fragment portant une instance temporelle qui lui est propre, donnant une grande densité à la structure temporelle. On s’achemine ainsi vers la définition que Genette a donné de la narration intercalée :
La très grande proximité entre histoire et narration produit […] un effet très subtil de frottement […] entre le léger décalage temporel du récit d’événements et la simultanéité absolue dans l’exposé des pensées et des sentiments. Le journal et la confidence épistolaire allient constamment […] le direct et le différé, le quasi monologue intérieur et le rapport après coup. Ici le narrateur est tout à la fois encore le héros et déjà quelqu’un d’autre : […] le « point de vue » peut s’être modifié […] et ici la focalisation sur le narrateur est en même temps focalisation sur le héros12.
9Cette confusion des instances narratives est génératrice de richesse textuelle, créatrice d’une densité qui fait de ce texte une autobiographie nouvelle dans son appréhension du chronos, offrant un renouvellement du genre et des trois concepts constitutifs de l’auto-bio-graphie13.
The past only comes back when the present runs so smoothly that it is like the sliding surface of a deep river. Then one sees through the surface to the depths. In those moments I find one of my greatest satisfactions, not that I am thinking of the past ; but that it is then that I am living most fully in the present. For the present when backed by the past is a thousand deeper than the present when it presses so close that you can feel nothing else, when the film on the camera reaches only the eye. But to feel the present sliding over the depths of the past, peace is necessary. The present must be smooth, habitual […] I write this partly in order to recover my sense of the present by getting the past to shadow this broken surface. Let me then, like a child advancing with bare feet into a cold river, descend again into that stream. (p 98)
10L’utilisation de différents types de discours reflète paroles et pensées qui surgissent au cours de l’écriture dans une poétique du texte en perpétuel mouvement. Mêlant styles, modes, instances narratives, faisant de la polyphonie la musique du désordre des voix, admettant le texte en travail comme secondaire, refusant de lui accorder le statut d’œuvre d’art, laissant le texte inachevé. Virginia Woolf ne cherche décidément pas à racheter un peu de pureté à l’autobiographie, mais semble presque se placer dans une « esthétique du brouillon ». Le brouillon par son étymologie même est souillure, boue et bouillon tout à la fois. « A Sketch of the Past » reste un avant-texte que la publication a transformé en texte, mais il ne faut pas perdre de vue le statut de brouillon de cette autobiographie et la perspective créée par son inachèvement même.
Les manuscrits de A Sketch of the Past : la mise en mots
11Les manuscrits des avant-textes rassemblés dans Moments of Being révèlent les différents procédés d’écriture mis en œuvre. Il s’agit d’un texte multiple à plus d’un titre, composé de cinq documents regroupés dans les Monks House Papers et d’un texte à la British Library. Ils semblent à première vue peu ’retravaillés’ : peu de passages raturés, peu de notes ajoutées, mais quelques corrections orthographiques, grammaticales ou syntaxiques de Virginia et Leonard Woolf. Toutefois les textes apparaissent très vite comme étant le produit de leur propre réécriture : reprendre les mots, incorporer les corrections au nouveau texte né de l’ancien. Les biffures, les notes de marge n’apparaissent presque pas sur le brouillon, mais sont directement intégrées au nouveau texte : surtout ne pas souiller, même le brouillon, le reprendre intégralement, quitte à ne rien changer, juste un mot, une virgule, ajouter une date.
12Ce qui frappe d’emblée sont donc les strates successives correspondant à l’élaboration du texte. Les documents réunis dans les Monks House Papers s’entremêlent tous plus ou moins, et s’imbriquent notamment au niveau des chronologies (distance temporelle de l’écriture du discours au présent et de l’évocation du passé). Ainsi le tapuscrit A5a comporte une révision des manuscrits A5b, c, et e. Il comprend également une partie de A5d ce qui laisse envisager que A5a devait reprendre l’intégralité des brouillons, tapé à la machine, il est le plus complet et se présente un peu comme une mise au propre des différents manuscrits.
13Le premier jet est-il plus pur que le texte retouché ? Ou au contraire, le texte remanié est-il plus pur car plus ciselé, plus proche du texte idéal vers lequel tend l’auteur ? En réécrivant ses textes Virginia Woolf se place dans une démarche qui peut sembler contraire à un idéal autobiographique dans la mesure où l’on concevrait le texte autobiographique comme plus proche de la mémoire que du travail du texte, de la création littéraire. Cela reviendrait à croire à un texte autobiographique vierge, parfaitement transparent, fidèle au plus haut point aux souvenirs, à une forme de sincérité extrême qui pousserait l’auteur à s’en tenir à une première version. Comme on opère une lecture naïve, on pourrait concevoir une écriture naïve, un stade d’écriture pure qui correspondrait au premier jet. L’étude des avant-textes révèle très rapidement au lecteur qu’il n’y a pas d’écriture autobiographique pure, et que le brouillon porte les traces de ses impuretés.
