La ponctuation dans Jacob’s Room, Mrs Dalloway et To the Lighthouse
p. 71-88
Texte intégral
1Dans son essai sur Walter Sickert, Virginia Woolf écrit : « words are an impure medium ; better far to have been born into the silent kingdom of paint1 ». Il faudrait sans doute replacer cette phrase dans le débat qui voyait les peintres et critiques d’art de Bloomsbury, revendiquant l’abstraction et l’autonomie de la forme, opposer la pureté de leur médium formel à la littérature vouée à l’impureté ; débat semé d’embûches mais qui agitait encore Roger Fry dans son essai Transformations2. Mon propos sera d’aborder la ponctuation comme le site privilégié de l’impureté du médium textuel, du fait de la variété de ses fonctions, des différents silences qui s’y inscrivent, et inversement comme la ressource même d’une poétique où se forge ce que Virginia Woolf appelait « this uncompromising idiosyncrasy3 » et dont le frayage purifie l’impureté de la langue.
2Les écrits de Virginia Woolf disent combien elle était consciente de l’importance de ces unités discrètes, ni sèmes, ni phonèmes, graphèmes au mieux, à la fois unités textuelles et traces du non-texte, chevilles essentielles dans la modulation de la forme-sens. Elle projette ainsi de terminer Orlando par des points de suspension, cherche un mode d’inscription du texte qui permettrait de lire de façon quasi-simultanée les deux trames du récit dans les dernières pages de To the Lighthouse4. Dans Orlando, elle joue ironiquement, à la Sterne, des conventions de la ponctuation, et dans ses essais elle commente la valeur de la ponctuation qu’elle utilise. De façon plus générale, c’est dans sa réflexion sur la fabrique de la phrase et sur sa dimension performative que se poursuit sa recherche d’une raison discursive autre dont elle mesure les différents enjeux. Elle manifeste ainsi qu’elle est de ceux pour qui « est dit écrivain, non pas celui qui exprime sa pensée, sa passion ou son imagination par des phrases, mais celui qui pense des phrases5 », ou qui invente des phrases6. Dans leur déploiement plus que dans la clôture de leur unité, elle teste la résonance forme-sens, l’équilibre sans doute paradoxal de leur frayage et de l’impersonnel, y façonne une poétique de l’événement plutôt qu’une logique de la représentation ; elle cherche tout à la fois à délier la chaîne articulée pour capter « the very jar on the nerves », à moduler selon les vitesses et les procès davantage qu’à modeler selon les objets ou les lois narratives, à inscrire la ligne d’essor de la pensée dont il faut parfois brider l’élan.
3La place accordée à la ponctuation et son expérimentation continue dans les romans de Virginia Woolf nous amènent à constater d’emblée qu’elle est déplacée par rapport à sa double fonction ancillaire traditionnelle, que celle-ci soit pneumatique (la ponctuation régissait la phrase sur le modèle du débit de la parole et des possibilités du souffle) ou bien logique (la ponctuation est alors dépendante de la syntaxe qui divise les unités pour mieux vectoriser le sens). À l’articulation du visible et du lisible, faisant affleurer des éclats de silence qui traversent ou même doublent le logos, ressort de l’être-affecté et spatialisation de l’intime, régie distributive et genèse rythmique de la forme, elle contribue à défaire l’unité de la phrase et nous invite à penser le phrasé comme scène de la poétique woolfienne.
L’espace sémaphore
4Les signes de ponctuation apparaissent tout d’abord comme des chevilles, des petites clés placées à la charnière du visible et du lisible. Le livre pour Virginia Woolf n’est pas écrit contre le monde, il n’est pas un espace insulaire où s’abriterait ce que Jacques Rancière appelle une « pétrification littéraire7 ». Il est espace d’accueil de l’œil et la ponctuation, plaçant la page à l’articulation du lisible et du visible, invite à une lecture buissonnière. « L’espace est sémaphore [écrit Michel Serres]. Par éclats, occultations, clignotements, les signaux passent8 ». La disposition typographique, les découpes des paragraphes, les blancs, la scansion visuelle des parenthèses, les tirets qui donnent à voir une voix tout autant que ses accidents, son effacement, sollicitent une appréhension nomade, qui peut accompagner l’intelligible, renouer avec la matérialité de la page, ou bien entre-rêver ces différents espaces. La page est déjà surface de contact, impression d’unités discrètes. Dans Jacob’s Room, il faut d’abord rompre les liens du récit, éroder le texte de la mimésis par la présence du non-texte, puis de ce bris et de cet effacement du texte, rassembler des blocs d’intensités, de pensée-corps pour qu’enfin dans les romans suivants, piquetée de virgules, déliée par les points virgules, la page puisse mettre en avant l’écume rythmique des mots. Dans To the Lighthouse9, l’œil enregistre le retour de la butée contre les crochets en fin de section, leur déploiement dans la sixième section au milieu du livre, puis la parenthèse qui ajoute une crypte supplémentaire dans la dernière phrase entre crochets. La ligne des signes offre au « regard décrypteur » qui est accompagné par « le murmure silencieux de la dictio10 » et que Louis Marin appelle « la voix silencieuse de l’œil », une scène elle-même double : elle est dramaturgie de l’émergence et de l’évanouissement de la forme-sens, mais l’effacement de la dictio tout aussi bien ouvre les pauses, les blancs à « un potentiel graphémique, virtualité de signes, puissance du sens, palimpseste de blancheur11 ».
5La page dispose ainsi au regard une poétique de la lecture qui se veut déliaison de ce que Virginia Woolf appelle « la police du sens12 », et qu’elle ne peut concevoir que comme esquisse d’un livre toujours à venir, instanciation singulière d’un devenir transpersonnel. Elle est également manifeste méta-poétique puisque la matérialité du texte rend visible les modes de déliaison qui affectent la structure close du récit, la part du silence dans l’invention de la phrase, et même cette façon d’« ombrer » des modes du discours par le biais des parenthèses.
