Hantise de l’impur dans Jacob’s Room
p. 45-60
Texte intégral
1La crevette de Ponge est l’impureté qui surgit dans une « épaisseur de pur », profondeur marine ou flots d’encre de l’écriture, et qui vient troubler le regard d’un questionnement infiniment petit mais obstiné. La crevette est ce qui fait irruption sur le mode de l’altérité, ce qui, en ponctuant l’espace du battement de sa virgule ou de son point d’interrogation, le discontinue, l’altère, l’ouvre à la différence, autrement dit change le pur en impur. C’est ainsi à une chasse à la crevette dans Jacob’s Room que je voudrais convier le lecteur, comme une sorte de variante infinitésimale de la Chasse au Snark, qui viserait à guetter l’avènement d’un Autre dans un milieu ambiant, espace diégétique ou textuel, et à observer son pouvoir d’ébranlement et de contamination.
Inquiétude
2Dès l’incipit de Jacob’s Room, il y a quelque chose en suspension, qui trouble la transparence et la lisibilité du texte : « ‘So of course,’ wrote Betty Flanders, pressing her heels rather deeper in the sand, ‘there was nothing for it but to leave’ 2 ». A travers ce commencement in medias res, le récit est d’emblée posé comme un milieu habité par une présence autre, provenant d’un avant du texte et qui, par là même, interroge la lecture. La première phrase semble poursuivre un discours amorcé dans le silence du blanc liminal et, comme animée d’un mouvement de reflux, elle se retourne vers cette part invisible d’elle-même, en amont, où se trouve le contexte éludé. De qui, de quoi s’agit-il ? Quel lieu s’agit-il de quitter ? Autant de questions que cet incipit suscite tout en en dérobant la réponse. Car si la phrase se retourne sur ce discours antérieur, c’est aussi pour le clore, pour le claquemurer dans un ailleurs auquel elle refuse tout accès : l’adverbe « so », dont la valeur déductive est encore renforcée par le « of course », et l’allusion à un départ contraint sont des signes de clôture qui referment l’espace liminal sur sa blancheur opaque.
3Puis, à cette parole initiale en voie d’extinction, succède la voix narrative qui prend le relais et permet au fil de l’écriture de poursuivre sa course. Or, cette relance du discours est conditionnée par une résurgence qui se produit, dans l’arrêt de la plume, dans la fixité du regard de Betty Flanders : un flot d’encre et de larmes sourd de profondeurs inconnues et vient entacher le monde perçu, ainsi que la page écrite. Le brouillage de la vue s’accompagne d’un brouillage des contours du signe écrit (« pale blue ink dissolved the full stop »). De signe d’arrêt, le point, ainsi mué en tache, devient l’indice visuel de quelque chose qui fait effraction dans le discours, le signe d’une altérité qui fait horreur (« what a horrible blot ! »). La tache d’encre est l’impureté qui souille la page en y important de l’Autre, en introduisant du mélange dans ce qui était un. Elle a donc doublement le statut d’indice : à la fois clue dans l’enquête suscitée par le questionnement initial (quel est cet événement qui trouble la vue de Betty Flanders, qui l’a contrainte à partir et contraint son discours à se clore ?) ; et, dans le même temps, élément indiciel dans le travail de figuration de ce quelque chose qui se manifeste en « dissemblant3 ».
4Parallèlement à cette résurgence dans le champ du visible/lisible, on assiste à l’irruption dans le discours d’énoncés obscurs, qui viennent discontinuer le récit et y inscrire l’empreinte d’une altérité inconnue. Il s’agit tout d’abord de la phrase « Accidents were awful things », surgie entre deux clignements d’yeux de Betty Flanders, et qui, sous le masque banal et insignifiant d’un cliché, renvoie à cet ailleurs tout à la fois désigné et dérobé par la phrase inaugurale. Puis, plus bas, survient l’énoncé « Seabrook is dead ». Le lecteur averti sait, bien sûr, qui est Seabrook et perçoit aussitôt le lien qui unit les différents éléments en un réseau départ-accidents-mort. Mais si l’on retourne à la virginité d’une première lecture, l’énoncé ne se laisse pas si aisément déchiffrer – d’autant que la ponctuation contribue à brouiller les pistes en suggérant, par la cascade de deux-points qui précède l’énoncé, un rapprochement logique avec la question du lieu et de l’éloignement géographique abordée dans le début de la phrase. « Seabrook » serait alors un nom de lieu (et l’onomastique ne peut que souscrire à cette lecture innocente), un lieu qui serait « mort », désert, morne. La mort se donne à voir, mais elle avance masquée, le sens figuré de l’adjectif lui conférant un visage, si ce n’est aimable, du moins regardable, décent. C’est à la fin de la page seulement qu’elle paraît à visage (presque) découvert, dans l’allusion au veuvage de Betty Flanders, à partir de laquelle le lecteur innocent peut soupçonner son erreur – encore faudra-t-il attendre le deuxième chapitre, sept pages plus loin, pour voir cette intuition confirmée par l’exploitation de l’identité de Seabrook. C’est ainsi rétrospectivement que l’adjectif « dead », par-delà son apparente innocuité, regagne son visage abject et son pouvoir d’ébranlement. Dans cette première page, les troubles de la vue et la tache d’encre signalent donc, de manière oblique (métaphorique) ou illisible (si ce n’est par une réversion du regard), l’irruption d’un Autre dans l’un. Et cet Autre n’est autre ici que la mort, l’altérité radicale, l’impur par excellence, l’abjection ultime.