14En effet il révèle l’élaboration du texte autobiographique comme partie intégrante de l’histoire, car elle est représentée au présent dans le texte ; et le procédé adopté par Virginia Woolf accentue encore cette impression d’un « commentaire en direct » de la mise en place de l’organisation narrative14. L’écriture de la date se fait ainsi marquage d’un présent, d’un aujourd’hui, et assertion de l’acte d’écriture. C’est évidemment ce qui nous amène à rapprocher cette autobiographie de l’écriture du journal intime ou de la lettre, dans la mesure où la mise en page est tout à fait révélatrice de ce mélange des genres. Le manuscrit A5d page 14 ou A5b page 1 présente une mise en page très représentative.
A5d14 (lignes 1-7)15
I continue (, 22nd Sept. 1940 ;) on this wet day which
is either & we think of the weather now as it
affects invasion, as it affects raids in London –
not as weather that we [lik] like or dislike
privately – I continue, for I am [gene] [(illisble) with my]
at a twist, in my novel. I was writing about
Thoby when I left off. And last night I tried to
A5b1 (lignes 1-3)
June 20 th
was thinking, as I crossed the Channel last night, of
Stella ; thinking in a jerky disconnected way, with
15Il est intéressant de constater que la décision d’adopter cette écriture autobiographique métissée est d’abord matérialisée par la reprise de la mise en page – comme on parlerait d’une mise en scène du texte – lors du travail de réécriture du texte tapé A5a. Le tapuscrit A5a53 reprend ainsi strictement la mise en page du manuscrit A5b1 :
A5a53 (lignes 1-3)
June 20 th 1939
I was thinking, as I crossed the Channel last night
of Stella ; in a jerky disconnected way, with people
16L’étude des manuscrits de « A Sketch of the Past » permet également d’étudier trois types de mécanismes de la mémoire et des transformations opérées. Le premier et le plus évident est un processus qui s’apparente au flux de conscience et que l’on pourrait appeler « stream of memory ». L’auteur aurait ainsi adopté cette technique narrative, déjà utilisée pour ses romans, si l’on en croit non seulement son propre commentaire sur la genèse du texte mais aussi la quasi absence de ratures et d’hésitations sur la page. Une autre mise en travail de la mémoire passe par une première rédaction de notes (A5 c pages 6 et 12) qui ont été développées dans un deuxième temps, lors du travail de réécriture.
A5c6 (lignes 1-10)
Anecdotes of old Buzzy
One – when Susan Lushington was at Corby.
[Oh Yes] [I feel I was (mot illisible)]
Your friend – husband…
I feel I am sitting on a tripod and foretelling the future.
Here Mrs. H. [Grinned]
Jack looked glum.
Russian Toffee.
& his Sh rean sonnet.
Jack smiled.
A5c12 (lignes 1-12)
The engagement
That I wrote down. The frozen garden in the
moonlight ; shadow of the trees. The
tramp. Thoby shouting – Stella and Jack in
the summerhouse – Father shut up reading.
Stella coming in very late.
I am engaged.
Did mother know.
Yes. Kisses and tears.
Oh I remember the rapture of that
love. I got it full & strong & very
beautiful. […]
17Cet enchaînement de notes, parfois de simples noms propres, ressemble à une béquille de la mémoire. Se souvenir, c’est aussi travailler la mémoire, la malaxer – c’est l’anamnèse imposée par la démarche autobiographique qui est ici mise au jour. Dans le premier cas le souvenir semblait remonter à la surface de la page presque sans effort, de lui même, alors que dans le cas de l’énumération des souvenirs à développer, c’est le souvenir comme objet d’une quête – tel que le définit Ricœur – qui apparaît comme monstration d’une mémoire qui ne peut être pure car travaillée : le nom propre ou le style télégraphique des notes fonctionnent comme un sous-titre d’images, une légende de la mémoire. C’est cette trace première du travail de remémoration qui annihile l’idéal d’une mémoire pure et fidèle, une image d’un passé qui ne sera jamais superposable à sa graphie. Enfin la troisième voie de l’écriture de la mémoire passe par la relecture. L’auteur écrit un premier jet, qu’elle reprend plus tard en procédant à un étoffement, au développement d’un thème : le travail repose sur un texte déjà écrit, un souvenir déjà fouillé au cours d’un travail préparatoire d’émergence de la mémoire qui favorise à la lecture le surgissement des souvenirs, plus nombreux, plus détaillés. Le premier texte devient un tremplin de la mémoire. On peut se demander jusqu’où aurait pu aller ce processus de réveil de la mémoire après x relectures, le texte ne finissant pas de s’étoffer. Ainsi A5a reprend A5d avec quelques tournures de phrases modifiées, mais surtout Virginia Woolf a littéralement brodé sur le premier texte et les portraits de Buzzy et Anna Hills (les parents de Jack Hills) par exemple sont agrémentés d’anecdotes, de phrases au discours direct (MB, p. 101-102) qui viennent contrebalancer un point de vue éminemment focalisé (« I think », « But I doubt », « and there I saw […] », « I was struck […] ») en replaçant le discours de l’autre au sein du récit (« And she said : “I was in mourning for nine people at Easter” ; also, looking at horses in the paddock, “That makes a second pair” ; also she stressed “under housemaid” to impress us that she had several […]. » Le passage est également marqué par une nouvelle emphase de l’acte mnémonique : « I still remember him » ; « I remember Susan Lushington » ; « And I still see her » ; et un « I remember she said » devient « I remember she told us » (MB, pp 101-102). Et la très révélatrice utilisation du terme « recollections » : « These recollections spring from […] » (MB, p. 102).