6Cette articulation du visible et du lisible ré-apparaît également dans la diégèse. Il arrive que la scène visuelle que propose la page accompagne comme par redoublement l’événement dont les signes sont la trace. Comme si les graphèmes cédaient à une tentation iconique qui traverse les signes, comme si l’écriture sollicitait l’affleurement de l’image. La main écrit avec la mémoire de l’œil et l’œil s’inscrit sur la page. Ainsi dans Jacob’s Room, l’inscription de la simultanéité temporelle par le biais des crochets emprunte au principe du collage et sollicite une mémoire commune à l’auteur et au lecteur.
Coming down the steps a little sideways [Jacob sat on the window-seat talking to Durrant ; be smoked, and Durrant looked at the map], the old man with his hands locked behind him, bis gown floating black, lurched, unsteadily, near the wall ; then, upstairs be went into bis room. (JR, p. 33)
7L’analogie picturale est doublement re-motivée par le texte : d’une part parce que les crochets encadrent l’effet-tableau de Jacob assis à une fenêtre et de Durrant penché sur une carte ; d’autre part parce qu’ils sont placés à l’intérieur d’une phrase évoquant le pas claudiquant d’hommes âgés qui remontent dans leur chambre. L’effet d’hétérogénéité nourrit l’étoilement du sens qui relie les deux scènes par la perspective anamorphique d’une vanité. Mais cette rémanence visuelle est elle- même prise en traverse par le modulé rythmique de la phrase qui noue des qualités, délie des modulations, inscrit des vitesses.
8C’est aussi dans le récit du deuil, To the Lighthouse, que sera sollicitée la rémanence de l’image, cette fois-ci associée à la mémoire. Ainsi lorsque Mrs McNab réveille l’invisible par le souvenir, le texte évoque la lentille lointaine d’un télescope alors que les images-souvenirs sont suscitées dans une phrase entre parenthèses :
She could see her now, stooping over her flowers ; (and faint and flickering, like a yellow beam or the circle at the end of a telescope, a lady in a grey cloak, stooping over her flowers, went wandering over the bedroom wall, up the dressing table, across the wash-stand, as Mrs McNab hobbled and ambled, dusting, straightening). (TL, p. 130)
9La présence de la parenthèse n’est pas motivée par un glissement temporel, ni par un glissement de point de vue. C’est bien plutôt un autre régime de la mémoire, de l’image mnésique qui en rend raison. La coprésence de signes de rupture et de liaison (le point virgule, le décrochement suspensif de la parenthèse et le « and ») dessine la traversée d’un silence intérieur, le procès même de la résurgence de l’image à la mémoire. La présence de la parenthèse marque l’adhérence du passé au présent et inscrit matériellement le statut de cette image hallucinée flottante qui à la fois s’efface et s’éveille par les mots et entre les mots, dont l’indécidable jeu de présence-absence est donné à voir. « Faint and flickering », la parenthèse invite à une lecture hallucinatoire comme si l’enjeu était non pas d’énoncer l’absence mais de la rendre présente en donnant à voir l’invisible. Déliée par la parenthèse, l’image est un bloc d’affect nomade que partagent personnage, narrateur et lecteur. Plus tard, l’image du télescope sera reprise avec son anneau de lumière mais sans que celui-ci soit redoublé par la parenthèse (TL, p. 133). C’est dans la mémoire du lecteur, dont la parenthèse a inscrit la trace dans le texte, que glisse « faint and flickering » l’image absente de la parenthèse.
10La ponctuation est alors comme un clapet qui fait battre le lisible/le visible, tantôt pour faire de la page un événement métapoétique, tantôt pour ranimer le visible et l’œil comme une trace (non dérridéenne puisqu’elle est présence de l’absence) qui perdure dans le texte.
Délier des intensités
11La ponctuation woolfienne ainsi qu’en témoignent tous les signes d’interruption, virgules, points virgules, tirets, parenthèses, se manifeste comme une ponctuation de la rupture, de la déliaison et le plus souvent on en perçoit les enjeux négativement, c’est-à-dire en définissant ce à quoi elle s’oppose : linéarité de la phrase, ordonnancement logique, polarité discursive. Je voudrais essayer d’interroger ce que ce régime de la phrase propose, ce que cette déliaison altère, libère, crée : il me semble qu’entre le régime de l’énoncé et le régime de l’énonciation qui sont les deux axes de la construction de ce que Lyotard appelle l’univers de phrase, Virginia Woolf construit sa phrase selon le régime de l’affect. Non seulement du fait de limportance des émotions dans ses textes, ou même du fait que sa phrase va se moduler selon cet événement toujours singulier lorsque la para- taxe fait crépiter la phrase lors des différents conflits, ou que l’hyperbate accompagne tous les gestes d’une présence qui perdure avant qu’une porte se ferme (MD, p. 107) : on reconnaît là le façonnement expressif de la phrase woolfienne qui se veut l’événement même. Mais plus encore la syntaxe et la phrase elles-mêmes se construisent depuis ce pli d’indiscernabilité qui constitue l’être-affecté. On a souvent évoqué l’héritage de l’impressionnisme mais peut-être plus dans la dépendance de l’analogie picturale que dans l’analyse de ce que ce régime de phrase modifie. Ce qu’opère le régime de l’affect, c’est un déplacement du dualisme objet- sujet en événement, en devenir : c’est-à-dire qu’il fait un pas de plus que l’héritage critique de l’impressionnisme qui correspondait à une réorientation subjectiviste. Avec la pensée du devenir telle que nous la propose Deleuze, ce sont les deux termes de la polarité qui s’estompent pour ne retenir que le pur procès qui les relie. L’enchaînement des phrases se module selon les manières dont tantôt les éléments du sensible tantôt le sensible et le sujet sont affectés l’un par l’autre ; il affine le crible de la sensation pour rendre à celle-ci sa force de discorde et la délier du cognitif, de la reconnaissance :
[…] but Jacob squirmed away from her ; and the wind rising, she took oat her bonnet-pin, looked at the sea, and stuck it in afresh. The wind was rising. The waves showed that uneasiness, like something alive, restive, expecting the whip, of waves before a storm. The fishing-boats were leaning to the water’s brim. A pale yellow light shot across the purple sea ; and shut. The lighthouse was lit. (JR, p. 5).