5L’image de la veuve infortunée, qui apparaît au bas de la page, renvoie à l’abject selon Kristeva et amène une certaine réversibilité dans notre réflexion. Car avant d’être ce qui revient, ce qui fait intrusion, l’impur est d’abord ce qui est « exclu du Temple4 » et auquel son statut d’étranger confère un pouvoir d’inquiétude et de fascination. Et ce n’est pas un hasard si c’est Mrs Jarvis, l’épouse du pasteur, doublement abritée au sein de la forteresse du mariage et de l’ordre moral, qui voit Betty Flanders jetée hors du champ clos du sacré, hors du Temple, condamnée à un exil solitaire et à une errance sans fin dans un espace ouvert à tous les vents (« and widows stray solitary in the open fields »). On comprend alors mieux l’enjeu de la tentative d’ancrage de Betty Flanders, dans la première phrase, lorsqu’elle enfonce ses talons dans le sable : il s’agit d’arrêter l’errance mais, étant donnée la nature du sol, l’ancrage ne peut être qu’indécis, mouvant, et l’errance change simplement d’axe, convertie en intrusion dans une profondeur où ne s’inscrit aucune forme tangible, tout juste la trace fuyante, le souvenir élusif d’une présence.
6La première page du roman nous a ainsi menés d’une migration (le départ forcé de Betty Flanders) à une autre (l’errance de la veuve en exil), l’espace de l’une à l’autre étant le lieu d’un travail de la surface par une profondeur qui sème le trouble là où elle fait résurgence. L’impur a donc partie liée avec la spatialité, plus encore avec une dynamique spatiale jouant sur deux axes. Car l’impur semble être affaire de déplacement, à la fois dans le franchissement d’un seuil qui fait basculer d’un camp dans l’autre, et dans le glissement sur l’axe paradigmatique qui permet à une réalité bannie de se donner à voir sous d’autres aspects. Il reste maintenant, à partir de ces intuitions initiales, à tenter de suivre la piste de l’impur en ses multiples métamorphoses au fil du roman.
Chambres fortes
7Partons d’abord du lieu où tout se joue, où se décide (où s’indécide ?) la frontière entre pur et impur : la forteresse. À la forteresse métaphorique du mariage évoquée en ouverture, répond, dans le corps du roman, la présence littérale des deux forteresses que sont Dods Hill et l’Acropole. La configuration des deux lieux semble en faire le dédoublement d’une même image, celle du champ clos constitué en sanctuaire : « The rampart rose at their feet – the smooth circle surrounding the camp or the grave. How many needles Betty Flanders had lost there ! and her garnet brooch » (JR, p. 115). L’enceinte de Dods Hill, comme celle de l’Acropole, garde en son cercle magique le camp du défunt (qu’il s’agisse des épingles et de la broche de Betty Flanders ou des civilisations éteintes de la Grèce Antique) et lui confère une valeur sacrée. Pourtant, l’alternative « the camp or the grave » souligne l’ambivalence d’une inclusion qui est aussi exclusion : tantôt l’Autre est à l’extérieur et il convient de s’y soustraire (derrière le rempart du camp retranché) ; tantôt il est à l’intérieur et il s’agit de le contenir (dans l’espace clos de la tombe). Le sanctuaire est autant le Temple, gardien du pur, qu’un champ de ruines, c’est-à- dire littéralement le lieu de l’effondrement, renfermant ce qui a chu, autrement dit le lieu de l’abject kristevien5. L’exclusion est alors dans l’inclusion au sein d’une forteresse et, par un renversement des données initiales, l’impur n’est plus ce qui échappe au cadre, mais ce qui est contenu à l’intérieur, ainsi soustrait au regard et livré au travail du fantasme.
8D’ailleurs, le sanctuaire n’est un champ clos qu’en surface, car en son sein s’ouvre une profondeur qui se creuse à mesure qu’opère la stratification qui mue le temps en épaisseur et la perte en collection de vestiges. D’où la dualité entre thésaurisation et disparition, dont le texte se fait l’écho à plusieurs reprises :
sometimes at mid-day, in the sunshine, the moor seems to hoard these little treasures, like a nurse. But at midnight when no one speaks or gallops, and the thorn tree is perfectly still, it would be foolish to vex the moor with questions – what ? and how ? (JR, p. 117)
9La face solaire de la lande est du côté de la préservation dans un hors-champ ou hors-temps qui métamorphose l’objet en trésor et le met définitivement en sûreté ; mais cette mise en sûreté est aussi mise au secret, que le revers nocturne associe davantage à une perte, à un engloutissement sans retour : minuit, l’heure de la rigor mortis, du silence, du questionnement baîllonné par l’absence de toute réponse.
10Il est un trésor qui articule cette dualité : c’est le corps de Seabrook, dans son cercueil scellé :
Seabrook lay six foot beneath, dead these many years ; enclosed in three shells ; the crevices sealed with lead, so that, had earth and wood been glass, doubtless his very face lay visible beneath, the face of a young man whiskered, shapely… (JR, p. 10)
11Apparemment, la forteresse du cercueil abrite le corps inchangé de Seabrook, garantissant la survie dans le même ; mais la condition décidément bien hypothétique du « had earth and wood been glass » et l’affirmation un peu trop péremptoire du « doubtless » ramènent une sorte d’incertitude, un flottement qui inquiète la lecture et livre l’objet disparu au travail de l’altérité et de la mutation. Et si ce qu’abritait la forteresse n’était pas le simulacre du corps vivant de Seabrook mais la réalité de son corps putréfié ? Et si l’emboîtement d’enveloppes hermétiques ne servait pas à préserver le pur de la corruption, mais servait au contraire à contenir l’impur dans toute son horreur ?