18Néanmoins l’autre versant de la mémoire, l’oubli, n’est pas inscrit en négatif dans l’avant-texte qui ne manifeste aucun malaise face à l’oubli, à la mémoire en doute, et semble au contraire prendre le parti d’en user comme d’un procédé littéraire. L’auteur joue de l’absence de souvenir pour manipuler le lecteur, mais, lui faisant prendre conscience de cette manipulation même, finit en un tour de force extraordinaire par créer une forme tout à fait convaincante16, car aussi importante que la remémoration. Cette forme autobiographique bouge, évolue au gré des relectures et des réécritures, de suppressions en ajouts, d’insertions en superpositions.
« I should make a picture that was globular ; semi-transparent »
« I should make curved shapes, showing the light through, but not giving a clear outline »
« […] the strength anyhow of these expressions makes me again digress. Those moments – in the nursery, on the road to the beach – can still be more real than the present moment. » (MB, p. 66-67)
19L’examen des manuscrits entraîne également le lecteur sur les difficiles chemins de la mémoire qui ne veut pas se dire et des souvenirs d’un temps où le silence l’emportait sur les mots. Ainsi, dans le manuscrit A5d35, ce n’est pas uniquement le problème de la date qui attire notre attention, mais surtout l’inhabituelle quantité de ratures. Ce texte porte en lui les traces d’un double thème tabou (la relation entre Jack et Vanessa après la mort de Stella) qui vient perturber le travail de la mise en mots : ce sont les ratures de l’indicible.
A5d35 (lignes 1-10)
[The reserve between]
[Thoby then, was] [The reserve which]
[We never spoke of this to each other ;]
[During those unhappy years] [we never spoke]
[All this] – [Vanessa] But we never spoke, during those
unhappy years, of [this] [what] [was made then, to]
[this] [“being in love”.] of these scenes ; Thoby, I imagine,
may have had some vague conception that something, as I
think he would have put it, was up between Jack &
Vanessa […]
20Autre indicible, celui de la guerre, des guerres, qui résonnent dans un télescopage très parlant de deux dates : 1914 et 1940. Dans le cadre de son travail d’écriture, Virginia Woolf se trouve confrontée à plusieurs strates de passés : d’abord, la redécouverte des manuscrits la plonge dans le passé relativement récent de l’écriture ; puis un paragraphe, dont le genre se rapproche du journal, aborde le présent de la guerre, et la renvoie au traumatisme de la première guerre mondiale ; enfin, le passé de la mort de la mère et des fiançailles qu’elle évoque dans le cadre de l’écriture autobiographique stricto sensu.
A5d1 (lignes 1-15)
June
(mot ill) 8 th 1940 June 8 th 1914
I have just found this sheaf of notes from the past in my
Wastepaper basket. For I have thrown away the MS of
[mot illisible] Roger ; & am indeed correcting the final
page proofs. It was to refresh myself in that labour
that I began to look for these pages. Shall I
ever finish these notes – let alone make a book of
them ? The battle is at its crisis, if we are
beaten, then, – however we solve the problem, &
one solution is apparently suicide, [book]
book writing seems doubtful. But I wish to
go on ; not to sit down in that dismal pool.