12La ponctuation distingue chaque singularité, chaque inflexion, un vent qui enfle, une main qui se rabat, un trait de lumière avec l’intensité, la vitesse qui lui sont propres (différence de vitesse entre « the wind rising » et « the wind was rising »). La phrase affectée n’est alors plus récit de la sensation mais vibration matérielle de la puissance d’affection des éléments, des substances, des corps. Inscription de cette singularité absolue qu’est la sensation dont « la qualité propre et la joie qu’elle procure viennent de ce qu’elle est une et ne renvoie à rien d’autre qu’à elle-même13 », elle ne saurait devenir type. La ponctuation sépare moins qu’elle ne délivre des multiplicités qui ne sont pas prises dans la dialectique du un et du tout mais au contraire intensités mouvantes transportées dans ce que Deleuze appelle un plan d’immanence « ces paquets de sensations à vif, ces collections ou combinaisons14 ».
In people’s eyes, in the swing, tramp, and trudge ; in the bellow and the uproar ; the carriages, motor cars, omnibuses, vans, sandwich men shuffling and stringing ; brass bands ; barrel organs ; in the triumph and the jingle and the strange high singing of some aeroplane overhead was what she loved ; life ; London ; this moment of June. (MD, p. 5)
13Les éclats de la rumeur du divers pourraient sembler s’apparenter au collage cubiste qui démultiplie les variations de l’objet, comprime la puissance du temps en saturant l’ici/maintenant. Ici le divers s’énonce dans les catégories grammaticales de la langue mise en variation, dans les unités de pause différenciées, mais plus encore dans les modulations des liaisons et déliaisons de la ponctuation ; appareiller ce qui est différent (l’humain et le mécanique), dépareiller ce qui est semblable (« brass bands » ; « barrel organs »), distinguer à la fois pour séparer et pour mieux tisser des connexions morphologiques, sémantiques et rythmiques, dilater des unités rythmiques dans le martèlement d’une anacrouse (en musique, notes ou groupes de notes faibles précédant le temps fort dont elles dépendent) pour mieux démultiplier les durées hétérogènes (« the strange high singing of some aeroplanes » ) : le phrasé, délié de la dualité sujet/objet invente un plan d’immanence où le dit et le dire sont indiscernables.
14La parataxe, l’asyndète sont plus que des chicanes contre la linéarité ; elles sont force de diffraction. Elles ne juxtaposent pas des objets ou des prédicats de la chose mais livrent des éclats, des qualités ou des phénomènes qui sont des puissances, des devenirs, des différences intensives. Lorsqu’elles impliquent une ellipse du sujet, ou parfois du verbe, lorsqu’elles sont le fait d’antépositions, elles permettent d’énoncer un « soi » toujours traversé, toujours altéré plutôt que de prédiquer un sujet. Elles délient la syntaxe de son ancrage ontologique, défont la présence compacte et l’immobile demeure de l’être, fût-il monde ou personnage, et sollicitent la tension de cette synthèse disjonctive qui pour Deleuze est le propre du rapport entre l’être et « l’étant » : « les étants sont multiples et différents, toujours produits par une synthèse disjonctive, eux-mêmes disjoints et divergents, membra disjoncta15 ». Si on reprend à la linguistique son doublet rhématique/thématique, (est thème ce dont on parle, est rhème ce qui en est dit), on pourrait dire que chaque segment a valeur rhématique par rapport à un plan d’immanence virtuel, valeur d’instanciation singulière du vivant. De plus, la logique inhérente à l’asyndète ou à la parataxe n’est pas une logique de l’accumulation, de l’exhaustivité qui présuppose un tout. Il ne s’agit pas de dénombrer le multiple ni d’intégrer le multiple dans une unité supérieure. Ainsi que le propose Deleuze, écrire le multiple, c’est paradoxalement soustraire l’unité :
En vérité, il ne suffit pas de dire, Vive le multiple, bien que ce cri soit difficile à pousser. Aucune habileté typographique, lexicale ou même syntaxique ne suffira à le faire entendre. Le multiple, il faut le faire, non pas en ajoutant toujours une dimension supérieure, mais au contraire le plus simplement, à force de sobriété, au niveau des dimensions dont on dispose, toujours n-1. […] Soustraire l’unique de la multiplicité à constituer ; écrire à n-116.
15Soustraire l’unité c’est soustraire à la phrase le sujet, le même, le modèle, l’homogène, et n’écrire que la modulation, multiplier les lois de combinaison, l’hétérogénéité temporelle, la flammèche de la synesthésie. Non seulement défaire l’unité de l’objet mais de plus, ainsi que le rappelle Deleuze, empêcher qu’une nouvelle unité ne triomphe. La déhiérarchisation de la phrase par l’asyndète, de la séquence narrative par la parataxe, a pour enjeu cette résistance au triomphe d’une nouvelle unité : aussi « life », « London », placés sur le même plan segmental que « barrel organs », ne sont pas une figure du tout, ni métonymique, ni même la somme du multiple, pas plus qu’ils ne s’insèrent dans la chaîne logique de la cause et de l’effet. Que sont-ils alors ? Plutôt des plis (Londres est dans la rumeur, tout autant que la rumeur est dans Londres) définis par des intensités de différents degrés, de différentes ampleurs. De même « this moment of june » est moins le triomphe de la subjectivité dans laquelle se rassemblerait le divers que l’appréhension d’une « héccéité », c’est-à-dire d’une unité qui n’est que milieu, qui n’est pas de forme mais d’intensité, individuation non-personnelle d’une rumeur, instable glissement entre subjectivation et asujectivation. « What she loved » n’entraîne pas tout le filet qui précède dans sa nasse ; les points virgules sont comme le tamis de cette rencontre entre le sujet et l’objet, filtre poreux qui peut approcher la malléabilité instable de l’être-affecté, le devenir même du sentir. J’en prendrai un autre exemple : « There were flowers ; delphiniums, sweet peas, bunches of lilac ; and carnations, masses of carnations. There were roses ; there were irises » (MD, p 9). Si on considérait cette phrase comme une énumération, si on n’y voyait qu’une rhétorique de la présentification, on resterait dans une logique formelle, attachée aux effets de la syntaxe. Or la ponctuation, avec son rythme de déliaisons rassemblées ou bien éclatées, la pause du point-virgule sur lequel prend appui l’élan de l’hyperbate (« and carnations ») font de l’objet décrit non pas un être-là, mais un être- affecté, selon une énonciation haptique d’autant plus surprenante qu’il n’y a pas de marqueur de personne : l’être-affecté est délié du pôle sujet comme si l’affect était autant le sujet que l’objet de la phrase. La ponctuation est alors ce pli interne à la phrase qui efface le dualisme sujet-objet.