12Une autre chambre forte où se joue la dialectique inclusion/exclusion est celle de Jacob, devant laquelle attend la lettre de sa mère :
Behind the door was the obscene thing, the alarming presence, and terror would come over her as at death, or the birth of a child. Better, perhaps, burst in and face it than sit in the antechamber listening to the little creak, the sudden stir. (JR, p. 79)
13Dans la chambre de Jacob a lieu l’innommable, qui ne peut être désigné que par des termes au comble de l’indétermination ( « the obscene thing », « face it ») et auquel la porte barre tout accès. Il y a une tension paradoxale dans le désir terrifiant (ou la terreur désirante) du franchissement de la porte – une tension que l’on peut placer sous le signe de la différe/ance6. À travers le suspens et l’écart qu’elle induit, la porte prive le toucher de son objet, et impose le deuil de l’impossible face-à-face avec l’Autre. Mais, si cet Autre se refuse au toucher et au voir, il se donne à entendre, comme quelque chose d’à peine perceptible, de l’ordre de l’écart, du déplacement (d’air), du discordant (« the little creak, the sudden stir »), telles d’infimes impuretés que laisse filtrer la forteresse, malgré son pouvoir de rétention. Cependant, lorsque Jacob ressort de la chambre, il est l’image de la pureté triomphante (« beautifully healthy, like a baby after an airing, with an eye clear as running water » [JR, p. 79]). Et le schéma s’inverse car c’est alors la lettre de Betty, tenue à l’écart du Temple pendant l’accomplissement du rite sacré, qui bascule dans le camp de l’impur, méritant à ce titre la réclusion qu’elle subit dans la boîte-cercueil ( « the black wooden box where he kept his mother’s letters » [JR, p. 58]), où elle rejoint les écrits de Jacob jugés licencieux. On observe donc une réversibilité des pôles, ou du moins un état d’instabilité qui maintient en suspens la dialectique dedans/dehors, inclusion/exclusion.
14Dans tous les cas, le moindre interstice dans le rempart constitue une mise en danger, telle une voie d’eau par laquelle l’impur peut soit s’infiltrer, soit s’épancher au dehors. Lorsque Jacob quitte Laurette, la prostituée, les pièces qu’il pose sur la cheminée sont précisément le prix à payer pour s’assurer la mise au secret de l’impur. Mais celui-ci a tôt fait de se manifester, dans le regard oblique de la tenancière du bordel qui le raccompagne à la porte :
Only Madame herself seeing Jacob out bad about her that leer, that lewdness, that quake of the surface (visible in the eyes chiefly), which threatens to spill the whole bag of ordure, with difficulty held together, over the pavement. (JR, p. 90)
15Ce qu’on aurait pu prendre, un instant auparavant, pour le tableau du bonheur conjugal se craquelle, menaçant de laisser s’épancher l’abject qui, bien qu’encore tenu en respect, suinte par tous les interstices. Et le texte ajoute : « Something was wrong », que l’on peut lire comme le constat d’une discordance (il y a quelque chose qui cloche) mais également comme une condamnation morale (il y a quelque chose de mal). Ce « quelque chose » qui crée du désordre est donc bien du côté de l’impur, autant qu’il est l’impureté introduisant du jeu dans le tableau bien cadré.
16Même si Laurette se réduit à une silhouette de passage, elle prend place dans la constellation des figures féminines qui démultiplient, au fil du roman, l’interrogation sur la pureté et la virginité. Florinda est sans doute celle qui résume le mieux le dilemne qui hante Jacob – et le texte, par la même occasion : que contient donc la forteresse matricielle de Florinda ? Est-ce la fleur de la virginité (à laquelle elle doit son nom) ou l’horreur d’un vide défloré ? « Whether or not she was a virgin seems a matter of no importance whatever. Unless, indeed, it is the only thing of any importance at all » (JR, p. 66). Le flottement indécidable entre le rien et le tout, le plein et le vide, dit bien l’écart à la fois irréductible et mouvant entre le pur et l’impur. L’horreur que suscite l’impur est ici rien moins qu’une horreur du vide qui, en l’espace d’une demi-page, se déplace d’une forteresse à une autre, puisque l’interrogation concernant la virginité de Florinda cède la place à un doute concernant son intelligence : « it did occur to Jacob, half-way through dinner, to wonder whether she had a mind » (JR, p. 67) ; et, un peu plus loin : « In her face there seemed to him something horribly brainless – as she sat staring » (JR, p. 68). À nouveau, c’est le regard qui laisse filtrer le soupçon de la réalité contenue dans la forteresse et suscite le frémissement d’horreur. Il convient donc d’en arrêter le trajet, et c’est la fonction de toutes les surfaces-butoirs (que ce soit la dalle tombale de Seabrook, la porte de la chambre de Jacob, ou le nom de Florinda), qui sauvent le regard d’une confrontation avec l’Autre, en offrant l’échappatoire d’une irrésolution. Et c’est aussi la fonction, au niveau textuel, du feuilletage paradig- matique qui, couche après couche, pli selon pli (la mort tout d’abord, puis l’acte sexuel, enfin l’imbécillité), éloigne progressivement de l’irregardable premier (l’impur sans nom ni visage) tout en continuant à le désigner.