Jack Hills, I was saying came back in the night before
My mother died, which shows that though the negociations […]
21L’étude des manuscrits autobiographiques force non seulement à un retour aux sources imposé par la démarche même, mais force aussi à porter un regard doublement voyeur sur les coulisses du texte. A la lecture voyeuse adoptée par tout lecteur d’autobiographie s’ajoute le goût de l’envers du décor, la découverte du travail de la matière scripturale, la fouille des strates textuelles. Dans le cas précis de l’étude de l’élaboration de « A Sketch of the Past » il est d’autant plus intéressant de noter que l’on finit par adopter un point de vue qui se rapproche finalement de celui de l’auteur compte tenu du procédé d’écriture de celle-ci. Ainsi ce n’est pas seulement le lecteur qui est à la redécouverte de Virginia Woolf, c’est aussi elle-même. En effet l’auteur se place dans une dynamique originale dans la mesure où, écrivant son autobiographie elle retourne vers son passé, son enfance, fait resurgir ses souvenirs, mais aussi redécouvre sans cesse son texte – par le biais de la relecture puis de la réécriture, procédé qui se multiplie dans un texte aux résonances kaléidoscopiques où l’impur semble ainsi faire écho à la redécouverte.
Notes de bas de page
2 La date du manuscrit est différente de celle du texte publié. Nous remercions la Society of Authors, représentant The Virginia Woolf Estate, de nous avoir autorisé à citer les manuscrits conservés parmi les Monks’s House Papers.
3 Au début de « A Sketch of the Past » Virginia Woolf explique « As it happens that I am sick of writing Roger’s life, perhaps I will spend two or three mornings making a sketch », et plus loin encore « The drudgery of making a coherent life of Roger has once more become intolerable and so I turn for a few days’ respite to May 1895 », Moments of Being, Londres, The Hogarth Press, 1985, p. 64, 85. Les références ultérieures à ce texte apparaitront à la suite des citations sous l’abréviation (MB).
4 V. Jankélévitch, Le Pur et l’impur, op. cit., pages 8 à 59.
5 « But I was thinking : feeling ; living ; those two lives that the two halves symbolized with the intensity, the muffled intensity, which a butterfly or a moth feel ». Voir aussi l’exercice de style des portraits « à la Dickens » (MB, p. 74) qu’elle se trouve incapable d’appliquer à la représentation de sa mère (MB, p. 74).
6 Voir Philippe Lejeune, Le Pacte Autobiographique, Paris, Le Seuil, coll. Points, 1996, p. 14-15.
7 Georges Gusdorf, Les Ecritures du moi, Paris, Odile Jacob, 1991, p. 10-11.
8 L’absence même de référence à ce jour précis, dans « A Sketch of the Past » tendrait à confirmer ce double statut du texte. Néanmoins la version manuscrite et la version américaine publiée se contredisent : la première est datée du 17 novembre 1940 alors que la seconde est datée du 15 novembre. Le journal justifierait la date du texte publié dans la mesure où le 15 novembre Woolf écrit dans son journal : « so I plunged into the past this morning ; wrote about father », A. O. Bell (ed.), The Diary of Virginia Woolf, vol. 5, Harmondsworth, Penguin, 1985, p. 338.
9 Voir Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Le Seuil, 2000.
10 Par exemple pages 80-83, le passage mêle légèreté et gravité de par l’utilisation des parenthèses pour le présent, la mise en perspective apportée par cette immersion du présent dans cette évocation de la mère, l’intertextualité qui rassure et perturbe le texte tout à la fois : « Until I was in the forties – I could settle the date by seeing when I wrote To the Lighthouse, but I am too casual here to bother to do it – the presence of my mother obsessed me. I could hear her voice, see her, imagine what she would do or say as I went about my day’s doings […] Her voice is faintly in my ears – decided, quick ; and in particular the little drops with which her laugh ended - three diminishing ahs… ‘Ah-ah-ah… ’ I sometimes laugh that way myself. And I see her hands, with the very individual square- tipped fingers, each finger with a waist to it, and the nail broadening out. (My own are the same size all the way, so that I can slip a ring over my thumb.) »
11 « [L]’emploi du présent, en rapprochant les instances, [rompt] leur équilibre et [permet] à l’ensemble du récit, selon le plus léger déplacement d’accent, de basculer soit du côté de l’histoire, soit du côté de la narration, c’est-à-dire du discours. », Gérard Genette, Figures III, Paris, Le Seuil, 1972, p. 231.
12 Ibid., p. 229-230.
13 Voir Georges Gusdorf, Auto-bio-graphie, Paris, Odile Jacob, 1991.
14 « I write the date, because I think that I have discovered a possible form for these notes. That is to make them include the present » (MB, p. 75).
15 Code de transcription : […] : passage raturé.
16 « A Sketch of the Past » soulève également la question de la sincérité dans la démarche autobiographique. Lorsque l’auteur/narrateur écrit « But it is more convenient artistically to suppose that […] » le texte offre une fois de plus un dérangeant mélange d’insincérité transparente, de malhonnêteté qui se fait sincère, ou vice et versa.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007