16Mais si la déliaison n’est pas seulement rupture de la linéarité, c’est parce qu’elle libère également une puissance du temps : Virginia Woolf cherche à capter non seulement le fait de sensation, de conscience mais son surgissement même, cette saisie de la subjectivité par la pensée, ou par la sensation qui est presque désaisissement ; de plus, elle s’intéresse autant aux ligatures et aux syncopes de la vie intérieure qu’à ses objets. D’où l’importance de l’antéposition, de l’asyndète qui permet l’ellipse du verbe et de ses marqueurs temporels, des rythmes tantôt alternés, tantôt enchâssés des virgules, points virgules qui accompagnent les contractions et dilatations temporelles. Ce qui redouble encore la puissance du temps c’est que cette temporalité est contradictoire. Elle libère des vitesses tout autant que des lenteurs et ainsi devient elle-même site de cette expérience transcalaire défaisant toute mesure du temps que l’on retrouve exprimée dans Orlando ainsi que dans le projet de The Waves17. La ponctuation est à la fois force centripète qui contracte des noyaux de multiplicités (la virgule est un micro-intervalle en contraction) ou bien force centrifuge qui, dans le suspens ouvert du point virgule (micro-intervalle en expansion), dilate une singularité sur un devenir. Lorsqu’elle est force centripète, elle fait fuir le temps dans la dissipation de l’instant, mais lorsqu’elle est force centrifuge, elle est alors suspens du devenir, saturation du temps gonflé de durées intensives. Non pas une « écriture fragmentaire », écrit Deleuze, « non pas écrire lentement, mais que l’écriture, et tout le reste, soient production de vitesses et de lenteurs entre particules. Aucune forme n’y résistera18 ».
Éclats de silence
17La ponctuation est également une cheville de l’articulation du logos à son autre, à savoir l’indicible, mais qui relève lui-même de différents modes de l’impossible à dire, puisque dans Jacob’s Room, il peut encore être l’impossible du récit ou bien le défaut de la représentation. Lorsque le livre sera devenu un agencement mobile, l’indicible viendra tracer des lignes de faille ou s’inscrire dans des phrases cryptes.
18Ce peut être l’impossible du récit, à savoir la simultanéité que le récit et la syntaxe peuvent dire mais en l’ordonnant, alors que Virginia Woolf ne veut pas tant l’énoncer que faire du livre le mouvement même de la multiplicité, milieu de conjonctions et de diffractions, ce qu’elle ne peut faire qu’en transformant le texte en réseau. Dans Jacob’s Room, elle brise la continuité du récit, et inclut d’une façon encore très expérimentale des phrases entre parenthèses mais le récit brisé n’est pas encore réseau. Peu à peu, les parenthèses s’ouvrent à des unités plus larges qui s’émancipent du temps et rassemblent des blocs de pensée et d’affect : elles soulignent parfois et la simultanéité et le heurt contrapuntique de deux appréhensions lorsque, par exemple, Peter Walsh échappe le temps d’une parenthèse, le temps que son regard se pose sur la servante, aux frictions de son échange avec Clarissa (MD, p. 37). Par ailleurs, dans To the Lighthouse, de courtes parenthèses assurent le fil blanc du récit, ce bâti un peu lâche. Le statut des parenthèses en est altéré : elles ne sont pas ces unités incidentes qui pourraient être supprimées sans affecter le cours syntaxique et logique de la phrase, mais elles font au contraire effraction dans la syntaxe (séparant ses unités insécables comme le sujet et le verbe, le verbe ou le complément) ; elles sont alors traces de l’aléatoire, plis de l’incident, devenus loi paradoxale.
19Dans Jacob’s Room qui est pris encore dans une logique de la représentation, la ponctuation inscrit la part faite au défaut de l’objet. Si cette situation de l’objet au point de fuite, ou point aveugle de la représentation est souvent elle-même objectivée par l’instance narrative, elle est tout autant inscrite dans tous les signes de ponctuation qui marquent la présence du non-texte. Au point que dans certaines pages de Jacob’s Room c’est le défaut qui magnétise le discours : l’objet s’éloigne dans l’énoncé du leurre et plus encore se disperse dans cette treille d’absence, cette part d’ombre (« life, a procession of shadows » [JR, p. 66]) que lui proposent les aposiopèses, les points de suspension, vouant le récit de Jacob à être une phrase non finie (« she did not finish her sentence » [JR, p. 25]), ou dans la route dernière ligne une question sans réponse. C’est le plus souvent dans l’épreuve de cette absence que se croisent les personnages et la ponctuation dessine alors non une relation mais les territoires de l’absence à l’autre.
20Dans Mrs Dalloway et To the Lighthouse, l’indicible prend la forme de noyaux d’effroi compacts, de déflagrations sourdes. Compacts mais irradiants, ils ouvrent sur ce que Lyotard appelle le scandale de l’affect lorsqu’il relève d’un silence qui n’est pas un être silencieux (silere) mais une œuvre du silence (tacere). Or cette œuvre du silence est associée dans Mrs Dalloway et dans To the Lighthouse à l’emploi de parenthèses et de crochets, scène placée une fois de plus à la croisée du voir et du dire. Dans Mrs Dalloway la présence visuelle de la parenthèse est alors associée au récit d’un voir dont a été soustrait l’objet ; il s’agit du passage où, juste après le suicide de Septimus, Rezia court à la fenêtre pour s’entendre ensuite dire par Dr Holmes qu’il ne faut pas qu’elle voie :
Rezia ran to the window ; she saw ; she understood. Dr Holmes and Mrs Filmer collided with each other. Mrs Filmer flapped her apron and made her bide her eyes in the bedroom […] She was falling asleep. But the clock went on striking, four, five, six, and Mrs Filmer waving her apron (they wouldn’t bring the body in here, would they ?) seemed part of that garden, or a flag […] (MD, p. 164-165)
21Rémanence du visuel et du cadre de la fenêtre, la parenthèse fait affleurer le visuel pour y loger une phrase écran. Le bégaiement entre la sollicitation de l’œil et l’énoncé inclus performe la violence de la déflagration et de ce fait tout le passage est contaminé, irradié par cette collision/collusion entre l’objet soustrait et la protestation du discours. La réverbération prendra la forme d’une dépersonnalisation, de souvenirs flottants dans une syntaxe défaite par la ponctuation mettant en scène « the death of a soul ».