Revenance
17La forteresse, finalement, construit de l’altérité. Et quelle altérité plus radicale, dans le roman, que Jacob, lui qui ne cesse de discontinuer le récit et de poser question ? Pour la vieille dame qui le voit disparaître sur le quai de la gare de Cambridge, il est l’épingle engloutie par un puits (JR, p. 24), à jamais dérobée aux regards et pourtant secrètement présente, comme douée d’un pouvoir de survivance, dans les profondeurs obscures. Et d’ailleurs, telle une bulle remontant à la surface, une interrogation s’énonce : « ’Who…’ said the lady, meeting her son » (JR, p. 24). Cette question laissée en suspens, où l’identité perdue de Jacob se résume à un interrogatif, semble suspendre un instant le discours, ne serait-ce que visuellement par l’effilochage des points de suspension. Et, par le trouble fugitif qu’elle jette, elle porte au jour de la langue une présence secrète, inconnue ou oubliée. En effet, Jacob est l’inconnu, qui impose à la vieille dame dans le train son opacité irréductible ; mais il est aussi l’inconnue dans l’équation du vivant, ce qui figure dans l’énoncé sous la forme d’une lacune, l’obscurité qu’on cherche à lever.
18En société, Jacob apparaît bel et bien comme une présence lacunaire et énigmatique. C’est notamment le cas lors des quelques réceptions auxquelles il prend part – du moins, la part qu’il y prend se réduit-elle souvent à une présence muette, qui lui vaut d’être nommé par Miss Eliot « the silent young man » (JR, p. 49). De fait, dans l’entrelacs de bribes décousues qui tissent la conversation lors de la soirée chez les Durrant, la voix de Jacob brille par son absence. Il fait silence, comme on lait signe, marquant par là son altérité radicale. Il est l’Autre du discours polyphonique élaboré par les autres personnages, son contrepoint secret. Sa voix est audible en creux, comme une respiration ou un souffle exhalé d’un ailleurs inaccessible. Un peu plus loin dans le roman, en d’autres lieux, la même expression « the silent young man » réapparaît, dans la bouche de Mrs Eliot cette lois (JR, p. 59). Les mots ont migré d’un locuteur à un autre, mais l’objet du discours reste inchangé, pareillement étranger au milieu dans lequel il circule, ne laissant dans son sillage qu’interrogations sans réponse. Et Julia Eliot de conclure : « If he is going to get on in the world, he will have to find his tongue » (JR, p. 59). En réalité, sa langue, Jacob la possède déjà : elle s’épanouit au revers du lisible. Et lorsque Clara Durrant écrit dans son journal intime : « I like Jacob Flanders […] He is so unworldly » (JR, p. 59), on serait tenté d’ajouter : « he is so unwordy », tant semblent liées son absence au monde et son absence au langage commun.
19Lors de la deuxième soirée, la présence-absence de Jacob se fait d’autant plus sentir que plusieurs invités s’adressent à lui sans jamais que sa voix ne se mêle à la cacophonie ambiante. « ‘How d’you do, Mr Flanders,’ said Julia Eliot, holding out her hand. ‘What’s been happening to you ?’ » (JR, p. 74). Mis en demeure de faire entendre sa voix, Jacob échappe encore car ce sont les paroles d’une chanson qui semblent répondre à sa place, en renvoyant une autre question en écho : « Who is Silvia ? what is she ?/That all our swains commend her ? » La voix de la chanteuse se substitue à celle de Jacob et la question anecdotique sur la vie du jeune homme se mue en une question sur l’identité, et même sur la nature inconnue d’un être (« what is she ? »). Mais n’est-ce pas finalement la même question qui, par une sorte de réverbération se voit retournée à l’envoyeur ? Car la voix de la chanteuse, en énonçant la seule vraie question qui se pose au sujet de Jacob, semble ainsi faire entendre l’envers du discours mondain proposé par Julia Eliot, cette langue autre qui est précisément celle de Jacob. Il y aurait alors, dans cette réverbération d’une question à l’autre et d’une voix à l’autre, non pas une réponse mais un répons (au sens musical et liturgique du terme), répons qui est une forme de question retournée7. Et ce retournement laisse à l’interrogation son ouverture irrésolue : qui est Jacob ? Qu’est-ce que Jacob, si ce n’est le lieu ouvert à tous les possibles, où la continuité du discours s’abîme, comme peut s’abîmer la course de l’alpiniste dans une crevasse8 ou, plus modestement, le trajet du promeneur londonien à un coin de rue.
20Si j’évoque cette dernière image, c’est qu’elle surgit dansJacob’s Room, de façon assez inattendue et frappante. Le promeneur est, en fait, une promeneuse, Rose Shaw (une des nombreuses silhouettes de passage dans le roman), et la promenade est bien sûr métaphorique. Rose Shaw demande son chemin à un agent de police londonien mais, au lieu de suivre le trajet rectiligne qu’il lui indique, elle fait un écart :
Ah, but where are you going if instead of brushing past the old man with the white beard, the silver medal, and the cheap violin, you let him go on with his story, which ends in an invitation to step somewhere, to his room presumably. (JR, p. 84)
21Puis, au terme d’un parcours par monts et par mer – et au terme d’une phrase qui s’étire sur la page –, la brebis égarée se retrouve à l’autre bout du monde :
and there you sit on the verge of the marsh drinking rum-punch, an outcast from civilization, for you have committed a crime, are infected with yellow fever as likely as not, and – fill in the sketch as you like.
22Et la morale de l’histoire tombe, éclairant la dimension métaphorique (et aussi métatextuelle) de cette digression : « As frequent as street corners in Holborn are these chasms in the continuity of our ways. » La sortie de trajectoire de Rose, suivie du franchissement d’une porte de chambre, constitue clairement une chute dans l’impur, qui la place en position d’exclue, l’infecte d’un mal inexorable, la marque au fer de la différence. Il y a du dévoiement dans cette sortie de trajectoire ; et de l’errance à l’errement, il n’y a qu’un pas, celui qui articule, autour de la notion d’impur, spatialité et moralité. La chute dans l’impur est ainsi à la fois un écart spatial et une répétition de la Chute biblique. De même que la tentation de l’impur guettait Rose Shaw au coin de la rue, l’impur semble attendre chacun au tournant, s’imposant comme une solution de continuité dans le parcours de la vie.
23Dès lors, une question se fait jour : quel crime, quelle faute Jacob a-t-il commis, lui qui semble perpétuellement en marge, exilé dans un lointain ailleurs ? Qu’est-ce qui, simplement, fait la différence de Jacob ? Juste avant la digression au sujet de Rose Shaw, on voit Jacob anéanti par la vision de Florinda tournant le coin de la rue au bras d’un autre homme. « It was as if a stone were ground to dust ; as if white sparks flew from a livid whetstone, which was his spine ; as if the switchback railway, having swooped to the depths, fell, fell, fell, This was in his face » (JR, p. 81). Images de pulvérisation, de chute, que l’on prend bien sûr métaphoriquement, comme l’expression de la douleur de la trahison. Pourtant, quelque chose de plus semble se jouer ici, quelque chose qui relève de l’inscription d’une différence : « destiny is chipping a dent in him » (ibid.). La marque du destin est ici, littéralement, une encoche taillée dans le vivant. L’expérience de la trahison de Florinda (qui est aussi la conversion de la virginité en impur) ouvre un gouffre où s’abîme la course de Jacob. C’est un peu comme si cette chute dans l’impur le mettait définitivement hors de portée, en le soustrayant au monde, comme si, finalement, l’entaille du destin était le devenir-mort de Jacob, son devenir-poussière. Dans son analyse de la dimension élégiaque de Jacob’s Room, Laura Marcus établit un rapprochement entre la marque du destin et le nom de Jacob (Flanders, qui est aussi le nom d’un lieu de mort et d’abomination) : « Jacob’s patronym marks a destiny already reached, a death already undergone — Jacob’s doom 9 ». Jacob est, en quelque sorte, toujours déjà mort ; il a déjà franchi le pas qui l’a littéralement déplacé : « wherever I seat myself, I die in exile » (JR, p. 57). La mort est le dépaysement ultime, le péché capital qui condamne à l’alterné absolue. Jacob n’occupe pas de place – il n’a pas sa place – dans le réel. Si l’on repense à la scène inaugurale sur la plage, il est littéralement introuvable (« Where is that tiresome little boy ? »), pour la bonne raison qu’il est déjà ailleurs, condamné à un bannissement dont rien ne semble pouvoir le ramener. Et lorsque l’appel « Ja-cob ! » résonne sur la plage, l’écartèlement du nom par le tiret donne à voir, et à entendre, l’écart qui sépare l’ici et l’ailleurs, donnant ainsi toute la mesure de l’exil de Jacob.
24Jacob circule dans le roman comme une sorte d’ombre de lui-même. À plusieurs reprises, son ombre semble arpenter les rues de Londres tandis que lui est ailleurs : « A shadow fell across Evelina’s window – Jacob’s shadow, though it was not Jacob » (JR, p. 105). Bien sûr, il s’agir là d’une méprise de Fanny qui prend un inconnu pour Jacob. Le cas possessif (« Jacob’s shadow ») indique une simple relation de similitude entre cette ombre projetée et la silhouette de Jacob. Mais si on laisse de côté la lecture évidente, le cas possessif prend une tournure infiniment plus troublante : l’ombre de Jacob semble exister indépendamment de la présence physique de celui-ci, comme si, en l’absence de Jacob, son ombre venait hanter le visible. Ou comme si, depuis le Royaume des Ombres, Jacob revenait au monde des vivants.
25Singulièrement, l’image du revenant est évoquée dans le roman à propos des lettres que l’on envoie et qui, accomplissant la dissociation du corps vivant et de l’esprit, terrifient par leur pouvoir d’évocation d’un Autre nous-même :
to see one’s own letters on another’s table is to realize how soon deeds sever and become alien. Then at last the power of the mind to quit the body is manifest, and perhaps we fear or hate or wish annihilated this phantom of ourselves, lying on the table. (JR, p. 79)
26C’est bien nous-même que nous voyons dans la lettre abandonnée sur la table, mais c’est un nous-même exilé, défamiliarisé, que nous ne reconnaissons pas. En ce sens, l’objet écrit constitue, en quelque sorte, le devenir-autre de chacun ; il existe au monde comme fantôme du vivant. Et c’est peut-être ce qui fait l’altérité radicale de Jacob : si l’on envisage la dimension biographique présente dans ce roman, Jacob est, littéralement, un revenant puisqu’il ressuscite (ou re-suscite) dans le monde de l’écrit l’image du frère disparu, Thoby Stephen. Mais, par-delà même les éléments biographiques, le roman semble consacrer l’écriture comme expérience orphique de la mort. Selon la belle formule de Blanchot, « Eurydice est pour Orphée le point profondément obscur vers lequel l’art, le désir, la mort, la nuit, semblent tendre10 ». De même pourrait-on suggérer que Jacob est la part de ténèbres, le cœur de silence et d’obscurité vers lequel l’écriture et, dans son acte de déchiffrement, la lecture, semblent tendre. Dès lors, l’accomplissement de l’œuvre ne peut se faire que dans le mouvement paradoxal qu’évoque Blanchot, dans le mouvement défendu d’un regard qui ruine Orphée, le dépossède du bien qu’il désire, mais en même temps permet à l’œuvre d’avoir lieu, de « se consacrer dans l’impossibilité11 ».