22De même les phrases entre crochets de la deuxième partie de To the Lighthouse auront cette paradoxale fonction de creuser la crypte que signale l’énoncé tout en semblant la démentir. Réintroduisant la narrativité et une scène du commun, prêtant à l’art la place même de cette cicatrice textuelle (les noms de Lily Briscoe et de Mr Carmichael sont les seuls à partager cet espace), les crochets arrachent des morceaux de temps à l’abîme de l’absence mais pour y faire entendre une énonciation blanche, désinvestie par l’affect, marquée par le décrochement énonciatif propre aux parenthèses carrées (« square brackets »). Les crochets sont les graphèmes d’une double soustraction, ou d’une double garde de nature contradictoire : le récit à la fois s’y garde du mélodrame victorien et de sa scène d’agonie obligée, mais il tient également l’affect et le représentable sous garde. Palimpseste de blancheur qui se conjugue avec la violence in-ouïe de la douleur qui « veille19 ». À la fois bouche close et parlant par le biais d’autrui, ils rassemblent cette étymologie bifrons qui unit à la même racine « mu » le substantif « mot » et l’adjectif « muet20 ». Les énoncés ne raniment pas tant des bribes de voix et de récit qu’ils ne cernent entre les crochets l’effondrement énonciatif dont ils procèdent ; ils deviennent ainsi la marque a contrario d’un cerne noir où se joue l’éclipse du sens et témoignent d’une énonciation tenue sous l’emprise de son exclusion, au point que l’on peut se demander « qui ponctue » ? Les crochets découpent un espace visuel où se décrit l’indémaillable lien du vif et du mort, sollicitant l’œil à approcher l’irregardable, ce qui ne peut être ni « squared » ni « spared » : « [Macalister’s boy took one of the fish and cut a square out of its side to bait the hook with. The mutilated body (it was still alive) was thrown back into the sea] » (TL, p. 171).
23C’est également au tiret que revient de faire entendre les lignes de faille : soit sur le mode de cette dérobade du sens, empreinte négative du possible qu’est la paradoxale ligne de fuite de l’épiphanie moderniste (« Then, for that moment, she had seen an illumination ; a match burning in a crocus ; an inner meaning almost expressed. But the close withdrew, the hard softened. It was over – the moment » [MD, p. 27]), soit sur celui de l’effondrement de l’être, inscrit comme syncope dans la rumeur du monde, trace de ce qui ainsi que l’écrit Lacoue-Labarthe ne peut que survenir : « un vertige peut survenir, il n’advient pas. Où plutôt en lui, rien n’advient. Il est le pur suspens de l’advenir : césure ou syncope […] Et ce qui advient alors sans advenir (car tel est ce qui par définition ne peut advenir) est – sans être – le néant, le rien d’étant21 ». La syntaxe de la syncope fait lésion dans l’ordre du langage : la phrase décrivant le vertige de Mrs Ramsay, saisie par ce non-événement qu’est l’interruption d’une rumeur, bute contre un tiret pour ne reprendre que par un oxymore (TL, p. 15). Le tiret n’est plus alors un trait qui marque la non-présence du texte, pour la reverser en plénitude du possible, de l’indétermination mais l’ultime marque discrète retenue contre l’effondrement du logos.
Portées sur partitions
24La dimension discursive de la ponctuation incite à interroger sa valeur énonciative et à prendre en compte cette capacité qu’a le discours de faire signifier des marques textuelles qui ne sont pas des signes. Potentialité qui les gagne par réfraction ou par contamination contextuelle depuis des marqueurs plus explicites de valeurs. Cette charge énonciative est la plus repérable dans le régime satirique propre à Jacob’s Room dont Mrs Dalloway porte encore quelques échos. Marques par défaut de la présence du narrateur, les signes de ponctuation doublent leur fonction énonciative d’une monstration métadiscursive puisqu’ils montrent l’insignifiant. Ils dénoncent le théâtre de la voix, fût-elle intérieure, ses poses, ses emphases grandiloquentes ou ses élans naïfs mais pour mieux mettre en scène des effets de sujet et évider la scène de la subjectivité. Ils sont alors comme autant de traces d’une énonciation qui choisit de parasiter, brouiller la bande sonore de l’échange ou de la scène sociale, facteurs de bruit qui érodent le sens. Le récit de l’échange devient un gong et les graphèmes sont moins interprétatifs qu’un art du comment-taire la parole vaine ; l’aposiopèse érode le discours, s’insinue dans les propos rapportés, gomme l’énoncé jusqu’à n’en laisser que ce qui peut encore témoigner de son effacement (« Shall we move on… this beastly crowd… » he said. JR, p. 32)
25Il arrive que les points de suspension, les tirets posent comme la promesse d’une intentionnalité mais pour la faire entendre comme enflure grandiloquente, aspiration inepte. Ils griffent la promesse de sens qu’ils évident, retrouvent cette cheville étymologique qui les associe au verbe « puncture », crèvent les abcès du dire, les kystes d’une expressivité qui se nourrit de ses effets. La ponctuation n’est plus réserve du silence mais présence du creux. Lorsqu’elle accompagne l’intériorité d’un personnage féminin, elle donne résonance à une parole soufflée, dessine un « psychological volume » (c’est par le biais de cette analogie que Charles Mauron et Roger Fry esquissaient un pont trop fragile entre la peinture et le roman), mais en fait une salle des signes perdus, ouverte aux quatre vents. Dans le cas de Clara, elle accompagne le récit d’une parole étouffée par la gangue des codes sociaux et le discours d’autrui. Le tiret, graphème ironique, fait incision dans le lisse des codes, fait vibrer les dissonances. La ponctuation se fait alors symptomatique : elle désarrime le sujet de son discours et inscrit cette déliaison qui travaille à même une parole empêchée, la voue à un surplace stérile.