Anamorphose
27Or, il y a quelque chose de l’expérience anamorphotique dans ce regard à rebours, ce renversement de perspective qui est à la fois fatal et paradoxalement créateur. Lorsque Baltrusaitis, analysant le fameux tableau de Holbein, parle de ce qu’il appelle le « Mystère des deux Ambassadeurs », il le met en scène en deux actes : tout d’abord, le spectateur entre par la porte principale et est émerveillé par l’allure des deux personnages, puis déconcerté par l’étrange corps reposant à leurs pieds. Fin du premier acte. C’est lorsque (second acte) le spectateur sort par la porte de côté et tourne la tête pour jeter un dernier regard au tableau qu’il voit le crâne et voit un abîme s’ouvrir dans la fastueuse surface de la représentation12 Cette mise en scène en deux temps souligne bien le déplacement qui s’effectue entre les deux points de vue. Le sujet qui regarde est le même, l’objet regardé est a priori le même, seule change l’orientation du regard, son trajet dans l’espace. Plus encore, le déchiffrement du corps mystérieux intervient comme une sorte d’accident de parcours ou de repentir, lorsque le spectateur regarde en arrière avant de sortir du champ de vision. La curiosité est un vilain défaut, on le sait, et la sanction de ce regard à la dérobée est sans appel : la mort. Ou lorsque réversion du regard rime avec révulsion.
28Un phénomène du même ordre semble se produire dans Jacob’s Room, où le dernier chapitre accomplit à la fois la révélation apocalyptique d’un visage de mort et, en même temps, offre le lieu excentré propice à un regard oblique. Dans ce chapitre de clôture, la représentation bascule pour laisser paraître l’image de la mort de Jacob. Encore cette image n’est-elle perceptible qu’en creux, au revers du visible, dans la prolifération des objets et dans l’étrange (et inquiétante) vie qui les anime : « Listless is the air in an empty room, just swelling the curtain ; the flowers in the jar shift. One fibre in the wicker arm-chair creaks though no one sits there » (JR, p. 155). Les termes ou suffixes privatifs se mêlent aux verbes d’action pour convoquer une présence-absence qui habite les lieux sans pour autant s’y trouver : Jacob disparu devient le souffle, la respiration même du lieu. Il est ce « personne » assis dans le fauteuil d’osier, un Personne quasi-homérique puisque le pronom devient l’une des identités par lesquelles il se rend présent au monde. Entre l’être et le non-être, entre l’ici et l’ailleurs, entre le silence et le bruit ténu, Jacob hésite. Mais voici la chambre-sanctuaire ouverte à tous les vents par une Betty Flanders aux allures de Pandore : « ‘Such confusion everywhere !’ exclaimed Betty Flanders, bursting open the bedroom door » (JR, p. 155). C’est l’instant du désastre ultime, de la confusion, où ce qui était jusque-là contenu s’échappe et où l’abject paraît dans toute sa lisibilité. Instant fatal, donc, du mélange, de l’immixtion de l’Autre dans l’Un, de la confrontation avec l’impur. Mais c’est aussi l’instant où s’ouvre, au moment où le lecteur s’apprête à sortir du récit, une nouvelle perspective et, de là, un nouveau parcours de lecture, à rebours du trajet initial.
29En effet, vu depuis ce lieu excentré qu’est le dernier chapitre, le texte en amont semble se modifier imperceptiblement et accueillir, par endroits, autre chose que ce qui était visible depuis la perspective frontale d’une première lecture. Nous avions constaté, dans la page d’ouverture, cette plasticité du texte qui le faisait fluctuer au gré des lectures et le douait d’une lisibilité à géométrie variable. Une fois parvenus au terme du roman, jetant un regard par-dessus notre épaule, nous voici confrontés au surgissement d’un Autre qui crève, de place en place, la surface aimable. Cette réévaluation rétrospective est particulièrement évidente lorsqu’on constate que le passage décrivant le jeu de l’air dans le rideau, le frémissement des fleurs dans le vase et le grincement de l’osier du fauteuil était déjà là, identique au mot près, au début du roman (JR, p. 31). Seulement, il n’avait pas, alors, la même résonance : la chambre attendait le retour de l’étudiant sacrifiant au rituel du dîner à Cambridge, le souffle d’air était un souffle d’air, le grincement un bruit bien anodin. Or, le regard à rebours fait un appel d’air et le souffle effleurant les objets familiers devient la trace indicielle d’une vie déjà éteinte, le vestige d’un corps qui s’est absenté à jamais. Par une sorte de « détermination rétrograde13 », l’amont du texte porte par avance l’empreinte de l’aval qui le révélera à lui-même et le fera advenir.
30Mais l’ombre portée de cette nature morte au fauteuil d’osier ne se cantonne pas à une duplication à l’identique : des éléments de la description prolifèrent dans le texte, tissant ainsi un réseau de contamination souterraine. C’est notamment le cas du grincement qui résonne en de multiples occasions au fil du roman. Nous l’avons déjà entendu dans la chambre close devant laquelle patientait la lettre de la mère. Il apparaît également, et de façon singulièrement insistante, au beau milieu d’une après-midi d’été : « The mowing-machine always wanted oiling. Barnet turned it under Jacob’s window, and it creaked – creaked, and rattled across the lawn and creaked again » (JR, p. 18). Un peu plus loin, le voici qui ponctue l’oscillation des arbres dans le vent et le vol des corbeaux : « The tree-tops sang with the breeze in them ; the branches creaked audibly […] » ; « The rooks creaked their wings together on the tree-tops » (JR, p. 46). Le regard oblique que jette le lecteur parvenu au terme du roman fait soudain ressortir le mot comme une aspérité à la surface de la page, un grain de sable qui grippe la mécanique du discours. En d’autres termes, il y a dans ce grincement un bruit qui parasite le message premier, puis- qu’autre chose cherche à se dire au même instant, quelque chose d’autre, venu d’ailleurs. À propos du phasme dans son vivarium, Georges Didi-Huberman écrit : « l’apparaissant aura, pour un moment seulement, donné accès à ce bas-lieu, quelque chose qui évoquerait l’envers, ou mieux, l’enfer du monde visible - et c’est la région de la dissemblance14 ». Le grincement, donc, dissemble, non seulement par la discordance qu’il induit, mais par la brèche qu’il ouvre dans la continuité linéaire du discours : en cet endroit de la phrase, un ailleurs se manifeste. Et Didi-Huberman d’ajouter : « Tout ce qui dissemble s’avère n’être au fond qu’une qualité menaçante du lieu 15 ». Ainsi, tel le phasme lorsqu’il finit par apparaître au regard, le petit mot « creak » fait soudain de la phrase le lieu d’une hantise. Hantise parce que le mot inquiète le discours de surface ; hantise aussi parce que quelque chose fait retour depuis les régions infernales du bannissement, sous la forme d’un éclat, d’une impureté. En définitive, ce qui se lève dans le texte, sous l’effet du regard oblique, ce n’est pas tant le visage de la mort que son spectre, c’est-à-dire son image pulvérisée (comme on parle du spectre lumineux), une image décomposée de l’irregardable.
31Cette pulvérisation spectrale peut jouer (nous venons de le voir) sur la dispersion d’un même élément au fil du roman, chaque occurrence faisant surgir sur un mode mineur le souvenir de l’occurrence majeure qui vient donner de la lisibilité à l’ensemble du réseau. Mais il peut également y avoir, en un même lieu du texte, une pulvérisation spectrale d’éléments de provenance différente. Dans le passage où les corbeaux font grincer leurs ailes, il suffit de poursuivre un peu la lecture pour trouver un autre motif de hantise :
32 The rooks creaked their wings together on the tree-tops, and were settling down for sleep when, far off, a familiar sound shook and trembled – increased – fairly dinned in their ears – scared sleepy wings into the air again – the dinner bell at the house. (JR, p. 46)
33On est là vraiment dans le règne de l’inquiétante étrangeté puisque c’est le familier qui, depuis un lointain ailleurs, suscite l’effroi16. Mais quel est ce son familier qui fait trembler le texte et retentit avec fracas aux oreilles ? Dans le suspens de la phrase, avant qu’enfin il ne soit identifié, nommé, in extremis (« – the dinner bell at the house »), dans ce suspens du nom, le lecteur entend mille échos. D’abord, bien sûr, celui des canons dans le port du Pirée qui ponctueront les derniers chapitres comme pour sonner le glas de Jacob. Mais résonne aussi l’écho de toutes les déflagrations qui prolifèrent dans le roman (battement de tapis, choc de la mer sur le rivage, coups de feu, chute d’arbre) et qui démultiplient, essaiment, disséminent, le bruit fatal, celui que l’on n’entendra pas et qui scellera, hors-champ, la mort de Jacob. Ainsi que nous le dit Jacques Derrida, « [Toute écriture] est hantée par le fantôme ou entée sur l’arborescence d’un autre texte17 ». Cet autre texte qui hante Jacob’s Room ou le travaille de l’intérieur comme le greffon son porte-greffe, ce serait peut-être – au-delà de toutes les considérations intertextuelles possibles - le texte absent, ce qui ne pourra jamais être écrit : la mort de Jacob (si l’on garde un semblant de détermination) ; l’indicible, l’irregardable, l’Autre sans nom ni visage (si l’on veut rendre à la chose non-dite son indétermination essentielle).
34Car, de même que nous avions remarqué un feuilletage qui démultipliait les visages de l’impur enclos dans la forteresse (mort, acte sexuel, imbecillité), de même, ici, le texte s’ingénie à multiplier les parcours en un jeu de pistes où l’on progresse à l’oreille, au fil des métamorphoses de l’impur. Si l’on suit, parmi les détonations qui ponctuent le roman, la piste des coups de feu accompagnant la chute d’un arbre, celle-ci tisse un lien entre des scènes a priori étrangères. Il y a tout d’abord, quelques lignes avant que retentisse le grincement de la tondeuse à gazon, la chasse aux papillons de nuit à laquelle se livre Jacob et qui fait de lui une figure homérique du revenant, un étranger qui, de retour dans sa propre maison, sème le trouble et la terreur :
35 The tree had fallen the night he caught it. There had been a volley of pistol-shots suddenly in the depths of the wood. And his mother had taken him for a burglar when he came home late […] ‘How you frightened me !’ she had cried. She thought something dreadful had happened. (JR, p. 17-18)
36Or, il se trouve que les mêmes détonations reviennent en un tout autre contexte, quelques pages plus loin, comme le signal furtif d’un lien qui cherche à se nouer et, par là, de quelque chose qui cherche à se dire : Jacob assiste à présent à un office à la chapelle de King’s College et, au gré des vagabondages de son esprit, il en vient à comparer l’assemblée des fidèles à celle des insectes réunis autour d’une lanterne ; parallèlement, une autre métaphore se déploie, comparant la présence des femmes à l’office à celle, incongrue et indécente, d’un chien s’apprêtant à se soulager contre un pilier de la chapelle (JR, p. 25). À travers ce télescopage de métaphores et par l’intermédiaire du fil d’Ariane tissé par la répétition d’un même bruit, il s’opère une sorte de brouillage de l’objet représenté, qui a tendance à disparaître, enseveli sous les multiples couches paradigmatiques : la souillure perpétrée par le chien, le péché de chair incarné par les femmes, l’aveuglement imbécile des insectes, la mort au coin du bois. Et c’est peut-être finalement cette disparition même de l’objet du dire qui porte le mieux au jour de la langue l’indicible.