26Cette valeur énonciative de la ponctuation peut affecter des unités plus larges : elle devient manière parodique lorsqu’elle concentre comme en accéléré une scansion épique dont elle ne restitue que le souffle rythmique, trace d’une mémoire irrévérencieuse réduisant un genre à une sorte de pantomime désarticulée de la phrase : on entendra ainsi dans Jacob’s Room le martèlement cadencé des pas qui sculpte dans le retour du même la stature pseudo-héroïque du Jeune Homme :
Back from the Chapel, back from the Hall, back from the Library, came the sound of his footsteps, as if the old stone echoed with magisterial authority : « The young man – the young man – the young man – back to his rooms. » (JR, p. 40)
27Chaque segment rythmique séparé par des pauses de plus en plus fortes est comme un feuillet prélevé dans le palimpseste des genres, soulevé par un souffle ironique qui traverse « the house of fiction ». Dans To the Lighthouse, c’est dans un chiasme que se joue ce précipité ironique de l’épopée et de la poésie commémorative :
He shivered ; he quivered. All his vanity, all his satisfaction in his own splendour, riding fell as a thunderbolt, fierce as a hawk at the head of his men through the valley of death, had been shattered, destroyed […] He quivered ; he shivered. (TL, p. 28)
28La ponctuation tantôt miniaturise l’unité épique (un agent, une action) qui est évidée sémantiquement (« he quivered » ; « he shivered »), tantôt en restitue des unités plus larges mais pour mieux démanteler la syntaxe narrative.
29Si la ponctuation relève alors d’un profit discursif du défaut et manifeste la marge intérieure propre au discours ironique, elle peut être à l’inverse le fait d’une régie distributive : ce sont en effet les tirets et les parenthèses qui assument la fonction d’aiguillage des voix et assurent la régie des points de vue. Ils auraient alors valeur de clés sur la partition polyphonique, signalant les ruptures entre régime narratif et discursif, les inversions du personnage sujet en personnage objet, régulant les jeux d’intériorité et d’extériorité. On en trouve la forme la plus classique dans les parenthèses ou tirets démarquant une distance narratoriale dans Jacob’s Room, et les régulations polyphoniques dans Mrs Dalloway et To the Lighthouse. Ils autorisent les décrochements énonciatifs, permettent de déchiffrer la partition polyphonique du réseau, de lever les ambiguïtés des valeurs cataphoriques des déictiques. Ils sont les témoins visibles de cette hétérogénéité, de ce différend qui toujours habite la phrase woolfienne.
30Cependant, et en cela elle est une articulation une fois de plus paradoxale, c’est également la ponctuation qui permet au récit d’éroder les différences polyphoniques : elle est alors facteur de circulation plutôt que de différenciation. Ainsi la différence entre extérieur et intérieur, entre le statut de fait de conscience ou celui de fait, est effacée par la fonction émotive du tiret ou du rythme. Le tiret a force de réfraction, de réverbération ; il peut venir colorer à rebours une scène comme dans ce spasme de l’être-dans qui donne résonance au rythme haptique des phrases précédentes (« There were roses ; there were irises. Ah yes – so she breathed in the earthy garden sweet smell […] » (MD, p. 9)). Au point que c’est le tiret qui, dans un énoncé dont le contenu peut se rapporter à l’instance narratrice, le modulera comme fait d’affect plutôt que de conscience : le tiret est alors trace émotive, vecteur d’un affect impersonnel qui glisse d’une instance à l’autre. Il permet un autre mode du biais, du biseau dans le récit que celui du discours indirect libre. C’est parfois la parenthèse qui va assurer cette porosité des énoncés permettant que les énoncés factuels se colorent en faits de conscience : elle efface alors l’énonciation du narrateur qui se fait hospitalière et lisse « the seams of the narrative » en un « stream ». Par réfraction ou par contamination, les différents modes du récit (langue figurale, récit, discours intérieur) constituent une texture tout à la fois fibrée et indivisible. Dans cette double fonction différenciatrice et vectrice, la ponctuation nous invite à penser la régie des voix sur le mode d’un agencement énonciatif non originé, pluriel, mobile, vecteur de lignes d’affect qui s’instancient dans des personnages.
31Mais cet agencement énonciatif est lui même croisé par une autre partition, celle des modulations du discours intérieur. C’est bien cette parole errante, tout autant du dehors que du dedans, à la fois volubile et approchant les micro-événements pré-verbaux, dont Virginia Woolf voulait que le récit devienne le crible, séparant, divisant, atomisant pour mieux approcher ce que Giorgio Agamben appelle « la substance rêvée22 » de la conscience. Les parenthèses ont alors souvent valeur de clavier modal : elles permettent d’introduire des degrés d’ombre dans le discours car le récit n’est pas un tamis assez fin. Il n’inscrit pas les différences tonales et affectives qui rendent une scène du passé plus présente qu’un présent désaffecté :
She could see her, as she came up the drive with the washing, stooping over the flowers (the garden was a pitiful sight now, all run to riot, and rabbits scuttling at you out of the beds). (TL, p. 130)
32Ou peut-être la parenthèse est trace spatiale d’une résistance à cette réalité « scuttling at you », une représentation non dépliée, encore contractée, laissée dans un coin. La parenthèse peut encore souligner l’intériorité en distinguant la mémoire livrée au battement entre l’affleurement et l’oubli, du récit du souvenir plus factuel. Comme si elle marquait ainsi par ce repli, ce creusement de l’intime, différents timbres ou degrés de l’intériorité (MD, p. 52).
33Il faudrait également mentionner ce mode d’intervention narratoriale entre parenthèses qui vient plutôt se glisser dans la scène de l’intériorité que l’interrompre, ou bien qui introduit une inflexion discursive dans un énoncé. L’important est moins le contenu que le mode de présence, une pensée frôlée, un énoncé qui fait entendre la réserve dont il provient. Dans un ouvrage consacré à l’importance de la ponctuation en philosophie, Ann Van Sevenant cherche à rendre compte de cet effet d’intimité de la parenthèse qui tient au plan virtuel qu’elle suppose, ce qu’elle appelle son effet-miroir : « une mise entre parenthèses renvoie toujours à un monde virtuellement présent23 ». D’où son effet de présence, d’intimité, suscité par la réserve même et sa dimension interlocutrice.