37Ce gigantesque maillage du texte, qui en fait le lieu même de la hantise, éveille l’écho de ce que Didi-Huberman écrit à propos d’un tableau de Parmiggiani intitulé Ragnatela (la toile d’araignée) :
[C]e n’est presque rien à voir, c’est de l’air à peine strié. Mais c’est de l’air révélé dans son pouvoir - subliminal - de piège. Une structure y flotte et l’envahit, sans dehors ni dedans. C’est un filet si ténu que nous le traversons sans même y prendre garde. Mais les fils de soie, mêlés à nos cils, à nos cheveux, maintiennent sur notre peau une emprise si subtile, un contact si léger – comme une poussière – que nous oublions de nous en débarrasser alors même que, de ce contact, une inquiétude s’installe : hantise de l’air18.
38Cette hantise est sans doute pour beaucoup dans l’emprise fascinatoire que peut avoir le texte woolfien sur le lecteur qui, sentant l’inquiétude le gagner, jouit pourtant de se voir pris au piège.
Annexe
Annexe. 1re page de Jacob’s Room
‘So of course,’ wrote Betty Flanders, pressing her heels rather deeper in the sand, ‘there was nothing for it but to leave.’
Slowly welling from the point of her gold nib, pale blue ink dissolved the full stop ; for there her pen stuck ; her eyes fixed, and tears slowly filled them. The entire bay quivered ; the lighthouse wobbled ; and she had the illusion that the mast of Mr. Connor’s little yacht was bending like a wax candle in the sun. She winked quickly. Accidents were awful things. She winked again. The mast was straight ; the waves were regular ; the lighthouse was upright ; but the blot had spread.
‘… nothing for it but to leave,’ she read.
‘Well, if Jacob doesn’t want to play’ (the shadow of Archer, her eldest son, fell across the notepaper and looked blue on the sand, and she felt chilly – it was the third of September already), ‘if Jacob doesn’t want to play’ – what a horrid blot ! It must be getting late.
‘Where is that tiresome tittle boy ?’ she said. ‘I don’t see him. Run and find him. Tell him to come at once.’ ‘…but mercifully,’ she scribbled, ignoring the full stop, ‘everything seems satisfactorily arranged, packed though we are like herrings in a barrel, and forced to stand the perambulator which the landlady quite naturally won’t allow…’
Such were Betty Flanders’s letters to Captain Barfoot – many-paged, tear-stained. Scarborough is seven hundred miles from Cornwall :1 Captain Barfoot is in Scarborough : Seabrook is dead. Tears made all the dahlias in her garden undulate in red waves and flashed the glass house in her eyes, and spangled the kitchen with bright knives, and made Mrs. Jarvis, the rector’s wife, think at church, while the hymn-tune played and Mrs. Flanders bent low over her little boys’ heads, that marriage is a fortress and widows stray solitary in the open fields, picking up stones, gleaning a few golden straws, lonely, unprotected, poor creatures. Mrs. Flanders had been a widow these two years.
Notes de bas de page
2 V. Woolf, Jacob’s Room (1922), Harmondsworth, Penguin, 1992, p. 3. Les références de page qui suivront apparaîtront sous l’abréviation (JR). D’autre part, afin de faciliter la lecture de cette première partie, la page d’ouverture de Jacob’s Room figure en annexe.
3 Dans la sémiotique de C. S. Pierce, l’indice se distingue de l’icône en ce qu’il est du côté du contact et du dissemblable (vestige d’une empreinte matérielle), tandis que l’iconicité suppose une ressemblance à distance. À ce sujet, voir Georges Didi-Huberman, Fra Angelico. Dissemblance et figuration (1990), Paris, Flammarion, 1995, p. 19-20.
4 Julie Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, Paris, Le Seuil, 1980, p. 112.
5 « [L]’abject, objet chu, est radicalement un exclu et me tire vers là où le sens s’effondre », ibid., p. 9.
6 Georges Didi-Huberman suggère de même : « cette porte reste devant nous […] pour que nous différions sans cesse la décision de faire le pas. Et dans cette différance tient – se suspend - tout notre regard, entre le désir de passer, de toucher au but, et le deuil interminable, comme interminablement anticipé, de n’avoir jamais pu toucher au but », Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Éditions de Minuit, 1992, p. 185.
7 Ibid., p. 134.
8 Je pense à la cordée de la nouvelle « The Symbol » qui disparaît dans une crevasse et, en miroir, dans la tache d’encre que fait la plume – à nouveau – sur le papier à lettres., in Susan Dick (éd.), The Complete Shorter Fiction of Virginia Woolf, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1989.
9 Laura Marcus, Virginia Woolf, Plymouth, Northcote House, 1997, p. 84.
10 Maurice Blanchot, L’Espace littéraire (1955), Paris, Gallimard, 1988, p. 225.
11 Ibid., p. 230.
12 Jurgis Baltrusaitis, Anamorphoses (1984), Paris, Flammarion, 1996, p. 146.
13 Gérard Genette, « Vraisemblance et motivation », in Figures II, Paris : Le Seuil, 1969, p. 94.
14 G. Didi-Huberman, Phasmes. Essai sur l’apparition, Paris : Éditions de Minuit, 1998, p. 15.
15 Ibid., p. 20.
16 Sigmund Freud, Das Unheimlich (1919), in L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 215.
17 Jacques Derrida, La Dissémination, Paris, Le Seuil, 1972, p. 249.
18 G. Didi-Huberman, Génie du non-lieu, Paris, Éditions de Minuit, 2001, p. 148.
Auteur
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