34La ponctuation ombre ainsi certains plans de conscience, poursuit la ligne vive de la vie intérieure, ligne vive parce que brisée, zébrée. Les parenthèses font entendre les multiples voix qui l’habitent, les tirets font courir des sauts, des vitesses entre les faits et les impressions, les indéfinitions et les précisions, les voix remémorées et les commentaires, un sentiment global et les objets qui s’y rapportent. La phrase multiplie les scènes de la conscience où entre saisie et désaisissement, éclat et éclipse se joue l’interminable reprise du sens. Elle permet de différencier des degrés de la conscience, d’énoncer cette zone instable où elle est encore indémêlée des sensations. Une parenthèse vient ainsi affiner une perception, préciser un degré d’intensité grossissant le sensible d’un pli virtuel qui n’avait pas encore été perceptible : « a puff of wind (in spite of the beat, there was quite a wind) blew […] » (MD, p. 122). Ou bien un double tiret sépare deux segments qui n’ont pas la même valeur : « They had all gone – the children ; Minta Doyle and Paul Rayley ; Augustus Carmichael ; her husband – they had all gone » (TL, p. 9). Le premier segment est moins synthèse cognitive globale qu’énoncé d’une perception intuitive : le premier tiret vient alors comme restaurer par le silence qu’il trace à rebours l’écoute d’une perception qui est elle-même perception d’un silence. Le deuxième tiret marque le passage à l’intelligible, il est moins le signe d’un silence que différenciation de modes de conscience. La phrase tisse sa tresse entre le sensible et l’intelligible, singularisant ses différents fils, spatialise les degrés de la vie de la conscience, module des nuances, dans un souci qui fait écho à cette prise en compte des différentes sphères, différentes gradations de la conscience chez Husserl. La ponctuation n’accompagne donc plus la syntaxe du sens mais plutôt les modulations de l’événement phénoménologique que les énoncés (faits de conscience ou récit de conscience) égalisent, indifférencient. Lorsque l’événement est celui d’un brouillage, d’une perte de repères, la ponctuation joue alors contre la syntaxe, et au lieu de lever l’équivoque ou de différencier les modes et les tonalités, défait les liens pour dire la perte des repères ou la fluence des formes.
35Mais la ponctuation fait également filer le biais entre récit et vie de la conscience. En effet, celle-ci s’effrange, s’effiloche ; « intimité non seulement silencieuse mais le plus souvent muette », « parole non parlante24 », elle ne peut être saisie que dans les mailles ajourées du discours : c’est même là sa véritable signature. Ce sont les tirets, plus que les points de suspension qui inscrivent dans le corps du texte cette vie muette que Virginia Woolf voulait faire entrer dans le livre : tirets qui marquent le temps émotif d’un fait de conscience qui continue de vibrer, le suspens pathique de l’affect avant que ne se déploie le contenu. Souvent soustraite au présent, habitée par l’invisible, silencieuse, et plus encore muette, la vie intérieure se tisse à même la frange entre les mots et leurs trouées ; ce peut être parfois dans une lutte sourde entre un silence qui gagne et un discours qui esquive. Je prendrai pour exemple de cette scène turbulente du déni si fréquente dans les romans de Virginia Woolf, le passage où Rezia se remémore sa première rencontre avec Septimus et la phrase tournoie, exhume la première impression pour s’y attarder :
But he had a beautiful fresh colour ; and with his big nose, his bright eyes, his way of sitting a little hunched made her think, she had often told him of a young hawk, that first evening she saw him, when they were playing dominoes, and he had come in – of a young hawk ; but with her he was always gentle. (MD, p. 129)
36Le texte accueille la puissance affective de l’image, s’y attarde, s’en détourne.
37Mais cette trace muette est moins trace de ce qui n’est pas que de ce qui n’est pas représenté ; elle permet de laisser entendre ces forces muettes qui font la dynamique même de la vie de conscience. Toutefois si on revient à une logique du récit, elle dessine une ligne de fuite radicale qui fait courir en filigrane l’aporie doublant le récit de la conscience ; de même, les saccades de points virgules qui se glissent entre les déictiques cisèlent des éclats de présence tout en les doublant de leur évanouissement.
Le phrasé, la scène
38Par son œuvre indissociable d’une métapoétique, la ponctuation affecte toutes les unités du texte ; elle défait l’unité de la phrase, promeut le segment nominal au même rang que la phrase complexe car ils sont l’un comme l’autre pris dans un texte qui n’est que milieu, que réseau de lignes mouvantes et communicantes, disjonctions enveloppées, multiplicité disséminée. Ce qui ne veut pas dire qu’il y ait isomorphisme entre la plus petite unité et la plus grande, mais qu’un segment est un monde impliqué en puissance, qu’une phrase complexe se rassemble en une durée intensive, un spasme d’espace-temps-affect. La ponctuation n’y fait jamais système ; le phrasé woolfien ne peut pas rabattre sa performativité sur des prédicats qui constitueraient un type. Si bien qu’on ne peut interroger la ponctuation et la façon dont elle affecte le phrasé qu’en la rapportant à ses effets et non pas à une loi.
39Que le phrasé soit événement, scène, c’est donner à entendre les multiples façons dont il se fait dramaturgie du sens, dramaturgie paradoxale puisqu’elle se donnera comme telle par tout ce qui viendra faire rupture, déport, trouée dans la chaîne discursive. Ce peut être le tiret qui prélude à l’émergence d’une image (« snow white, pale – as if it were the evening and girls in muslim frocks came out to pick sweet peas and roses after the superb summer’s day » [MD, p. 10]). Le graphème signe le hiatus entre le discours et la langue, hiatus qui selon Agamben n’est pas tant fait de langage que scène de son « avoir-lieu25 » même ; ou peut-être est-il exploration taciturne de l’écart de l’être d’où naîtra l’image, déchirure qui est la condition même du possible. Le tiret peut se faire trace d’un repentir de la pensée qui corrige, précise, affine « ce clinamen hasardeux26 » entre les mots et le vouloir dire. Encadrée par un tiret redoublé, la pensée souvent revient sur ses pas, procède par greffes et par ramifications comme s’il avait fallu une maturation sourde pour que se révèle dans une image un possible qu’elle ignorait (« As the sides of a lantern protect the flame so that it burns steady even in the wildest night – burns steady and gravely illumines the tree-trunks – so inside the chapel all was orderly » [JR, p. 26]). La scène peut se réduire au tremplin vibratoire de points de suspension dans Jacob’s Room avant que la voix narrative ne s’engage dans une rêverie. Dans cette matrice, ce suspens inchoatif, le discours est encore chevillé à l’engagement immature de la pensée, débordement prégnant d’une énonciation silencieuse où s’esquisse peu à peu un dessein. Le sens est alors réservé à un virtuel dont Louis Marin rappelle qu’il est à la fois virtus et dynamis27, force et possible, si bien que les signes de ponctuation font de la phrase l’effet, la trace dans les graphèmes d’une force dont les éclats, les syncopes, les houles ou les cryptes seront les figures. La dramaturgie du sens a parfois scène plus ample lorsque dans To the Lighthouse une parenthèse esquisse le tracé d’une nasse dans laquelle l’essaim des impressions de Mr Bankes s’affole pour ne s’orienter que vers une ligne de fuite. La parenthèse cerne de son horizon visuel des énoncés de la dérobade, tout à la fois preuve et puissance du défaut. Mais c’est aussi à chaque pause, chaque blanc que se joue la scène du sens : en effet à la fois conjonction et disjonction, rupture vibratoire et suspens anticipatoire, la pause met en crise l’enchaînement : « d’une phrase à l’autre, écrit Lyotard, l’enchaînement n’est pas régi par une règle mais par la recherche d’une règle28 ». On pourrait objecter à Lyotard, que la phrase n’est événement que lorsque sa règle est celle d’une absence de règle, d’une dissonance continue, d’une rupture entretenue dont la ponctuation, entre syntaxe et rythme, est la cheville ouvrière.
40Le phrasé comme scène performative, c’est ce qui ne minorise jamais son procès, mais au contraire l’offre, le donne à voir, à entendre, en prolonge l’empreinte jusqu’en la mémoire. Il relève alors peut-être moins d’une problématique de la trace que de celle d’un frayage, d’une genèse continue. Ce qui implique que le phrasé woolfien est un phrasé sans repos : choisissant l’infinition, fruit d’une inhérente in-quiétude, retournant au logos les forces de l’indéterminé, se modulant selon ce qui ne fait jamais repos dans le monde ou dans l’être, il n’offre aucun ancrage, aucune demeure. L’inter-locution à laquelle il invite est celle du mouvant et des fulgurances ou syncopes qui le traversent. La dérobade de l’énonciation qui interdit de rapporter le discours à un sujet, de stabiliser les statuts épistémologiques des événements énoncés, expose le lecteur à la scène brûlante des pathemata. « La peinture est une passion de couleur [écrit Jean-françois Lyotard]. La littérature une passion de langue. C’est ce spasme qui éveille dans le regardeur (le lecteur) une âme, qui l’écartèle. Par âme, j’entends une pensée-corps qui n’existe qu’affectée29 ».
Notes de bas de page
1 V. Woolf, « Walter Sickert », The Captain’s Death Bed and Other Essays, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1973, p. 192.
2 Roger Fry, Transformations, Londres, Chatto & Windus, 1926.
3 V. Woolf, « How Should One Read a Book », in Andrew McNeillie (ed.), The Essays of Virginia Woolf, vol. 4, Londres, The Hogarth Press, 1994, p. 393.
4 « Could I do it in a parenthesis ? So that one had the sense of reading the two things at the same time », Anne Olivier Bell (ed.), The Diary of Virginia Woolf, vol. 3, 5 September 1926, Harmondsworth, Penguin, 1982, p. 106.
5 Roland Barthes, Le Plaisir du texte (1973), Œuvres complètes, Tome 2, Paris, Le Seuil, 1994, p. 1520.
6 Voir Pierre Alferi, Chercher une phrase, Paris, Christian Bourgois, 1991, p. 17-18.
7 Jacques Rancière, La Parole muette, Paris, Hachette, 1998, p. 17.
8 Michel Serres, Esthétiques sur Carpaccio, Paris, Hermann/Le livre de poche, coll. Biblio, 1975, p. 150.
9 Les références proviennent des éditions suivantes : Jacob’s Room (1922), Londres, The Hogarth Press, 1990 ; Mrs Dalloway (1925), Londres, The Hogarth Press, 1990 ; To the Lighthouse (1927), Londres, The Hogarth Press, 1990.
10 Louis Marin, « Ponctuation, Etym. Lat., Punctum, », in Le Génie de la ponctuation. Traverses, n° 43, février 1988, Centre Georges Pompidou, p. 23.
11 Ibid.
12 V. Woolf, « On Being Ill », The Moment and Other Essays, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1948, p. 10.
13 J. Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 158.
14 Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, p. 51.
15 Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 210.
16 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 13.
17 A. O. Bell (éd.), The Diary of Virginia Woolf vol. 3, 23 November 1926, op. cit., p. 118.
18 G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p. 329.
19 Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1960, p. 86.
20 Jean-François Lyotard, Misère de la philosophie, Paris, Galilée, 2000, p. 51.
21 Philippe Lacoue-Labarthe, La Poésie comme expérience, Paris, Christian Bourgois, 1986, p. 32.
22 Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, trad. fr. Pierre Alféri, Paris, Rivages, 1999, p. 160.
23 Ann Van Sevenant, Importer en philosophie, Paris, Éditions Paris-Méditerrannée, 1999, p. 61.
24 Maurice Blanchot, Le Livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, p. 324.
25 G. Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, op. cit., p. 152.
26 Michel Foucault, Raymond Roussel, Paris, Gallimard, 1963, p. 193.
27 L. Marin, « Ponctuation », loc. cit., p. 25.
28 Jean François Lyotard, Le Différend, Paris, Éditions de Minuit, 1983, p. 145.
29 J. F. Lyotard, Misère de la philosophie, op. cit., p. 111.
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